Discours de M. Christian Noyer,
Gouverneur de la Banque de France
Les agrégats monétaires ont-ils de
l’importance ? Une perspective européenne
9 novembre 2006
4ème Conférence des banques centrales « Le rôle de la
monnaie : la monnaie et la politique monétaire au
vingt-et-unième siècle »
Francfort-sur-le-Main, 9-10 novembre 2006
C’est un grand plaisir et un honneur pour moi d’intervenir
ici dans le cadre de la Conférence des banques centrales.
Mon intervention sera structurée de la façon suivante : je
passerai tout d’abord en revue un certain nombre de faits
stylisés sur la monnaie et l’inflation qui montrent que le
rôle des agrégats monétaires reste essentiel ; ensuite, je
rapporterai ces faits stylisés aux deux piliers de la
stratégie de politique monétaire de l’Eurosystème. En
conclusion, j’évoquerai certains défis intéressants
auxquels nous sommes confrontés lors de la mise en
œuvre de notre analyse monétaire.
Quelques faits stylisés sur la monnaie et l’inflation
Permettez-moi de commencer par un paradoxe bien
connu qui peut s’articuler autour de trois propositions.
Premièrement, la stabilité des prix est l’objectif de toutes
les banques centrales ; deuxièmement, comme l’a dit
Milton Friedman « l’inflation est toujours et partout un
phénomène monétaire » ; et troisièmement, dans la
plupart des pays, les agrégats monétaires ne jouent
toutefois qu’un rôle mineur, voire aucun rôle dans
l’élaboration et la mise en œuvre de la politique
monétaire.
Bien sûr, une exception notable existe : il s’agit de la zone
euro. Avant de vous présenter notre approche de façon
plus détaillée, je souhaiterais citer deux raisons qui me
poussent à penser que la monnaie, en tant que telle, reste
une composante essentielle pour l’élaboration et la mise
en œuvre de la politique monétaire.
Premièrement, la monnaie continue de revêtir un
intérêt direct pour la politique monétaire dans des
circonstances exceptionnelles : forte inflation (ou
hyperinflation) ou déflation. C’est en fixant un plafond à la
croissance de la monnaie de banque centrale que Paul
Volcker a ramené l’inflation américaine de 13 % à 3 % en
trois ans. Inversement, lorsque les autorités japonaises
ont lutter contre la déflation, elles ont recouru à une
politique d’ « assouplissement quantitatif », ce qui signifie
fondamentalement qu’elles s’étaient fixé un objectif
spécifique de monnaie de banque centrale. Les
fondements théoriques de ces politiques ont été très
largement débattus : notamment, la question de savoir si
un canal spécifique de transmission de la politique
monétaire, indépendamment des taux d’intérêt, peut être
identifié. En tout cas, ces expériences montrent, à mes
yeux, que la fixation d’une trajectoire d’évolution de la
croissance monétaire (ou de son niveau) peut s’avérer
très efficace pour maîtriser les anticipations -ou stabiliser
le niveau des prix- dans un environnement extrême.
Dans des circonstances plus normales toutefois,
la relation entre masse monétaire et prix est plus subtile et
incertaine. Dans les économies modernes, la demande de
monnaie fait état au moins à court et moyen termes
d’une certaine instabilité chronique, voire même
d’imprévisibilité, point sur lequel je reviendrai plus tard.
Cela a conduit à la disparition des agrégats monétaires en
tant que cibles de la politique monétaire et, dans certains
pays, ils ont également été abandonnés en tant
qu’indicateurs.
Mais, dans la zone euro, nous continuons de penser qu’à
très long terme, Friedman a raison. Nos études ont établi
que les mouvements de basse fréquence de la croissance
monétaire et l’inflation sont étroitement corrélés, la fenêtre
de lissage choisie permettant de retenir les fluctuations
sur une période de 8 à 10 ans. De notre point de vue, cela
s’explique par le fait que la monnaie peut exercer une
influence directe sur la production et l’inflation, en
particulier en raison des frictions monétaires et financières
existant dans l’économie et également d’une certaine
rigidité dans le processus de formation des prix.
Ces éléments sous-tendent l’approche à deux piliers
de l’Eurosystème
Comme vous le savez, la stratégie de politique monétaire
de l’Eurosystème repose sur deux piliers : l’analyse
économique d’une part et l’analyse monétaire d’autre part.
