25 La spéciation : la diversification des espèces et l’hétérogénéité du
milieu
Le titre de ce paragraphe pose le problème central de la relation entre les espèces
(végétales ou animales) et leur environnement. En effet, si le milieu où a pris naissance la
biosphère avait été absolument homogène, il contiendrait encore aujourd'hui une seule
"espèce", qui serait un ensemble de molécules organiques constituant un seul être vivant, et
l'écologie ne serait rien d'autre que la biologie de cet être unique.
Or la surface du globe terrestre est extrêmement hétérogène aussi bien à l'échelle du
globe et des climats zonaux (chapitre 1), qu'à celle des substrats géologiques et du relief, à
celle des unités de végétation (chapitre 5) et à celle des actions humaines (chapitre 8).
En outre, dès l'origine de la vie, les premiers êtres vivants ont transformé le milieu à
leur voisinage, et ils en ont accentué l'hétérogénéité. Revenons, par exemple, aux premières
micro-gouttes (ou coacervats ) : le groupement de molécules dissymétriques en une petite
sphère (§ 212) constitue une rétro-action positive ; ensuite, la division des gouttes "trop
grosses" permet une rétro-action négative (une "régulation"). Notons au passage que la
régulation est, encore dans ce cas, corrélative de l'établissement d'une structure, c'est-à-dire
d'une hétérogénéité régulière.
Beaucoup plus tard, la conquête de la Terre par les Cryptogames vasculaires a
introduit dans la biosphère une hétérogénéité beaucoup plus grande. A l'heure actuelle, les
êtres vivants continuent encore à accentuer l'hétérogénéité du milieu : la diversification des
espèces, en multipliant les liaisons interspécifiques, augmente cette hétérogénéité. C'est une
rétro-action positive, et l'on peut se demander pourquoi elle semble s'arrêter (ou au moins
ralentir) à l'échelle des temps géologiques. En fait, il semble que l'évolution du système est
arrivée assez tôt à un certain équilibre puisque, depuis la fin du Primaire, le nombre des
espèces qui disparaissaient était un peu inférieur au nombre d'espèces qui apparaissaient. Cet
équilibre n'est pas un immobilisme figé, mais une compensation dynamique, qui repose sur
une apparition permanente d'espèces nouvelles, qui constitue la "spéciation".
Dès que la notion d'espèce a pris corps (§ 281), le problème de la spéciation (c'est-à-
dire de l'apparition d'espèces nouvelles) s'est posé. Et, déjà, M. ADANSON écrivait dans la
préface de son ouvrage de 1763 : « Il se fait, sans le secours de la fécondation étrangère, dans
les plantes qui se reproduisent par des graines, des changements... plus ou moins prompts,
plus ou moins durables, disparaissant à chaque génération, ou se perpétuant pendant plusieurs
générations, selon le nombre, la force, la durée des causes qui se réuniront pour les former...
L'art, la culture et encore plus le hasard, c'est-à-dire certaines circonstances inconnues, font
naître... quelquefois des espèces nouvelles ». Les prédécesseurs de Darwin n’étaient donc pas
tous des « fixistes » bornés (K. Linné acceptait aussi l’apparition d’espèces nouvelles, mais je
ne retrouve pas la référence précise).
A la même époque, G. de BUFFON (1765) admettait aussi qu'il existe une variabilité
héréditaire : "Toutes les espèces sont sujettes aux différences individuelles ; mais les variétés
constantes, et qui se perpétuent par les générations, n'appartiennent pas également à toutes ;
plus l'espèce est élevée, plus le type en est ferme, et moins elle admet de ces variétés".
Pour Ch. LINNE, jusqu'à la dernière édition de son Systema Naturae en 1766, il n’est
pas nécessaire de s’intéresser à l’évolution des espèces, mais il admet que des espèces
nouvelles apparaissent par hybridation.