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Journée d’Etudes Doctorales en philosophie morale
organisée par Geoffroy Lauvau et Ludivine Thiaw-Po-Une
(Allocataires-moniteurs à Paris IV)
(Salle des Actes, 10 mars 2004)
LE PLURALISME DES VALEURS
À L’ÂGE DE L’ÉTHIQUE APPLIQUÉE
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ACTES DE LA JOURNÉE
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Geoffroy Lauvau
Présentation
Le pluralisme des valeurs à l’âge de l’éthique appliquée
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L’expression d’âge de l’éthique appliquée, dont nous usons pour qualifier la thématique
de la présente journée, fonctionne comme une sorte de repère temporel. Nous sous-entendons
par là, non pas du tout que nous soyons entrés dans un âge particulier qui serait celui de
l’éthique appliquée entendu par opposition à un âge révolu qui aurait été celui d’une autre
éthique, non appliquée, d’une éthique théorique ou éthique fondamentale, mais bien plutôt
que le veloppement des questions d’éthique appliquée, durant ces dernières décennies, est
venu complexifier encore une dimension constitutive des sociétés démocratiques et dont
témoignaient déjà, à leur façon, les éthiques fondamentales, telles qu’elles avaient consisté
jusqu’ici plutôt à tenter de fonder les principes ultimes de l’éthique qu’à fléchir en termes
d’application de ces principes à des champs d’interrogation particuliers. Pour dire les choses
de façon très rudimentaire (sachant qu’il appartiendra à cette journée de préciser largement ce
que nous avons choisi, Alain Renaut et nous, de prendre comme point de départ thématique de
la réflexion), je rappellerai seulement que le pluralisme des systèmes de valeurs est inhérent
aux sociétés démocratico-libérales, parce qu’il est constitutif d’une société ouverte, les
comportements individuels et collectifs ne sont plus dictés ou organisés par la tradition, qu’en
même temps qu’y recule la perspective d’une « culture homogène », s’y libère « la possibilité
de la pluralité des conceptions du bien » (je reprends ici quelques thèmes énoncés par écrit, à
plusieurs reprises et sous des formes différentes, par Alain Renaut). Bref, les sociétés
ouvertes, que caractérise l’effacement de la tradition, sont celles auxquelles est inhérente une
« dimension de conflictualité » sur les points de repère normatifs et notamment éthique.
De ce point de vue, les éthiques fondamentales de la modernité ont déjà très largement
exprimé à leur niveau cette dimension de conflictualité à travers des oppositions aussi
vigoureuses et durables que celles qui confrontent une éthique de type kantien à une éthique
utilitariste, ou encore, plus largement, les éthiques déontologiques et les éthiques
conséquentialistes. D’autres conflits sur le terrain même des principes éthiques pourraient être
évoqués par référence à l’assaut lancé par Nietzsche contre les valeurs platonico-chrétiennes
de la modernité, ou même par référence à la tentative heideggérienne pour mettre en question
le point de vue des valeurs comme tel, comme inhérent à un humanisme moderne qu’il
s’agirait de dépasser. Tous bats sur les fondements ultimes de l’éthique dont la présence si
insistante au cœur de la modernité, présence bien soulignée par Max Weber, au début du XXe
siècle, à travers sa thématique de la « guerre des dieux », et présence qui témoigne, sur le
terrain philosophique, de ce qui est, sur le terrain des sociétés elles-mêmes, constitutif d’un
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Ce texte a été élaboré en collaboration avec Alain Renaut et relu par lui.
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monde le recul de la tradition a créé des conditions nouvelles faisant qu’il peut y avoir en
droit plusieurs conceptions du bien, de même qu’il y en a bien sûr aussi en fait.
