turquie - Geographica

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TURQUIE
Article écrit par Ali KAZANCIGIL, Robert MANTRAN, Xavier de PLANHOL
 Xavier de PLANHOL,
 Ali KAZANCIGIL
La
Turquie
(779
452 kilomètres carrés) résulte du repli, sur la péninsule anatolienne et une partie de la Thrace, des populations formant la nationalité
turque après la dislocation de l'Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Ces pays étaient déjà le centre de gravité de la
population turque, mais celle-ci a été renforcée par le retour de nombreux réfugiés des Balkans et de Grèce, tandis que l'extermination
de la population arménienne lors de la guerre de 1914-1918 et le départ de la quasi-totalité de la population grecque lors des
échanges consécutifs à la guerre de 1921-1923 venaient assurer la prépondérance écrasante de la population musulmane, qui
comprend encore une forte minorité kurde (6,2 % de la population en 1982) dans le Sud-Est. La fixation de la nouvelle capitale à
Ankara, au cœur de l'Anatolie, au détriment d'Istanbul, a été la manifestation la plus spectaculaire de cette nouvelle structure
territoriale et de cette homogénéité nationale accrue. Relativement sous-peuplée il y a un demi-siècle, l'Anatolie a pu fournir l'espace
suffisant pour absorber une population en croissance rapide (56 969 109 habitants au recensement de 1990 contre environ 14 millions
en 1927). Mais cette extension de l'occupation du sol s'est faite essentiellement dans les régions arides du plateau ou dans les vallées
montagneuses, entraînant un développement de l'agriculture céréalière vivrière dont les rendements restent aléatoires ; le
rétrécissement de la marge d'espace disponible rend nécessaire une intensification des méthodes de culture dans une économie qui
reste principalement agricole.
Turquie
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Carte politique de la Turquie
Turquie
Turquie (1793 ; modif. 1844, off. 1936). Le croissant et l'étoile à cinq branches, symboles
constants de l'islam, figurent en blanc sur le champ rouge du drapeau turc, créé en 1793 par le
sultan Selim III (mais l'étoile n'a été ajoutée qu'en 1844). Toutefois, si l'on en croit diverses
légendes, ces astres étaient honorés ici bien …
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 Xavier de PLANHOL
Le destin historique de la Turquie a toujours été influencé par sa situation géographique à la jonction des Balkans et du Moyen-Orient.
Aux xixe et xxe siècles, son importance stratégique a constamment attiré sur elle l'attention encombrante des grandes puissances qui
dominaient le système interétatique. Élément clé de la stratégie occidentale, longeant le flanc méridional de l'U.R.S.S. et entourée à
l'est et au sud de l'Iran, de l'Irak et de la Syrie, à l'ouest de la Grèce et de la Bulgarie, l'Anatolie s'étire comme un trait d'union entre
deux civilisations – l'Islam et la Chrétienté – et deux systèmes socio-économiques – le capitalisme et le socialisme. Écartelée entre son
passé impérial et la volonté de ses élites de l'intégrer à l'Europe occidentale, elle a toujours éprouvé des difficultés à surmonter ses
contradictions, dont celles d'ordre culturel ne sont pas les moindres.
La création, en 1923, par la révolution kémaliste, d'un État-nation républicain a fourni un cadre politique et institutionnel propice au
développement de la société turque. Cependant, les difficultés et les contradictions ne manquent pas, qui rendent aléatoires les efforts
de progrès et de développement. La dépendance économique et politique dans laquelle se trouve la Turquie vis-à-vis de l'Occident ne
lui permet pas de mener une politique autocentrée. Les inégalités sociales constituent un frein au développement économique et
créent des tensions entre les classes sociales et des blocages dans le système politique. Les institutions politiques n'ont pas toujours
pu s'adapter à l'évolution de la société civile, à l'essor du secteur privé, parallèlement à l'économie étatisée, à l'éclosion de
mouvements sociaux et au pluralisme idéologique, qui ont donné à la Turquie une configuration structurellement, fonctionnellement et
idéologiquement plus éclatée et différenciée. Ainsi, les déséquilibres économiques, politiques, sociaux et culturels débouchèrent-ils
périodiquement sur des crises profondes et l'interruption du processus démocratique, comme ce fut le cas en 1960, 1971 et 1980.
Une des manifestations de cette crise a été le terrorisme, qui a trouvé des soutiens à l'intérieur comme à l'extérieur et qui a failli
déstabiliser la Turquie à la fin des années soixante-dix. La violence politique opposant l'extrême gauche et l'extrême droite, mais
essentiellement alimentée par cette dernière, a trouvé des appuis au sein de l'État, de l'armée et de certains milieux d'affaires. Elle a
été aggravée par la radicalisation des mouvements nationalistes kurdes, dont une partie s'est lancée, au début des années quatrevingt, dans une guérilla sanglante qui a fait de nombreuses victimes dans le Sud-Est anatolien.
Ancrée à l'Occident, membre de l'Alliance atlantique, qui la considère comme une pièce stratégique importante située sur les marches
orientales de l'Europe, la Turquie n'en rencontre pas moins une certaine indifférence, voire une froideur, des organisations politiques,
économiques et financières de l'Occident, vis-à-vis de ses difficultés économiques ou ses problèmes de politique extérieure.
Cependant, les efforts de démocratisation progressive qu'elle a entrepris depuis le milieu des années quatre-vingt, accompagnés de
politiques visant à assainir l'économie, ont contribué à améliorer son crédit auprès de ses alliés européens. Le gouvernement d'Ankara
accorde désormais la priorité absolue à l'intégration de la Turquie dans la Communauté économique européenne. Il a officiellement
posé sa candidature en avril 1987, pour devenir le treizième membre de la C.E.E. et toute sa politique étrangère est guidée par cet
objectif, même si la coopération politique et économique qu'il a développée avec les pays socialistes et le Tiers Monde, en particulier
avec les pays islamiques, continue de retenir son attention. La priorité accordée à l'objectif de faire de la Turquie un pays européen à
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part entière n'empêche donc pas les dirigeants turcs de poursuivre une diversification des relations extérieures, conformément à la
situation géographique et à la vocation historique de leur pays.
 Ali KAZANCIGIL
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Conditions naturelles et mise en valeur
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Milieux naturels et conditions historiques
La vie de la Turquie est dominée par le contraste entre le haut plateau d'Anatolie et d'Arménie, subaride et presque complètement
déboisé, où règne un climat continental à hiver rigoureux, et les bourrelets montagneux périphériques (Taurus au sud, chaînes
Pontiques au nord), fortement arrosés et encore largement forestiers, qui dominent des franges littorales de climat subtropical à hiver
tiède, favorable aux cultures arbustives. Le même contraste est reproduit à une échelle moindre dans la partie européenne du pays,
entre la steppe intérieure thrace et ses bordures de montagnes et collines. La péninsule steppique s'entoure d'une ceinture de forêts et
de vergers. Sur le haut plateau lui-même, le relèvement général de la surface de base, qui passe de 800 ou 1 000 mètres en Anatolie
occidentale et centrale à plus de 2 000 mètres à l'Est et au Nord-Est, crée dans cette dernière région des conditions climatiques
hivernales encore plus sévères, tout en entraînant une augmentation de la pluviosité (sous forme de pluies continentales d'été propices
à la végétation) ; les parties les plus sèches du pays se situent au centre de la péninsule, sans d'ailleurs que la pluviosité y descende
jamais au-dessous de 200 millimètres annuels, ce qui permet partout la culture pluviale des céréales.
En fait, ces oppositions régionales naturelles sont loin de se refléter directement dans la répartition géographique de la population et
des activités. À la suite des invasions turques (fin du xie s.), la plus grande partie de la péninsule fut livrée pour des siècles au parcours
des nomades, qui trouvaient dans les massifs montagneux leurs pâturages d'été et hivernèrent longtemps dans les basses plaines
égéennes et méditerranéennes, vouées à une régression quasi totale. La continuité de l'occupation du sol ne fut assurée qu'en un petit
nombre de foyers privilégiés : oasis urbaines sur le plateau, vallées arméniennes de l'Anti-Taurus ou grecques de
Cappadoce
et surtout frange côtière est-pontique. La végétation forestière
épaisse qui recouvrait cette dernière ainsi qu'un climat humide la rendaient impénétrable aux nomades de la steppe et à leurs
chameaux ; elle trouva son expression politique dans la résistance de l'empire de Trébizonde jusqu'en 1461 et, exempte de
dévastations, vit se maintenir et se développer une concentration de population rurale qui reste la plus importante du pays, groupant
plus de trois millions de paysans sur cet étroit versant littoral, entre le Yeşil Irmak et la frontière soviétique. Mais ailleurs le
repeuplement des plaines fut lent. Amorcé dès le xviiie siècle sur la façade égéenne autour des ports en relation avec l'Europe, il ne
s'accéléra guère que dans la seconde moitié du xixe siècle et au xxe siècle, sur la façade méditerranéenne, en Pamphylie et en Cilicie.
C'est la pression démographique contemporaine seule qui fait remonter la limite de l'habitat permanent, restée jusqu'alors très basse
sur le flanc des montagnes livrées aux nomades, et qui a conduit peu à peu, au cours de la première moitié du xxe siècle, à
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transformer en villages fixes les établissements pastoraux d'été éparpillés dans la steppe centre-anatolienne autour des rares noyaux
permanents. À côté des nomades progressivement sédentarisés, un élément capital dans ce repeuplement a été constitué par les
muhacir (mouhadjir), réfugiés arrivés depuis deux siècles en liaison avec le recul de la puissance ottomane dans les Balkans et avec la
conquête russe des pays musulmans de Crimée, du Caucase et d'Asie centrale (en dernier lieu, 460 000 en provenance de Grèce et
des Balkans de 1921 à 1928, et encore 155 000 de Bulgarie au cours de l'hiver 1950-1951). Leur nombre total peut être évalué à trois
millions, sans doute près du triple avec leurs descendants, soit environ le cinquième de la population actuelle du pays. L'unité de ces
réfugiés reposait non sur la langue mais sur la seule religion musulmane (il y a ainsi notamment un nombre important de Crétois
musulmans de dialecte grec et des Tcherkesses caucasiens). Se mêlant peu aux autochtones mais insérés en communautés
organisées dans la trame du peuplement préexistant, ils ont contribué de façon décisive à remplir la carte encore bien vide de
l'Anatolie du xixe siècle. Plus que des régions homogènes, le pays comporte ainsi une extraordinaire mosaïque de villages, d'origine et
de degré d'évolution très différents.
La Cappadoce
Le village de Üçhisar en hiver, dans la province de Cappadoce, au sud-est d'Ankara.
