Florence Dupont
GREP 4 février 2014
La voix perdue
Pourquoi traduire les tragédies grecques anciennes en français ?
Pourquoi Médée à Bali ?
- Andrew Ford The Origins of Criticism, Literary Culture and Poetic Theory in Classical Greece
Princeton University Press, 2002 (ouvrage cité Ford 2002) et
- David Wiles, Tragedy in Athens, 1999 (1997)
- Nicole Loraux, La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Gallimard, 1999
- Patricia Legangneux, Les tragédies grecques sur la scène moderne une utopie théâtrale, Les Presses
du Septentrion, Lille, 2004
La voix n’est pas une catégorie transculturelle d’analyse ni une réalité objectivable. C’est une relation
variant selon les codes de langage.
Voix = émission orale des énoncés et leur audition. En français = instrument d’oralisation, liée à une
personne, un énonciateur. Cf. prêter sa voix à…
Ce n’est pas le cas en grec et en latin.
Phonè et grec = énoncé oralisé. Comme uox en latin.
Donc la voix est perdue dans la transcription. Les mots transcrits oralisés dans un autre contexte
culturel, ne seront plus la même voix.
1. La place de la « voix » dans le spectacle tragique à Athènes au Vème s. av JC.
L’ethnopoétique m’a permis de prolonger une perception d’abord anthropologique sur ce que
les Athéniens appelaient « tragoedia » aux VI et Vème s. av.JC. En particulier le travail de Filippo, et
aussi celui d’Estelle sur le deuil et les fêtes de deuil. Cf. La voix actée.
Une tragoedia était une fête de deuils, mais autour de deuils fictifs.
Présentation anthropologique
Pour nous le mot tragédie calqué sur le mot grec tragoedia désigne un texte (tragédie de
Sophocle) ou un genre poétique. A Athènes tragoedia n’était ni l’un ni l’autre.
La tragoedia désigne un des concours musicaux des fêtes de Dionysos au cours des quelles lui
sont offerts des chœurs de diverses sortes . Les chœurs sont des chants dansés par un groupe rituel
et offerts à Dionysos La tragédie c’est d’abord des choeurs tragiques. Et donc un événement rituel.
Tous ses composante esthétiques : chants, danse et poésie, ne visent qu’à réaliser le rituel du mieux
qu’il est possible, le réussir. En grec poiein tragoedian « faire une tragédie », ne signfie pas écrire une
tragédie, mais réaliser cet événement rituel. (Andrew Ford). La poiesis est la réalisation globale et
non seulement la composition poétique .
Réussir une tragoedia, c’est obtenir le sultat attendu, c’est-à-dire globalement pour le public
pleurer ensemble, en empathie avec les chants endeuillés du chœur et la musique déchirante de
l’aulos.(Nicole Loraux). Pour les choreutes, selon certains historiens (Fromma …), il s’agit un rituel de
passage, des jeune gens, en fin de service militaire jouent des rôles - esclaves, femmes, barbares,
veillards - qui sont à l’opposé de la classe d’age où ils vont entrer, celle des hommes adultes, libres et
citoyens et soldats, les andres. Ils jouent le rôle de ceux qu’ils vont dominer ellement et
symboliquement, ils prennent une voix gémissante, sanglotante, suppliante, chevrotante… qu’ils ne
devront jamais avoir.
Plus généralement dans ce dispositif spectaculaire qu’est la tragoedia, la voix - et son
expansion : la musique - font entendre le statut social et le genre, fictifs des choreutes et des
personnages à un moment donné. Ils sont leur voix. La voix est jouée, ce n’est pas celle des
énonciateurs qui incarneraient un rôle, mais elle est créée artificiellement par l’acteur ou par le
chœur, selon un code musical de jeu. Identité vocale discontinue.
Les vers et strophes sont composés, en même temps que la musique, par le chorodidaskalos,
Euripide, celui qui fait répéter les chœurs et que nous appelons le poète tragique. Ces vers sont
destinés à être oralisés selon les injonctions du chorodidaskalos. Ils n’existent que comme « voix ».
