DÉBAT AUTOUR DE
SCIENCE-FICTION ET PHILOSOPHIE
Débat organisé à l'occasion de l'exposition "Aller simple pour l'infini" le 5
mars 1997 à la bibliothèque du Centre Georges Pompidou à Paris
Modérateur : Daniel Riche
Participants : Roger Bozzetto, Gérard Klein, Guy Lardreau, Denise Terrel
Retranscription : Christo Datso
Sommaire
Traits philosophiques de la Science-Fiction
Science et Philosophie, Science et Science-Fiction
Lectures de la Science-Fiction
De l'Identité, Réel & Réalité
Science-Fiction & Fantastique
Légitimité de la Science-Fiction
La Science-Fiction dans la philosophie moderne
Expériences mentales
Conclusion
TRAITS PHILOSOPHIQUES DE LA SCIENCE-FICTION
Daniel Riche
Pour démarrer le débat, je voulais partir d'une phrase d'un américain qui a
écrit un article sur les rapports entre Science-Fiction et Philosophie, publié
par la revue de l'Université de Bruxelles. Il a démarré son article par cette
phrase sur laquelle je vais vous demander de réagir dans un premier temps, à
savoir qu'une grande partie de la littérature de Science-Fiction et de
Fantastique est construite à partir de cas ou d'exemples qui présentent des
traits de caractères philosophiques. Évidemment, c'est une phrase qui
appelle des commentaires, ne serait-ce que pour savoir ce qu'entend Winston
par caractère philosophique. Fait-il référence à la philosophie classique, à la
philosophie moderne ? Mais je pense que cette phrase pose bien la
problématique du débat.
Denise Terrel
Tout en n'étant pas philosophe, j'ai eu l'occasion de m'apercevoir, au cours
de mes recherches dans la Science-Fiction, que la bonne Science-Fiction,
mais également la mauvaise, qui a l'avantage de schématiser de manière
significative, pose des problèmes fondamentaux de philosophie concernant
l'espèce humaine en particulier. Du reste, on peut constater que, dans la
Science-Fiction, le régime narratif est essentiellement concentré sur
le "nous collectif", par opposition au "je" individualisé ; c'est donc
l'espèce humaine qui est concernée.
Dans des problèmes qui me paraissent a priori relever de cas philosophiques,
la définition de l'Homme en tant que tel, la manière dont il peut se repérer
en tant qu'Homme, la Science-Fiction lui oppose des figures qui sont autant
de doubles, des figures d'extra-terrestres, de robots, d'androïdes, et qui lui
permettent de se situer dans l'Humanité, dans l'univers.
Autre grand problème que la Science-Fiction aborde : la place de l'Homme
dans le continuum espace-temps, qui est finalement la représentation
métaphorique par excellence du cadre existentiel de l'Homme et donc de
l'Homme en tant qu'entité. Je ne vais pas m'étendre trop longtemps sur ces
problèmes, sinon pour ajouter que le problème du devenir, qui est intimement
lié à la notion de temps et Dieu sait si la notion de temps a préoccupé les
philosophes est essentiel à la Science-Fiction. J'ajouterai que les
problèmes sur la vie, sur la mort, sur la confrontation de l'Homme avec le
grand problème de la mort, sont essentiels en philosophie et sont abordés à
leur manière par la Science-Fiction.
Gérard Klein
Winston indique, dans le paragraphe que Daniel Riche n'a pas intégralement
cité, que les philosophes n'auraient eu recours au récit que récemment pour
pousser plus loin leur raisonnement. Je ne suis pas sûr que ce soit exact, car
toute une partie de la Science-Fiction dérive très directement du conte
philosophique. Je pense évidemment en particulier, à titre d'exemple, au
"Micromégas" de Voltaire, dont on a trop privilégié dans l'enseignement le
caractère littéraire et philosophique au détriment de la dimension
scientifique. À l'époque Voltaire écrit "Micromégas", il s'inspire
directement des idées de Newton, des représentations très récentes du
système solaire et de l'idée de la pluralité des mondes habités, introduite
relativement peu d'années auparavant par bien des gens, en particulier par
Fontenelle. "Micromégas" et bien d'autres contes philosophiques s'inscrivent
dans la généalogie de la Science-Fiction.
