Les débats de l'Obs : Demain, le krach ? http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2265/articles/a371662-.html SEMAINE DU JEUDI 03 Avril 2008 Le chef de file de l'Ecole d'Economie de Paris et le héraut du libéralisme divergent sur la nature de la crise actuelle du capitalisme et les solutions possibles par Daniel Cohen et Guy Sorman Le Nouvel Observateur. - Alors, en 2008, assiste-t-on à une crise du capitalisme ou à celle du capitalisme financier ? Guy Sorman. - On a tendance, en France, à opposer les «bons» et les «méchants», le «bon» capitalisme industriel, produisant des objets réels, des voitures, des produits sidérurgiques..., et le «méchant», financier, virtuel. Tous les deux participent pourtant au même système. L'un et l'autre sont structurés par des entreprises en recherche de profit dont le succès dépend de leur capacité d'innovation. L'idée qu'il existe un bon capitalisme industriel qui puisse se passer d'un capitalisme financier relève de la démagogie car, pour qu'il y ait croissance, il faut qu'il y ait crédit. Plus de croissance suppose plus de crédit, donc plus d'innovation financière et plus de prise de risque, car les «pannes» du capitalisme financier, plus complexe, plus mondialisé, donc soustrait dans une certaine mesure à la réglementation et à la concurrence, sont plus nombreuses. Mais il y a complémentarité, non opposition entre ces deux faces du capitalisme. N. O. - A quoi attribuez-vous sa crise ? G. Sorman. - L'origine est américaine. Les Etats-Unis bénéficient avec le dollar d'un avantage gigantesque. La puissance de l'économie américaine incite traditionnellement épargnants et investisseurs à placer leur argent dans les banques et les places financières de ce pays. Fortes de cette tendance, les banques américaines se sont endettées sans limites. Aujourd'hui, le système financier américain est piégé par sa propre suprématie. Disposant d'un cash illimité, il a négligé les contrôles : contrôles internes, qui ne sont plus à la mesure de la sophistication des placements; contrôles externes, puisque le marché est désormais mondial. Les banques ont pris des risques inconsidérés, créant une bulle spéculative qui, comme toutes les bulles, hier celle des tulipes hollandaises comme récemment celle d'internet, finit par éclater... N. O. - Signant ainsi l'échec d'un libéralisme débridé ? G. Sorman. - Ce capitalisme financier a énormément innové pour nourrir la croissance. Sans lui, la croissance aux Etats-Unis, en Europe mais aussi en Chine, en Inde ou au Brésil aurait été plus lente. Mais plus l'innovation est forte, plus le risque est grand. La répartition des risques sur une population de plus en plus vaste a permis le décollage de nombreux pays. Ce bénéfice se paie aujourd'hui, pour l'économie réelle, d'une crise à la hauteur des risques qui ont été pris. D. Cohen. - Je ne vois pas les choses comme ça. Je crois que nous sommes au coeur d'une crise majeure. Peut-être pas de l'ampleur de la crise de 1929, car l'expérience d'une crise permet d'éviter sa répétition, mais comparable à la crise japonaise des années 1990, qui a cassé le ressort de la croissance de ce pays pendant dix ans. Depuis le milieu des années 1980, les marchés financiers gouvernent le monde, on redécouvre aujourd'hui qu'ils ne sont pas capables de se gouverner eux-mêmes. Les années 1980-1990 ont entretenu l'illusion que les marchés étaient par nature les mieux à même d'apprécier les risques qu'ils prenaient au point qu'on a demandé aux institutions financières d'évaluer elles-mêmes les risques destinés à calculer leurs ratios prudentiels. De même, les nouvelles normes comptables internationales obligent les entreprises cotées à inscrire à leur bilan les actifs à leur valeur du marché, alors que celle-ci est notoirement instable. On prend aujourd'hui la mesure de cette fiction. En réalité, les marchés financiers sont de toute éternité soumis à une instabilité récurrente, et il est extrêmement dangereux de les laisser s'autoréguler. N. O. - Quelles sont les causes de cette instabilité ? D. Cohen. - Les marchés financiers fonctionnent d'abord j sur un registre mimétique : si tout le monde vend, je ! vends, si tout le monde achète, j'achète. Keynes remarquait déjà que la fonction des marchés n'est pas de dire si une entreprise est bonne, mais de dire ce que l'on pense que les autres en penseront. Les marchés impriment aux entreprises leur stratégie, mais sont euxmêmes habités par des vagues d'irrationalité collectives qui amplifient les phénomènes de mode : dès lors, en voulant anticiper la «mode» de demain, chacun a d'une certaine façon tendance à l'amplifier. Comme le dit très bien le chercheur André Orléan, un investisseur avisé qui voudrait déjouer ces modes a plusieurs fois le temps de faire faillite avant que les marchés ne reviennent à la raison. Ce n'est pas une bonne nouvelle pour la gouvernance mondiale. Deuxième facteur d'instabilité : l'asymétrie des modes de rémunération des acteurs de cette finance mondiale. En cas de succès, l'opérateur touche une rémunération proportionnelle au gain qu'il a réalisé pour son établissement financier. En cas d'échec, en revanche, la sanction ne