L'ARCHIPEL FORTUNÉ Par Lucien Fabre NRF, septembre 1952, pp. 204-230 L'honneur de compter parmi les anciens élèves d'Alain est la chose du monde la mieux partagée, car le nombre de ceux qui y prétendent dépasse prodigieusement ce qu'un calcul raisonnable permet d'envisager. Comme si à côté de l'espèce véritable il s'en était développé une autre qui se reproduise par scissiparité. Je n'ai pas été, je le confesse, dans la classe d'Alain et je confesse aussi en avoir éprouvé, lorsque je l'eus connu, un étrange regret comme d'un bonheur manqué. Mais lui-même m'en consola : « Ne déplorez rien, me dit-il, cela vaut mieux ainsi. Beaucoup de mes anciens élèves me témoignent une sympathie que je leur rends bien, certes, mais il n'en est pas un qui ne continue à me regarder malgré lui avec les yeux du disciple ; et moi-même je ne puis malgré moi les considérer autrement qu'en professeur. Cela permet l'affection, mais empêche l'amitié véritable. Car l'amitié a une essence propre que les souvenirs de cette sorte vicient absolument. Quant à nous deux, nos souvenirs communs sont d'autre nature et d'ailleurs plus anciens puisqu'ils ont vingt-cinq siècles. Notre amitié n'en est que meilleure. » Je pensai qu'il avait raison, car je ne l'ai jamais vu se tromper en matière de psychologie affective. Il était lui-même un ami très sûr, direct bien que d'une pudeur et d'une discrétion parfaites - et d'une inépuisable générosité qui ne marchandait jamais les seuls biens qu'il possédât : les richesses intérieures ; et je pense que je n'étonnerai aucun de ceux qui l'ont bien connu en assurant que sous une écorce de rudesse voulue il défendait le coeur le plus tendre. Ce ne fut pas le hasard qui nous présenta l'un à l'autre, mais un désir partagé. J'avais lu et goûté ses Propos qui, après tant d'années, n'ont pas encore perdu leur parfum d'originalité et qui paraissaient d'une saveur si exquise, d'une étrangeté sans pareille dans le conformisme de l'après-guerre ; et lui, il avait entendu dire - et il me l'a souvent rappelé oralement et par écrit comme une chose surprenante et d'heureux augure - que la Jeune Parque « fut connue dans les brasseries par les récitations de Lucien Fabre et de Léon-Paul Fargue ». Il ajoutait toujours qu'il admirait « ces belles mémoires, ayant pris dans Platon la haine des penseurs sans mémoire, paniers percés et pleins d'oubli ». Mais ce qui dominait en l'occurrence, c'était pour lui la certitude que la poésie ne mourrait pas, « même sous l'empire de Mars », puisqu'elle suscitait de tels enthousiasmes ; or il aimait avant tout la poésie où il voyait l'essence même de l'esprit. Le Paris des Lettres n'est pas un si grand village que ne s'y retrouvent enfin ceux qui le désirent fort ; et les hommes d'une certaine sorte y ont des compagnons qui s'entremettent pour les réunir. Le parti pris de poésie dont nous étions animés l'un et l'autre eut tôt fait de nous des amis. Ajoutons-y ce qu'il nommait les souvenirs de vingt-cinq siècles, ainsi que je le rappelais plus haut. Car il se trouva que nous communiâmes en Platon dès notre première rencontre. Comme notre hôtesse avait rejeté sur la fatalité - ou la divinité - les responsabilités de la guerre, Alain s'exclama : « Trop facile ! Dieu est innocent, c'est Platon qui l'a dit - ou plutôt, Er l'Arménien, quatrième livre de la République », complétai-je en souriant. Je récitai le passage en vieux français, ce qui, et c'était bien naturel, abasourdit l'assistance, Alain le premier ; et il fallut s'expliquer. Tout venait d'un bouquin qu'un enfant fureteur avait pêché entre cent autres au fouillis du galetas paternel : les Dialogues dans l'antique traduction de Loys le Roy ; et les mythes, soulignés en rouge par un bienfaisant aïeul oublié et retourné depuis des siècles à la poussière, avaient été ainsi mon premier livre de lecture, grâce à un bienveillant hasard. Voilà notre philosophe aux anges. Il s’écria : « Un hasard ! un hasard ! Ah ! mais non ! Je reconnais bien là notre Platon. C'est bien de lui, cela ! Il a voulu vous avoir et, naturellement, il vous a eu, avec ses mythes : la fable est entrée et le reste a suivi, n'est-ce pas ? » J'acquiesçai. Oui, les mythes m'avaient donné l'appétit de lire le reste, tout le reste, à mesure que m'en apparaissait l'intelligibilité. Alain était radieux. Vraiment comme un enfant : j'ai vu là l'enthousiasme pur, l'admiration, la ferveur de l'homme des idées à l'égard du père des Idées. Nous nous amusâmes à dénombrer, à retrouver, à évoquer les mythes platoniciens. Tous, je pense ou, du moins, presque tous y passèrent : ceux de Protagoras, des cigales, de Theutès, de Gygès et du Politique, ceux des trois races d'hommes, d'Aristophane, de la naissance d'Eros et de l'Atlantide... sans parler de l'allégorie des tonneaux ni de celle de la caverne ni de la prosopopée des lois. Nous eûmes en même temps la nostalgie de ce siècle et de ces lieux qu'évoquaient ces textes fameux. On imagina la palestre proche de la fontaine de Panope, le vieux Socrate du dème d'Alopèce, accompagné de Critias et de Charmide et de leur jeune parent Platon. Et de souvenirs en souvenirs, il fallut bien en venir à nous découvrir tous deux également soumis au même joug léger et doré, vassaux heureux et familiers du même grand seigneur. « Mais vous le plus ancien, dit Alain, puisque vous le connûtes à peine sevré ! Avantage extraordinaire : la philosophie, comme les langues étrangères et le jeu des échecs devrait s'assimiler avec le lait ; ceux-là, les rares qui ont eu la chance de le faire, y sont les plus heureux ! Oui, les plus heureux et cela s'explique. Car quand je dis la philosophie, il est bien entendu que je veux dire l'état d'esprit philosophique ou plus simplement l'état philosophique : et pourquoi ne dirions-nous pas hardiment l'état d'homme ? Or l'état d'homme postule le bonheur et la philosophie n'est que la recherche du bonheur. Je dirais bien du vrai bonheur, suivant la vieille habitude du langage, mais j'ai horreur des pléonasmes ! » Ces pensées étaient fortes et de nature et parce qu'elles me prenaient par mon faible ; et elles me ravissaient. Nous sortîmes ensemble dans la nuit, déjà amis. Il m'enviait d'avoir parcouru la Grèce en tous sens et se montrait avide de détails comme le jeune Anacharsis. Tout d'un coup, il s'écria en riant comme nous passions sous un lampadaire : « Et voilà que nous parlons de Phidias, du divin Platon et de Salamine et de Marathon sous l'oeil clignotant des