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Pourtant, elles n’expriment qu’imparfaitement la condition humaine, parce que, sans être
indifférentes à la pluralité des hommes (division sociale des tâches, coopération), la
singularité y est réduite car personne n’y est irremplaçable et une tâche technique est d’abord
une relation avec des savoirs et revient à une situation de solitude (la solitude de l’artisan dans
son atelier).
L’action est la traduction directe de la condition de pluralité, parce qu’elle est le
produit de la capacité des hommes d’initier quelque chose, en dehors de toute prévisibilité,
dans la mesure où elle n’a pas de but lui préexistant et ne relève donc pas de l’instrumentalité
mais de la liberté et aussi parce qu’elle n’a pas de finalité extérieure aux relations entre les
hommes, comme nous l’a appris Aristote (distinction de la praxis et de la poiésis), vu que les
hommes agissent toujours les uns par rapport aux autres, les uns sur les autres et même
ensemble (ce qu’Arendt nomme « action de concert »). De plus, l’action s’associe
naturellement à la parole, elles sont toutes les deux des facultés de manifester sa singularité
devant les autres.
Pour Arendt, l’être humain, parce qu’il possède cette faculté d’agir et de parler, ne
peut pleinement réaliser son être que dans l’espace public. De ce fait, il n’existe pas de
pensée, non plus que de liberté qui soit séparée de la condition de pluralité des hommes.
Si l’œuvre de l’homo faber réussit bien à créer un monde d’objets durables, il ne
s’agit pas encore d’un monde humain, doué de signification. C’est l’action (qui exprime la
liberté humaine) et la parole qui le peuvent. La pensée s’inscrit dans ce cadre, puisque les
facultés mentales d’un être humain ne peuvent être séparées de la place qu’il occupe dans une
société.
« Bien que ces activités [les activités mentales grâce auxquelles nous nous distinguons des
autres espèces animales] présentent entre elles de grandes différences, toutes ont en commun d'être
une dérobade au monde tel qu'il apparaît et un repli sur le soi. Ce ne serait pas bien grave si nous
n'étions que simples spectateurs, démiurges lancés dans le monde pour veiller à ses besoins, pour en
jouir, pour nous en distraire tout en conservant quelque autre région en guise d’habitat naturel. Mais,
en fait, nous sommes du monde et pas simplement au monde ; nous aussi sommes des apparences avec
nos arrivées et nos départs, nos apparitions et nos disparitions ; et, bien que venus de nulle part, nous
nous sentons équipés de pied en cap pour faire face à tout ce qui nous apparaît et prendre part au jeu
du monde. Ces attributs ne se volatilisent pas quand nous nous trouvons engagés dans des activités