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La vie rurale : caractères généraux
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La paysannerie turque est encore extrêmement mobile. Si les vrais nomades ne sont plus guère aujourd'hui qu'une centaine de
milliers, principalement dans les grandes tribus kurdes de l'Anatolie du Sud-Est, des millions de paysans pratiquent encore un seminomadisme montagnard sur des parcours de dizaines de kilomètres, ou une vie pastorale d'été sur les flancs des vallées et des petits
massifs du plateau. La filiation nomade plus ou moins lointaine de la grande majorité des paysans turcs est partout apparente, en
particulier dans la gamme omniprésente des formes d'habitations temporaires (tentes noires, yourtes de feutre ou véritables maisons
d'été).
Les répercussions en sont évidentes. L'agriculture turque, à l'opposé de l'agriculture savante des oasis iraniennes, est techniquement
très médiocre. La culture en terrasses est à peu près inconnue, dans un pays pourtant largement montagneux et ravagé par l'érosion
du sol. Les rotations enrichissantes, l'emploi d'engrais verts, les cultures fourragères sont très peu répandus. L'irrigation est peu
développée, et les terres qui en bénéficient ne couvrent approximativement que 6 % du sol cultivé, malgré des aménagements récents
des fleuves de la plaine cilicienne (Tarsus, Seyhan, Ceyhan). L'exploitation du sol reste essentiellement fondée sur la culture pluviale,
avec jachère biennale pacagée par le bétail.
Les conditions sociales sont plus favorables. La majorité des paysans turcs possèdent de longue date la terre qu'ils travaillent. La
grande propriété est cependant importante dans l'Anatolie orientale, ainsi que dans certaines plaines égéennes et méditerranéennes
(Pamphylie et Cilicie) et dans la steppe centrale où elle provient d'une reconquête récente du sol. Nettement parasitaire dans l'Est, elle
joue en revanche en Anatolie occidentale et centrale un rôle pilote du point de vue technique. C'est essentiellement dans le cadre de
ces grandes exploitations de l'Ouest et du Centre que s'est développée la mécanisation.
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Agriculture céréalière du plateau et cultures spécialisées des marges
L'agriculture du plateau reste fondée essentiellement sur les céréales d'hiver, blé et orge (environ 16 et 4 millions de tonnes en 1968).
Le seigle et le millet s'y mêlent dans les hautes terres de Cappadoce et de l'Anatolie de l'Est. Cette production céréalière a connu un
important développement, ayant à peu près quintuplé pour le blé et doublé pour l'orge depuis la période antérieure à la Seconde
Guerre mondiale. Mais cette progression a été obtenue essentiellement par l'accroissement des surfaces cultivées, tandis que les
rendements restaient stables ou même parfois décroissaient en raison de la colonisation de terres de plus en plus arides. L'extrême
variabilité de la récolte, en liaison avec celle des pluies, fait peser une lourde hypothèque sur la balance économique du pays,
exportateur de céréales ou déficitaire selon les années. C'est seulement dans la région nord-ouest du plateau, où tombent des pluies
de printemps appréciables, que les cultures dérobées dans la jachère (légumineuses) prennent une certaine importance. Les cultures
industrielles y sont traditionnellement réduites : rose à parfum dans certains bassins pisidiens ; pavot à opium, caractéristique du
centre-ouest du plateau, dans la zone de transition du climat méditerranéen, mais que la difficulté de contrôler le trafic de drogue a
conduit à interdire depuis plusieurs années. Plus remarquable est une culture récente, celle de la betterave à sucre (en Thrace, dans la
région d'Eskisehir, autour du moyen Kizil Irmak et en haute Anatolie orientale) qui amorce, en rotation avec le blé, et avec l'apport
d'engrais chimiques, un système de culture beaucoup plus stable que la monoculture céréalière et qui paraît être la solution de l'avenir.
L'élevage extensif du petit bétail (55 millions de têtes, dont 3,5 millions de chèvres à poil fin, dites chèvres d'Angora), reste important
sur tout le plateau mais destructeur, et il devrait être reconverti sur des bases fourragères liées au développement de l'irrigation.
À cette agriculture céréalière du plateau s'opposent les cultures commerciales et de plantations pratiquées sur les marges
périphériques de climat subtropical. Elles n'y occupent pas d'ailleurs, et loin de là, la totalité du sol. Les céréales couvrent encore de 60
à 70 % de la terre cultivée dans ces régions littorales : blé et orge dans les plaines égéennes et méditerranéennes ; maïs dans les
régions pontiques ; riz un peu partout. Quant à la distribution géographique des cultures spéculatives, elle s'est faite en fonction de
facteurs humains, en liaison avec les étapes historiques de la mise en valeur des plaines basses et de la pénétration du commerce
européen depuis la fin du xviiie siècle. Les cultures arbustives méditerranéennes traditionnelles, olivier et figuier, sont essentiellement
concentrées sur la façade égéenne, la plus anciennement ouverte aux marchés extérieurs. C'est également là, notamment sur les
côtes thraces, que se trouve le grand domaine de la vigne, qui produit surtout des raisins frais et secs mais également du vin ; depuis
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le départ des Grecs, la vinification est un monopole d'État. La vigne déborde aussi largement sur le plateau, dans les anciennes
régions chrétiennes (Cappadoce, Anti-Taurus). En outre, le tabac provient, pour plus de la moitié, de la région de Smyrne, pour un
quart, des bassins de la région de la mer de Marmara (plaine de Brousse) et, pour le reste, de la région de Samsun (deltas du Kizil
Irmak et du Yeşil Irmak) sur la mer Noire. Dans l'est de la façade pontique enfin, d'Ordu à Giresun et à Trébizonde, de grandes
plantations de noisetiers ont été peu à peu créées dès la seconde moitié du xixe siècle ; la Turquie est, en effet, le premier producteur
mondial de noisettes, fruits que favorise, sous ce climat humide qui rend difficile le séchage, leur conservation en coques. Une
deuxième série de cultures, de développement plus récent, correspond à la volonté d'utiliser les possibilités climatiques particulières de
ces franges subtropicales : le coton, dont l'essor remonte aux années quarante, dans les plaines cilicienne et pamphylienne plus que
sur la façade égéenne où la place était déjà prise ; les agrumes sur les côtes méditerranéennes ; le bananier à l'extrême sud de la
courbe de celles-ci ; depuis 1935, enfin, le théier, sur la côte pontique de Trébizonde à la frontière soviétique, qui est destiné à la
consommation nationale (le thé a supplanté aujourd'hui le café comme boisson populaire), et qui donne même lieu, depuis 1965, à une
exportation. Dans l'Anatolie subaride du Sud-Est, le pistachier a connu ces dernières décennies une expansion spectaculaire autour de
Gaziantep.
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La vie urbaine
La Turquie reste un pays largement rural. Le mouvement d'urbanisation s'est cependant considérablement accéléré pendant les deux
dernières décennies. La population urbaine (agglomérations de plus de 10 000 habitants) a dépassé en 1982 la moitié de la population
totale, alors qu'elle n'en constituait que le quart en 1960. Cette croissance relative est avant tout le fait des grandes villes de plus de
100 000 habitants, la part des petites villes tendant plutôt à diminuer. Le réseau des villes principales est presque totalement antérieur,
dans ses origines, aux invasions turques, et les noms mêmes des cités se sont le plus souvent transmis à peine déformés depuis
l'Antiquité. Leur physionomie, marquée par le désordre du plan islamique et par l'invasion de maisons de type rural, n'en a cependant à
peu près rien gardé. La période contemporaine est responsable, d'autre part, du développement de la quasi-totalité des petites villes,
villages promus au rang de bourgades au cours du xixe siècle.
Istanbul (anciennement Constantinople et Byzance), capitale traditionnelle de l'Empire ottoman après avoir été celle de l'Empire romain
d'Orient, développée dans une situation exceptionnelle de métropole contrôlant le passage d'Europe en Asie, au contact du monde
méditerranéen et du monde pontique, a souffert après la Première Guerre mondiale de la perte de son rôle politique. Mais elle reste la
plus grande ville du pays, un port surtout importateur, le principal centre industriel (38 % des effectifs employés dans l'industrie) et le
plus grand centre culturel. La population, tombée à 690 000 habitants en 1927 contre plus d'un million au début du siècle, est remontée
à 6 620 241 habitants en 1990, et la ville attire des ruraux de tous les secteurs du pays (avec une prédominance traditionnelle des
régions pontiques). Ankara (2 559 471 habitants en 1990), modeste ville de 30 000 habitants avant la Première Guerre mondiale, siège
du Comité national turc pendant la guerre turco-grecque de 1921-1923, puis choisie comme capitale de la nouvelle république, a
connu une croissance beaucoup plus rapide ces dernières années, mais sans bases économiques notables autres que son rôle de
capitale administrative, ce qui se traduit par la prolifération de quartiers d'aspect semi-rural, sinon de bidonvilles, noyant un centre et
des lotissements de type européen qui ne doivent plus guère à la structure traditionnelle. On estime que ces habitats sommaires
groupent aujourd'hui près des deux tiers de la population de l'agglomération. Izmir (Smyrne) reste le principal port d'exportation,
débouché des riches campagnes de la façade égéenne (population de 1 757 414 habitants en 1990).
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Industrialisation et développement
L'industrialisation de la Turquie reste modeste, mais se développe régulièrement depuis un demi-siècle. Les bases énergétiques ne
sont pas négligeables. Un gisement charbonnier est exploité depuis 1848 dans la région de Zonguldak-Ereǧli sur la côte occidentale
de la mer Noire (de 4,5 à 5 millions de tonnes par an), et il existe de nombreux petits gisements de lignite (de 9 à 10 millions de tonnes
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par an). La production de pétrole, en revanche, est désormais très insuffisante, et les petits gisements du piemont méridional du
Taurus oriental, au nord de la plate-forme syrienne, ne donnent que de 3 à 4 millions de tonnes par an, soit moins du quart de la
consommation du pays. Les grandes raffineries d'Ataş près de Mersin sur la côte cilicienne, d'Ipraş sur la Marmara près d'Ịzmit, et d'Ali
Aǧa au nord de Smyrne utilisent essentiellement du brut importé, notamment d'Irak par l'oléoduc qui aboutit à Payas près d'Ịskenderun
dans le golfe de Cilicie. La production d'électricité n'atteint encore que 15 millions de kilowatts-heures, bien que le potentiel
hydroélectrique soit considérable (on l'estime à près de 74 milliards de kWh annuels en 1993) et que le développement des
aménagements hydrauliques ait été largement amorcé depuis un quart de siècle, avec notamment la construction du grand barrage de
Keban sur l'Euphrate (retenue de 30 km3, capacité de 1 240 MW), entré en fonctionnement en 1974. Le bois (aux dépens des forêts
qui se dégradent rapidement) et, sur le plateau central comme dans la haute Anatolie de l'Est, les déjections séchées du bétail
constituent encore un élément essentiel du bilan énergétique et calorifique. Un élément positif est constitué par une infrastructure
ferroviaire relativement dense (réseau de plus de 8 000 kilomètres), et le réseau routier, longtemps très médiocre, s'est beaucoup
amélioré depuis deux décennies.
