Il faut "changer de politique économique" Propos recueillis par Claire Guélaud, Le Monde 16.01.12 Jean-Marc Daniel est professeur à l'ESCP Europe et économiste à l'Institut de l'entreprise. Karine Berger est économiste et candidate du Parti socialiste aux élections législatives dans les HautesAlpes. La France vient de perdre son triple AAA. Est-ce grave ? Jean-Marc Daniel – La dégradation de la note souveraine de la France était attendue et même anticipée. Elle n'est pas grave au sens où elle relève pour une part de l'économie-spectacle. On a prêté plus d'attention à la nouvelle note de la France, AA+, qu'au raisonnement de fond qui a conduit Standard & Poor's (S & P) à priver notre pays de son triple A et à le dégrader par rapport à l'Allemagne. Les réactions des responsables politiques, prompts à interpréter la perte du triple A comme l'échec de Nicolas Sarkozy et à s'en prendre aux agences de notation, relèvent aussi de l'économie-spectacle. Ne nous y trompons pas ! Les agences de notation ne sont pas un thermomètre qui nous donnerait des informations inédites sur l'état réel de notre économie. Karine Berger – Oui, la perte du triple A est grave. C'est l'image de la France qui est en jeu. Nul ne sait en réalité quelles peuvent être les conséquences financières pour la France et pour la zone euro de la décision de S&P de dégrader les notes de plusieurs pays européens. Mais celle-ci survient alors que la crise de la zone euro n'est toujours pas résolue. Le triple A, bien sûr, ce ne doit pas être le Veau d'Or, mais sa perte constitue une atteinte à la crédibilité de la parole de la France et de sa politique économique. De ce point de vue, M. Sarkozy porte une lourde responsabilité. Que cette sanction arrive à la fin de son quinquennat sera le symbole d'un bilan. On entend dire que la dégradation de la France était anticipée par les marchés et qu'elle n'entraînera pas forcément de renchérissement des taux d'intérêt. Estce exact ? K. B. – Aux Etats-Unis, la perte du triple A en 2011 n'a pas conduit à une hausse mécanique des taux d'intérêt. Mais cela est dû au fait que la Réserve fédérale (Fed) a continué à intervenir sur le marché de la dette américaine, protégeant ainsi l'économie des conséquences possibles de la décision des agences de notation. Les marchés financiers prennent en compte la notation mais aussi le pragmatisme, la cohérence d'une politique macroéconomique globale. La France, comme les autres pays de la zone euro dont la note a été dégradée, n'est pas dans la même situation. La Banque centrale européenne (BCE) n'a pas la même capacité d'intervention que la Fed ou que la Banque d'Angleterre. Et les pays européens ne proposent pas à ce stade de solution concrète à la crise de la dette européenne, ils ne répondent pas clairement à la question : qui va payer ? Quel enseignement doit-on tirer de la décision de S&P ? J.-M. D. – La dégradation de la note souveraine de la France appelle une correction de politique économique. Le message essentiel de S &P, c'est que nous faisons fausse route. Au niveau européen car l'accumulation de tergiversations et l'enchaînement de sommets aux résultats incertains ne peuvent qu'inquiéter les marchés. Ceux qui crient au complot parce que la note britannique n'a pas été pour l'instant abaissée malgré des performances aussi médiocres que celles de la France doivent voir que la force actuelle du Royaume-Uni réside dans la cohérence de sa politique économique. En particulier, la Banque d'Angleterre, dont les statuts sont les mêmes que ceux des autres banques centrales européennes depuis leur réforme en 1997, a une stratégie claire et bien perçue par les marchés. En zone euro, ce qui domine, c'est le sentiment de l'approximation. Quels changements doit-on apporter à notre politique économique ? K. B. – La décision de S &P est une invitation à changer de politique économique. Notre pays et ceux de la zone euro en sont-ils capables? Telle est la question qui se pose désormais. Il n'y a pas de redressement possible des finances publiques sans croissance. S&P le souligne dans son communiqué. Cessons de croire que l'austérité est un soleil. Le cas de la Grèce le montre bien : la réduction des déficits publics ne peut se faire sans dynamisme économique et sans création de richesses. La politique fiscale conduite en France depuis cinq ans est injuste, absurde et contradictoire. Qu'a fait M. Sarkozy ? Au début de son quinquennat, il a diminué les impôts de certains, les très très aisés. Il a renforcé le bouclier fiscal, que le gouvernement Villepin avait mis en place, et allégé massivement les droits de succession. Les recettes fiscales de l'Etat ont été amputées avant même la crise de 2008-2009. Mais in fine, l'exécutif, tout en affirmant qu'il n'y aurait pas de hausse générale des impôts, a dû se résoudre à relever les taux de nombreuses taxes qui touchent tout le monde. La politique fiscale d'un pays a besoin de constance. C'est important pour les investisseurs étrangers (qui détiennent plus de la moitié de la dette française) et pour les Français eux-mêmes. Il faut que les agents économiques puissent s'y retrouver, qu'ils sachent quels objectifs sont assignés à la politique fiscale et qui y participe. J.-M. D. – La France fait fausse route en matière de croissance et de politique budgétaire. Notre croissance potentielle recule depuis trente ans et nous accumulons un déficit structurel depuis 1975, les dix dernières années (2002-2012) ayant constitué une période particulièrement critique à cet égard. Cette dégradation doit inciter nos dirigeants politiques et l'opinion publique à comprendre qu'il faut absolument changer. La note de la France est passée de 21/21 à 19. Ce n'est pas un drame. L'effort à faire pour reconquérir notre triple A est à notre portée. Il faut s'y atteler. Depuis trente ans, que faisons-nous ? De la dépense publique et du soutien à la consommation. Et que constatons-nous? Notre croissance ne cesse de s'étioler, notre dette publique de s'alourdir et notre déficit extérieur de se creuser. Cela ne marche pas. Il faut une autre politique économique, faite de diminution de la dépense publique et de soutien à l'investissement privé. La croissance, qu'est-ce sinon de l'innovation et de la concurrence ? Eh bien soutenons l'innovation et renforçons la concurrence sur le marché du travail. On ne lutte pas contre le chômage en préservant la situation des salariés en place, des insiders. Il faut faire leur place aux outsiders, en particulier aux jeunes. La France peut-elle s'épargner un plan de rigueur en 2012 ? K. B. – Je préférerai parler d'un plan de redressement économique du pays. Le prochain gouvernement devra à la fois être très rigoureux et contrôler strictement les dépenses publiques, tout en soutenant la croissance et en conduisant la politique fiscale la plus efficace et la plus juste possible. Ce n'est qu'en agissant à ce triple niveau que l'on pourra desserrer l'étau dans lequel nous sommes pris et retrouver un sentier de croissance sans lequel il est vain de prétendre redresser les comptes. J.-M. D. – A court terme, à l'évidence, il faudra un nouveau plan de rigueur. Et ne nous trompons pas de priorité: l'urgence, ce n'est pas de mettre en place une TVA sociale pour abaisser le coût du travail, mais de consacrer les hausses d'impôt au désendettement. Combien et comment ? Telles sont les deux questions qui se poseront à ceux qui mettront en place le plan de rigueur de 2012. Les deux plans Fillon de 2011 représentent un point de PIB. Le plan Mauroy-Delors de 1983 en représentait deux. Nous avons encore de la marge. Pour supprimer nos 90 milliards d'euros de déficit structurel, il faudra faire grosso modo un effort de 20 milliards par an pendant la durée du prochain quinquennat en engageant la baisse de la dépense. Il faut assumer la rigueur !