Quel est le statut du conte philosophique, classique ou récent, par rapport à
la philosophie ? S'agit-il seulement d'une illustration d'une idée
philosophique, de sucre pour faire passer une pilule conceptuelle plus amère,
ou s'agit-il de la poursuite du travail philosophique, de la quête
philosophique ?
J'aimerais faire valoir également que la Science-Fiction répond à une
demande d'un public, à une demande de plaisir sur le mode de réponses à des
questions que la science ne traite pas tout à fait, et que la philosophie a
renoncé à traiter.
Et il y a un point qui me paraît très important, c'est la part de fiction dans la
Science-Fiction, c'est-à-dire que ces questions portent sur la vérité ou ce qui
constituerait la vérité ; mais les auteurs de Science-Fiction savent qu'ils ne
la traitent qu'en termes de fiction, et ça me paraît déjà poser une question
philosophique. Je crois que pour l'instant j'ai soulevé assez de questions
Roger Bozzetto
Je voudrais faire remarquer, d'une part, que lorsqu'on parle de la
Science-Fiction et de la philosophie, on simplifie pas mal les choses, car il y a
des auteurs de Science-Fiction, et tous les auteurs de Science-Fiction n'ont
pas la même philosophie de la science, ni la même pratique de la fiction.
On se trouve devant des textes, alors que le problème posé est de savoir ce
qu'il y a de philosophique dans la Science-Fiction, ce qui renvoie plutôt à
l'idée qu'on se trouve devant un discours. Or il me semble que nous avons
affaire, avec les textes et les auteurs de Science-Fiction, à une série
d'approches des problèmes, qui sont peut-être posés par la philosophie, mais
laquelle ? Car quand on dit philosophie, il n'y en a pas qu'une. Qu'y a-t-il de
commun entre Platon, Kant, Hegel ? Nous n'avons pas qu'une seule philosophie
ni une seule Science-Fiction. Il va falloir regarder les choses de plus près.
Comme l'a dit Gérard Klein, quand on met la fiction du cô de la
Science-Fiction, on oublie que les philosophes font appel aussi à la fiction.
Que dit Socrate, quand il est en train de discuter avec ses petits camarades
de jeux : Que fait-on maintenant ? Je continue avec la démonstration ou je
vous raconte une histoire ? ”. Il passe du logos au mythos, du discours à une
invention littéraire. Ces discours fictionnels qui sont à l'intérieur de la
philosophie chez Platon sont-ils là pour illustrer une idée ou pour créer autre
chose, comme une réponse figurale et non discursive ? Dans le cadre du
discours, on retombe dans la fonction de la fiction dans la Science-Fiction.
Daniel Riche
Guy Lardreau, vous êtes particulièrement préoccupé par les rapports, les
homologies entre la philosophie classique et la littérature de Science-Fiction.
Pouvez-vous vous expliquer là-dessus, en réagissant aussi à la phrase de
Winston ?
Guy Lardreau
Je vais essayer à la fois d'apporter une réponse personnelle et, en même
temps, puisque j'ai la chance de parler le dernier, de réagir un peu aux
choses que mes collègues ont dites.
Il y a dans le texte que vous nous soumettez et que, comme Klein disait, vous
n'avez pas cité en entier, une première chose qui me choque, c'est
"Science-Fiction et Fantastique".
Daniel Riche
Je veux bien lire l'intégralité de la citation :
"Une grande partie de la littérature de Science-Fiction et de Fantastique est
construite à partir de cas ou d'exemples qui présentent des traits de
caractère philosophiques. Les types d'exemple en question sont connus par
tous ; ce sont des cas dans lesquels des copies apparaissent, ou
"doppelgänger" de la Terre, ou de Terriens, comme dans l'histoire "Mars is
Heaven" des Chroniques martiennes ; ou des cas dans lesquels des robots ou
des androïdes font preuve d'un comportement qu'on ne peut distinguer des
humains normaux, comme dans certains récits du Livre des robots ; ou dans
les cas où l'esprit de quelqu'un est séparé ou temporairement dissocié de son
corps, comme cela se produit dans "Mindswap" de Robert Sheckley, par
exemple. Alors que les auteurs de Science-Fiction exploitent depuis un
certain temps ces sortes de situations, ce n'est que récemment que les
philosophes ont commencé à utiliser ce genre d'exemples dans leur
argumentation, c'est-à-dire pour prouver ou soutenir des thèses
philosophiques."