bleus becs de gaz ! » Et de s'inquiéter aussitôt de savoir si Valéry, qu'il ne connaissait pas encore, aimait Verlaine et s'il l'avait rencontré. Je l'assurai que Valéry goûtait le génie de Verlaine encore qu'il y déplorât parfois cette sorte de sensiblerie excessive qui est propre aux vieux pochards ; il ne l'avait vu qu'une fois dans sa vie : c'était chez l'éditeur Léon Vannier ; et tout autour des comptoirs de cet honorable commerçant, le poète poursuivait M. Anatole France à coups de pied au bas des reins. L'occasion de cette justice distributive était le caricatural Choulette du Lys rouge en qui Verlaine s'était reconnu. Alain me demanda si les coups de pied n'étaient pas une vision, poétique certes, et grandiose, mais résolument hyperbolique. Je répondis qu'ils n'étaient qu'euphoniquement occultes et n'avaient rien de métaphorique, Valéry y engageait sa parole et il était homme d'honneur. « Je croyais que France savait mieux assurer ses derrières, conclut le philosophe avec humour. Mais je ne le plains pas. Ce n'était qu'un bedeau sans générosité. Il n'était pas brave parce qu'il n'était pas bon. Bon et brave étaient le même mot autrefois. Et généreux veut dire l'un et l'autre. Descartes nous le rappelle opportunément. » Nous étions sur le pont Royal qui n'était pas éclairé et le ciel resplendissait d'étoiles. Je dis à mi-voix pour moi-même : « Nox sideribus illustrata... » Alain s'arrêta : « Que c'est beau ! Je connais ça ! Où est-ce ? - Dans Tacite... C'est la nuit sur la mer, la nuit de l'assassinat manqué d'Agrippine par les sicaires de Néron. » Il leva la tête : « Attendez... oui... Je me rappelle. » Nous nous félicitâmes d'aimer tous les deux Tacite. Nous reconstituâmes la phrase et tout à coup il me demanda de lui réciter l'invocation aux astres de la Jeune Parque : « Volontiers, lui dis-je, mais il faut la prendre depuis le début pour lui donner tout son sens. - Bien sûr ! - Depuis le début : Tout puissants étrangers... - Non. Le vrai début de l'invocation, c'est celui du poème lui-même : Qui pleure là... car elle y est déjà contenue en puissance. » Quand j'eus terminé sur le je me sentis connue encore plus que blessée, il dit avec cette brusquerie où il entrait comme une espèce de timidité défensive : « Admirable poème ! Oui, admirable en tous points. Comment cela peut-il être fait ? - Avec de la patience, de la volonté et du hasard, prétend Valéry. - Valéry s'amuse, grommela-t-il. - Question de vocabulaire, de définition, répliquai-je conciliant : la patience peut être longue et s'appeler le génie. » Il s'arrêta, me regarda : « Est-ce que je me trompe ? J'ai l'impression que nous sommes en train de devenir des amis d'enfance. - Sans doute, répondis-je, la poésie n'est-elle pas un état d'enfance ? - Vous voulez dire : de fraîcheur ? - Mieux que cela : d'antéperception : l'état de Monet ou de Van Gogh qui voient des taches solaires et les peignent comme ils les ont senties avant d'en avoir perçu le concret qu'elles recouvrent ; nous, au contraire, nous y percevrions les meules ou les moissons qu'ils n'ont pas attendu d'y percevoir. - Oui, vous avez raison. Mais cela s'applique-t-il à Valéry ? - Bien sûr ; mais au second degré ; comme votre raisonnement du bâton brisé s'applique à Descartes. » Nous nous quittâmes là-dessus non sans nous promettre de nous revoir. C'était une époque heureuse ; enfin, je veux dire plus heureuse que la présente, car on y pouvait tenir table ouverte sans être milliardaire et j'eus désormais régulièrement chez moi le philosophe avec deux commensaux qu'il connut bientôt et qu'il en vint à préférer à tous autres, mes meilleurs amis : Valéry et Fargue. * En me retournant maintenant pour considérer les moments dominants d'une vie déjà longue, passablement aventureuse et souvent fort aventurée, ces heures passées autour d'une table avec ces trois aînés, les trois hommes que j'ai certainement le plus aimés, m'apparaissent sans conteste parmi les plus éblouissantes de toutes. Je ne crois pas qu'il existe une seule question sur laquelle nous pussions nous dire tous les quatre absolument d'accord au sens précis du mot, c'est-à-dire superposer nos convictions dans cette pleine coïncidence qui définit l'égalité des figures géométriques. Les positions où chacun se retrouvait parfaitement établi et retranché après l'orage de la discussion étaient toutes distinctes l'une de l'autre et même étymologiquement isolées, mais quand on s'astreignait à faire le point de ces îles, on les découvrait fort voisines et presque confondues dans un même archipel que le voisinage délicieux où nous y vivions fit enfin nommer par Alain l'Archipel Fortuné. L'entretien, faut-il le dire, était sans contrainte d'aucune sorte. Chacun savait d'avance que les propos seraient joyeux et profitables et qu'il en resterait à chacun ce que Rabelais appelait la moelle et Valéry l'amande. Mais il ne serait venu à aucun de nous l'idée saugrenue d'instituer un débat sur un thème donné comme dans les entretiens du genre Pontigny alors fort à la mode ni de préparer hypocritement une de ces improvisations chères aux salonnards de l'époque. La bonne humeur qui va avec le génie créateur ne manquait pas, car ces trois compagnons étaient de vrais créateurs ; et généreux - au sens de génésiques - comme le père Hugo. Sans retenue d'ailleurs ; au point que le cher Alain, trop longtemps redingoté de kantisme, de professorat et de radicalisme se trouvait au début assez gêné. Je le vis rougir un jour sur une phrase de LéonPaul Fargue et il me dit ensuite sa réprobation ; il en voulait un peu à l'auteur de Vulturne pour ses gaudrioles, moins au père de la Jeune Parque. « Valéry est salé, me dit-il, Fargue est salace. » Mais il se reprit vite. Il eut tôt fait de voir qu'il n'y avait dans ces éclats ni vice ni dévergondage, seulement un débordement de puissances joyeuses. Un jour, parlant d'Alfred de Musset, Valéry déclara : « Cette gaieté si mâle et si profonde que lorsqu'on vient d'en rire on devrait en pleurer est une absurdité. C'est une formule de post coitum, une apparente vérité d'homme qui passagèrement n'est plus un homme. Je ne sais pas si je me ferai exactement comprendre en la traitant de couillonnade. » « C'est vrai ! » s'écria Alain avec une brusquerie étonnante et comme illuminée. Fargue qui flairait son vin selon ses rites coutumiers en encensant du nez vers les quatre points cardinaux souligna la surprise de tous : « Vous revenez de loin, Alain ! » Quelques