Cette dimension du pluralisme des valeurs, qui n’est donc pas nouvelle chez les
Modernes, on peut considérer toutefois qu’elle s’est trouvée creusée encore avec le
veloppement de ce qu’on appelle l’éthique appliquée. Sans vouloir entrer ici dans le détail
de ce développement, on peut dire qu’à partir de la fin des années 1980 et du début des années
1990 une partie du questionnement éthique s’est déplacée de la fondation des principes vers
l’application des principes ou vers la recherche de principes susceptibles de répondre à des
besoins d’application dans des domaines nouveaux. non plus il ne faut pas caricaturer :
bien sûr la problématique de l’application est aussi ancienne que la philosophie morale elle-
même. Elle traverse par exemple toute la philosophie pratique de Kant, puisque les deux
versants de la Métaphysique des mœurs (la Doctrine du droit et la Doctrine de la vertu)
correspondent à deux moments qui, dans l’architectonique pratique, se consacrent à
l’application de ce que la Critique de la raison pratique et la Fondation de la Métaphysique
des Mœurs ont gagé à titre principiel (que ce soit d’ailleurs sous la forme des catégories de
la liberté ou sous celle des trois formules de l’impératif catégorique). Reste que, chez Kant ou
ailleurs, l’application venait en quelque sorte après la fondation et comme un complément de
l’éthique fondamentale.
Les choses se sont sensiblement modifiées vers le début des années 1990, en très grande
partie à la faveur du développement des biotechnologies et, plus largement, de la recherche
bio-médicale, qui, en faisant surgir pour les médecins ou pour les individus en général, une
multitude de possibilités nouvelles, ont alors suscité des interrogations inédites requérant que
des limites puissent être fixées dans ce qui devenait ainsi possible, séparant ce qui apparaissait
éthiquement acceptable et éthiquement inenvisageable. Nous rencontrerons évidemment des
interrogations de ce type aujourd’hui, notamment cet après-midi, et il n’est donc pas
indispensable pour l’instant d’illustrer davantage le propos, mais on peut songer par exemple
(et on en parlait ces derniers jours) à des questions comme celle des greffes de visage ou bien
sûr celle du clonage, ou à une foule d’autres questions du même type, vis-à-vis desquelles il
faut bien reposer la question du licite et de l’illicite, de l’éthiquement possible et de
l’éthiquement impossible toute la difficulté étant alors de savoir si les interrogations ainsi
suscitées remettent simplement en place des conflits de valeurs correspondant au pluralisme
des systèmes de valeurs déjà thématisé par les éthiques fondamentales (auquel cas il suffirait,
pour résoudre les questions d’éthique appliquée, de conduire plus loin l’application des
principes anciens sous sa forme classique, par exemple sous la forme que Kant avait donnée à
la problématique de l’application dans sa Métaphysique de mœurs), ou alors si, à l’inverse, la
nouveauté et la diversité des situations éthiques créées par les bouleversements
technoscientifiques évoqs imposent d’élaborer de nouveaux principes, mieux à même
d’intégrer la spécificité de situations qu’assurément les principes élaborés par les éthiques
fondamentales n’avaient pas eu la possibilité d’intégrer.
Voilà donc la problématique que nous avons voulu retenir en évoquant « le pluralisme
des valeurs à l’âge de l’éthique appliquée », et non l’inverse : « l’éthique appliquée à l’âge du
pluralisme des valeurs », formule en droit possible, mais qui à nos yeux manquerait l’essentiel
c’est-à-dire la question de savoir si le pluralisme des valeurs, qui constitue sans doute, sur le
plan éthique, l’horizon indépassable de la modernité, est simplement réaffirmé ou confirmé à
l’âge de l’éthique appliquée, ou si à la faveur de cet essor de l’éthique appliquée, ce
pluralisme se trouve radicalisé, transformé, enrichi ou (c’est une autre possibilité) rendu
moins maîtrisable que jamais, etc.