Parmi les ressources minières, de nombreux gisements de chrome (Güleman dans l'Est, région de Fethiye dans le Sud-Ouest) et de
cuivre (Ergani dans l'Est, avec raffinerie, Samsun sur la côte de la mer Noire) alimentent l'exportation. Les gisements de fer de Divriǧi,
au sud-est de Sivas (2,5 millions de tonnes de minerai par an), ont permis le développement d'une sidérurgie dont le premier centre
(400 000 tonnes d'acier) a été installé en 1938 à Karabük, près du bassin houiller de Zonguldak à 50 kilomètres à l'intérieur des terres,
pour raisons stratégiques. Un second centre a été placé sur la côte même à Ereǧli (750 000 tonnes), et un petit centre de fabrication
d'aciers spéciaux à Kirikkale à l'est d'Ankara. Un troisième centre sidérurgique intégré s'est ouvert en 1972 à Ịskenderun sur la côte
méditerranéenne (capacité : 1,2 Mt). Une usine d'aluminium est en construction à Seydişehir, près des gisements de bauxite d'Akseki,
dans le Taurus occidental.
Les industries textiles (surtout coton), dans les villes ciliciennes (Adana, Tarsus, Mersin) et à Brousse, qui satisfont approximativement
les besoins du pays, puis les industries alimentaires, très dispersées, tiennent les premiers rangs dans les industries manufacturières.
Smyrne conditionne surtout les produits agricoles destinés à l'exportation. Des chaînes de montage d'automobiles fonctionnent à
Brousse. Mais il n'y avait encore en 1973 que 6 000 entreprises de plus de dix ouvriers, occupant au total 637 000 personnes, soit
moins de 10 % de la population active.
Le bilan économique des échanges reste dominé par la production agricole. Coton, tabac, fruits (surtout secs, y compris les noisettes)
comptent, approximativement à égalité, pour les deux tiers des exportations, suivis par les minerais et les produits de l'élevage. Le
tourisme (1 200 000 visiteurs en 1976) et les envois de fonds des travailleurs à l'étranger, surtout en Allemagne, constituent des
éléments importants de la balance des comptes.
Ainsi le revenu annuel moyen par ménage (4 294 dollars en 1987) a pu croître légèrement mais régulièrement pendant la seconde
partie du xxe siècle, malgré une très forte pression démographique. La population a en effet triplé en un demi-siècle et continue de
s'accroître à un rythme d'environ 2,5 % par an. Le nombre d'enfants moyen par femme – qui est, en 1985, de 5,4 pour l'ensemble du
pays et qui est tombé à 3,9 dans les villes – est encore de 6,3 dans les campagnes (7,4 dans celles de l'Est contre 4,3 dans celles de
l'Ouest). Ces chiffres traduisent un contraste régional majeur, dans le développement du pays, entre les provinces de l'Ouest,
beaucoup plus évoluées, et celles de l'Est (à l'est d'une ligne tracée du fond du golfe de Cilicie à la mer Noire), beaucoup plus
archaïques. Cette opposition, qui domine toute la structure humaine du pays, se retrouve plus ou moins dans tous les domaines de la
vie économique et sociale (alphabétisation, niveau sanitaire, etc.). Ce « problème de l'Est », qu'on a pu comparer à celui du Sud en
Italie, constitue un lourd handicap pour un développement harmonieux, et ce déséquilibre ne fait que s'accentuer.
 Xavier de PLANHOL
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Naissance de la République turque
Née de l'effondrement de l'Empire ottoman et de la lutte pour l'indépendance et l'intégrité du sol national, la République turque doit
surtout son existence à la volonté d'un homme, Mustafa Kemal (appelé plus tard Atatürk), acharné à faire de son pays un État viable et
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moderne, libéré de toute tutelle étrangère. Sa mort, en 1938, a interrompu trop tôt une œuvre ambitieuse que la Seconde Guerre
mondiale a contribué à freiner et à transformer. Au régime du parti unique a succédé en 1945 le régime multipartite qui a permis au
Parti démocrate de conquérir le pouvoir en 1950. Mais les excès, à la fois autoritaires et démagogiques, des dirigeants démocrates,
ont conduit au coup d'État du 27 mai 1960, qui n'a finalement apporté que peu de changements, alors que nombre de Turcs en
attendaient beaucoup. Depuis, la stagnation, l'immobilisme en matière politique et sociale ont eu pour conséquence, en même temps
qu'un renouveau très sensible de la religion, l'apparition de mouvements de gauche dont l'action parfois violente a provoqué l'alliance
des tenants d'un kémalisme, lointain et dépassé, et ceux d'un certain ordre préconisé par la bourgeoisie possédante.
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De la lutte pour l'indépendance à la République
Au lendemain de l'armistice de Moudros (30 oct. 1918), qui consacre la défaite ottomane, les Alliés occupent certaines parties de
l'Anatolie et de la Thrace, ainsi que Constantinople ; le traité de Sèvres consacre la désintégration de l'Empire ottoman et de la
Turquie. Contre cette réduction du sol national à une partie du plateau anatolien s'élève Mustafa Kemal, brillant officier durant la
guerre, qui se révèle vite un grand politique. Les Grecs ayant envahi l'Asie Mineure en 1920, Mustafa Kemal mène contre eux et leurs
alliés anglais la guerre d'indépendance (1920-1922)
; les victoires remportées
sur les Grecs permettent aux Turcs, par le traité de Lausanne (24 juill. 1923), de retrouver leurs frontières de Thrace et d'obtenir la
libération totale de leur pays ; en outre, les populations grecques de Turquie (sauf à Constantinople) et turques de Grèce doivent être
échangées
; les capitulations sont abrogées.
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Le général Mustafa Kemal Atatürk, en 1922
Le généralissime Mustafa Kemal Atatürk passant ses troupes en revue durant la reconquête de
l'Anatolie sur les Grecs. Par sa victoire (armistice de Moudanya en 1922), il contribuera à la
fondation de la République de Turquie (1923) et en deviendra le premier président.
Grecs fuyant la Turquie en septembre 1922
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Vaincus par les troupes de Mustafa Kemal Atatürk, les Grecs sont chassés de Smyrne (Izmir,
septembre 1922). Par le traité de Lausanne (24 juillet 1923), Grecs et Turcs convinrent
d'échanger leurs minorités respectives, ce qui entraîna la départ d'un million et demi de Grecs
implantés en Asie Mineure depuis l'Antiquité.
Déjà, avant même le déclenchement du conflit avec la Grèce, Mustafa Kemal avait condamné le gouvernement impérial et rejeté son
autorité ; après les deux congrès tenus à Erzurum (Erzouroum) et à Sivas (juill.-sept. 1919), il avait réuni à Ankara, le 23 avril 1920,
une Grande Assemblée nationale (G.A.N.), qui décida de son caractère représentatif de la nation turque, de l'exercice des pouvoirs
législatif et exécutif et qui délégua ses pouvoirs à un Conseil des ministres dont le président fut Mustafa Kemal : ce fut le premier
gouvernement national, contre lequel le sultan et son grand vizir envoyèrent en vain des troupes. La victoire des nationalistes entraîna
la disparition du gouvernement impérial en 1922.
Les élections à la deuxième Grande Assemblée nationale (juin-août 1923) marquèrent le triomphe total des partisans de Mustafa
Kemal, organisés en Parti du peuple : le 29 octobre 1923 fut proclamé l'avènement de la République turque, dont Mustafa Kemal fut
aussitôt élu président ; il désigna son principal lieutenant, Ismet Inönü, comme président du Conseil des ministres. La capitale du
nouvel État fut fixée à Ankara. Enfin, le 3 mars 1924, fut votée l'abolition du califat. Il fallait maintenant construire une nouvelle Turquie.
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L'organisation du régime républicain
Durant les quinze années qui séparent la proclamation de la république de la mort de Mustafa Kemal (10 nov. 1938), celui-ci s'est
consacré avec une volonté farouche à la tâche de reconstruire le pays, soutenu par un peuple auquel il avait rendu son honneur et sa
fierté. En créant un parti unique – le Parti républicain du peuple (P.R.P.) –, en muselant, parfois rudement, l'opposition, en écrasant les
tentatives de séparatisme kurde ou la réaction religieuse, Mustafa Kemal s'est attaché à créer un État nouveau, cimenté par l'union
nationale, et auquel il a insufflé un esprit moderne en s'inspirant des principes du sociologue Ziya Gökalp : « turquiser, moderniser,
occidentaliser », principes qui sont devenus ceux du kémalisme.
La Constitution de la République turque, votée le 30 avril 1924, institua un régime parlementaire à chambre unique, élue pour quatre
ans au suffrage direct (les femmes ont obtenu le droit de vote en 1934), détentrice des pouvoirs législatif et exécutif ; en fait, le pouvoir
exécutif est aux mains du président de la République, élu tous les quatre ans par l'Assemblée et des ministres. Cette Assemblée, dans
la pratique, est l'émanation du seul P.R.P. (il y eut une brève expérience d'un Parti libéral en 1930), qui sert de cadre politique et
social ; la doctrine du P.R.P., symbolisée par six flèches, s'exprime par les mots : républicain, démocrate, populiste, révolutionnaire,
étatiste et laïque. Assemblée et parti sont aux ordres de Mustafa Kemal, entérinent et appliquent ses décisions ; les candidats aux
élections sont tous membres du P.R.P. et ont été désignés par les instances supérieures du parti : on est donc en fait en présence d'un
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système électoral à deux degrés. La culture nouvelle et la propagande politique sont en outre diffusées, après 1932, dans les
« maisons du peuple », trop peu nombreuses dans les zones rurales. Cette monopolisation du pouvoir provoque des
mécontentements, des oppositions qui sont durement matées et qui, après 1930, cessent d'apparaître au grand jour, notamment dans
le domaine religieux.
Mustafa Kemal, qui rendait en partie responsable du déclin turc un islam dénaturé et rétrograde, fit adopter un certain nombre de lois
et de mesures résolument antireligieuses : suppression des établissements d'enseignement religieux, des tribunaux musulmans, du
mariage religieux en tant que mariage légal, interdiction des ordres, des confréries, du port du fez et de tout costume religieux,
adoption de codes juridiques inspirés de codes occidentaux, du calendrier grégorien, de l'alphabet latin à la place de l'alphabet arabe,
épuration de la langue de nombreux mots arabes et persans, et enfin obligation pour chacun de porter un nom de famille (c'est à cette
occasion que la Grande Assemblée nationale lui attribua le nom d'Atatürk, ou « père des Turcs »).
