IV. L'époque moderne 1. Le concile de Trente Le concile de Trente (1545-1563) s'est longuement occupé de la question liturgique, en réponse, d'ailleurs, à l'attente de la plus grande part de l'épiscopat. Il s'agissait, d'une part, de réaffirmer la doctrine catholique sur les sacrements face aux erreurs de la Réforme et, d'autre part, de procéder à une remise en ordre face aux abus, particulièrement la simonie, la superstition et l'irrévérence. Les ordinaires des lieux se voyaient confier la tâche d'éliminer tous les abus. Quant aux sacrements en général, le concile déclare : « Si quelqu'un dit que les rites reçus et approuvés de l'Église catholique, en usage dans l'administration solennelle des sacrements, peuvent être ou méprisés ou omis sans péché, au gré des ministres, ou encore être changés en d'autres nouveaux par tout pasteur des églises : qu'il soit anathème »1. Il était donc exclu, sous peine de péché, d'y apporter une quelconque modification. Avant de se séparer, les Pères conciliaires décrètent la publication d'un missel et d'un bréviaire, avec l'autorisation du pape, mais sans préciser si ces livres seraient obligatoires ou non2. Saint Pie V promulgua le bréviaire romain, en 1568, et la première édition typique du missel romain, en 1570, livres qui seront en vigueur dans toute l'Église latine. Notons que ces livres concernaient le rite romain, non le rite s'exprimant en langue latine. Or, nous avons vu que nombre d'autres rites étaient rédigés en latin. C'est pourquoi le caractère obligatoire des livres réformés ne s'imposait pas aux Églises orientales, d'une part, et, de l'autre, pas davantage aux diocèses ou aux ordres religieux ayant un rite en usage depuis deux cents ans au moins, ce qui était le cas du rit ambrosien, maintenu à Milan, ou du rit mozarabe, à Tolède. Quelques Églises, comme celle de Lyon, et quelques ordres religieux3 optèrent pour conserver leurs propres livres liturgiques. En 1584 le martyrologe romain4 voyait le jour, et s'imposait également à toute l'Église latine. 2. La langue liturgique Il convient d'apporter ici quelques précisions et distinguer langue liturgique et langue de l'apostolat. La première langue liturgique a sûrement été l'araméen. L'hébreu était une langue morte depuis le retour de la captivité. Les peuples de l'Orient ont une antique civilisation et ont une écriture et donc une littérature propres. C'est pourquoi la liturgie s'est exprimée dans leur langue. En revanche, en Occident, les peuples barbares n'avaient pas d'écriture. Ils ont donc assimilé le latin, de façon uniforme. Dès les origines la messe romaine a été célébrée en grec. Il en allait certainement de même à Lyon, vers 130, lors de l'épiscopat de saint Pothin, puis au temps d'Irénée, son successeur sur le siège épiscopal, de 177 à 202 environ. Mais la langue de l'apostolat à Rome, à Lyon et ailleurs, a été le latin ou une autre langue. Mais si 1 2 3 4 Session VII, c. 3 sur les sacrements en général, DH 1613. Le décret porte également sur la rédaction d'un catéchisme et sur l'index des livres interdits de lecture. Les Chartreux, les Dominicains, les Prémontrés. Certaines particularités chez les Carmes, les Franciscains, les Bénédictins, relèvent plus du propre de l'ordre que d'un rite véritable. Cf. M. Michaud, Les livres liturgiques des sacramentaires au missel, Paris, Librairie Arthème Fayard, coll. « Je sais – Je crois », 1961, p. 105. Du grec martys « témoin » et logos « parole ». Livre où l’on inscrivait primitivement le nom des seuls martyrs. Maintenant, il comprend aussi le nom et l’éloge des saints célébrés chaque jour par l’Église. Le martyrologe trouve son origine dans les diptyques. saint Irénée prêche en celte, il n'a jamais existé de liturgie chrétienne en celte ou gaulois. Quand la Gaule est devenue chrétienne, la langue gauloise avait disparu. Le passage du grec au latin dans la prière publique à Rome a dû s'effectuer au milieu du IVe siècle, l'expansion de l'évangélisation toujours de plus en plus des populations de langue latine. D'aucuns pensent que cette latinisation de la liturgie est due à saint Ambroise, qui aurait emprunté à l'Orient le principe de l'identité de la langue liturgique avec la langue de l'apostolat. Saint Damase (366384) l'aurait appuyé de son autorité apostolique. De sorte que « ce n'est pas l'Église qui a fait cette unité... Plus tard, elle a concouru à la