jours après, rappelant l'incident, il me dit : « Drôle de type, cet Alain ! Costaud, viril en diable, tendre honteux, porté sur la bagatelle... et rougissant ! Rougissant, as-tu idée de ça !... » Il réfléchit profondément, conclut de cet air grave du plongeur qui a exploré le noir des choses : « Et avec cette magnifique tête ! Quand il hennit, il a l'air d'un pénis de cheval ! » Fargue était trop satisfait de son mot pour ne pas le répéter à Valéry qui trouva la ressemblance aussi indiscutable qu'incompréhensible et même inconcevable et en rit beaucoup. Mais il hasarda cependant une hypothèse : « Si le cheval était Pégase se ruant sur la muse, car le poète monte Pégase, mais Pégase, qui montera-t-il ? » Les propos, comme on le voit, étaient parfois relevés, mais la matière en un autre sens, ne l'était pas moins. Et on convint que peu d'hommes savaient comme ce philosophe connaître, aimer et honorer la poésie. L'idée que le passage dialectique dans Hegel se faisait toujours par un mouvement poétique, idée qu'Alain aimait parce qu'elle le comblait, le rassurait et le justifiait, nous avait paru tellement naturelle le jour où il l'avait exprimée que nous nous étions regardés avec un étonnement qui ne lui échappa pas : « Voilà bien les poètes ! » dit-il, non sans un soupçon de rancoeur. Or il n'était pas susceptible ni rancunier, du moins avec nous, et il savait que nous l'aimions bien. Il fallait donc que quelque chose nous eût échappé ; quoi ? Alain parti, nous unîmes nos lumières, mais en vain. Qu'un passage de dialectique créatrice se fît toujours par un mouvement poétique continuait à nous paraître évident. Valéry en revenait à son thème favori du poïein créateur et Fargue à sa division classique entre les indigènes de Pouasie et de Papouasie. « Alain est de Papouasie, mais aime les Pouètes. C'est un Montaigu amoureux d'une Capulet. Mais Roméo et Juliette ne se comprendront tout à fait bien entre eux qu'une fois morts. » C'était injuste. Non seulement Alain comprenait parfaitement la poésie, mais il manifestait dans sa révérence aux poètes une sincérité et un élan qui touchaient. J'en eus la preuve le jour où, à force de patience et de ménagements, j'obtins de lui l'explication de l'incident hégélien. Elle était simple. Il s'était senti humilié d'avoir découvert l'Amérique devant des Américains, certes, mais plus encore de s'être en même temps imaginé, et paradoxalement, qu'il faisait de la poésie essentielle sinon formelle en philosophant ; il s'était aperçu ou avait cru s'apercevoir devant l'attitude de nos deux amis qu'entre le mouvement poétique, impulsion, qui était son lot, et la poésie proprement dite, réalisation achevée, qui était le leur, ils ne voyaient aucune commune mesure, mais la même disparité de nature qu'entre un hippocampe et un cheval. Il ajouta avec une modestie attendrissante chez ce grand esprit que, tout bien considéré, ils avaient raison : « C'est bien de poïein qu'il s'agit. Ce sont eux les gens du poïein, les poètes, les artisans véritables de la chose ; et les artisans ont toujours raison. » Je discutai avec lui de ces scrupules, assez ému ; et, ses propres textes en main, je parvins à le convaincre qu'il se mettait à tort, lui seul et de lui-même à l'écart. Les deux poètes discrètement prévenus et morigénés surent par des « Nous autres » prononcés à propos et qui l'englobaient sans ostentation, l'agréger de nouveau à l'archipel. Il reprit confiance et m'en sut un gré qui affermit et développa notre amitié. Il fut si bien guéri que, peu de temps après, il m'adressait quelques textes avec un billet d'une triomphante brièveté : « Mon cher poète, voici des abrégés de poèmes qui vous donneront à penser. Bien amicalement, Alain. » On les retrouvera dans les Saisons de l'Esprit. Je les lus à nos deux amis. Les Cloches avec son début étonnant : « La cloche est une invention parfaite comme sont le violon, la faux, le chat... » et sa fin non moins frappante : « (ce frère) qui rirait de nous peut-être s'il nous voyait appliqués à ne pas croire que la Vierge existe et que les cloches voyagent dans le ciel : Ne pas croire, dirait-il, mais c'est donc que vous le croyez ? » ; le Cormoran : « Quand le brassage d'équinoxe traîne sa rumeur de plage en plage et le long de l'estuaire, on retrouve la nature sans l'homme et les pas de la création ; chaque chose se tourne alors selon les autres et la nécessité de chaque forme se montre. La houle attaque le banc de sable ; on croirait qu'elle va le reculer ou le diminuer ou l'aplanir ; mais c'est qu'on n'a pas bien remarqué le moment où la vague porteuse de sable dépose son fardeau ; c'est justement sur ce dos rond où elle est ralentie, où elle s'aplatit, où elle rampe... Sur cet ordre restauré, sur cet ordre sauvage paraît le cormoran, qui est une sorte de pélican, que vous voyez une fois nageant comme un cygne noir à gros bec, une autre fois s'élevant en l'air appuyé sur ses ailes coudées et ramant contre le vent. Est-il croyable que cette forme soit autre chose qu'un pli noir de la nature comme sont vagues et nuages, et seulement un peu plus durable ?... Je voudrais exercer un mouvement aussi pur et aussi vrai que ce vol d'oiseau. Car il ne se trompe pas d'un fil d'air. Si je pensais comme tu voles, ô cormoran ! » ; les Dieux agrestes : « Un chemin ; la haie aux mûres ; les ornières, marque de l'homme et mesure de l'invariable charrette... » ; ce furent les trois qui remportèrent la palme et, à la première rencontre, les poètes en firent grand compliment au philosophe qui ne s'y attendait pas et fut heureux. * Ainsi se resserraient nos liens avec cet homme exquis, cet esprit sans pareil, cet ami incomparable. Lors de nos premières réunions, c'est lui qui se retirait d'abord, Valéry partait ensuite, Fargue ne partait jamais ; il était chez lui partout, comme de juste, ce privilège lui étant bien dû ; mais plus particulièrement chez moi (moins toutefois, je crois, que chez André Beucler). Il traînait dans l'appartement, lisotait, rêvassait, téléphonait, somnolait dans un fauteuil et, vers le soir, s'établissait solidement sur un divan pour y passer la nuit ; au matin, il n'était plus là, il avait levé le camp sur le minuit. Mais il était parti en esprit beaucoup plus tôt, presque en même temps que Valéry. Quand Alain prit l'habitude de demeurer après le poète, Léon-Paul ne nous gêna guère ; il feignait un désintéressement total à l'égard de ce et de ceux qui nous occupaient : les thèses et