Une large gamme d’indicateurs à court terme (analyse
économique) sont complétés par les déterminants à plus
long terme de l’inflation (analyse monétaire). Ce dispositif
repose sur une hypothèse et a une implication importante.
Nous supposons que même si la monnaie n’a pas
d’influence systématique et immédiate sur les prix, elle
peut fournir des informations précieuses et spécifiques sur
l’inflation future, à des horizons allant au-delà de ceux
généralement retenus pour l’élaboration des projections
d’inflation des banques centrales. Étant donné la relation
à long terme entre croissance monétaire et inflation, la
monnaie possède des propriétés d’indicateur avancé sur
l’évolution future des prix. On pourrait nous objecter qu’il
ne s’agit que d’un « argument empirique ». Mais, pour les
banques centrales, les réalités empiriques jouent un rôle
important. On pourrait également concevoir que d’autres
stratégies reposant sur une cible du niveau des prix ou
d’un niveau moyen d’inflation à long terme recouvrent les
mêmes propriétés stabilisantes qu’une norme de
croissance monétaire. Je ne le conteste pas en théorie.
Mais je ne suis pas sûr que ces stratégies seraient plus
facile à mettre en œuvre ou permettraient d’ancrer les
anticipations d’inflation de la même façon.
D’où la nécessité de recouper l’information relative aux
tensions inflationnistes et aux risques pesant sur la
stabilité des prix ; pour procéder à ce recoupement, nous
devons regrouper et comparer différentes stratégies
analytiques et utiliser de manière systématique toutes les
informations nécessaires au processus de décision.
Bien entendu, la politique monétaire ne réagit pas
mécaniquement aux évolutions monétaires mais plutôt
aux informations contenues dans les agrégats monétaires
qui sont importantes pour le maintien de la stabilité des
prix à moyen terme. Il s’agit du fondement de la
définition d’une « valeur de référence » pour les agrégats
monétaires.
Le pilier monétaire soutient une approche de la politique
monétaire sous l’angle de la gestion de risques. Il permet
une évaluation et une identification précoces des
déséquilibres potentiels.
Il met en lumière ces risques sur un horizon temporel plus
long que celui habituellement retenu par la politique
monétaire, mais néanmoins pertinent pour l’objectif final
de stabilité des prix.
Cet aspect revêt une importance toute particulière lorsque
des déséquilibres financiers se forment au sein de
l’économie, alimentés par un excès de croissance de la
monnaie ou de la liquidité. La résorption de ces
déséquilibres peut être brutale et discontinue, ce que l’on
qualifie parfois d’« ajustement non linéaire », et donc très
déstabilisante. Les données empiriques indiquent que les
envolées de prix d’actifs se sont généralement produites
lorsque la croissance de la monnaie et du crédit étaient
supérieures à leur moyenne de long terme. Quels que
soient les objectifs finaux et la fonction de perte des
banques centrales, toutes s’accordent à reconnaître que
la politique monétaire ne doit pas contribuer
volontairement à la formation de ces phases de flambée
du crédit, et des prix d’actifs.
Toutefois, pour utiliser au mieux le contenu en
information de la monnaie, il nous faut relever de
nombreux défis de plus en plus importants.
Une difficulté majeure consiste à identifier en temps réel
la nature des évolutions monétaires et leurs
conséquences pour l’évolution des prix. Le défi pour
l’analyse monétaire réside dans sa capacité à éliminer le
bruit des données monétaires afin d’en extraire les
tendances sousjacentes pertinentes pour les décisions de
politique monétaire. Cela n’a pas été chose facile ces
dernières années, dans la mesure la zone euro a subi
plusieurs chocs : instabilité financière après le recul
important des marchés boursiers en 2000, degré
exceptionnellement élevé d’incertitude économique et
géopolitique de 2001 à 2003, pour n’en citer que
quelques-uns.