De très importantes mesures furent prises pour transformer l'économie, jusqu'alors soumise aux directives de l'étranger. Les sociétés
non turques furent peu à peu rachetées, l'exploitation des ressources minières et des matières premières, l'industrie, placées sous le
contrôle de l'État par l'intermédiaire de banques nationales ; les chemins de fer furent nationalisés, les autres moyens de
communication développés, l'agriculture encouragée, un embryon de réforme agraire fut mis en place, avec distribution de terres aux
paysans et création d'une banque agricole destinée à favoriser la modernisation des campagnes et de l'agriculture ; mais, en ce
domaine, les résultats ont été limités, par suite de la faiblesse des moyens financiers disponibles (l'accent étant mis sur
l'industrialisation) et à cause de la résistance des grands propriétaires fonciers. L'indépendance en matière financière et monétaire fut
assurée par la suppression des privilèges de la Banque ottomane et la création d'une banque d'État (Merkez Bankasi), qui fut aussi
l'institut d'émission.
La politique extérieure de la Turquie, pendant la présidence d'Atatürk, a visé à établir de bons rapports avec les voisins immédiats
(Grèce, Bulgarie, U.R.S.S., Iran) ainsi qu'avec la France (différends à propos du rachat des sociétés françaises, puis à propos du
rattachement du sandjak d'Alexandrette, ou Hatay) et la Grande-Bretagne (question de Mossoul). Admise à la société des Nations en
1932, la Turquie a adhéré à l'entente balkanique (1934) et au pacte de Saadabad (1937). La Convention de Montreux, signée en 1936,
lui a rendu le plein contrôle des Détroits. Peu avant sa mort, Atatürk négociait un rapprochement plus étroit avec la Grande-Bretagne et
la France.
 Robert MANTRAN
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Du kémalisme au multipartisme
Les réformes entreprises par Atatürk jusqu'à sa mort en 1938 entraînèrent des transformations politiques, économiques et culturelles
profondes. Sous la férule du Parti républicain du peuple (P.R.P.), le régime républicain renforça sa légitimité fondée sur le suffrage
universel et le principe de la souveraineté nationale, ce qui n'allait pas de soi dans un pays de tradition islamique où, de tout temps,
l'autorité légitime ne pouvait appartenir qu'à Dieu, le prince l'exerçant en son nom. Les réformes culturelles, touchant à tous les aspects
de la vie publique et privée, visaient à créer une nouvelle citoyenneté et une nouvelle identité nationale. Celles-ci constituèrent les
bases de la société civile autonome qui allait se développer dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Enfin, l'accumulation
économique et l'industrialisation, engagées sous la direction de l'État dans les années trente, devaient constituer le socle sur lequel
s'appuieraient plus tard une classe d'entrepreneurs et un secteur privé de plus en plus dynamiques.
Quelle qu'ait été l'ampleur des transformations, un long chemin restait cependant à parcourir avant que la Turquie ne devienne un pays
développé. Grâce à la solidité des institutions républicaines, les phases de transition successives se déroulèrent dans le calme : Ismet
Inönü prit la succession d'Atatürk à la présidence de la République en 1938 et, surtout, le passage au multipartisme à partir de 1946
intervint dans des conditions assez favorables.
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Ismet Inönü a su maintenir la neutralité de la Turquie pendant la Seconde Guerre mondiale, se tenant plutôt du côté des Alliés, non
sans quelques concessions à l'Axe. Bien que son refus d'entrer en guerre irritât Churchill et Roosevelt, les vainqueurs acceptèrent la
Turquie dans leur camp en 1945, ce qui permit à cette dernière de participer à la fondation des Nations unies.
Dans le cadre du régime de parti unique, Ismet Inönü gouverna le pays avec le même autoritarisme que son prédécesseur. L'économie
de guerre accentua le caractère policier du régime et provoqua des pénuries, dont souffrirent les populations et qui profitèrent aux
affairistes. Tandis que, pour certains, des fortunes se créaient rapidement, d'autres, et notamment les minorités, étaient victimes d'une
pression fiscale abusive. La bourgeoisie d'affaires turque, en gestation depuis les débuts de la République (et même dès le régime des
Jeunes-Turcs de la décennie 1908-1918), renforça ses positions sociale et politique. Se sentant assez forte pour secouer la tutelle de
la bureaucratie étatique et se servant du mécontentement populaire, elle encouragea la création de partis politiques d'opposition. À la
pression interne sur le pouvoir s'ajouta celle des États-Unis, qui posèrent comme condition à l'entrée de la Turquie dans le camp
occidental la démocratisation de son régime. Dès 1945 apparurent plusieurs formations d'opposition de tendances diverses (celles de
gauche étant toutefois rapidement réprimées), dont la plus importante était le Parti démocrate (P.D.) Se déclarant contre la
bureaucratie de l'État et pour une économie ouverte et libérale, soutenu par la bourgeoisie urbaine, les notables provinciaux et les
populations rurales, le Parti démocrate constitua une menace pour le P.R.P. au pouvoir, dès 1946, lors des premières élections
législatives pluralistes organisées en Turquie mais entachées de pressions sur les électeurs et de fraude. Se montrant proche des
préoccupations du peuple, promettant la liberté politique, économique et religieuse – ce qui lui valut une immense popularité auprès
des paysans très attachés à l'islam –, le P.D. triompha quatre ans plus tard, aux élections de 1950. Ismet Inönü, chef absolu d'un
régime autoritaire pendant douze ans, rendit, à cette occasion, un service historique à son pays : après avoir organisé des élections
libres, il s'inclina devant le verdict des urnes, inaugurant ainsi un système politique pluraliste, que la Turquie essaye de préserver
depuis quatre décennies.
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De l'État kémaliste à la démocratie bourgeoise
Le Parti démocrate restera au pouvoir pendant exactement dix ans. Dirigé par le tandem formé du président de la République Celâl
Bayar (ancien Premier ministre d'Atatürk) et du Premier ministre Adnan Menderes (grand propriétaire terrien de la région d'Izmir), le
pouvoir démocrate constitue un tournant dans l'histoire politique turque. C'est pendant les années cinquante que la Turquie amorce la
dernière phase de son passage vers la modernité, celle où la société civile, s'appuyant sur un secteur économique privé en expansion,
s'émancipe de la tutelle de la bureaucratie étatique, où les structures intermédiaires entre l'individu et l'État commencent à s'affirmer et
où la démocratisation du système politique progresse.
Pourtant, le règne démocrate, inauguré dans l'allégresse de tout un peuple qui croit que l'heure de la liberté est arrivée, se termine
mal. Dans la première moitié des années cinquante, le pouvoir bénéficie du boom économique mondial. L'aide économique et militaire
américaine arrive en abondance, les investissements dans les infrastructures et l'agriculture induisent une prospérité certaine dans les
zones rurales. Aux élections de 1954, le P.D. triomphe une fois de plus.
À l'extérieur, le P.D. intensifie la politique de rapprochement avec l'Occident, commencée par Ismet Inönü. En 1946, face aux
revendications territoriales avancées par Staline, la Turquie se rapproche de l'Occident et accepte la protection des États-Unis, en
adhérant à la doctrine Truman en 1947 et en accordant des bases militaires en Anatolie aux forces américaines. Le P.D. fait adhérer la
Turquie au pacte de l'Atlantique nord et à l'O.T.A.N. en 1951, participe à la guerre de Corée et devient la pièce maîtresse du dispositif
politico-militaire américain dans les Balkans et le Proche-Orient. Complètement alignée sur les États-Unis, la Turquie reste étrangère
aux luttes de libération qui agitent l'Asie et l'Afrique dans les années cinquante. À la conférence de Bandoung de 1955, où naît le
Mouvement des non-alignés, elle se fait le porte-parole des États-Unis et vote aux Nations unies avec les puissances colonisatrices.
Elle payera très cher cette politique dans les années soixante et soixante-dix, et il lui faudra beaucoup d'efforts pour améliorer ses
relations avec le Tiers Monde.
À partir de 1955, la situation se dégrade pour le pouvoir démocrate. Les difficultés économiques s'accumulent, la pénurie s'installe et le
pouvoir devient de plus en plus autoritaire, restreignant les libertés et allant jusqu'à violer la Constitution pour intimider l'opposition et la
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presse. Le P.D. gagne difficilement les élections de 1957, au milieu des rumeurs de fraude électorale. De plus en plus autoritaire et
s'aliénant les uns après les autres tous les groupes sociaux du pays à l'exception d'une partie de la paysannerie, il sera balayé par le
coup d'État militaire de 1960. Les militaires pendront Adnan Menderes
et deux
de ses ministres, tandis que Celâl Bayar, lui aussi condamné à mort, sera gracié eu égard à son grand âge. Il mourra en 1986, à cent
quatre ans, bien après son grand rival Ismet Inönü, décédé en 1973. Quant à Adnan Menderes, détesté par les intellectuels et les
militaires, mais toujours très populaire auprès des populations rurales, il fait l'objet d'une réhabilitation : le nouvel aéroport d'Izmir,
inauguré en 1987 par les hautes autorités du pays, porte son nom.
Exécution d'Adnan Menderes (Turquie, 1961)
Fondateur du Parti démocrate turc, Premier ministre de 1950 à 1960, Adnan Menderes (18991961) fut exécuté en 1961, après le coup d'État militaire dirigé par le général Gürsel (27 mai
1960).
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Sans excuser ses erreurs, ses manquements à la démocratie et sa mauvaise gestion, force est de constater que le P.D. a réussi à
dynamiser l'économie turque et à relancer son développement en amenant une prospérité relative, mais jusqu'alors inconnue, dans les
campagnes où vivaient l'immense majorité des Turcs.
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Le temps des coups d'État
Depuis le passage à un système pluraliste, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la vie politique turque connaît une évolution
rythmée par des cycles décennaux. Les principales dates en sont : 1950, avec les premières élections libres et l'alternance
démocratique ; 1960, avec le coup d'État militaire ; 1971, avec la pression exercée par l'armée, obligeant le gouvernement à
démissionner ; enfin, 1980, avec le coup d'État perpétré par les forces armées.
En dépit de ces convulsions périodiques, la Turquie est l'un des très rares pays en voie de développement où une démocratie
pluraliste a pu subsister. L'État moderne et le régime républicain, créés par Atatürk en 1923, au lendemain de la victoire des
nationalistes turcs contre la Grèce et les alliés qui la soutenaient, se sont révélés suffisamment solides pour survivre aux différentes
crises que le pays a connues depuis soixante ans. Cet État a été créé sous la responsabilité des élites bureaucratiques militaires et
civiles. Atatürk et ses amis, qui dirigèrent le Mouvement de libération nationale, appartenaient à cette élite étatique réformiste, dont les
premières générations se trouvèrent à l'origine du mouvement de modernisation au sein de l'Empire ottoman, dès les débuts du
xixe siècle. Héritier de plusieurs générations de réformateurs ottomans, mais aussi puisant son inspiration dans le positivisme et le
scientisme européens, Mustafa Kemal porta plus loin le mouvement de modernisation, en tournant le dos à la vaine chimère d'une
résurgence du vieil Empire. Il opta pour la création d'un État moderne, dont la légitimité nationale et territoriale remplaça la légitimité
ottomane fondée sur l'universalisme de l'Islam et dont le fondement sociologique était une alliance, scellée pendant la guerre
d'indépendance nationale (1919-1922), entre les élites étatiques et les élites socio-économiques, telles que les commerçants des
villes, les notables de province et les propriétaires terriens.