les personnes de Spinoza, Descartes, Hamelin, Jules Lagneau et de quelques autres originaux du même genre qu'il nommait des olibrius. Je voulus le forcer à rester avec nous et lâchai Alain sur des romanciers et des poètes, Baudelaire, Mallarmé, Balzac, Stendhal, surtout Dickens dont il parlait mieux que personne. Mais après quelques boutades, Fargue, allumant une black-cat, s'évadait vers le téléphone pour y gourmander des « roucoulantes » tout en gardant un oeil oblique sur Alain : « Je suis bien chez la duchesse de... ? » ; ou il rentrait dans les rêves éveillés de son monde imaginaire, sur le divan. Ce fut un de ces jours qu'après s'être plaint des femmes du demi-monde, il conclut : « Depuis, j'ai connu, hélas ! les femmes du monde... » Il l'imprima plus tard et la phrase eut le succès que son originalité lui méritait. Mais ce jour-là, dans sa verte nouveauté, elle ne parut pas faire la moindre impression sur Alain ; c'est qu'il les connaissait depuis son enfance, lui, les femmes du monde : la duchesse de Maufrigneuse et Mme de Mortsauf, la duchesse de Sanseverina et Mme de Rénal ; les vraies ; celles dont se servent Balzac et Stendhal « pour soulever le monde, comme il disait, ce monde qui sans cela est inerte et mécanique et tel en effet que les physiciens le pensent. » Valéry parti, resté seul, avec notre Fargue-fantôme et Alain, j'apprenais à connaître les goûts profonds de celui-ci. Il y avait du romantique en lui : feuilleter des albums de voyage, de musées, d'architecture le ravissait ; suivre les marches de Napoléon sur les cartes gravées de son temps et reconstituer le plan et le déroulement des batailles sur les estampes qui en représentaient les lieux parmi les marais herbus de l'Italie du nord, les sables des Pyramides, les défilés rocheux qui conduisent à Léoben l'enchantait comme l'enchantaient les panoramas de Tahiti, des Marquises et des Touamoutous. Il avait, est-il besoin de le dire, des observations neuves et fortes sur chaque chose ; elles proliféraient, innombrables, toutes dérivées de ses idées fondamentales, peu nombreuses mais fécondes et inébranlables, comme une forêt énorme engendrée de quatre baliveaux ; quand on les connaissait bien on retrouvait aisément le sentier qui ramenait infailliblement au bosquet originel ; on s'étonnait alors que les fleurs extrêmes de ces troncs si peu nombreux fussent si différentes et d'une telle variété. Mais il faudrait s'étonner davantage encore que dans toute son oeuvre si nombreuse, si une, si diverse, il ne se trouve pas une banalité. Il était aussi fasciné - plus encore que Valéry - par la technique ; mes dessins d'ingénieur, mes épures, les discussions de brevets, les plans et les photographies des usines que j'avais construites suscitaient une infinité de questions toutes pertinentes, réfléchies et qui donnaient à réfléchir ; je reconnaissais là dans son authenticité native le petit-fils du paysan « à la tête en décalitre », le fils du vétérinaire et de tant d'autres ruraux et artisans cultivés, attentifs à leur métier, tels qu'on les voit dans les Propos, au détour de chaque phrase, amoureux de leurs outils et les connaissant bien. Nous nous rencontrions aussi dans les choses de la guerre que nous avions faite tous deux dans la même arme, l'artillerie ; nos souvenirs s'y confrontaient, nos convictions s'y affermissaient, nos problèmes s'y précisaient. Je fus un jour tout surpris qu'il me demandât l'autorisation « d'utiliser pour le bien de tous » tels traits qui l'avaient frappé ; par exemple, celui de mon chef d'escadron que sa lâcheté tint à l'abri durant toute la bataille de la Marne et qui, au bout de quatre kilomètres de fil téléphonique, nous enjoignant de « tenir coûte que coûte », fut cité à l'ordre de l'armée et promu au grade supérieur « pour avoir par son courage et sa ténacité maintenu les positions et contribué puissamment à la victoire » : la chance de cet homme avait été que ses trois batteries fussent les seules unités à occuper le vide laissé entre deux armées ; chacun l'ignorait pour l'instant, bien entendu, aussi bien les Allemands que les Français ; mais, après la bataille, l'état-major perçut l'extraordinaire disproportion de la trouée et des forces chétives qui y avaient immobilisé l'ennemi ; il sut aussi qu'il ne restait plus de ces troupes que quelques hommes et deux officiers ; ces Thermopyles ignorés lui donnèrent le vertige après coup ; le chef d'escadron terré à une lieue en toute sécurité en eut le bénéfice. Et, une fois de plus, en vertu de la justice immanente, les bons soldats furent récompensés dans la personne de leur chef. Ce récit et d'autres aussi typiques enchantaient Alain. On les retrouvera dans ses Propos, car j'estimais qu'ils appartenaient à tous et à lui d'abord : nul ne saisissait mieux la signification des détails dans l'ensemble, nul n'intégrait plus naturellement les petits faits dans les problèmes universels de la nature et de la société. Là-dessus il était bien valéryen et pas du tout farguien ; car Léon-Paul, lui, ne s'inquiétait pas d'explications : il les inventait et elles n'éclairaient que les problèmes qu'il était seul à se poser, laissant dans les ténèbres ceux dont se tourmentaient les autres et qu'il ignorait royalement. Un jour que nous examinions tous les quatre le modèle réduit d'un mécanisme spécial réalisé sur mes plans et dont l'épure cinématique était d'une prodigieuse complexité, Alain et Valéry saisirent tout de suite ce que le problème avait d'original, de difficile et d'un peu étrange et admirèrent qu'il fût soluble et... résolu. Léon-Paul, lui, était soudain muet et comme médusé par l'automatisme d'une biellette qui paraissait indépendante, vivante et réfléchie dans son mouvement intermittent. Il s'écria devant l'espèce de valse-hésitation qu'elle accomplissait : « Regardez-moi cette pimbêche ! » Nous éclatâmes de rire, mais le philosophe ajouta, contemplant Fargue avec admiration : « Il a été le seul qui n'ait pas oublié la poésie là-devant », puis, rectifiant : « ...ou plutôt n'en ait pas été oublié ! » Car lui-même, il ne l'oubliait jamais, la poésie ; et s'il ne parlait plus du mouvement dialectique hégélien, il y pensait toujours. Il avait su que j'avais en chantier depuis 1924 un énorme poème et ne cessait de m'en demander lecture, bribe par bribe, comme de demander à Valéry communication des dessins qu'il esquissait au fur et à mesure, car il m'avait, dès l'achèvement des principales séquences, offert