Guy Lardreau
Je suis convaincu que ces deux genres dits mineurs ont affaire à la
philosophie, mais non pas à une philosophie quelconque. Chacun de ces genres
requiert en fait une philosophie spécifique. Là, ça recoupe ce que disait
Bozzetto ; il ne s'agit pas de La Philosophie en général. En revanche, par
rapport à la philosophie, on peut parler d'une Science-Fiction en général,
dans la mesure elle suppose une orientation déterminée de la philosophie.
Celle-ci tiendrait en cette proposition non triviale, quoi qu'il y paraisse : il y a
plus de possible que de réalité. Et, si vous voulez, je me permets ce raccourci,
dans le Fantastique, c'est l'inverse : il y a plus de réalité que de possible. Et
j'ajouterai qu'il y a une troisième orientation possible : la réalité et le
possible sont réciproques. Cela détermine, a priori, dans la philosophie, des
orientations.
Dans le passage que vous avez lu, si on prend la proposition à l'état brut,
c'est-à-dire sans la mention chronologique, on ne peut pas ne pas être
d'accord. Effectivement, la Science-Fiction agite des thèmes qui sont
d'ordre philosophique et c'est pour ça qu'un philosophe peut s'y intéresser.
Si, en revanche, on la prend dans sa lettre, avec le "récemment", elle est
intenable.
Non seulement, comme Klein vient de le dire, il y a un rapport avec le conte
philosophique, mais aussi, comme Bozzetto le soulignait, ça ne date pas
d'hier, ça date de l'origine même de la philosophie, c'est-à-dire que la
philosophie a toujours fonctionné par conjecture ou fiction. Notamment,
l'idée même d'un monde double, pas d'un double monde, pas d'un
arrière-monde, ça, c'est un choix philosophique, mais l'idée qu'il puisse y
avoir un monde différent de celui-ci, et sur quoi il faut éprouver, faire varier
les traits de celui-ci, pour voir lesquels sont essentiels, lesquels sont
accidentels, ça, c'est une pratique absolument connue.
L'idée de pluralité des mondes Klein a cité Voltaire, Fontenelle ; on peut
aussi citer comme auteur pensant, mais littéraire, Cyrano de Bergerac, mais
citons aussi ce grand classique, Leibniz. Il y a toujours chez lui cette fiction
de l'Arlequin qui rentre de la Lune et qui dit : c'est tout comme ici, etc. On
peut faire varier ; en réalité, l'essence est toujours la même.
J'ajouterai que c'est finalement assez compréhensible, que la philosophie
fonctionne pour une grande part par conjecture ou par fiction, si on accepte
cette thèse de Kant que finalement aucune proposition positive de
connaissance ne peut être formulée, que touchant ce qui tombe sous
l'expérience. Donc, s'il est vrai que la philosophie s'intéresse aussi à ce qui
ne tombe pas sous l'expérience, elle ne peut pas l'articuler sous forme de
proposition affirmative mais exclusivement sous forme de conjecture.
Pour terminer, je reprendrai deux points dans l'exposé de Denise Terrel :
Je ne pense pas du tout que le rapport entre philosophie et Science-Fiction
s'établisse autour de l'Homme car la philosophie s'est toujours foutue de
l'Homme ; c'est ce que je crois et ce que pensent pas mal de philosophes de
mon époque. Jamais elle ne s'est demandée : qu'est-ce que l'Homme ? Si nous
avons quelque chose en commun avec la Science-Fiction, c'est au contraire,
de ne pas se soucier de l'Homme.
J'ai relevé le terme "la mauvaise Science-Fiction". Je ne sais pas ce que
c'est : c'est indiscernable de la bonne, du moment que ça fonctionne comme
de la Science-Fiction, ça a le même rapport à la philosophie. C'est pour ça que
dans mon livre, j'ai pris très volontiers des exemples de ce qu'on appelle de
la mauvaise Science-Fiction. Pour le philosophe, ça ne me paraît pas
important.
SCIENCE ET PHILOSOPHIE
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