Dès lors, bâtie sur cette alliance et dirigée par les élites bureaucratiques, la République kémaliste allait s'employer à moderniser
l'organisation sociale et culturelle du pays et à développer une économie nationale dont l'objectif était d'assurer l'industrialisation, ainsi
que l'émergence d'une bourgeoisie nationale, à travers une accumulation capitaliste réalisée avec l'aide et la protection de l'État. Au
libéralisme économique des années 1923-1929 devait succéder, dans les années trente, des politiques économiques étatistes,
permettant à la Turquie de connaître pendant cette décennie une industrialisation très rapide (le troisième taux de croissance
économique mondial, derrière l'Union soviétique et le Japon) et à la bourgeoisie des affaires de procéder à une accumulation primitive
sous l'aile protectrice de l'État.
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Le renforcement de la classe capitaliste turque la conduit, dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, à contester la
tutelle de la bureaucratie et à chercher à transformer sa puissance économique en pouvoir politique. Sous la pression conjuguée de la
bourgeoisie sur le plan domestique et des États-Unis à l'extérieur, qui veulent ouvrir le marché turc à leurs produits d'exportation, en y
imposant le libéralisme économique, le régime de parti unique laisse la place au multipartisme, en 1946. Les élections législatives de
1950, les premières qui soient réellement libres, sont gagnées par le Parti démocrate, représentant la bourgeoisie d'affaires et les
propriétaires terriens, au détriment du Parti républicain du peuple, créé par Atatürk et resté au pouvoir sans interruption de 1923 à
1950. De nombreux changements interviennent dans les années cinquante, dont certains semblent mettre en cause les acquis du
kémalisme. L'Islam réapparaît dans la vie politique, le rôle des élites bureaucratiques kémalistes diminue et elles sont obligées de
partager le monopole de la légitimité républicaine avec d'autres groupes sociaux.
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Le coup d'État militaire de 1960
Ces développements, s'ajoutant aux agissements antidémocratiques du gouvernement du Parti démocrate, incitent un groupe
d'officiers à prendre le pouvoir le 27 mai 1960. S'appuyant sur la bourgeoisie des affaires et l'intelligentsia, les militaires préparent une
constitution démocratique et rendent le pouvoir aux civils à l'automne de 1961. Les causes de ce coup d'État furent complexes.
L'armée intervint contre un pouvoir civil qui trahissait le kémalisme et qui voulait diminuer la place centrale qu'elle avait toujours
occupée au sein de l'État. La presse, les intellectuels et les universités soutinrent le coup d'État pour se débarrasser d'un pouvoir
antidémocratique ; il en alla de même des forces de gauche. Au sein de la bourgeoisie économique, les industriels et les financiers ont
soutenu le coup d'État, espérant la mise en place d'un gouvernement mieux à même de répondre à leurs demandes. La junte militaire,
dirigée par le général Cemal Gürsel, partisan résolu du retour au pouvoir civil, fit élire une Assemblée constituante, au sein de laquelle
le P.R.P. et les kémalistes étaient majoritaires. Ainsi se trouva reconstituée la coalition des élites étatiques, écartée du pouvoir depuis
1950, mais ne correspondant plus à la majorité sociologique du pays. La Constitution que cette assemblée élabora et qui fut adoptée
par référendum en juillet 1961 était la plus démocratique que la Turquie eût connue. Elle prévoyait de nombreux mécanismes de
contrôle de l'exécutif, dont le poids excessif avait donné de mauvais résultats dans les années cinquante. Mais ces dispositifs
constituaient aussi pour les élites étatiques et bureaucratiques le moyen de retrouver leur tutelle sur les gouvernements élus,
soupçonnés de s'écarter de l'orthodoxie kémaliste. Aux élections d'octobre 1961, qui marquaient le retour au pouvoir civil, le P.R.P.,
qui était le favori, ne remportait qu'une majorité relative. Revenu au pouvoir en tant que Premier ministre, Ismet
Inönü
était obligé de former des gouvernements de coalition plus ou moins
durables. Après quatre années de paralysie politique, les élections de 1965 donnaient la majorité absolue au Parti de la justice (P.J.),
héritier du Parti démocrate et dirigé par un ingénieur d'une quarantaine d'année, Süleyman Demirel. L'expression du suffrage universel
mettait ainsi fin à l'exercice d'un régime de multipartisme placé sous la tutelle de la bureaucratie militaire et civile et dont le projet
consistait en un populisme conciliant les principes kémalistes, républicains et laïques, avec une démocratie modérément pluraliste.
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L'échec historique de la tentative de rénovation kémaliste de 1960-1965 reflétait les rapports de forces sociales qui prévalaient dans le
pays : le pouvoir politique appartenait désormais à une coalition de classes, dirigée par la bourgeoisie, émancipée de la tutelle politique
de l'État dès 1950 et regroupant en son sein la majorité des populations urbaines et rurales du pays.
Ismet Inönü et son épouse en 1961
Compagnon d'armes de Mustafa Kemal, Ismet Pacha Inönü (1884-1973) lui succéda en tant
que président de la République turque de 1938 jusqu'à sa démission en 1950. À la tête du Parti
républicain du peuple, il est à nouveau Premier ministre d'un gouvernement de coalition en
1961, mais repassera dans l'opposition dès 1965.
Süleyman Demirel relança les efforts d'équipement et d'industrialisation, avec le soutien des milieux économiques et des populations
rurales. Le P.J. s'opposa aux militaires et aux intellectuels à propos de la laïcité et à propos de l'autonomie par rapport au pouvoir
politique élu au suffrage universel, de certaines institutions comme les universités et les hautes instances juridictionnelles (la Cour
constitutionnelle, le Conseil d'État). Comme son prédécesseur et modèle Adnan Menderes, Süleyman Demirel avait une conception
plébiscitaire de la démocratie et supportait mal que le pouvoir élu par le peuple pût être limité par des institutions dont le contrôle lui
échappait. Cependant, il ne s'est pas laissé aller aux pratiques anticonstitutionnelles, qui avaient marqué la fin du gouvernement
Menderes. Sur le plan social, le développement économique capitaliste éloignait la Turquie du modèle égalitaire et populiste du
kémalisme, et la classe ouvrière, forte des droits syndicaux que la Constitution de 1961 lui avait reconnus, luttait pour améliorer ses
conditions de vie, mais rencontrait une vive résistance du patronat, soutenu par le gouvernement.
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1968 marquait, en Turquie aussi, les débuts d'une agitation durable dans les universités et sur le plan social. Le gouvernement Demirel
se montrait plus répressif vis-à-vis des forces de gauche, des ouvriers et des étudiants. Un très puissant courant d'anti-américanisme
s'emparait du pays, lié à la fois aux événements internes – le pouvoir et la bourgeoisie étant vus comme les instruments de
l'impérialisme américain – et à la politique extérieure – l'opinion publique turque s'estimant trahie par les États-Unis dans la question
chypriote.
Le P.J. et Demirel remportèrent les élections de 1969, mais à l'agitation sociale et à la répression s'ajoutaient de graves difficultés
économiques, aboutissant à une dévaluation de 66 % de la livre turque. Les organisations d'extrême gauche et notamment Dev-Yol se
lançaient dans l'action armée, en commettant des attentats et en procédant à des enlèvements. À la fin des années soixante, la
Turquie se retrouvait, comme à la fin des années cinquante, dans une impasse politique et sociale.
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Le pronunciamiento du 12 mars 1971
Ainsi, une décennie après le coup d'État de 1960, les chefs de l'armée intervenaient-ils à nouveau dans la vie politique en publiant, le
12 mars 1971, un mémorandum dans lequel ils exigeaient la formation d'un gouvernement fort, décidé à faire respecter les principes
du kémalisme et à mettre en œuvre les réformes socio-économiques nécessaires, sans quoi ils menaçaient de prendre le pouvoir. Le
gouvernement de Süleyman Demirel, visé par le mémorandum, était obligé de démissionner, les généraux turcs ayant manifesté leur
inquiétude devant son incapacité à faire face à la montée de la violence et aux problèmes sociaux et économiques. L'industrialisation
et l'urbanisation accélérées avaient entraîné une profonde transformation sociale et la dissolution de la société traditionnelle jusque
dans les coins reculés de l'Anatolie. La Constitution de 1961, d'inspiration populiste et préconisant un modèle d'économie de marché,
mais régulé par l'interventionnisme étatique et la sauvegarde des droits et libertés fondamentaux, a permis la démocratisation de la
société. Les syndicats se renforçaient considérablement et défendaient les droits des travailleurs, dont la conscience de classe
s'élevait à mesure que les luttes sociales se déroulaient. Certes, les petits propriétaires terriens et les paysans sans terre, qui
constituaient encore la majorité de la population (par contre, dans les années quatre-vingt, plus de 50 % de la population habite déjà
dans les villes et l'urbanisation continue à un rythme accéléré), n'étaient pas syndiqués, mais, même dans les campagnes, une prise
de conscience se faisait sentir, les petits paysans contestant par endroits le pouvoir des gros propriétaires terriens.
Si l'armée, prompte à voir dans le dynamisme de la société les indices d'une désintégration de l'État, était inquiète en 1971 devant les
affrontements politiques et idéologiques qui secouaient le pays, la bourgeoisie était confrontée à des difficultés qui constituèrent le
véritable moteur du 12 mars 1971. En effet, la Turquie s'était lancée, dans les années cinquante et soixante, dans un modèle
d'industrialisation fondée sur la substitution des importations, essentiellement dans le domaine des biens de consommation et orientée
vers le marché intérieur. Ces industries étaient technologiquement et sur le plan des matières premières très dépendantes de
l'étranger. Les difficultés de la balance des paiements freinaient l'importation des composantes indispensables, tandis que l'absence de
compétitivité de ces industries, bâties derrière de hautes barrières douanières, limitaient les possibilités d'exportation. Or, le marché
intérieur pour les biens de consommation durables commençait à être saturé. La solution pour la bourgeoisie industrielle était de
s'orienter vers des industries de biens d'équipement et d'armements (en collaboration avec l'armée) pour lesquelles il y avait une
demande interne. Cependant, ces nouvelles industries nécessitaient de très lourds investissements et donc des ressources accrues.
Or, sur ce plan, les possibilités paraissaient très restreintes.