Quelques indications encore sur la promotion contemporaine des éthiques appliquées,
qu’il faut sans doute mettre en rapport avec une double évolution. Tout d’abord, au regard de
l’histoire, le rapport de l’homme à son milieu et à lui-même a profondément changé durant
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ces dernières décennies. Non seulement le cadre de la vie humaine apparaît comme plus
fragile du fait la plus grande emprise de l’homme sur une nature dont il est maître et
possesseur mais en outre, l’homme est devenu un danger pour lui-même puisqu’il a acquis de
nouvelles capacités de bouleverser ses facteurs naturels de vie. Or, qui plus est, ce
bouleversement intervient à un moment où les traditions fondées à la fois sur les religions et
sur les différentes cultures perdent leur force de cohésion sociale. Ce bouleversement est
d’ailleurs accentué encore par une autre composante essentielle de la deuxième moitié du
XXe siècle, à savoir la mondialisation, qui, pour faire bref, oblige les États Nations à repenser
l’existence des individus et la coexistence des structures nationales. L’homme du XXIe siècle
se trouve ainsi confronté à un milieu changé, à un environnement dont les repères ne peuvent
plus être les mes. C’est pourquoi, du fait de ces différents bouleversements, nous assistons
depuis un peu plus de deux décennies, au veloppement d’une réflexion éthique qui se veut
plus concrète, à travers les dimensions de l’éthique de l’environnement (avec par exemple
Hans Jonas), de l’éthique des affaires (comme nous avons pu l’évoquer récemment à
l’occasion de l’affaire Enron), de l’éthique de la justice sociale (on peut penser au débat entre
Rawls et les libertariens) ou encore et peut-être surtout de la bioéthique nous évoquerons
aujourd’hui.
Une deuxième évolution, qui concerne davantage les mentalités, prolonge la première
en marquant l’univers de pensée politique propre au processus de civilisation occidental. En
effet, les sociétés qui vont devoir fournir les nouveaux repères éthiques recherchés dans les
diverses domaines de l’éthique appliquée, sont d’abord et avant tout (en raison du fait que
c’est en elles que le développement technoscientifique a le plus vite é le plus loin) les
sociétés démocratiques modernes comprises comme sociétés fondées sur les droits de
l’homme. Or, ces sociétés modernes se caractérisent essentiellement par la valorisation de la
liberté de l’individu de plus en plus, non pas simplement en termes d’autonomie, mais en
termes d’indépendance, c’est-à-dire par une conception de la liberté qu’exprime l’affirmation
du droit de chacun à une liberté. Une telle liberté/indépendance de l’individu s’accompagne
inévitablement par une accentuation du pluralisme sur le plan moral. Autrement dit, le choix
de certaines valeurs morales et le prix de ces valeurs semblent de plus en plus découler
naturellement de la liberté de penser de chacun. Sous la pression du changement historique,
les systèmes classiques de morale apparaissent ainsi de plus en plus souvent incapables de
correspondre à ce besoin d’indépendance qui est la marque de l’individu contemporain. On
peut se demander de ce point de vue si la démultiplication des interrogations éthiques et des
points de repère que les éthiques appliquées essayent d’élaborer ne correspond pas
précisément à cette individualisation croissante des comportements qui caractérise l’âge
contemporain de la démocratique conduisant ainsi à penser que la question du pluralisme
des valeurs, cette fameuse question de la guerre des dieux posée par Weber, connaît une
radicalisation sans précédent à travers l’accomplissement contemporain de la modernité
démocratique.
La question plus précise qui se pose alors, devant cette double évolution, devient celle
de comprendre en quoi une éthique redéfinie vers le concret serait en mesure de résoudre le
pluralisme radical que semble imposer l’évolution historique et que paraît exiger la mutation
des mentalités. Quel est le sens de cette promotion spectaculaire d’une éthique appliquée, que
j’évoquais il y a un instant ?
On ne peut en fait bien saisir l’opportunité d’une éthique appliquée qu’en comprenant
qu’il s’agit d’abord d’une critique adressée à la morale elle-même. Comme je l’ai évoqué
rapidement à propos de l’évolution des mentalités, la seconde moitié du vingtième siècle
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laisse planer le doute à l’égard des théories morales classiques, des éthiques de principes.
