monde où le recul de la tradition a créé des conditions nouvelles faisant qu’il peut y avoir en
droit plusieurs conceptions du bien, de même qu’il y en a bien sûr aussi en fait.
Cette dimension du pluralisme des valeurs, qui n’est donc pas nouvelle chez les
Modernes, on peut considérer toutefois qu’elle s’est trouvée creusée encore avec le
développement de ce qu’on appelle l’éthique appliquée. Sans vouloir entrer ici dans le détail
de ce développement, on peut dire qu’à partir de la fin des années 1980 et du début des années
1990 une partie du questionnement éthique s’est déplacée de la fondation des principes vers
l’application des principes ou vers la recherche de principes susceptibles de répondre à des
besoins d’application dans des domaines nouveaux. Là non plus il ne faut pas caricaturer :
bien sûr la problématique de l’application est aussi ancienne que la philosophie morale elle-
même. Elle traverse par exemple toute la philosophie pratique de Kant, puisque les deux
versants de la Métaphysique des mœurs (la Doctrine du droit et la Doctrine de la vertu)
correspondent à deux moments qui, dans l’architectonique pratique, se consacrent à
l’application de ce que la Critique de la raison pratique et la Fondation de la Métaphysique
des Mœurs ont dégagé à titre principiel (que ce soit d’ailleurs sous la forme des catégories de
la liberté ou sous celle des trois formules de l’impératif catégorique). Reste que, chez Kant ou
ailleurs, l’application venait en quelque sorte après la fondation et comme un complément de
l’éthique fondamentale.
Les choses se sont sensiblement modifiées vers le début des années 1990, en très grande
partie à la faveur du développement des biotechnologies et, plus largement, de la recherche
bio-médicale, qui, en faisant surgir pour les médecins ou pour les individus en général, une
multitude de possibilités nouvelles, ont alors suscité des interrogations inédites requérant que
des limites puissent être fixées dans ce qui devenait ainsi possible, séparant ce qui apparaissait
éthiquement acceptable et éthiquement inenvisageable. Nous rencontrerons évidemment des
interrogations de ce type aujourd’hui, notamment cet après-midi, et il n’est donc pas
indispensable pour l’instant d’illustrer davantage le propos, mais on peut songer par exemple
(et on en parlait ces derniers jours) à des questions comme celle des greffes de visage ou bien
sûr celle du clonage, ou à une foule d’autres questions du même type, vis-à-vis desquelles il
faut bien reposer la question du licite et de l’illicite, de l’éthiquement possible et de
l’éthiquement impossible – toute la difficulté étant alors de savoir si les interrogations ainsi
suscitées remettent simplement en place des conflits de valeurs correspondant au pluralisme
des systèmes de valeurs déjà thématisé par les éthiques fondamentales (auquel cas il suffirait,
pour résoudre les questions d’éthique appliquée, de conduire plus loin l’application des
principes anciens sous sa forme classique, par exemple sous la forme que Kant avait donnée à
la problématique de l’application dans sa Métaphysique de mœurs), ou alors si, à l’inverse, la
nouveauté et la diversité des situations éthiques créées par les bouleversements
technoscientifiques évoqués imposent d’élaborer de nouveaux principes, mieux à même
d’intégrer la spécificité de situations qu’assurément les principes élaborés par les éthiques
fondamentales n’avaient pas eu la possibilité d’intégrer.
Voilà donc la problématique que nous avons voulu retenir en évoquant « le pluralisme
des valeurs à l’âge de l’éthique appliquée », et non l’inverse : « l’éthique appliquée à l’âge du
pluralisme des valeurs », formule en droit possible, mais qui à nos yeux manquerait l’essentiel
– c’est-à-dire la question de savoir si le pluralisme des valeurs, qui constitue sans doute, sur le
plan éthique, l’horizon indépassable de la modernité, est simplement réaffirmé ou confirmé à
l’âge de l’éthique appliquée, ou si à la faveur de cet essor de l’éthique appliquée, ce
pluralisme se trouve radicalisé, transformé, enrichi ou (c’est une autre possibilité) rendu
moins maîtrisable que jamais, etc.
Quelques indications encore sur la promotion contemporaine des éthiques appliquées,
qu’il faut sans doute mettre en rapport avec une double évolution. Tout d’abord, au regard de
l’histoire, le rapport de l’homme à son milieu et à lui-même a profondément changé durant