Les débats de l'Obs :
Demain, le krach ?
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SEMAINE DU JEUDI 03 Avril 2008
Le chef de file de l'Ecole d'Economie de Paris et le héraut du
libéralisme divergent sur la nature de la crise actuelle du
capitalisme et les solutions possibles par Daniel Cohen et Guy
Sorman
Le Nouvel Observateur. - Alors, en 2008, assiste-t-on à une
crise du capitalisme ou à celle du capitalisme financier ?
Guy Sorman. - On a tendance, en France, à opposer les «bons»
et les «méchants», le «bon» capitalisme industriel, produisant
des objets réels, des voitures, des produits sidérurgiques..., et le
«méchant», financier, virtuel. Tous les deux participent pourtant
au même système. L'un et l'autre sont structurés par des
entreprises en recherche de profit dont le succès dépend de leur
capacité d'innovation. L'idée qu'il existe un bon capitalisme
industriel qui puisse se passer d'un capitalisme financier relève
de la démagogie car, pour qu'il y ait croissance, il faut qu'il y ait
crédit. Plus de croissance suppose plus de crédit, donc plus
d'innovation financière et plus de prise de risque, car les
«pannes» du capitalisme financier, plus complexe, plus
mondialisé, donc soustrait dans une certaine mesure à la
réglementation et à la concurrence, sont plus nombreuses. Mais il
y a complémentarité, non opposition entre ces deux faces du
capitalisme.
N. O. - A quoi attribuez-vous sa crise ?
G. Sorman. - L'origine est américaine. Les Etats-Unis bénéficient
avec le dollar d'un avantage gigantesque. La puissance de
l'économie américaine incite traditionnellement épargnants et
investisseurs à placer leur argent dans les banques et les places
financières de ce pays. Fortes de cette tendance, les banques
américaines se sont endettées sans limites. Aujourd'hui, le
système financier américain est piégé par sa propre suprématie.
Disposant d'un cash illimité, il a négligé les contrôles : contrôles
internes, qui ne sont plus à la mesure de la sophistication des
placements; contrôles externes, puisque le marché est désormais
mondial. Les banques ont pris des risques inconsidérés, créant
une bulle spéculative qui, comme toutes les bulles, hier celle des
tulipes hollandaises comme récemment celle d'internet, finit par
éclater...
N. O. - Signant ainsi l'échec d'un libéralisme débridé ?
G. Sorman. - Ce capitalisme financier a énormément innové pour
nourrir la croissance. Sans lui, la croissance aux Etats-Unis, en
Europe mais aussi en Chine, en Inde ou au Brésil aurait été plus
lente. Mais plus l'innovation est forte, plus le risque est grand. La
répartition des risques sur une population de plus en plus vaste a
permis le décollage de nombreux pays. Ce bénéfice se paie
aujourd'hui, pour l'économie réelle, d'une crise à la hauteur des
risques qui ont été pris.
D. Cohen. - Je ne vois pas les choses comme ça. Je crois que
nous sommes au coeur d'une crise majeure. Peut-être pas de
l'ampleur de la crise de 1929, car l'expérience d'une crise permet
d'éviter sa répétition, mais comparable à la crise japonaise des
années 1990, qui a cassé le ressort de la croissance de ce pays
pendant dix ans. Depuis le milieu des années 1980, les marchés
financiers gouvernent le monde, on redécouvre aujourd'hui qu'ils
ne sont pas capables de se gouverner eux-mêmes. Les années
1980-1990 ont entretenu l'illusion que les marchés étaient par
nature les mieux à même d'apprécier les risques qu'ils prenaient
au point qu'on a demandé aux institutions financières d'évaluer
elles-mêmes les risques destinés à calculer leurs ratios
prudentiels. De même, les nouvelles normes comptables
internationales obligent les entreprises cotées à inscrire à leur
bilan les actifs à leur valeur du marché, alors que celle-ci est
notoirement instable. On prend aujourd'hui la mesure de cette
fiction. En réalité, les marchés financiers sont de toute éternité
soumis à une instabilité récurrente, et il est extrêmement
dangereux de les laisser s'autoréguler.