Autrement dit, la morale classique serait confrontée à de nouvelles exigences, proprement
contemporaines, qui la rendraient, non pas tant (comme on lui fait parfois le reproche)
incapable de dépasser le pluralisme des valeurs (ce qui est un reproche absurde, puisque ce
pluralisme est caractéristique des sociétés démocratiques), mais incapable de prendre en
charge le nouveau besoin de pluralisme induit par les mutations des mentalités et les
transformations techno-scientifiques. Contre cette éventuelle déficience, il s’agirait alors de
proposer d’autres méthodes pour trouver des solutions inédites à ce nouveau besoin, en même
temps qu’à ce nouveau défi du pluralisme. C’est à ce fi qu’entendrait alors répondre la
préoccupation pour l’application.
Cependant, les modalités de cette réponse ne sont pas uniformes. Il conviendrait en effet
de distinguer, au sein de la nouvelle préoccupation pour une éthique appliquée, diverses
versions divergeant par leur radicalité. Je n’entame pas cette analyse, parce que je pense que
le Professeur Sosoé en intègrera certains aspects dans son exposé. Je voudrais plutôt terminer
en soulignant que, quelles que soient les versions envisagées, le questionnement entrepris par
les éthiques appliquées est animé par deux exigences caractéristiques : d’une part un besoin
plus grand de normes codifiant l’action publique et d’autre part une exigence également plus
grande de justification de ces normes auprès des individus considérés comme autonomes et
même comme indépendants. Ces deux exigences entretiennent de toute évidence entre elles
une tension problématique, puisque la liberté morale de l’individu se pensant, non pas
seulement comme autonome, mais comme indépendant n’est pas forcément aisément
compatible avec la conception de normes tant soit peu directives. À ce titre, la bioéthique se
donne comme le domaine le plus clair de cette tension. Les polémiques autour de Peter
Sloterdijk et de la question de l’eugénisme, ou encore de Peter Singer et de la question de
l’euthanasie en témoignent fortement. En effet, à propos des questions touchant la vie
humaine et ses possibles manipulations, le pluralisme des valeurs et le risque de relativisme
qu’il induit, semblent intolérables. Or, le principal défaut souvent reproché par les éthiciens
de l’application aux éthiques fondamentales est de ne pas porter une attention suffisante aux
contextes singuliers et, de façon indirecte, de permettre au nom d’une rationalité supérieure,
les aberrations morales les plus graves. Peter Sloterdijk voit ainsi dans la Lettre sur
l’Humanisme de Heidegger, une position qui, en prétendant revenir à une position éthique
originelle enracinée dans la vérité de l’homme, aboutit à une dévalorisation de toute réflexion
éthique s’intéressant à toute autre valeur que celle du sacré. L’éthique appliquée se comprend
alors comme une préoccupation casuistique forte ayant pour fin de repenser l’implication des
principes dans le concret. La question qu’elle soulève, et qui ne pourrait qu’être au centre de
cette journée, est celle de savoir dans quelle mesure un renouvellement du questionnement
éthique est possible en se fondant sur l’analyse des cas sans faire perdre à l’éthique et à ses
points de repère la consistance que les éthiques fondamentales avaient essayé de leur conférer.
Attendu qu’une telle démarche, celle de l’éthique appliquée, part des valeurs reconnues par
les individus concernés directement par un problème éthique, peut-on considérer qu’elle
permet de mieux appréhender le pluralisme des valeurs et, par conséquent, de formuler avec
plus de pertinence les réponses possibles aux exigences normativistes modernes ?
Afin de développer ces interrogations, le déroulement de la journée se fera selon deux
étapes.Tout d’abord, le Professeur Sosoé nous présentera le débat entre théories et
applications, afin de restituer dans toute son ampleur, l’enjeu d’une élaboration de l’éthique
appliquée. Par la suite, Mesdames les Professeures Lajeunesse et Fagot-Largeault nous
présenteront, à partir de deux cas d’éthique appliquée, respectivement l’euthanasie et la
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