Dans le passage que vous avez lu, si on prend la proposition à l'état brut,
c'est-à-dire sans la mention chronologique, on ne peut pas ne pas être
d'accord. Effectivement, la Science-Fiction agite des thèmes qui sont
d'ordre philosophique et c'est pour ça qu'un philosophe peut s'y intéresser.
Si, en revanche, on la prend dans sa lettre, avec le "récemment", elle est
intenable.
Non seulement, comme Klein vient de le dire, il y a un rapport avec le conte
philosophique, mais aussi, comme Bozzetto le soulignait, ça ne date pas
d'hier, ça date de l'origine même de la philosophie, c'est-à-dire que la
philosophie a toujours fonctionné par conjecture ou fiction. Notamment,
l'idée même d'un monde double, pas d'un double monde, pas d'un
arrière-monde, ça, c'est un choix philosophique, mais l'idée qu'il puisse y
avoir un monde différent de celui-ci, et sur quoi il faut éprouver, faire varier
les traits de celui-ci, pour voir lesquels sont essentiels, lesquels sont
accidentels, ça, c'est une pratique absolument connue.
L'idée de pluralité des mondes — Klein a cité Voltaire, Fontenelle ; on peut
aussi citer comme auteur pensant, mais littéraire, Cyrano de Bergerac, mais
citons aussi ce grand classique, Leibniz. Il y a toujours chez lui cette fiction
de l'Arlequin qui rentre de la Lune et qui dit : c'est tout comme ici, etc. On
peut faire varier ; en réalité, l'essence est toujours la même.
J'ajouterai que c'est finalement assez compréhensible, que la philosophie
fonctionne pour une grande part par conjecture ou par fiction, si on accepte
cette thèse de Kant que finalement aucune proposition positive de
connaissance ne peut être formulée, que touchant ce qui tombe sous
l'expérience. Donc, s'il est vrai que la philosophie s'intéresse aussi à ce qui
ne tombe pas sous l'expérience, elle ne peut pas l'articuler sous forme de
proposition affirmative mais exclusivement sous forme de conjecture.
Pour terminer, je reprendrai deux points dans l'exposé de Denise Terrel :
Je ne pense pas du tout que le rapport entre philosophie et Science-Fiction
s'établisse autour de l'Homme car la philosophie s'est toujours foutue de
l'Homme ; c'est ce que je crois et ce que pensent pas mal de philosophes de
mon époque. Jamais elle ne s'est demandée : qu'est-ce que l'Homme ? Si nous
avons quelque chose en commun avec la Science-Fiction, c'est au contraire,
de ne pas se soucier de l'Homme.
J'ai relevé le terme "la mauvaise Science-Fiction". Je ne sais pas ce que
c'est : c'est indiscernable de la bonne, du moment que ça fonctionne comme
de la Science-Fiction, ça a le même rapport à la philosophie. C'est pour ça que
dans mon livre, j'ai pris très volontiers des exemples de ce qu'on appelle de
la mauvaise Science-Fiction. Pour le philosophe, ça ne me paraît pas
important.
SCIENCE ET PHILOSOPHIE