C'est dans ces circonstances qu'un régime autoritaire, destiné à la fois à contenir les revendications de la classe ouvrière et à résoudre
les contradictions qui opposaient la faction industrielle de la bourgeoisie à ses factions commerciales et terriennes, s'est instauré en
Turquie. Les quatre gouvernements qui se succédèrent de mars 1971 jusqu'en octobre 1973 furent dirigés par des personnalités
soutenues par l'armée, tandis que les partis politiques et le Parlement continuaient de fonctionner sous la surveillance vigilante des
militaires. Ces gouvernements ont tenté de mettre en œuvre les programmes préconisés par la bourgeoisie industrielle. L'état de siège
fut décrété et la répression s'abattit sur les partis et les mouvements de gauche, les syndicats et la classe ouvrière. Les salaires réels
des travailleurs baissèrent dans des proportions importantes. Toutefois, certaines mesures souhaitées par la bourgeoisie industrielle et
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qui allaient à l'encontre des intérêts des autres fractions de la classe dominante, telles que la bourgeoisie commerciale et les
propriétaires terriens, eurent moins de succès. Les réformes fiscale et agraire, demandées par les industriels, n'aboutirent pas.
Ce régime mi-militaire, mi-parlementaire échoua finalement devant l'opposition populaire. L'armée, pour sa part, réalisa que, loin d'agir
au-dessus des classes sociales, comme elle croyait le faire, elle s'était faite le fer de lance de la bourgeoisie pour conduire la
répression. Elle préféra alors regagner ses casernes. La défaite du candidat qu'elle avait présenté en avril 1973 à la présidence de la
République hâta le départ. L'échec de ce régime laissa la bourgeoisie empêtrée dans ses contradictions et l'économie dans l'impasse.
Ces difficultés marqueront la décennie des années soixante-dix et iront en s'aggravant, pour aboutir à une autre intervention militaire,
en 1980.
Les élections générales d'octobre 1973 donnèrent la victoire au Parti républicain du peuple, conduit par Bülent Ecevit, rendu très
populaire par son opposition de la première heure au régime du 12 mars 1971. Le P.R.P., à la tête duquel Ecevit avait remplacé en
mai 1972 Ismet Inönü, chef historique et prestigieux compagnon d'Atatürk et qui avait réussi à étendre son audience grâce à un
programme rénové, d'inspiration social-démocrate, dépassait pour la première fois depuis 1950 le courant conservateur, représenté
d'abord par le Parti démocrate et après la dissolution de celui-ci, en 1960, par son successeur, le Parti de la justice. Avec 33,3 % des
suffrages, le P.R.P. n'obtenait pas la majorité au Parlement et Ecevit formait un gouvernement de coalition avec le Parti du salut
national (P.S.N.), formation se réclamant de l'Islam, mais recherchant une synthèse des valeurs religieuses, du nationalisme et de
l'industrialisation. Arrivé au pouvoir en janvier 1974, Ecevit devait démissionner en septembre, à cause de divergences profondes avec
le P.S.N., sans pouvoir réaliser des réformes structurelles.
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La montée des périls
Le gouvernement Ecevit était porté par un puissant courant populaire, d'autant plus que la guerre de Chypre de l'été 1974 avait fait du
Premier ministre un véritable héros. Aussi, sa démission fut-elle accueillie avec soulagement par les classes dominantes qui
considéraient cet admirateur de la social-démocratie scandinave comme un dangereux gauchiste. En avril 1975, après six mois de
crise gouvernementale, la bourgeoisie soutint activement la formation d'un gouvernement de coalition des partis de droite et d'extrême
droite sous la direction de Süleyman Demirel. Ce gouvernement du Front national (1975-1977) poursuivit une politique à très courte
vue, destinée à satisfaire les demandes souvent contradictoires des différentes factions de la bourgeoisie, au moyen d'un endettement
intérieur et extérieur forcené, qui a mis le pays en situation de cessation de paiements en l'espace de deux ans. Ce fut aussi sous ce
gouvernement que la terreur fasciste s'organisa et prit de l'ampleur. Profitant de sa participation au pouvoir, le Parti de l'action
nationale (P.A.N.) du colonel Türkes s'employa à renforcer ses commandos armés. En outre, l'extrême droite réussit à améliorer ses
positions électorales. Aux élections générales de juin 1977, le P.R.P. devança le P.J., en obtenant 42 % des suffrages, sans toutefois
pouvoir atteindre la majorité des sièges au Parlement, tandis que le P.A.N. passait de 3,4 % en 1973 à 6,4 % en 1977 ; le P.S.N.,
également partenaire de la coalition du Front national, tombait de 11,8 % en 1973 à 8,5 % en 1977. La situation économique et sociale
devint à ce point désastreuse, après deux années de la gestion de la droite, que les classes dominantes furent obligées de retirer leur
soutien au Front national, dont le second gouvernement, formé après les élections de juin 1977, ne survécut que jusqu'à la fin de
l'année.
Le Front national ayant conduit le pays à la faillite économique et à l'isolement sur le plan international, l'alternance joua au profit d'une
seconde expérience social-démocrate. Mais, contrairement à ce qui s'était passé en 1974, lorsque le gouvernement Ecevit disposait
d'un soutien populaire massif et prenait des mesures au profit des couches défavorisées, la bourgeoisie le tenait cette fois-ci sous son
contrôle et l'orientait selon ses propres objectifs. Venu au pouvoir en janvier 1978, le gouvernement Ecevit avait obtenu la majorité
grâce au ralliement de onze députés, démissionnaires du P.J. Ce petit groupe charnière était en quelque sorte l'épée de Damoclès que
la bourgeoisie avait suspendue au-dessus de la tête d'Ecevit. Celui-ci poursuivit une politique nettement plus à droite qu'en 1974, afin
de ne pas mécontenter les classes dominantes, ce qui lui aliéna une bonne partie du soutien populaire dont il disposait. Pour la
bourgeoisie, la social-démocratie d'Ecevit présentait l'avantage de modérer les revendications syndicales, de pouvoir régler certains
19
problèmes de politique extérieure et d'obtenir l'assistance économique de l'Occident, indispensable au redémarrage de l'économie.
Cependant, Ecevit fut loin d'avoir réalisé tout ce que l'on attendait de lui. Si les syndicats firent preuve de modération, l'aide extérieure
tarda à venir, l'inflation et les difficultés de paiements extérieurs continuèrent. La terreur fasciste continua, provoquant la mort de plus
de mille personnes en 1978 et sévissant au même rythme en 1979. Les députés indépendants qui assuraient la majorité parlementaire
à Ecevit commencèrent à faire défaut les uns après les autres, et les élections sénatoriales partielles d'octobre 1979 se soldèrent par
un échec grave du P.R.P. qui vit ses suffrages tomber à 29 %
, alors que le P.J.
effectuait un bond en avant considérable. Le gouvernement Ecevit démissionnait aussitôt, laissant le pouvoir à un gouvernement
minoritaire, composé du seul P.J. et dirigé par Süleyman Demirel
. Il s'agissait,
en principe, d'un gouvernement de transition, chargé d'organiser des élections anticipées en 1980. L'absence d'une majorité
parlementaire claire et la succession au pouvoir d'équipes faibles, incapables de faire face aux problèmes socio-économiques, avaient
caractérisée la Turquie des années soixante-dix.
20
Bülent Ecevit en campagne électorale (1979)
Chef de la tendance réformiste de centre gauche au sein du Parti républicain du peuple et
figure centrale du paysage politique turc depuis le milieu des années 1970, le Premier ministre
Bülent Ecevit mène campagne à Riza pour les élections générales de 1979.
Süleyman Demirel en campagne électorale, Turquie, 1979
21
Süleyman Demirel, chef du Parti de la justice, pendant la campagne électorale de 1979, à
l'issue de laquelle il retrouvera son poste de Premier ministre, qu'il a déjà occupé de
nombreuses fois depuis les années 1960.
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Le terrorisme
À la crise économique et sociale s'ajoutait le blocage du système parlementaire et l'affaiblissement de l'autorité publique. C'est sur ce
terrain que germa un terrorisme impitoyable, qui déstabilisa progressivement l'État turc. C'est l'extrême droite, organisée autour du
Parti de l'action nationale de Alparslan Türkes, qui fut la grande responsable de la montée de la violence. Le terrorisme trouvait, pour
recruter ses éléments, un réservoir presque illimité auprès de très nombreux jeunes sans perspectives d'avenir, du fait du chômage
grandissant et de l'insuffisance des établissements d'enseignement supérieur, incapables d'absorber les très nombreux diplômés de
l'enseignement secondaire (à peine 10 à 15 % des bacheliers entraient tous les ans dans l'enseignement supérieur). Ce terrorisme
d'extrême droite bénéficia d'appuis et de complicités au sein des classes possédantes et de l'État et fit des milliers de victimes. Au
pouvoir de 1975 à 1977 en tant que partenaire de coalition du Front national, Türkes plaça ses partisans dans les appareils de l'État,
les forces de l'ordre et l'éducation nationale, et lança ses commandos contre les syndicats et la classe ouvrière. Les activités des
organisations fascistes turques, les complicités dont elles ont bénéficié, leurs liens avec le trafic international de la drogue et des
armes entre la Turquie et l'Europe occidentale, dont l'une des plaques tournantes semble avoir été, assez curieusement, Sofia, la
capitale de la Bulgarie, étaient connus en Turquie. Les révélations sur les circonstances de l'attentat de mai 1981 contre le pape,
commis par un terroriste turc d'extrême droite ont mis en évidence l'existence d'un réseau de militants d'extrême droite, d'agents à la
solde de certains pays socialistes et de mafiosos turcs, arméniens ou italiens bénéficiant de l'hospitalité de la Bulgarie. Ce qui est
certain c'est qu'aux causes internes du terrorisme turc des années soixante-dix sont venues se greffer des tentatives de déstabilisation
de l'extérieur.
En Turquie même, face à la stratégie de la terreur de l'extrême droite, encouragée par certaines forces sociales et politiques, les
syndicats et les partis politiques de gauche ripostèrent par des manifestations de masse (la célébration du 1er mai à Istanbul, en 1976
et en 1977, réunit entre 300 000 et 500 000 personnes) et des grèves, tandis que des groupes d'extrême gauche optaient pour des
méthodes violentes. Le phénomène gagna encore de l'ampleur dans la période de 1978-1980, avec les actions des groupes armés se
réclamant du nationalisme kurde, tandis que les attentats contre les représentants à l'étranger de l'État turc, commis par les terroristes
arméniens, devenaient de plus en plus fréquents.
La question kurde est l'un des plus graves problèmes qui se pose à l'État turc. Les régions orientales de l'Anatolie forment la partie la
plus pauvre du pays. C'est là que vivent plusieurs millions de citoyens d'origine kurde. Cette région a toujours inquiété le pouvoir
22
central turc, d'autant plus que d'importantes minorités kurdes vivent dans les provinces iraniennes et irakiennes limitrophes de la
Turquie. En 1925 et en 1938, l'État turc avait eu à faire face à deux soulèvements importants dans les provinces orientales de
l'Anatolie, et les mouvements nationalistes kurdes sont redevenus très actifs à partir des années soixante-dix. En outre, l'extrême
droite s'est servie dans cette région des tensions ethniques et religieuses pour semer la terreur. C'est ainsi que, en décembre 1978,
des nervis fascistes ont massacré à Kahramanmaras, ville située dans le sud-est du pays, près de deux cents personnes, dont la
plupart de confession shī‘ite (alévis) et d'origine kurde. L'État turc n'a jamais voulu reconnaître ouvertement l'existence de ce problème,
ni essayé sérieusement de développer ces régions. Quelques timides efforts ont été faits dans le cadre d'une politique régionale visant
à atténuer les déséquilibres entre l'est et l'ouest du pays, mais ils restent très en deçà de l'approche qu'exigerait la gravité de la
situation. Pourtant, l'État turc a d'autant plus intérêt à rechercher une solution que ce problème pourrait constituer une arme redoutable
que des puissances étrangères seraient susceptibles d'utiliser contre la Turquie.