de l'illustrer et il tenait parole « puisque, disait-il, j'y prends plaisir : on ne tient jamais sa parole que quand on y prend plaisir ». Alain, un peu éberlué de la boutade, se resaisit avec assez de promptitude et de gaieté pour y discerner les éléments d'une « théorie du bonheur ». Le poème fut terminé en gros oeuvre, comme disent les maçons, peu de temps avant la mort de l'auteur de la Jeune Parque et le philosophe ne cessa depuis lors d'en réclamer la publication. Car il avait une fringale de poésie. Il m'écrivait : « Si vous avez quelque poème qui attende primeur, faites-moi la grâce de me le communiquer : je me sentirai alors plus près de vous. Je rêve à des loisirs entre Valéry et Mallarmé. Veuillent les dieux ! ... Bien affectueusement, Alain. » Une autre fois : « Il faut toujours assurer les successions. Celle de Mallarmé est assurée grâce à des artistes comme vous. Toujours désireux de vous voir, mais respectueux aussi de vos travaux de chaudronnerie transcendante... Bien affectueusement, Alain. » Et d'autres fois encore. Ceci, lorsqu'il s'était retiré au Vésinet où ses amis lui manquaient. Ses billets commençaient parfois ainsi : « Mon cher poète que je regrette de ne jamais voir... » (Tél. I8-89, le V.) J'allais le visiter avec les fragments qu'il demandait à lire ou à relire. Il insistait de nouveau, inlassablement, pour leur publication, m'offrait de les commenter comme il avait fait pour ceux de Valéry et cela me touchait. Mais quand il s'agit de publier des poèmes rien ne presse jamais. De longs repos coupés de regards soudains conduisent à des changements heureux et lorsqu'Alain me demandait de lui relire ses passages de prédilection et les trouvait encore modifiés, il confessait que le polissez-le sans cesse et le repolissez qu'il honnissait dans la prose avait du bon dans la poésie. Les derniers vers qui doivent beaucoup à Lagneau lui avaient donné une grande joie : « Ce sera la marque d'une amitié et d'une communion, me dit-il avec émotion : je serai heureux que mon nom soit lié au vôtre par celui de mon maître, le seul philosophe de génie digne de ce titre que j'aie vu de mes yeux. » * On trouvera naturel que cet amour de la poésie, cet enthousiasme toujours jeune, l'affection qui nous unissait, l'admiration que j'avais pour le coeur et l'esprit de ce grand homme, nous permissent de nous comprendre à demi-mot. Et nous étions toujours d'accord sur la poésie dans nos appréciations de valeur, sinon dans nos commentaires. Mais pas toujours sur la philosophie. L'oeuvre d'Alain est considérable et ne cessera avec les années de donner des moissons toujours plus belles sur les terrains féconds où elle a pu jeter ses semences extraordinaires. Tout ce qui, en psychologie et en logique, dérive des théories sur la perception qu'il a héritées de Lagneau, en leur conférant sur certains points l'éclat supplémentaire d'une nouvelle originalité qui est celle même de son esprit, apparaît inattaquable. Et, d'autre part, tout ce qui touche au comportement moral fondé sur le sentiment de la dignité et de la liberté humaines et, pour mieux dire, sur le sens de l'honneur et de cette générosité naturellement et également intrépides qu'étaient ceux de notre Alain, emporte la conviction. Mais c'est une conviction pratique convenant assurément à une éducation civique, laïque et républicaine, non pas à une éducation véritablement philosophique telle qu'on la conçoit aujourd'hui. Qu'il fût inspiré de Platon, ou crût l'être, qui en doutera ? Cependant les Idées chères à l'Athénien n'ont de sens véritable en langage contemporain que si elles annoncent une Intelligence et une Volonté suprêmes. Plotin et les néo-platoniciens de son obédience n'ont fait que mettre au clair parmi beaucoup d'ithos et de pathos les conséquences qu'elles comportaient aussi irrésistiblement que les prémisses d'un théorème comportent leur conclusion. Et depuis lors, sous l'impulsion de Cicéron et des Pères de l'Eglise, sous la pression d'un christianisme toujours grandissant, l'ascension du spiritualisme confessionnel ou philosophique n'a cessé de se manifester au cours des siècles. Nul penseur digne de ce nom n'a plus imaginé une morale qui ne se fonde sur l'absolu et ne postule un Dieu : toute autre conception eût répugné à la raison ; Descartes, Kant, Hegel, que notre philosophe a particulièrement entendus, Spinoza aussi, malgré tout ce qu'on peut en dire, Auguste Comte lui-même parmi tous les méandres d'une pensée qu'évoquent trop souvent les fêlures d'un ciel couru de foudroyants génies en ont convenu ; et enfin ce Lagneau qui fut si cher au coeur d'Alain en a administré ce qu'il croyait en être la preuve dans son Existence de Dieu. Et nul n'a soutenu d'une façon plus résolue que tout jugement de certitude implique croyance en un absolu. Mais, chez Alain, la faiblesse de certaines positions qu'il faut bien, malgré lui, nommer métaphysiques, n'avait d'égale que son impavidité. Il dédaignait assez les preuves pour n'en pas rechercher aux affirmations qui traduisaient ses certitudes intimes. Il le criait à tous les échos : « Une preuve n'est jamais qu'apparence tant qu'on n'en doute point. Et la preuve des preuves est bien qu'il n'y a pas de preuve à la rigueur. » Mais que sa morale mal soutenue fût ainsi devenue la branloire pérenne de Montaigne, il était trop honnête pour n'en pas convenir, trop vaillant ou trop entêté comme il plaira de dire, pour plier bagage et changer de bord. Car, encore comme Montaigne, il se savait embarqué ; la raison ne lui apportait pas de secours dialectique car elle n'a de juridiction et de discernement dans le domaine de l'utile que sur ce qui concerne le croyable : et, disait-il, « l'âme meurt de croire le croyable ». Alors que faire ? Protester contre soi-même, contre son être véritable ? Sans doute. Il l'a fait. Et il fallait de l'héroïsme à un esprit de sa trempe pour persister contre raison - ou hors raison - pour vivre sur des convictions sans preuves. Il le confessait dans une phrase d'une simplicité dramatique qui ne cessera d'émouvoir, leur vie durant, ceux qui l'ont une fois lue ou entendue : « Telle est l'instable situation qui veut courage tous les matins. » * Ce n'était pas là une nourriture pour nos compagnons. Fargue se disait incrédule, mais il était sourdement sollicité par une religiosité vague et dans son for intérieur reconnaissait une Présence à laquelle, poussé au fond de ses derniers retranchements, il ne refusait pas entre