En tout premier lieu, les chocs transitoires influent souvent
sur les évolutions monétaires à court terme. Il nous faut
identifier et tenir compte de ces « facteurs spéciaux » ou «
distorsions » temporaires qui sont susceptibles d’affecter
les évolutions monétaires et de brouiller les informations
qu’elles contiennent. C’est, dans une certaine mesure, ce
qu’a pour objectif la méthodologie développée par la BCE,
qui intègre des ajustements périodiques des agrégats
monétaires. Ces derniers sont en effet corrigés des choix
de portefeuille ayant une incidence sur la demande de
monnaie mais pas sur l’inflation future. Cette approche a
connu un grand succès entre 2000 et 2004.
En second lieu, et de façon plus permanente, il est
nécessaire de distinguer, au sein des évolutions de la
monnaie et du crédit, celles qui reflètent des changements
structurels et durables de celles qui résultent d’une
variation du niveau des taux d’intérêt ou de la phase du
cycle économique. Dans ce cas, aucune approche
mécanique ou ad hoc ne convient. Il nous faut examiner
les déterminants fondamentaux de la demande de
monnaie. Dans l’idéal, nous devrions disposer d’un
modèle complet et détaillé des arbitrages et des choix de
portefeuille ce qui, au demeurant, permettrait de
déterminer la demande de monnaie. Nous sommes
encore loin d’avoir construit un modèle de ce type.
Nous pouvons aussi faire appel à notre intuition. Partons
du fait que la monnaie est à la fois un substitut et un
complément des actifs financiers. Dans la mesure la
monnaie est substituable, la demande de monnaie
dépend de la variation des rendements relatifs, c’estdire
des mouvements effectifs et anticipés de taux d’intérêt.
Mais la monnaie est également un complément des actifs
financiers et, de ce fait, réagit à des modifications
durables en termes d’offre, de disponibilité et de
caractéristiques de ces actifs. La « financiarisation » de
nos économies s’accroît, au sens le ratio de richesse
financière par rapport au PIB est en progression
constante. Dans la mesure les agents financiers, en
particulier les intermédiaires financiers et les entreprises,
ont besoin de conserver une partie de leurs actifs
financiers sous forme d’avoirs liquides, il se peut que nous
assistions à une hausse structurelle de la demande de
monnaie, toutes choses égales par ailleurs. L’euro et
l’intégration des marchés européens de capitaux ont sans
doute accéléré cette évolution.
Cela permettrait d’expliquer la rupture de tendance
observée dans la zone euro en 2000 et en 2001
concernant la vitesse de circulation de la monnaie. En
effet, depuis 2001, celle-ci diminue de 3,5 % par an, soit
nettement plus vite que le taux retenu dans le calcul de la
valeur de référence.
Selon une interprétation possible, cette évolution sulte
de deux chocs consécutifs : un choc temporaire de
demande entre 2000 et 2004, sous l’effet essentiellement
des réaménagements de portefeuille et, depuis 2004, un
choc d’offre, c’est-à-dire une augmentation des actifs
liquides en raison de la baisse du coût d’opportunité de la
détention de monnaie dans un contexte de niveau
historiquement bas des taux d’intérêt.
Cependant, le fait que cette situation dure maintenant
depuis 2001 peut donner lieu à une autre explication, à
savoir que la rupture de tendance observée à l’époque
revêt un caractère structurel. Des travaux économétriques
menés actuellement à la Banque de France confirment
cette situation. La forte baisse des taux d’intérêt a bien
évidemment joué un rôle. Néanmoins, nos calculs
économétriques semblent montrer que celle-ci ne
représente qu’une très petite part de la rupture de
tendance observée depuis 2001. Il se peut donc que nous
assistions à une croissance permanente de la demande
de monnaie.
La progression beaucoup plus rapide, ces dernières
années, des encaisses monétaires des entreprises et des
institutions financières par rapport à celles des ménages
corrobore cette hypothèse. La croissance de la monnaie
et du crédit pourrait donc avoir un facteur commun : la «
financiarisation » et le poids croissant des actifs financiers
dans nos économies.
Cependant, il faudra poursuivre notre recherche afin de
comprendre pleinement les évolutions en cours. C’est là,
à mon sens, que réside la beauté de notre analyse
monétaire. Elle nous invite, et même nous contraint, à
faire face à la complexité du monde dans lequel nous
vivons et au caractère constamment évolutif de notre
environnement et de notre comportement. C’est
précisément l’objectif de cette conférence.
Je vous remercie de votre attention.
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