D'ailleurs, le nationalisme kurde devient de plus en plus actif. Depuis 1984, sa tendance la plus extrémiste, le Parti des travailleurs du
Kurdistan (P.K.K.), s'est lancée dans une guérilla très sanglante dans l'est de la Turquie. Ayant ses bases logistiques de l'autre côté de
la frontière, en Iran et en Irak, le P.K.K. conduit des actions meurtrières qui ont fait quelque 1 500 victimes en quatre ans, surtout parmi
les populations civiles kurdes qu'il veut intimider et forcer à le soutenir, ainsi que dans les forces de l'ordre. L'état de siège continue
d'être appliqué dans les régions à majorité kurde, quadrillées par l'armée et dirigées par un préfet doté de pouvoirs exceptionnels.
Après avoir ignoré le problème kurde et cru pendant des décennies que la question pouvait être réglée par la répression militaire, l'État
turc donne quelques timides signes de clairvoyance politique en la matière. Les efforts déployés pour accueillir dans de bonnes
conditions les réfugiés kurdes qui ont fui la répression irakienne pendant l'été de 1988 vont dans ce sens. La série de barrages en
construction sur l'Euphrate et le Tigre pourrait apporter une certaine prospérité et contribuer au développement économique de cette
région délaissée. La presse évoque de plus en plus souvent la question, et l'opinion publique y est sensibilisée. Elle sait que la
question kurde est liée à celle du renforcement de la démocratie et du respect des droits de l'homme en Turquie, qui constituent,
autant sinon plus que l'économie, la clé de l'intégration de la Turquie en Europe.
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Un modèle de développement économique dépendant
La crise économique qu'a connue la Turquie a atteint pendant la période 1977-1980 des proportions très graves. Le pays récoltait les
fruits empoisonnés de la politique d'industrialisation poursuivie depuis la fin des années quarante, sous la pression conjuguée de la
bourgeoisie industrielle turque et des intérêts étrangers. Avant la Seconde Guerre mondiale, la Turquie avait connu un développement
autocentré rapide. Ce développement autocentré prit fin à partir de 1947, lorsque la doctrine Truman s'appliqua à la Turquie qui
participa au plan Marshall. L'aide économique étrangère ouvrit la voie aux importations financées de l'extérieur. Les investissements
d'infrastructures et industriels furent alimentés par des ressources empruntées à l'étranger, et la priorité fut accordée aux industries de
substitution, aux importations, qui dépendaient de matières premières importées.
À la fin de la décennie de 1970, la dette extérieure avait atteint 25 milliards de dollars, dont 10 milliards à très court terme. Cet
endettement, correspondant à la moitié du produit national brut en 1978 (48 milliards de dollars), faisait de la Turquie l'un des trois ou
quatre pays les plus endettés du monde. La totalité des recettes d'exportation ne suffisait même plus à payer la facture du pétrole dont
l'économie avait besoin. Le très important déficit extérieur ne permettait pas d'importer les matières premières indispensables à
l'industrie, qui ne tournait plus qu'à 50 % de ses capacités. L'inflation, qui était de 70 % en 1978, atteignait les 100 % en 1980. Le taux
de croissance annuel de l'économie tombait à 0 en 1979 et devenait négatif en 1980, après avoir été en moyenne de 7 % depuis 1970.
Les alliés occidentaux de la Turquie tardaient à accorder l'assistance financière tant attendue, car ils exigeaient l'acceptation des
mesures d'austérité préconisées par le Fonds monétaire international, comprenant une très forte dévaluation de la livre turque, le
blocage des salaires, un taux de croissance très réduit, l'assainissement de la situation financière des entreprises du secteur public et
la diminution de leur rôle dans l'économie. Après avoir résisté en 1978 à ces exigences, à l'exception d'une dévaluation de 23 % en
mars, jugée nettement insuffisante par le F.M.I., Ecevit cédait en juin 1979, en dévaluant une deuxième fois la livre (43,6 %) et
23
acceptait de bloquer les salaires. Immédiatement après, un groupe de pays occidentaux réunis au sein de l'O.C.D.E. accordait à la
Turquie une aide de 1 milliard 450 millions de dollars, qui servait surtout à rembourser les dettes à court terme les plus urgentes.
Depuis lors, cette aide continue, à condition que la Turquie accepte les exigences très sévères du F.M.I.
Mais la crise économique continuait de plus belle, entraînant la Turquie vers une faillite totale. Et c'est le gouvernement minoritaire de
Süleyman Demirel, venu aux affaires à la fin de 1979, en remplacement du gouvernement démissionnaire de Bülent Ecevit, qui devait
prendre, sous la pression du F.M.I., les mesures économiques du 24 janvier 1980, réorientant l'économie turque vers un libéralisme
intégral. Ces mesures étaient « historiques », dans la mesure où elles présentaient une importance cruciale pour l'évolution de la
société turque comparable à l'adoption de l'étatisme et de l'économie mixte dans les années trente, ou encore à l'ouverture de
l'économie aux échanges internationaux, à partir de 1947. Stabilisation, austérité et exportation étaient les maîtres mots de cette
nouvelle politique économique conforme aux exigences de la division internationale du travail et imposée par le F.M.I. et les bailleurs
de fonds, membres du Consortium d'aide à la Turquie, au sein de l'O.C.D.E. Elle consistait, pour l'essentiel, à laisser flotter la livre
turque, qui perdait immédiatement 60 % de sa valeur, à essayer de diminuer l'inflation atteignant 100 %, par la compression de la
demande intérieure, la restriction du crédit, la diminution des investissements publics, le blocage des salaires, la liberté des prix, l'arrêt
des subventions aux entreprises déficitaires du secteur public et la diminution progressive du rôle de ce dernier dans l'économie.
Cependant, la nature profondément antisociale de ces mesures excluait leur application par un gouvernement démocratiquement élu,
fût-il de droite. En outre, celui de Demirel était minoritaire au Parlement et sans aucune autorité. Les décisions du 24 janvier 1980
appelaient l'instauration d'un pouvoir musclé, dans un pays en proie au terrorisme et à une crise globale, ayant des dimensions socioculturelles, où l'État était en complète déliquescence et l'intégrité territoriale menacée. Les institutions politiques étaient discréditées
par les jeux politiciens, d'autant plus que la Chambre des représentants et le Sénat réunis se montrèrent incapables, pendant plusieurs
mois, d'élire un successeur au président de la République Fahri Korutürk dont le mandat de sept ans était venu à terme en avril 1980.
Tous les facteurs « objectifs » et « subjectifs » étaient réunis au cours de l'été de 1980 pour une intervention de l'armée.
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Le coup d'État militaire du 12 septembre 1980
Cette intervention ne constitua pas vraiment une surprise, dans la mesure où dès janvier 1980 les chefs militaires avaient mis les
politiciens civils très sérieusement en garde. Devant l'incapacité de la classe politique de réagir efficacement aux périls qui menaçaient
le pays, les militaires passèrent à l'action. La junte se constitua en un Conseil national de sécurité, composé des commandants en chef
des trois armes et de la gendarmerie et dirigé par le chef d'état-major, le général Kenan Evren, qui devint chef de l'État. L'homme de la
rue, craignant pour sa sécurité et écœuré par une « stratégie de la terreur », qui durait depuis plusieurs années et faisait en moyenne
vingt victimes par jour en 1980, accueillit le coup d'État avec soulagement. Quant à la classe capitaliste, toujours enfoncée dans la
crise, elle exprima son enthousiasme. Dans un contexte où l'absence quasi totale de sécurité était devenue la préoccupation
principale, au-delà des considérations politiques ou idéologiques, l'intervention des forces armées bénéficia d'une indéniable
popularité.
Accusant pêle-mêle les partis politiques, le Parlement, la justice, la police, l'administration, les médias, les intellectuels, les
universitaires, les enseignants, les syndicats et la jeunesse d'avoir manqué à leur devoir et contribué à l'aggravation de la crise, le
pouvoir militaire plaça dans les ministères, les administrations, les entreprises du secteur public des officiers chargés soit de diriger
effectivement, soit de surveiller la marche des affaires. La répression contre les terroristes, mais aussi contre des syndicalistes, des
intellectuels, des enseignants et des journalistes, fut confiée à la justice militaire. La Constitution de 1961 fut abolie, sous le prétexte
qu'elle était « trop » démocratique. Elle était en effet la plus démocratique que la Turquie ait connue. Mais elle avait été révisée en
1971, de manière à restreindre les libertés démocratiques et, de surcroît, l'arsenal répressif du Code pénal, et notamment ses
articles 141, 142 et 146, inspirés de l'Italie mussolinienne, étaient restés à la disposition des autorités. Le Parlement fut fermé, les
partis politiques bannis, leurs biens confisqués, leurs dirigeants interdits de toute activité politique. La vie associative fut suspendue et
les responsables d'associations démocratiques et progressistes traduits en justice. Les droits de l'homme et notamment le droit de
grève furent suspendus, la Confédération syndicale socialiste D.I.S.K. fut interdite et ses dirigeants arrêtés et traduits en justice alors
24
qu'ils avaient toujours condamné le terrorisme et la violence. Tous ceux qui ont exprimé des critiques ont été inquiétés, à l'instar de
l'ancien Premier ministre Bülent Ecevit, deux fois emprisonné après le coup d'État. De nombreux syndicalistes et responsables
d'organisations de gauche non terroristes ont été obligés de s'enfuir à l'étranger et beaucoup d'entre eux furent déchus de leur
nationalité. Des journalistes furent emprisonnés, des journaux et périodiques furent soit interdits pour des durées plus ou moins
longues, soit contraints à une sévère autocensure, tandis que les universités, considérées par le pouvoir comme des centres de
subversion, ont fait l'objet d'une remise en ordre et subissent un contrôle étroit des autorités politiques. À l'instar de ce qui s'est passé
dans certains pays d'Amérique latine comme le Chili ou l'Argentine, le capital intellectuel et scientifique de plusieurs décennies est
menacé, l'élite universitaire est contrainte à l'exil.