sera pas proportionnée aux pertes : il perdra ses bonus, sa carrière sera peut-être brisée, mais il y aura toujours une limite. Voyez Jérôme Kerviel à la Société générale. Jouer 10 ou 100 milliards peut multiplier les gains par 10, mais la sanction eût été la même dans l'un ou l'autre cas. Les banquiers le disent euxmêmes en d'autres termes : quand il y a des gains, c'est pour les banques d'affaires, et lorsqu'il y a des pertes, c'est pour les banques de dépôt. Conséquence de cette asymétrie : quelles que soient les réglementations, les marchés financiers sont toujours au taquet, au plus près du risque, pour profiter de cet effet de levier. Pour éviter cette course au risque extrême et la contamination de tout le secteur financier, le législateur américain avait séparé banque de dépôt et banque d'investissement au lendemain de la crise de 1929. La distinction, même si elle apparaît archaïque à certains, entre économie réelle (les entreprises avec leur bilan, leurs projets d'investissements, leur croissance), qui est excellente à l'heure de la mondialisation, et économie financière, qui est sortie de son lit et menace d'étouffer le crédit (le crédit crunch) , devrait être rétablie. L'autre priorité : en finir avec cette situation où ce sont les marchés financiers qui autoévaluent les risques qu'ils font prendre à eux-mêmes et au reste de la société. Cela pose le problème des agences de notation [NDLR : dont la fonction est de «noter» les produits financiers]. Il faut noter les notateurs, qui arguent de leur liberté d'opinion lorsqu'ils se sont manifestement trompés. Il n'y a donc pas d'analogie entre cette crise et celle de la bulle internet de 2000. G. Sorman. - Le mécanisme est pourtant le même. D. Cohen. - Il est totalement différent. La bulle internet est à l'image de celles qui ont salué les chemins de fer et l'électricité : on a cru en un nouvel eldorado et on s'est trompé, non sur le fond mais sur l'ampleur des gains. Cette fois, c'est le système financier qui joue avec lui-même, qui s'est mis en péril pour faire jouer l'effet de levier maximum. Pis, les autorités monétaires ne disposent pas des instruments pour résoudre la crise. Car que peuvent-elles faire ? Refinancer les banques en injectant des liquidités le temps que les gens reprennent confiance ? Elles l'ont fait. Sans résultat : on est passé d'une crise de liquidités très courte à une crise de solvabilité. Mais derrière la crise des «subprimes» (crédits immobiliers à risque), c'est toute l'infrastructure du crédit hypothécaire qui est en train de s'écrouler. Si les prix de l'immobilier s'effondrent et reviennent à leur niveau d'il y a dix ans, entraînant dans leur chute les produits financiers dérivés, ce sont non pas 200 à 300 milliards mais dix fois plus qu'il faudra trouver pour les recapitaliser. Hors de portée des banques centrales. Evidemment, on peut toujours, comme au Japon dans les années 1990, pratiquer des taux très bas, très longtemps, pour permettre aux banques de se refinancer, disons en dix ans, mais avec la hausse des matières premières ce laxisme des banques centrales attisera l'inflation. Restent les fonds souverains, ces fonds étrangers disposant de liquidités colossales : ils ont les moyens, eux, de recapitaliser les banques. Actuellement, c'est le seul instrument de politique publique. G. Sorman. - La crise actuelle ne doit pas faire oublier les services rendus par le capitalisme financier. Ce système n'est pas endogame. L'argent créé ne sert pas uniquement à enrichir les traders. A partir du moment où personne ne croit plus depuis trente ans à l'autorégulation du monde économique et spécifiquement du système financier - il y a toujours un tiers arbitre -, nous sommes confrontés à deux problèmes, celui de la sanction interne et celui de la sanction externe. L'exemple de la Société générale illustre de façon caricaturale la carence de la première. Quant à la sanction externe, elle pose le problème d'une réglementation adaptée au niveau de sophistication des nouveaux instruments financiers. Là aussi beaucoup reste à faire, comme l'a montré l'affaire Enron, entreprise longtemps citée en exemple malgré ses excès. La crise est-elle pour autant incontrôlable ? L'expérience peut nous permettre d'éviter les erreurs des années 1930. Que le rachat des banques en faillite ait commencé est une très bonne chose. Y aura-t-il une seconde phase, intervention massive du gouvernement américain, recapitalisation des banques... et mutualisation des pertes ? C'est déjà arrivé dans le monde industriel : rappelez-vous le sauvetage de Chrysler. Le problème n'est pas de rester dans je ne sais quelle pureté idéologique, mais de sortir de cette impasse. Les fonds souverains ? Leur intervention est inéluctable. Impossible de laisser impunément s'accumuler de gigantesques masses de cash dans certains pays si nous voulons une poursuite de la croissance. Il y aura nécessairement redistribution des cartes. Au lieu de s'en inquiéter au motif qu'Arabes ou Chinois s'empareraient de nos banques et de nos industries, pourquoi ne pas saluer l'arrivée de nouveaux acteurs économiques qui, comme les autres, obéiront à la logique économique mondiale ? Je pense qu'on s achemine vers une consolidation. D. Cohen. - La consolidation a certainement commencé. Le rachat de Bear Stearns par JP Morgan pour quasiment un dollar symbolique l'illustre. Mais l'effondrement du système financier luimême - le risque actuel - est plus grave qu'une crise de solvabilité limitée à un secteur ou à une banque en particulier. A partir du moment où le système perd ses repères, perd confiance en lui, il fabrique une crise qui, se nourrissant d'elle-même, se propage à l'ensemble de l'économie. Ce qui se passe aujourd'hui est à une autre échelle, l'unité de compte est le trillion (NDLR : 1 trillion = 1000 milliards). En se propageant, la crise affecte tous les fronts, immobilier, monétaire avec la chute du dollar et la relance de l'inflation due à la flambée des matières premières. Peut-être allons-nous cumuler la stagflation des années 1970 et la récession japonaise des années 1990 ? Une recapitalisation par les fonds souverains au nom de la logique du marché ? Je trouve inquiétant que notre intelligence collective soit subordonnée à la question de savoir si, pondérant avantages et inconvénients à six mois des JO, la Chine va racheter telle ou telle banque; extravagant que la solution de nos problèmes dépende du calcul en opportunité d'une poignée d'Etats assis sur une rente pétrolière; alarmant que les pays occidentaux soient incapables d'imaginer une alternative comme s'ils n'osaient plus concevoir de recapitalisation de leurs banques par la puissance publique de peur d'être taxés de soviétisme. G. Sorman. - En Grande-Bretagne, l'Etat vient pourtant d'intervenir avec la «nationalisation» de fait de Northern Rock. Pourquoi pas aux Etats-Unis ? D. Cohen. - Il a d'abord été question de créer une caisse de mutualisation des risques liés aux «subprimes», abondée par les banques; il y a eu ensuite l'injection d'une centaine de milliards à destination des ménages. Depuis dix mois on parle, on parle, sans arriver à une solution. A six mois de la fin de son mandat, l'administration Bush a du mal à accepter l'idée d'une intervention publique. La rumeur veut pourtant qu'un plan de rachat de la dette en détresse soit envisagé. Première estimation de son coût : 2 000 milliards ! G. Sorman. - Dans un vrai régime libéral, les banques qui ont péché devraient disparaître. Dans notre économie mixte, on hésite de peur que la purge ne tue les malades. Résultat : le crédit crunch. Les thérapies douces retardent la sortie de crise. D. Cohen. - Pour faire mon mea culpa, je pensais aussi au début que nous étions dans une crise des «subprimes» et que les spéculateurs devaient payer, sans que l'Etat intervienne. Et puis on est passé d'un scénario à un autre, un scénario où, comme en 1929, la vague de croissance portée par l'innovation technologique risque d'être cassée pendant dix ou quinze ans par l'emballement de la sphère financière. La crise de 1929 avait délégitimé les marchés financiers. La révolution financière des années 1980 peut nous faire replonger dans une crise du même type avec non pas les mêmes mécanismes mais la même logique. Ben Bernanke, le patron de la Réserve fédérale et ancien professeur d'économie, a très bien décrit cette propagation dans sa thèse : effondrement des prix de l'immobilier, multiplication des faillites bancaires annonçant la chute de la production industrielle - et non l'inverse - et inadaptation de la baisse des taux d'intérêt à une situation où plus personne ne prête. Avec sous les yeux ce qu'il a décrit, il doit aujourd'hui être désespéré de ne pas disposer d'outils adaptés pour faire face. G. Sorman. - Je souhaite surtout que les gouvernements actuels ne réagissent pas comme les responsables l'avaient fait à l'époque, par le protectionnisme et la cartellisation, qui avaient encore prolongé la crise. D. Cohen. - Il n'y aura pas de protectionnisme, pour une raison très simple : à 1,50 euro, le dollar est une puissante incitation pour les Européens à délocaliser leurs activités vers les EtatsUnis, qui ont précisément besoin de se recapitaliser. Une monnaie sous-évaluée est la meilleure réponse au protectionnisme. Le risque protectionniste est chez nous, aussi longtemps que l'euro restera surévalué. G. Sorman. - On peut répéter qu'une idée est fausse, montrer qu'elle l'est expérimentalement, mais on ne peut empêcher qu'elle revienne et ait un impact politique. Lorsque les deux candidats démocrates américains rivalisent de protectionnisme dans leurs discours, tout peut arriver... Guy Sorman Essayiste et écrivain, Guy Sorman vit à New York. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont «la Solution libérale», «Made in USA. Regards sur la civilisation américaine», «l'Année du Coq. Chinois et rebelles», chez Fayard. Il publie chez le même éditeur «L'économie ne ment pas». Daniel Cohen Professeur à l'Ecole normale supérieure, Daniel Cohen est viceprésident de l'Ecole d'Economie de Paris et directeur du Cepremap. Il est l'auteur, entre autres, de ««Trois Leçons sur la société postindustrielle» (Seuil). Il vient de diriger avec Philippe Askenazy «27 Questions d'économie contemporaine» (Albin Michel). Jean-Gabriel Fredet Le Nouvel Observateur