Or seuls les mots transcrits de ces vers, ou strophes ont été conservés, des énoncés muets. Les
phonai ont été perdues. Elles ne peuvent être reconstituées qu’intellectuellement grâce à
l’ethnopoétique.
Analyse ethnopoétique.
Repartons de la tragoedia comme événement énonciatif, au service d’une rituel.
1. Tous les éléments énonciatifs sont déterminés par le but ; faire pleurer sur des personnages
fictionnels, par la médiation des chants du chœur. Le poète (chanteur) tragique transforme des
récits « mythologiques » plus ou moins connus pour créer le plus grand nombre de situations
« déplorables ». par exemple Antigone et sa ribambelle de morts. Mélodrame. Ou encore Médée
dont Euripide invente l’infanticide. iI crée des personnages de deuil, par exemple Electre. (Eschyle)
Par conséquent la tragoedia ne raconte pas un vieux mythe, terrifiant et problématique comme
il a été souvent affirmé. Le récit est un moyen.
2. Le public est co-énonciateur de l’événement et non pas spectateur au sens moderne, iI ne
regarde pas un récit. Il pleure avec les choreutes, ou se réjouit, s’indigne avec eux. Il est en empathie.
Sinon il est dans une distance esthétique, ludique quand le chœur se tait. Quand le récit est
horrible, pas d’émotion. Le récit est un type d’énonciation, et non un énoncé. Le terme qui désigne le
spectateur « théatès » signe non pas le fait de regarder mais une forme particulière d’écoute,
esthétique et ludique. Selon le type d’énonciation la participation du public varie. Cette perception
esthétique et ludique est caractéristique du « théâtron » et distingue les chœurs tragiques des autres
chœurs.
Théâtron (théamai) : espace le public « regarde la parole ». Alternance des larmes et du
plaisir ludique et esthétique.
3. Autres usages de la phonè. En dehors des chants, le spectacle est celui de la parole
sophistique et de la parole narrative.
La parole narrative ne se limite pas aux récits d’événements ayant eu lieu hors de l’espace de
jeu, mais tout ce qui s’y passe. Le IL est remplacé par un JE ou un TU. Aucun événement n’est jamais
donné en spectacle mais raconté par le personnage à la première personne. L’intérêt de passer du IL
au JE est qu’il fait entendre la Voix, c’est-à-dire les sentiments et le statut du personnage. L’énoncé
devient performatif et implique une JE sonore. Dire « je chante le deuil » n’est pas « il chante le
deuil ». C’est pourquoi les messagers qui font des récits à la 3ème personne ne doivent pas « imiter »
les personnages de leurs récits. Différence de voix. Un personnage est une voix mais pas un corps et
encore moins une incarnation. Seule la phonè joue. C’est la voix du masque.
Parole sophistique : plaisir de la parole rhétorique pour elle-même sans enjeu. Paradoxe et
agôn. Exemple Médée ou Antigone. La fonction persuasive de la parole est donnée en spectacle, elle
n’est pas sérieuse, c’est le plaisir d’être entraîné vers des idées contre-intuitives. Médée : les femmes
n’ont pas intérêt à se marier, les hommes à avoir des enfants.
Donc le jeu des voix phonai est constitutif de l’événement tragédie et il présuppose un public
formé à « l’écoute théâtrale » dès l’enfance. Ce jeu des voix est propre à la tragédie athénienne et
s’enracine dans les diverses pratiques énonciatives de la cité d’Athènes. La parole sophistique est
issue de la parole politique, la parole narrative est un des aspects de l’usage du masque théâtral.
En contraste avec nous spectateurs aujourd’hui formés à « l’illusion de la représentation »,
passant par l’image. Nous avons un usage pauvre de la voix qui ne sert qu’à dire un « texte », à
l’oraliser sans codification théâtrale ; l’oralisation se rabattant sur le sens et l’usage extra-théâtral.
Exemple : une Médée « féministe », incarnée par une actrice.
