Sortir du XXe siècle
par Michel HOUELLEBECQ
La littérature ne sert à rien. Si elle servait à quelque chose, la racaille gauchiste qui a monopolisé le
débat intellectuel tout au long du XXe siècle n'aurait même pas pu exister. Ce siècle, bien
heureusement, vient de s'achever; c'est le moment de revenir une dernière fois (on peut du moins
l'espérer) sur les méfaits des « intellectuels de gauche », et le mieux est sans doute d'évoquer Les
Possédés, publié en 1872, où leur idéologie est déjà intégralement exposée, où ses méfaits et ses crimes
sont déjà clairement annoncés à travers la scène du meurtre de Chatov. Or, en quoi les intuitions de
Dostoïevski ont-elles influencé le mouvement historique ? Absolument en rien. Marxistes,
existentialistes, anarchistes et gauchistes de toutes espèces ont pu prospérer et infecter le monde connu
exactement comme si Dostoïevski n'avait jamais écrit une ligne. Ont-ils au moins apporté une idée, une
pensée neuve par rapport à leurs prédécesseurs du roman ? Pas la moindre. Siècle nul, qui n'a rien
inventé. Avec cela, pompeux à l'extrême. Aimant à poser avec gravité les questions les plus sottes, du
genre: « Peut-on écrire de la poésie après Auschwitz ? » ; continuant jusqu'à son dernier souffle à se
projeter dans des « horizons indépassables » (après le marxisme, le marché), alors que Comte, bien
avant Popper, soulignait déjà non seulement la stupidité des historicismes, mais leur immoralité
foncière.
Compte tenu de l'extraordinaire, de la honteuse médiocrité des « sciences humaines » au XXe siècle,
compte tenu aussi des progrès accomplis pendant la même période par les sciences exactes et la
technologie, on peut s'attendre à ce que la littérature la plus brillante, la plus inventive de la période soit
la littérature de science-fiction ; c'est en effet ce qu'on observe, à un correctif près, qu'il convient
d'expliquer. Rappelons d'abord qu'on peut évidemment écrire de la poésie après Auschwitz, aussi bien
qu'avant, et dans les mêmes conditions ; posons-nous maintenant une question plus sérieuse : peut-on
écrire de la science-fiction après Hiroshima ? En examinant les dates de publication, il semble bien que
la réponse soit : oui, mais pas la même ; et des textes, il faut bien le dire, franchement meilleurs. Un
optimisme de fond, probablement incompatible avec la littérature romanesque, s'est évaporé là, en
l'espace de quelques semaines. Hiroshima était sans doute la condition nécessaire pour que la littérature
de science-fiction puisse vraiment accéder au statut de littérature.
C'est le devoir des auteurs de « littérature générale » que de signaler aux populations leurs confrères
talentueux et malhabiles qui ont commis l'imprudence d'oeuvrer dans la « littérature de genre », et se
sont par là même condamnés à une obscurité critique radicale. Il y a une dizaine d'années, je m'étais
consacré à Lovecraft ; plus récemment, Emmanuel Carrère s'est chargé de Philip K. Dick. Le problème
est qu'il y en a d'autres, beaucoup d'autres, même si on se limite aux classiques (ceux qui ont
commencé à publier aux alentours de la Seconde Guerre mondiale, et dont l'œuvre est pour l'essentiel
achevée). Ne serait-ce que pour Demain les chiens, Clifford Simak mérite de rester dans l'histoire
littéraire. Rappelons que ce livre se compose d'une succession de brefs contes mettant en scène, outre
des chiens et autres animaux, des robots, des mutants et des hommes. Chaque conte est précédé d'une
notice contradictoire, où sont cités les points de vue de philologues et historiens appartenant à
différentes universités canines, leurs débats tournant le plus souvent autour de cette question : l'homme
a-t-il existé, ou n'est-il comme le pensent la plupart des spécialistes, qu'une divinité mythique inventée
par les chiens primitifs pour expliquer le mystère de leurs origines ? Cette méditation sur l'importance
historique de l'espèce humaine n'épuise d'ailleurs pas les richesses intellectuelles du livre de Simak
(City, dans l'édition américaine), qui se présente aussi comme une réflexion sur la ville, son rôle dans
l'évolution des rapports sociaux, la question de savoir si ce rôle est ou non terminé. Pour la plupart des
chiens, la ville, pas plus que l'homme, n'a réellement existé; un des experts canins a même démontré le
théorème suivant: une créature au système nerveux suffisamment complexe pour bâtir une entité telle
que la ville aurait été incapable d'y survivre.