intimes le nom de divinité. Attentif aux manifestations mystiques, sensible aux effusions, tout effusion lui-même, il acceptait les arguments du coeur et ne demandait qu'à en recueillir. Qu'on lui fît apparaître son père qu'il avait tant aimé, qu'il aimait encore par-delà la mort - ou même qu'on lui promît formellement qu'il le retrouverait, et il s'amollissait, se détendait, ne s'enorgueillissait plus de ce qu'il nommait son agnosticisme radical et qui n'était qu'une défense contre soi-même et surtout un respect humain. L'avidité avec laquelle il lisait ou écoutait les procès-verbaux de recherches spirites, particulièrement ceux de la Société Psychique de Londres était révélatrice : « Tu y crois ? Tu y crois ? » Et il insistait. L'Archipel Fortuné était sceptique. Les supercheries des médiums, de Holme, d'Eusapia Palladino, les exploits des prestidigitateurs à pieds prenants qui volatilisaient des ectoplasmes phosphorescents du fond de leurs chaussettes nous avaient écoeurés, les délires de Camille Flammarion et de ses amis, le fantôme de Katie King et son aventure avec le savant Basil Crookes nous avaient apitoyés. « Mais Bergson y croit ! » s'exclamait Fargue. Alain lui répondait : « Oh ! Bergson ! » Il s'insurgeait : « C'est que c'est très important ! S'il y a survie, Dieu n'est plus niable ! Et cela, c'est important ! C'est très important ! Ça change les choses du tout au tout ! » Alain ne se démontait pas, un peu sibyllin : « Qu'est-ce que ça change ? » demandait-il. Valéry était plus caustique. Son cas était très particulier. Il avait fait ses études à Montpellier, patrie d'Auguste Comte ; il avait hérité tout le scientisme de ceux que notre philosophe appelait les bedeaux. Taine, Renan, flanqués de Littré et de Berthelot régnaient encore dans cette Faculté provinciale alors que Lachelier et Boutroux les avaient depuis belle lurette foudroyés et ridiculisés à Paris. Il prenait figure d'attardé devant le disciple de Lagneau. A la suite de son maître, Alain considérait de haut les prétentions du scientisme et même il gardait ses distances avec les savants ; leur dédain de la religion et de la philosophie lui faisait hausser les épaules ; leur prétention à tout définir, construire et gouverner par les lois et pseudo-lois d'une science expérimentale qui confondait la chimie avec la politique le hérissait ; le remplacement de l'éthique fondamentale et traditionnelle héritée du christianisme par une morale sans obligations ni sanctions le mettait en boule ; et il écoutait d'un air amusé l'exposé des problèmes sociologiques où la Société apparaissait comme un mythe soudain reifié, réalisé et personnalisé. Sans donner dans tous ces godants, le poète, ébloui par la rigueur des sciences restées un peu féeriques à son regard de profane, faisait au scientisme une confiance qui l'avait détourné par principe de toute croyance religieuse et même de toute métaphysique. Incrédule comme lui, Alain ne l'était pas pour les raisons que Valéry avait puisées dans l'Avenir de la Science et dans l'Intelligence des bedeaux. Mais le culte de la science austère, pure et vigoureuse, de la science vraiment cartésienne, ils le partageaient, sauf une différence qui était bien autre chose qu'une simple nuance : Alain croyait un peu plus que ce qu'il voyait et Valéry un peu moins. Chose curieuse, Alain l'admirait un peu aussi pour cela ; il le considérait comme le seul philosophe vivant à cause de Teste et de Léonard, c'est-à-dire des découvertes les plus étendues qui aient jamais été faites sur les ressorts du mécanisme intellectuel, lequel demeurait à son regard l'essentiel de l'homme, de son homme à lui, de l'homme cartésien. Mais voilà que les deux poètes, qui le prenaient au sérieux, comme de juste, et voulaient des preuves, l'un pour cause de rationalisme positiviste, l'autre pour cause de sécurité sentimentale, le trouvaient démuni. Et il en ressentait quelque confusion. Non que cela troublât ses certitudes, mais le moyen lui manquait de les faire partager à ces esprits qu'il admirait : « Belle philosophie qui n'admet pas de preuves ! raillait Valéry, et qui ainsi récuse l'appareil rationnel ! Au fond, il n'y a qu'une philosophie véritable : celle de saint Thomas, le seul rationaliste - ou tout au moins le seul logicien total ! Mais ses prémisses sont fausses, étant suggérées par les Ecritures ! » En quoi, assez curieusement, il répétait sans le savoir un propos de Maurras. Quant à moi, ce qui me frappait le plus dans l'aventure, c'était l'incertitude du disciple de Lagneau. Comment, après avoir fait éditer le fameux cours de son maître sur l'existence de Dieu, Alain le reniait-il ? Car il le reniait. Et non pas glorieusement. J'essayai de m'en expliquer avec lui et je l'y trouvai maussade, ce qui n'était pas sa manière entre nous. Il était bien clair qu'il avait reçu de son maître la révélation fondamentale sur laquelle il a tout bâti à chaque jour de sa vie, savoir : l'univers des choses ne nous est connu que par les rapports qu'elles ont entre elles et avec nous, sa figure variant donc avec nos propres variations puisque la pensée est la « mesureuse » de cet univers et le reconstruit chaque matin. L'essentiel est que la pensée sache distinguer entre l'invariant qui est la mesure objective et le variable qui est le rapport subjectif de la mesure au penseur. Du fait de l'existence même de l'invariant et de la possibilité de saisir ainsi une certitude, autrement dit en fin de compte un absolu, le penseur touche à Dieu et, comme aurait dit Spinoza, pense en Dieu. Et comme d'autre part les relations des mesures du penseur avec sa personne même ne sont jamais qu'une nouvelle perception puisqu'il n'est, après tout, qu'un objet dans le monde, il s'ensuit que rien ne lui est étranger ni caché. C'est ce que notre ami aimait à résumer d'une formule saisissante : « Nous sommes sauvés du scepticisme à la Pyrrhon et de l'idéalisme à la Berkeley par le sentiment invincible que nous avons d'agripper vérités sur vérités et de saisir tout ce qu'on peut savoir de l'univers. » C'est en parlant de ce genre de doctrinaires qu'il avait coutume de dire : « Si je les rencontrais, je fuirais devant eux avec la célérité et la simplicité de l'homme des cavernes devant le mammouth ! » Alain a vécu avec enivrement toute sa vie dans cette conception du monde : « Ce qui m'emportait en quelque sorte (sic) au troisième ciel, c'était de trouver, dans mon propre rêve du monde, des vérités éclatantes