Nous regardons une pièce de théâtre comme la représentation d’une histoire, les acteurs
représentent les personnages de l’histoire. Médée d’Euripide ou de Sénèque seraient la
représentation de l’histoire de Médée infanticide. En réalité cérémonie des larmes sur Médée et ses
enfants, Jason Créon, Creuse.
Et le spectacle est lui même la « représentation » d’un texte.
Théâtre de la représentation vs théâtre de l’écoute ludique ou encore théâtre du jeu et des
larmes.
Donc la dimension sonore, la voix, essentielle, à la réalisation de la tragédie n’est pas
exportable. La voix est perdue avec le public.
(Cf. Texte ci-joint) Exemples de jeux de la voix. Le début de Médée d’Euripide. Le kommos.
Médée chante le deuil en tant que voix de femme. Elle fait un discours politique en tant
qu’homme.
Toute la pièce montre une tension entre la tentation, du chant endeuillé et douloureux (voix
féminine, femme-épouse-mère) qui risque de jaillir à chaque onomatopée et la volonté de la parole
non chantée (voix masculine), nécessaire à la vengeance. A la fin Médée retrouve le chant. C’est un
chant de triomphe masculin (péan) et Jason a le chant/lavoix qui était celle de Médée au début, le
chant du deuil féminin.
Tout cela montre que même jouée en grec ancien, devant un public d’hellénistes, la Médée
d’Euripide aurait perdu sa voix, ses voix. Elle a perdu le code tragique ancien
1. qui faisait de la voix non pas une expression de la personne, mais une sonorisation du
masque, créant un personnage qui ne représente rien ni personne. Le personnage de Médée est par
sa voix une gunè en deuil et un orateur public et une épouse et une mère paradoxale et…
2. qui faisait de la parole de l’acteur un IL transformé en JE. Ce qui lui permet d’accéder à une
voix. Mais le corps de Médée est absent.
Aujourd’hui tous ceux qui regardent Médée avec ou sans masque, en grec ou en traduction,
sont prisonniers du code de la représentation, ils croient assister à la représentation de l’histoire de
Médée, écrite par Euripide, grâce à la mise en scène de son « texte ». La médiation se ferait grâce à
ce « texte » qui donnerait au mons accès à une trace de l’événement.
Or ce « texte » est une fabrication bien postérieure à Euripide. Texte destiné d’abord à l’édition.
Ce texte édité fabrique un théâtre qui n’a jamais existé en dehors des livres. Il n’a jamais été mis en
scène.
Or ce que nous traduisons aujourd’hui sont des faux, datant de la Renaissance. Des textes ont
été fabriqués à partir des énoncés conservés, comme si ces énoncés existaient par eux-mêmes.
Comme s’ils avaient du sens par eux-mêmes, isolés. Alors qu’ils n’étaient que la trace laissée par les
voix éteintes d’un événement perdu.
Le « texte » ne peut pas servir de médiation avec l’événement.
Donc il faut faire sauter ce verrou de l’édition textuelle et de la mise en scène d’un texte,
traduit ou non. Revenir aux énoncés d’avant l’édition, en se débarrassant de ‘l’appareil éditorial et
reconstituer les énonciations fragmentées dont ils sont la trace. Ce qui va nous livrer un matériau
informe que nous pouvons mettre au service d’un code spectaculaire contemporain. Européen ou
non.
II La traduction/ adaptation/ matériau
Il faut donc commencer par se débarrasser des éditions modernes et des traductions qui se
calquent sur elles.
Rappel rapide et historique sur ces traductions et éditions.
Que restait-il des ancienne performances ? En général rien. Pour quelques unes des vers, ou
des strophes seule trace matérielle, destinés à cet événement rituel. C’est un matériau informe qui
ne prenait pas la forme d’un livre ni d’un manuscrit suivi. Ce sont des partitions verbales distribuées
aux acteurs (chef de troupe) et répétées par les choreutes. Ils ne forment pas un « texte ». Les mots
ne sont pas séparés, l’attribution des personnages n’est pas mentionnée.