maintenir, mais elle lui était antécédente... elle en a profité. Elle n'a pas eu à imposer partout le latin : partout, elle l'a trouvé... »5 La question de la langue en liturgie a été fort débattue au concile de Trente. « Les protestants, ayant abandonné la notion traditionnelle de sacrifice quand à la messe, n'avaient nul besoin d'une langue du Sacrifice, mais seulement d'une langue d'apostolat, la « Parole » était à peu près tout chez eux »6. L'on est donc resté à l'usage du latin. Mais si le concile de Trente a interdit l'emploi d'une langue vivante dans la messe, par souci de se démarquer du protestantisme, il a prescrit aux pasteurs d'y suppléer par une catéchèse faite au moment voulu7. 3. L'application de la réforme tridentine En ce qui concerne la liturgie, l'application de la réforme tridentine était du ressort de la congrégation des Rites et Cérémonies, créée en 1588 par Sixte-Quint avec l'ensemble de la curie romaine, qui comprenait alors quinze congrégations8. C'est à la congrégation des Rites qu'il revenait d'actualiser et d'uniformiser les livres liturgiques. En 1596, Clément VIII publia le pontifical romain, qui devenait obligatoire dans toute l'Église latine, tout autre pontifical étant abrogé, sauf coutume louable datant d'au moins soixante ans. En 1614, c'était au tour du rituel romain d'être promulgué. Contrairement aux livres précédents, son usage n'était pas rendu obligatoire. Cependant il contenait nombre de lois liturgiques qui s'appliquaient nécessairement à toute l'Église latine. Il ne s'imposait que dans les diocèses qui seraient érigés à l'avenir. Clément VIII a indiqué le sens de cette unification de la liturgie : « Afin que dans l'Église, répandue de par le monde entier, Dieu soit toujours loué et invoqué par les fidèles du Christ par une seule et même façon de prier et de psalmodier.9 » La période qui va du concile de Trente au concile de Vatican II a été qualifiée d'« ère du rubricisme ». En effet, la congrégation des Rites et Cérémonies exigeait l'application stricte des rubriques10 et donnait son interprétation en ce sens. Nombre de consultations adressées à la congrégation portaient en réalité non pas tant sur la célébration de la liturgie que sur des 5 6 7 8 9 10 M. Michaud, Les livres liturgiques des sacramentaires au missel, Paris, Librairie Arthème Fayard, coll. « Je sais – Je crois », 1961, p. 34-50 (la cit. est à la p. 46). M. Michaud, Les livres liturgiques des sacramentaires au missel, Paris, Librairie Arthème Fayard, coll. « Je sais – Je crois », 1961, p. 106. « Pour que les brebis du Christ ne souffrent pas de la faim… le concile ordonne aux pasteurs et à tous ceux qui ont charge d´âmes d´expliquer fréquemment, au cours de la célébration de la messe, par eux-mêmes ou par d´autres, tel ou tel des textes qui sont lus au cours de la messe et, entre autres, d´éclairer le mystère de ce sacrifice, surtout les dimanches et les jours de fête » (concile de Trente, sess. XXII sur le sacrifice de la messe, chap. 8, DH 1749. Cf. IGMR III, n° 11. Cf. N. del Re, La Curia romana. Lineamenti storico-giuridici, Cité du Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 4e éd., 1998. Clément VIII, bulle Cum in Ecclesia, 10 mai 1602 : « Ut Deus in Ecclesia, per universum orbem diffusam, uno et eodem orandi et psallandi ordine a Christi fidelibus semper laudetur et invocetur. » Du latin ruber « rouge ». Indications portées en rouge dans les missels, les différents rituels et ordines, livres liturgiques, le bréviaire – prière officielle de l’Église. Elles précisent les règles à observer dans les cérémonies ou les fonctions liturgiques. détails somme toute secondaires, mais non inintéressants pour qui veut célébrer les rites sacrés pie, attente ac devote. Il est vrai que la consultation des manuels de liturgie de l'époque montre qu'ils fourmillent de subtilités, décortiquant avec une extrême minutie les situations les plus rares comme les plus fréquentes en matière de défauts dans la célébration, de binage et trinage, de temps de la célébration, etc.11 4. Les rubriques Avant d'aller plus avant, disons un mot des rubriques. Il suffit d'ouvrir un livre liturgique pour constater que le texte des prières est imprimé en noir tandis que les indications sur le déroulement du rite et les règles à observer sont imprimées en rouge, « rubrum », en latin, d'où le nom de rubrique. Ces rubriques