et, outre cela et par cela, le monde lui-même, l'existence ellemême. » Mais par la coexistence du variable et de l'invariant toutes ces vérités, pour certaines qu'elles fussent, ne pouvaient se constituer en un système. Chacune a sa marge de relativité qui tient aux relations de la mesure avec la « mesureuse » et avec la personne du penseur. C'est ce que Lagneau exprimait fortement dans sa formule célèbre : « Il n'y a point de vérité absolue. C'est notre pain quotidien assuré. » Et cela, Alain n'a jamais voulu en démordre. Cependant, il devait bien reconnaître que l'ordre existe et même, soulignait-il, qu'il existe « terriblement ». Il faut donc savoir pourquoi et pour quoi. Lagneau a donné la réponse à la question dans les leçons publiées plus tard sous le titre De l'Existence de Dieu. Alain avait alors quitté le lycée et n'a pas pu entendre ces leçons du maître qui l'avait si fortement et définitivement marqué. Le son de la voix, l'aspect de l'Olympien, l'envoûtement de la présence lui ont-ils fait défaut ? Ou bien, possédant « son pain quotidien assuré » et confirmé dans cette certitude par l'expérience, a-t-il redouté de le compromettre en ouvrant une fois la porte à la « Vérité absolue », même pour une exception que sa nature propre justifie ? Nul d'entre nous ne put jamais le lui faire dire. Le respect de Lagneau lui fermait la bouche. Toujours est-il qu'il est resté rétif à son enseignement dernier. Et non seulement il y est resté rétif mais il en déformait le sens quand il en parlait. Il affirmait que d'après son maître Dieu ne peut être dit exister. Ce qui est exact mais donne à entendre que Dieu n'existe pas. En fait, Lagneau partant de la loi morale en déduisait la réalité de Dieu, réalité d'une forme qu'il affirmait inconcevable à l'homme puisqu'elle n'était ni l'existence ni l'essence mais supérieure à ces modes d'être - et en tout cas, une incontestable réalité. En quoi il ne faisait qu'énoncer une fois de plus après Plotin, Augustin et le pseudo Denys l'épikeina tes ousias de Platon qui eût dû être familière à notre ami... Ce reniement de Lagneau ou plutôt de son capital enseignement par son plus fervent admirateur me laissait d'autant plus perplexe qu'Alain ne lui a jamais rien substitué de valable ; et il en souffrait certainement ; car, arrivé au terme de ses raisonnements et de ses recherches, il ne trouvait qu'à tourner en rond autour ou au-dessus de fondements indéniables mais inexplorables qu'il définissait, avec son habituelle réussite d'expression, une obscurité immobile et solide. Au-dessus de ce solide énigmatique se mouvait la mer infatigable des réalités accessibles accessibles par leur mouvement même, par les liaisons que de proche en proche révèlent leurs entrechocs, liaisons assujetties à la mesure et à la « mesureuse » - objets possibles de pensée. Alain, au fond de lui, se lamentait de ne pouvoir pardonner à Lagneau la pire des erreurs qui était même peut-être à ses yeux un péché et le pire des péchés, le péché contre la pensée : celui d'avoir pétrifié ces flots pour en extraire leur secret. A son avis, la méthode du maître était bonne pour tous les problèmes hormis celui de Dieu : « De la loi morale à Dieu, il y a - ou il n'y a pas - le rapport de la montre au remontoir ; mais le remontoir, s'il existe, où est-il ? Dans une sorte de quatrième dimension qui est elle-même hypothétique et pas même imaginaire au sens étymologique du mot ; et pas même définissable puisque le situs et l'habitus qui la définiraient en partie - et seulement en partie - nous ne pouvons les définir eux-mêmes et pas même les concevoir ! Non, nous n'avons pas le droit de conclure de la présence de la montre à la réalité du remontoir même par le biais qui consisterait à considérer cette réalité comme étrangère et supérieure à l'existence et à l'essence. » Ce qui exhale un fumet assez kantien. * Alain était trop intrépide pour se dérober à un problème capital ; et celui-ci l'était et des plus difficile. Il nous apparaissait insoluble à nous, indigènes naïfs de l'Archipel Fortuné, à partir des prémisses que se donnait le philosophe. Il nous parut, hélas, encore insoluble quand notre ami crut l'avoir résolu. Nous assistâmes au spectacle de ses efforts. Nous étions touchés par ce qu'il y faisait entrer de sympathie, d'humanité véritable, de respect à l'égard des idées qu'il croyait fondamentales sinon primitives. On sait comment, en fin de compte, il introduisit la divinité dans son édifice ou comment il pensa l'y avoir introduite en l'annihilant : « La pensée divine est la législation des esprits », écrivit-il sans vouloir reconnaître dans cette formule les conclusions à peine altérées de Kant et de Lagneau ; car il prétendait signifier par là qu'ainsi présentés l'impératif catégorique et la loi morale se dépouillaient de la transcendance, de la personnalité et de l'intransigeance généralement attribuées par les religions au législateur reconnu mais inconnu qu'on nomme Dieu. Et en effet la rencontre évidente entre lui et ses prédécesseurs n'apparaît être que purement formelle lorsqu'on lit attentivement Alain. Dieu n'est plus le législateur mais la loi, cette loi qui est en nous ; ou plutôt qui se réalise en nous ; il est l'aboutissement de la tendance qui tente de nous contraindre ; en un mot (qu'Alain a évité), ce Dieu devient ou plutôt il ne commence vraiment à être qu'une fois devenu ; et à ce moment-là il se reconnaît homme. En sorte qu'on pourrait dire d'Alain ce qu'un commentateur a dit de Socrate : « Sa divinité intérieure n'est rien d'autre sous son triple aspect d'universalité, de prohibition et de vocation, que la conscience que l'esprit prend de lui-même lorsqu'il affirme ses droits, lorsqu'il se défend de toute souillure et lorsqu'il s'engage efficacement dans l'acte de valorisation qui définit son exercice et qui consiste à instaurer et à promouvoir le Bien en beauté et en vérité. » * Mais l'homme a trop évolué depuis deux mille ans pour qu'on retrouve de notre temps un Socrate à l'état pur. Aussi crûmes-nous voir qu'il y avait du Hegel dans l'affaire, puisque ses raisonnements semblaient bien aller par instants et quoique dans un autre langage à reconnaître un absolu - un absolu parfaitement intelligible et immanent ; un absolu qui était le mouvement même et la vie, loin d'engendrer l'un et l'autre ; un absolu qui n'excédait en rien les choses ni l'intelligence mais s'y trouve au contraire inclus tout entier. Et il y avait ainsi plus