N. O. - Quelles sont les causes de cette instabilité ?
D. Cohen. - Les marchés financiers fonctionnent d'abord j sur un
registre mimétique : si tout le monde vend, je ! vends, si tout le
monde achète, j'achète. Keynes remarquait déjà que la fonction
des marchés n'est pas de dire si une entreprise est bonne, mais
de dire ce que l'on pense que les autres en penseront. Les
marchés impriment aux entreprises leur stratégie, mais sont eux-
mêmes habités par des vagues d'irrationalité collectives qui
amplifient les phénomènes de mode : dès lors, en voulant
anticiper la «mode» de demain, chacun a d'une certaine façon
tendance à l'amplifier. Comme le dit très bien le chercheur André
Orléan, un investisseur avisé qui voudrait déjouer ces modes a
plusieurs fois le temps de faire faillite avant que les marchés ne
reviennent à la raison. Ce n'est pas une bonne nouvelle pour la
gouvernance mondiale. Deuxième facteur d'instabilité :
l'asymétrie des modes de rémunération des acteurs de cette
finance mondiale. En cas de succès, l'opérateur touche une
rémunération proportionnelle au gain qu'il a réalisé pour son
établissement financier. En cas d'échec, en revanche, la sanction
ne sera pas proportionnée aux pertes : il perdra ses bonus, sa
carrière sera peut-être brisée, mais il y aura toujours une limite.
Voyez Jérôme Kerviel à la Société générale. Jouer 10 ou 100
milliards peut multiplier les gains par 10, mais la sanction eût été
la même dans l'un ou l'autre cas. Les banquiers le disent eux-
mêmes en d'autres termes : quand il y a des gains, c'est pour les
banques d'affaires, et lorsqu'il y a des pertes, c'est pour les
banques de dépôt. Conséquence de cette asymétrie : quelles que
soient les réglementations, les marchés financiers sont toujours
au taquet, au plus près du risque, pour profiter de cet effet de
levier.
Pour éviter cette course au risque extrême et la contamination de
tout le secteur financier, le législateur américain avait séparé
banque de dépôt et banque d'investissement au lendemain de la
crise de 1929. La distinction, même si elle apparaît archaïque à
certains, entre économie réelle (les entreprises avec leur bilan,
leurs projets d'investissements, leur croissance), qui est
excellente à l'heure de la mondialisation, et économie financière,
qui est sortie de son lit et menace d'étouffer le crédit (le crédit
crunch) , devrait être rétablie. L'autre priorité : en finir avec cette
situation où ce sont les marchés financiers qui autoévaluent les
risques qu'ils font prendre à eux-mêmes et au reste de la société.
Cela pose le problème des agences de notation [NDLR : dont la
fonction est de «noter» les produits financiers]. Il faut noter les
notateurs, qui arguent de leur liberté d'opinion lorsqu'ils se sont
manifestement trompés. Il n'y a donc pas d'analogie entre cette
crise et celle de la bulle internet de 2000.
G. Sorman. - Le mécanisme est pourtant le même.
D. Cohen. - Il est totalement différent. La bulle internet est à
l'image de celles qui ont salué les chemins de fer et l'électricité :
on a cru en un nouvel eldorado et on s'est trompé, non sur le
fond mais sur l'ampleur des gains. Cette fois, c'est le système
financier qui joue avec lui-même, qui s'est mis en péril pour faire
jouer l'effet de levier maximum. Pis, les autorités monétaires ne
disposent pas des instruments pour résoudre la crise. Car que
peuvent-elles faire ? Refinancer les banques en injectant des
liquidités le temps que les gens reprennent confiance ? Elles l'ont
fait. Sans résultat : on est passé d'une crise de liquidités très
courte à une crise de solvabilité. Mais derrière la crise des «sub-
primes» (crédits immobiliers à risque), c'est toute l'infrastructure
du crédit hypothécaire qui est en train de s'écrouler. Si les prix de
l'immobilier s'effondrent et reviennent à leur niveau d'il y a dix
ans, entraînant dans leur chute les produits financiers dérivés, ce
sont non pas 200 à 300 milliards mais dix fois plus qu'il faudra
trouver pour les recapitaliser. Hors de portée des banques
centrales.
Evidemment, on peut toujours, comme au Japon dans les années
1990, pratiquer des taux très bas, très longtemps, pour permettre
aux banques de se refinancer, disons en dix ans, mais avec la
hausse des matières premières ce laxisme des banques
centrales attisera l'inflation. Restent les fonds souverains, ces
fonds étrangers disposant de liquidités colossales : ils ont les