apparaissent aux XIe-XIIe siècles. En réalité, elles étaient déjà en usage dans le langage juridique des Romains, qui écrivaient les titres des livres et des lois à l'encre rouge12. À partir du XIVe siècle, le mot « rubrique » désigne les préceptes rituels du culte. En outre, à la fin du Moyen-Âge, la plupart des livres liturgiques sont précédés d'une introduction intitulée Rubricae generales, qui décrit les normes générales de la célébration. Le premier cérémoniaire à colliger les anciennes coutumes pour établir les « rubriques liturgiques » est Burchard, dans le missel de la curie romaine, imprimé en 150513. Le Breviarium Romanum de Pie V s'ouvre par les Rubricae generales Breviarii ; de même, le Missale Romanum de 1570 commence par les Rubricae generales Missalis, auxquelles saint Pie X fit ajouter, en 1914, des Additiones et variationes in rubriciis Missalis ad normam bullae « Divino Afflatu ». L'interprétation des rubriques relevait soit de la coutume, soit de l'autorité locale, soit le de la sacrée congrégation des Rites. Les spécialistes étaient appelés rubricistes ou rubricaires. Les rubriques n'ont pas toutes la même importance, d'où la nécessité d'une interprétation authentique. L'on distinguait les rubrique substantielles, appartenant à l'essence d'une action liturgique, de sorte que leur non respect entraîne l'invalidité de l'action, comme c'est le cas de la matière et de la forme des sacrements ; et les rubriques accidentelles, relatives aux cérémonies, qui ne portent généralement que sur la licéité de l'action afin que celle-ci produise tous ses effets bénéfiques pour le peuple chrétien. C'est le cas, par exemple, des exorcismes dans la baptême, du rite de l'offertoire à la messe, de l'invocation solennelle du Saint-Esprit dans la consécration des autels. Selon l'emplacement des rubriques dans les livres liturgiques, l'on distingue les rubriques spéciales des rubriques générales, selon qu'elles ont trait soit au texte lui-même ou à une action déterminée, soit au livre en général ou à un chapitre du livre. La nature de leur obligation les divise en rubriques préceptrices et rubriques directives, selon que les prescriptions sont obligatoires ou facultatives. 5. Une réaction La liturgie semblait ainsi figée dans un cadre normatif quasi-inamovible. Un « juridisme liturgique » conduisait à l'immobilisme et à la centralisation. Les manuels de liturgie en sont une illustration vivante. Si nul ne pouvait changer les rubriques, cela signifie que tout doute 11 12 13 Cf. Liturgia. Encyclopédie des connaissances liturgiques, publiée sour la dir. de l'abbé R. Aigrain, Paris, Bloud et Gay, 1835 ; Mgr G. Kieffer, Précis de liturgie sacrée ou Rites du Culte Public d'après les règles de la Sainte Église Romaine, Mulhouse-Tournai, Éditions Salvator-Éditions Casterman, 1946 ; L. Hebert, Leçons de liturgie à l'usage des séminaires, Paris, Berche et Pagès, 3 vol., 1947. Cf. M. Garrido Bonano, o.s.b., Curso de liturgia romana, Madrid, BAC, 1941, p. 167. M. Michaud, Les livres liturgiques des sacramentaires au missel, Paris, Librairie Arthème Fayard, coll. « Je sais – Je crois », 1961, p. 98. ou toute modification éventuelle devait être déférée à la congrégation des Rites et Cérémonies. Celle-ci réglementait la question par voie de réponses aux demandes des évêques, de rescrits, de résolutions, de déclarations et de décrets14, considérés comme s'imposant à toute l'Église et ayant une validité permanente. Collationnés, ils étaient publiés par décision du Souverain Pontife. Les évêques perdaient de ce fait toute possibilité d'initiative, si tant est qu'ils eussent voulu en prendre. Certains le firent pourtant. Et ce, dans notre pays, à l'instigation du roi, toujours jaloux des « libertés de l'Église de France »15. C'est ainsi qu'à la fin du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle, des évêques français publièrent leur propres livres liturgiques. Tant et si bien qu'avant la révolution, fort de leur autorité quatre-vingt-dix évêques sur les cent trente-neuf alors existants16 utilisaient des livres liturgiques « néo-gallicans ». Le saint-siège laissa faire. Cet exemple fut suivi dans certains diocèses d'Allemagne et d'Autriche. Ceci étant, la réaction à la tourmente révolutionnaire prit la forme de l'esprit ultramontain17. Presque tous les diocèses adoptèrent de nouveau les livres romains. Dom Prosper Guéranger (1805-1875) contribua à ce mouvement pour ce qui est de l'unification de la liturgie en France18, unification qui connaît toutefois des entorses, car la congrégation des Rites et Cérémonies autorisa plus d'une fois des suppléments diocésains comportant des rites locaux anciens. Mais l'uniformité tant décriée n'était pas aussi absolue qu'il y paraît. La congrégation des Rites approuva, le 28 novembre 1947, un rituel bilingue pour la France, étendu par la suite à des diocèses non français au moyen d'indults19. Ce rituel comportait certains rites extraits textuellement du Rituale romanum. Mais le décret ne portait aucune disposition supprimant l'emploi de rites particuliers canoniquement légitimes, qu'ils provinssent des rituels en vigueur ou ex consuetudine. La question se pose de savoir comment des rites non conformes au Rituale romanum pouvaient être légitimement en usage. Ce rituel romain a été promulgué par Paul V, le 17 juin 1614. Mais, contrairement à ce que son prédécesseur saint Pie V avait fait pour le bréviaire et le missel, il n'en rendit pas l'usage obligatoire, se limitant à exhorter les évêques et les curés à l'adopter. Et, dans bien des cas, l'adoption du Rituale romanum s'est accompagnée de l'approbation, par la Congrégation des Rites, d'un Supplément diocésain laissant, en fait, en vigueur sur certains points bon nombre de rites provenant des anciens Rituels locaux »20. Noirot fait remarquer que « dans bon nombre de cas, on rencontrera des rites pratiqués dans les paroisses, non pas conformément au Rituel romain - pourtant 14 Un décret de la S. Congr. des Rites, du 14 février 1632, avait interdit de publier ses décisions sans son accord. Pas moins de 4400 documents firent l'objet d'une publication officielle en 7 vol., de 1898 à 1927, couvrant la période 1807-1926. 15 Cf. D. Le Tourneau, L'Église et l'État en France, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que saisje ? », 2000. 16 L'on sait que le concordat de 1801 a réduit le nombre de circonscriptions ecclésiastiques, le nombre des diocèses notamment passant de à ( ). 17 Du latin ultra montem « outre-mont ». L’Italie et Rome, vues de France. Corps de doctrines et d’attitudes favorables à la primauté du pape, pasteur suprême de tous les catholiques. Il se développe en réaction contre le gallicanisme, qui revendique la supériorité de l’Église de France sur le pape, et la prétention à l’autonomie des Églises nationales et à l’intervention du pouvoir civil dans les affaires religieuses. Le concile Vatican I (1869-1870) ayant défini l’infaillibilité pontificale, selon laquelle le pape est assisté par l’Esprit Saint pour ne pas enseigner d’erreurs dans la foi, l’ultramontanisme, préparé par un Joseph de Maistre (1753-1821) ou un Félicité de Lamennais (1782-1854), connaît un regain de vigueur avec des hommes tels que le cardinal Pie (1815-1880), Louis Veuillot (1813-1883). 18 19 20 Son ouvrage L'Année liturgique fait date. Cf. Dom P. Delatte, Dom Guéranger, abbé de Solesmes, rééd. Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1984 ; Dom G.-M. Oury, Dom Guéranger. Moine au cœur de l'Église, Solesmes, Éditions de Solesmes, 2000. Cf. M. Noirot, « Les rituels diocésains : leur position canonique », RDC 2 (1952), p. 433-438. M. Noirot, « Les rituels diocésains : leur position canonique », RDC 2 (1952), p. 435. officiellement en usage -, mais conformément à des prescriptions d'anciens Rituels du diocèse qui ont toujours été suivis, rites qui tirent, par conséquent, leur légitimité de la coutume. C'est ainsi qu'il arrive même parfois (...) que des paroisses, appartenant autrefois à des diocèses autres que ceux auxquels elles sont présentement rattachées, aient conservé - et même quelquefois mieux que les diocèses dont elles ont été séparées - des rites spéciaux »21. Ici l'auteur cite le cas d'une paroisse jurassienne (Les Rousses) ayant appartenu autrefois au diocèse de Lyon (elle a été érigée en 1613) et conservant encore actuellement (malgré l'érection du diocèse de Saint-Claude, en 1742, dont elle fait partie depuis cette date) le rite lyonnais de la « procession rurale » les dimanches situés entre les deux fêtes de la Croix (3 mai et 14 septembre) »22. 21 22 M. Noirot, « Les rituels diocésains : leur position canonique », RDC 2 (1952), p. 435-436. M. Noirot, « Les rituels diocésains : leur position canonique », RDC 2 (1952), p. 436.