d'orgueil en notre ami qu'en Spinoza lui-même, car si celui-ci ose admettre que l'esprit puisse se faire une idée adéquate de Dieu, il n'en reconnaît pas moins à la Substance des attributs infinis, c'est-àdire inintelligibles. En face de lui, Alain surprend par son attitude : cette négation graduée de l'Etre transcendant peu à peu découvert, négation qui devenait totale au moment où cet être se réalisait dans l'homme, nous semblait faire de notre compagnon un hybride de Hegel et de Spinoza ; nous étions trop amis pour ne pas l'en taquiner. Mais Alain supportait mal la contradiction ; despotisme de professeur qui règne sur le silence. Il faillit se fâcher ; nos sourires le calmèrent et il tâcha de s'expliquer - sans parvenir à nous convaincre.... Il rappela à Valéry l'apologue de la cigarette qui se fait en se défaisant ; ainsi l'oeuvre d'art dans le même apologue ; mais ainsi de même la vérité ; et enfin tout de même encore la liberté, la justice, la charité. La loi ou plutôt la règle en passe de devenir la loi et qui est intérieure à chacun l'est à tous ; valable pour chacun, elle l'est à la fin pour l'ensemble : son unité apparaît dans le concert des consciences ; son accomplissement s'obtient par ces alternances de faire et de défaire, ces efforts de redressements et de re-créations coupés de chutes mais animés par la volonté d'une activité spirituelle droite ; droite mais non pas dirigée - aspirée plutôt par l'idéal de perfection, réalisée par l'usage même d'une existence agissante qui a le sens de ce qui est digne d'elle et de ce dont elle doit se rendre digne. Nous objections que Dieu est connu au terme de cette route et nous demandions quel était son visage. Mais notre ami sentait bien le piège et se dérobait. Nous ne pûmes jamais lui faire franchir, du moins en paroles sinon en pensée, le pas métaphysique. Il s'employait résolument à faire que sa philosophie fût et demeurât un humanisme intégral. Il faut tirer tout de nous, de nos certitudes intimes, les seules irréfutables, obéir aux commandements de ces certitudes au prix d'efforts même héroïques, nous faire de nous-mêmes et par nos propres actes ce que nous sommes appelés par la loi de nous-mêmes à devenir ; bref, vouloir et réaliser notre indiscutable fin. Il nous apparut alors que cet humanisme, comme tous les humanismes, n'était qu'une morale ; davantage : une morale sans avenir puisqu'elle n'admettait aucune justification ou pseudojustification mi-rationnelle mi-mystique ; le mot de paradoxe fut prononcé. Alain en fut un peu meurtri. Dans la dernière lettre qu'il m'écrivit et qui est du 25 janvier 1951, il y faisait allusion : « Je vous écris de mon lit. Je sors mal de paradoxes dont la parution se trouve retardée mais, comme j'ai près de cent ans, l'attente ne saurait durer bien longtemps. Appelez cela de la philosophie ; pour moi je l'appelle sagesse et amitié. Ne disputons pas, ce n'est plus le temps de disputer. Mais pensons en redoublement (c'est la pensée de la pensée et, comme dit Aristote, c'est précisément la Pensée). Mais ce maître est vieux et difficile... » Je répondis à ce passage de sa lettre en lui faisant remarquer que cette noësis noësos d'Aristote était depuis longtemps connue et identifiée au Dieu des Docteurs de l'Eglise et je lui rappelai la définition célèbre qu'en avait retrouvée Lachelier : « Il y a une chose que nous pouvons admettre sans la comprendre : c'est l'existence d'une pensée qui n'aurait pas besoin, comme la nôtre, d'un contenu empirique mais qui se donnerait à elle-même, ou plutôt, qui serait pour ellemême un contenu d'un autre ordre et qui serait par conséquent, à elle seule, ce que la nôtre ne peut être que dans son union avec la nature : un être complet, réel et vivant. » Et je terminai en lui disant : « Si vous sortez mal des paradoxes ce n'est pas que, comme chez ce bon Lachelier, on puisse vous reprocher d'avoir logé la nature et la philosophie aux deux étages d'une maison sans escalier. Car ce qui domine en vous, en votre être, en votre oeuvre, c'est l'ordre. Jouffroy, incrédule comme vous, avait, après bien d'autres, et Plotin le premier, la même soif de l'ordre universel et prétendait que le bien est l'ordre réalisé, le vrai l'ordre pensé, le beau l'ordre exprimé. Il vous est familier sous ces trois formes, cher ami, et c'est pourquoi en vous envoyant mes voeux de prompt rétablissement les plus affectueux, je me demande s'il n'est pas superflu de vous souhaiter aussi la paix de saint Augustin qui est la tranquillité de l'ordre. » * A cette date, Valéry et Fargue étaient morts. Alain et moi restions les seuls survivants de l'Archipel Fortuné. Mais depuis longtemps malade, notre doyen ne quittait plus sa petite maison du Vésinet. J'allais trop rarement le voir. Je le trouvais lisant Dickens ou écrivant difficilement et « sortant mal des paradoxes ». Je lui amenais des admirateurs et de belles admiratrices, car je savais qu'il les aimait belles et il n'avait pas oublié la façon de le leur témoigner avec grâce. Je lui fis faire par Béréa comme je l'avais fait pour Fargue un saisissant portrait que les collections du Petit Palais devraient bien acquérir. Il était pauvre. J'essayai d'obtenir pour lui le Grand Prix de la Ville de Paris, mais en vain ; trois ans après, je ne fus pas plus heureux. En dehors des autres jurés, je fus le seul à ne pas être surpris : mes efforts pour faire couronner Blondel, Marcel, Marie-Noël, Germaine Beaumont et d'autres aussi méritants ont eu le même sort. Qu'y faire ? Comme disait notre ami avec Hegel : « C'est ainsi ! » Maintenant, de l'Archipel Fortuné il ne reste plus qu'une île et la moindre de toutes ; le cher Alain est allé rejoindre ceux de nos commensaux déjà partis en avant - et attendre avec eux celui qui s'attarde encore ici bas. Pour eux, les énigmes sont résolues. Mais si l'ardeur de mourir pour revivre est dans Hegel, elle était aussi dans Alain. Comme il l'a dit lui-même : « Toujours la mort fermera la bouche avant que la bouche ait tout dit... Et il reste à imiter Dieu qui est dépasser tout et encore tout ; dépasser Dieu si on pouvait. » Et Alain, l'ombre d'Alain, et je veux dire son esprit qui en demeure le reflet parmi nous, est capable d'entreprendre ce dépassement même s'il lui faut des siècles pour y parvenir. Après quoi, ayant réalisé partout vérité et justice, il lui restera à accomplir avec délice dans ce qu'il aime par-dessus tout - je veux dire la poésie - et cela pour l'éternité. LUCIEN FABRE