Matériau informe : énoncés discontinus, pas un « texte ». Instable. Modifiés par les familles
d’acteurs qui donnent des récitals d’extraits souvent en ajoutant de la musique. en coupant,
modifiant, ajoutant.
Ces manuscrits les plus anciens ont disparu. Ensuite ils ont été compilés (Alexandrie 1 s.) que
les bibliothèques ont conservé sous une forme consultable mais non pas lisible au sens moderne. Ils
servaient de « modèles » pour les poètes ou de réservoirs de citations pour les orateurs et les
philosophes. On est déjà dans l’édition textuelle.
Car ce qui est édité est un « texte » fabriqué par un appareil éditorial qui en impose une
lecture. Toute déterritorialisation se réalise avec une reterritorialisation, sans étape intermédiaire.
L’extraction d’un énoncé crée cet énon comme constitutif d’une autre énonciation potentielle :
lecture ou spectacle. Nous avons l’illusion que l’énoncé existe en soi parce que nous l’avons transcrit
et que nous le lisons. Mais cette transcription n’est qu’une façon entre autres de fragmenter
l’événement énonciatif, en fonction du territoire d’arrivée. Ici la lecture.
Il y a, d’ailleurs, toute sorte de lectures. Ainsi dans l’Antiquité les tragédies sont l’objet d’une
lecture fractionnée - un ou deux vers - : soit sapientiale, soit comme un dictum (un bon mot).
Actuellement les éditions de théâtre antique sont lues dans leur globalité, comme des textes
cohérents, destinés à des mises en scènes qui en seront l’interprétation. Donc à partir d’un matériau
au départ informe, des pratiques éditoriales plus ou moins brutales ont fabriqué un « théâtre grec » -
ou plutôt des théâtres grecs, variant selon les époques - qui n’ont jamais existé.l la forme de chacun
d’entre eux est celle du théâtre contemporain de l’éditeur et ou du traducteur. Aujourd’hui une
édition de théâtre, suppose une table des personnages, des actes et des scènes, une distribution des
répliques aux personnages, un lieu, un temps. Des didascalies, mais sans indication de musique ou de
vers.
traduction
Chaque traduction va ensuite se modeler sur l’édition, faisant semblant de retrouver la vérité
du texte. Or ce texte est un faux, il est l’effet de l’édition.
En effet, avant toute traduction la création d’un énoncé grec - ou latin - par l’édition, en
implique une lecture. Les éditions contemporaines des traductions visent soit une lecture savante
(Belles Lettres), soir une lecture de metteur en scène. Ces éditions soumettent les énoncés grecs à
une mise en forme textuelle qui n’est rien d’autre que leur traduction anticipée. Ce que traduit le
traducteur est toujours un faux. Avec l‘illusion qu’il y aurait un sens révépar une lecture neutre et
contenu dans l‘énoncé grec.
L’histoire des éditions et de la traduction des tragédies grecques ou latines, montre qu’il s’agit
de créer une fausse continuité entre la Grèce « qui aurait inventé le théâtre » et nous « qui faisons
encore du théâtre ». Les éditions fabriquent des textes qui n’ont jamais existé mais qui ressemblent à
nos éditions de théâtres, qui ensuite sont « bien » ou « mal traduites », ce qui ne change rien. Selon
l’idée trompeuse que notre théâtre de la représentation peut faire voir des spectacles qui ne relèvent
pas du même code énonciatif, en traduisant les énoncés d’origine.
Ce qui est occulté, entre autres, est le statut culturel de la voix au théâtre dans l’événement de
la culture de départ et l’événement de la culture d’arrivée. Comme l’énoncé n’est pas isolable, n’a
pas une signification en soi, mais que c’est un matériau informe qui ne prend sens que dans une
relation codifiée avec un destinataire, il ne peut être traduit qu’en destination d’un type de spectacle
qui lui donne une forme nouvelle et une voix qui en aucune manière ne peut être l’équivalent de la
voix perdue.
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