La politique de répression est donc allée bien au-delà de la lutte contre les responsables du terrorisme et du souci de la restauration de
la paix civile. Cette lutte, menée tambour battant et sans trop de scrupules quant aux méthodes employées, a été une réussite. Le
terrorisme a pratiquement disparu et ses organisations ont été démantelées. Le prix payé fut lourd : selon les statistiques officielles,
entre septembre 1980 et juillet 1982, près de trente mille procès furent menés à terme et à la fin de 1982 plus de vingt-cinq mille
personnes se trouvaient dans les prisons. De nombreux terroristes ont été condamnés à la peine de mort et exécutés. Les sources
officielles admettent l'existence de plus de six cents plaintes pour tortures, chiffre qui ne reflète qu'une toute petite proportion des
tortures, pratiquées couramment contre les détenus.
Au fond, l'objectif du pouvoir militaire est une réorientation et une réorganisation complète de l'État et de la société. Il vise à créer une
société plus disciplinée, hiérarchisée, un régime démocratique limité, étroitement surveillé par un État puissant, des droits et libertés
individuels et collectifs restreints, l'ensemble de cet État et de ce dispositif institutionnel étant au service d'une politique économique
libérale, au bénéfice de la classe capitaliste. Cet esprit a présidé à la préparation d'un projet de constitution, par une Assemblée
consultative nommée par la junte. Soumis au référendum populaire le 7 novembre 1982, après une intense campagne de propagande
à sens unique – les partisans du « non » furent interdits de la radio et de la télévision nationales et assimilés par le chef de l'État à des
traîtres « collaborant avec des forces étrangères » –, le projet obtint près de 92 % des suffrages. Même en tenant compte de l'absence
d'un débat démocratique autour du projet et des conditions de vote contestables (des enveloppes transparentes permettant de voir la
couleur bleue des bulletins négatifs), les résultats du scrutin montrèrent sans équivoque que le général Evren était très populaire.
La nouvelle Constitution comporte de graves limitations aux droits et libertés, soumettant les pouvoirs législatif et judiciaire à l'entière
discrétion du pouvoir exécutif. Elle préconise, sinon expressément, du moins en fait, un régime quasi présidentiel, avec un président de
la République doté de très larges pouvoirs. Selon une de ses clauses transitoires, l'adoption de la Constitution par le peuple turc a
automatiquement conféré au général Evren le titre de président de la République, assisté d'un conseil présidentiel composé des
membres de la junte.
Après l'adoption de la Constitution, la seconde étape de la transition vers la démocratie, entamée sous l'étroite tutelle des militaires, fut
l'organisation des élections législatives, le 6 novembre 1983. Seuls trois partis politiques furent autorisés à y participer. Plusieurs
autres formations, et notamment celles qui se posaient comme les successeurs des grands partis dissous en 1980, furent écartées du
scrutin par des artifices de procédure. En dépit de ces restrictions, les élections du 6 novembre 1983 revêtirent une importance
considérable. D'abord, par un taux de participation record de 92 %, l'électorat turc signifia au pouvoir militaire son désir de retrouver un
système démocratique. Ensuite, ce même électorat, en votant massivement pour la formation qui apparaissait la moins proche des
militaires, exprima, sans aucune équivoque possible, sa volonté de voir ces derniers se retirer de la scène politique. Le Parti de la
mère patrie (ou A.N.A.P.) de Turgut Özal fut le grand vainqueur, avec 45 % des suffrages, et obtint la majorité absolue au Parlement
(212 sièges sur 400), tandis que les deux autres formations – le Parti populiste et le Parti de la démocratie nationaliste –, qui
apparaissaient comme les créatures du pouvoir militaire, arrivèrent respectivement en deuxième et troisième position. Lors des
élections municipales du printemps de 1984, qui furent considérées comme un test de la légitimité de la victoire que le Parti de la mère
patrie avait obtenue six mois plus tôt, du fait de la participation de formations politiques de toutes les tendances (sauf l'extrême gauche
et l'extrême droite qui demeurent interdites), Turgut Özal confirma sa victoire de novembre 1983.
En Occident, où l'on observait avec inquiétude – sans pour autant faire un effort particulier de solidarité – la déstabilisation croissante
de la Turquie, le coup d'État fut bien accueilli. La satisfaction fut grande aux États-Unis (surtout au Pentagone), mais aussi à l'O.T.A.N.,
25
ainsi que dans les milieux économiques et financiers internationaux, au F.M.I. et à l'O.C.D.E., qui s'inquiétaient de la quasi-faillite de
l'économie turque (en 1978, en 1979 et en 1980, celle-ci ne parvenant plus à faire face aux échéances de son énorme dette
extérieure). Les stratèges de l'Occident, pour qui la Turquie revêtait une importance particulière depuis la chute du régime du shah en
Iran, espéraient l'établissement d'un pouvoir musclé à Ankara. Le coup d'État ne les avait d'ailleurs pas pris tout à fait au dépourvu,
puisque l'un des principaux putschistes, le commandant en chef des forces aériennes turques, s'était rendu à Washington une semaine
avant le coup d'État, et que, au moment où celui-ci eut lieu, des manœuvres militaires des forces de l'O.T.A.N. se déroulaient en
Turquie.
En revanche, des protestations contre la militarisation de la Turquie se firent entendre dans les milieux démocratiques de l'Europe
occidentale. Le Conseil de l'Europe fit peser sur Ankara une menace d'exclusion, tandis que la Communauté européenne ralentissait
une coopération déjà passablement affaiblie, les autorités communautaires ayant tendance à pratiquer un relatif protectionnisme
contre certaines exportations turques concurrençant des industries européennes en difficulté. De telles pressions – pas toujours
dénuées d'arrière-pensées – n'étaient certes pas négligeables pour amener les généraux turcs à hâter le retour à un régime civil.
Cependant, s'agissant de la Turquie, les préoccupations des démocrates européens n'ont jamais pesé très lourd comparées aux
intérêts économiques et stratégiques de l'Occident.
Les orientations prises par le régime militaire montraient, sans aucun doute possible, que, quelles qu'aient été leurs intentions
premières, les militaires avaient assumé un rôle qui était allé bien au-delà du rétablissement de l'ordre public et de la démocratie.
Quant aux réformes économiques introduites, elles étaient caractérisées par le fait qu'elles privilégiaient exclusivement la classe
capitaliste.
La vision kémaliste, chère aux militaires qui l'invoquent très souvent, selon laquelle l'armée serait placée en permanence « au-dessus
de la mêlée », ne fait plus illusion dans la société turque des années 1980. En fait, cette utopie est morte en 1971, date de la
précédente intervention de l'armée dans la vie politique, à l'issue de laquelle il était clairement apparu qu'elle n'était pas neutre dans
l'affrontement des forces sociales, dans une société caractérisée par la polarisation des classes et des idéologies.
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L'évolution depuis 1983
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Le retour à la démocratie
Après la dictature militaire (1980-1983), le pays suit un parcours contrasté pendant les deux dernières décennies du xxe siècle. Tandis
que sur les plans économique et diplomatique on observe une montée en puissance, politiquement et socialement les évolutions sont
moins favorables. L'économie est dynamisée par sa libéralisation, et la Turquie voit son poids stratégique augmenter, grâce à la
disparition du bloc soviétique et la fin de la guerre froide. En revanche, le système démocratique a du mal à se débarrasser de
l'héritage constitutionnel et législatif du régime militaire ; il souffre d'une polarisation du débat entre les islamistes et les laïques, d'une
classe politique égarée dans des querelles de chefs et dans la corruption et, surtout, de l'aggravation de la question kurde ; enfin, les
inégalités sociales augmentent considérablement.
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La sortie de la dictature
Les élections de 1983, auxquelles ne peuvent participer que trois partis, préalablement agréés par l'armée, sont néanmoins
remportées par la formation qui avait le plus nettement pris ses distances avec le régime militaire, le Parti de la mère patrie (A.N.A.P.)
de Turgut Özal.
26
La période allant de 1983 à 1991 est celle d'une redémocratisation progressive du régime. L'armée se met en retrait sur le plan de la
politique interne. La suspension des droits civiques et politiques qui frappait depuis 1980 de nombreuses personnalités politiques, dont
les anciens Premiers ministres Süleyman Demirel et Bülent Ecevit, est levée, à la suite du référendum populaire organisé en
septembre 1987. Les principaux partis politiques peuvent participer aux élections législatives de novembre 1987, les premières à se
tenir sans entraves depuis 1977. Comme en 1983, elles sont remportées par l'A.N.A.P. du Premier ministre Turgut Özal, qui obtient la
majorité absolue à l'Assemblée nationale. L'A.N.A.P. devance le Parti populiste social-démocrate (S.H.P.) d'Erdal Inönü et le Parti de la
juste voie (D.Y.P.) de Süleyman Demirel. Les petites formations, dont le Parti de la gauche démocratique (D.S.P.), créé par Bülent
Ecevit, en dissidence contre le S.H.P., le Parti de la prospérité (R.P.), de tendance islamiste, de Necmettin Erbakan, et le Parti d'action
nationale (M.H.P.) d'extrême droite, d'Alparslan Türkes, ne réussissent pas à entrer au Parlement, n'ayant pas franchi la barre des 10
%, fixée afin d'éviter la dispersion des sièges ; cela ne suffira pas à éviter une succession de gouvernements de coalition, le plus
souvent instables, à l'issue des élections ultérieures de 1991, 1995 et 1999. En 1989, Turgut Özal est élu président de la République, à
la place du général Kenan Evren, chef du régime militaire (1980-1983), qui s'était fait élire à ce poste par le référendum de 1982.
Mesut Yilmaz remplace Turgut Özal comme chef de l'A.N.A.P. et Premier ministre.
La démocratisation enregistre des progrès, qui sont reconnus à l'étranger, notamment par la Communauté européenne, avec laquelle
les relations reprennent un cours normal, après une période de gel entre 1980 et 1983, de même que par le Conseil de l'Europe.
Ankara accepte le droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l'homme et ratifie, en 1988, la Convention des
Nations unies sur la torture.
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Les limites de la démocratisation
En 1989, les élections municipales sont marquées par un recul important de l'A.N.A.P., que confirment les élections législatives de
1991 : celles-ci sont gagnées par le D.Y.P. (27 %) devant l'A.N.A.P. qui n'obtient que 24 %, suivi du S.H.P. (20,8 %) et les islamistes
du R.P., qui font un bond considérable, remportant 16,9 % des suffrages.
Aucune des formations n'ayant obtenu la majorité absolue des sièges, le D.Y.P. et le S.H.P. forment un gouvernement de coalition
sous la direction de Süleyman Demirel, dont le programme prévoit des mesures visant à éliminer la législation antidémocratique
héritée du régime militaire. Cependant, pas plus ce gouvernement que ses successeurs tout au long des années 1990, ne réussiront à
enregistrer des progrès marquants sur ce plan. En effet, tous ces gouvernements de coalition, faibles et instables, seront incapables
de faire les réformes nécessaires et de mettre fin à la « sale guerre » opposant l'armée turque à la guérilla du Parti des travailleurs du
Kurdistan (P.K.K.).
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L'ère de l'instabilité politique
En 1993, à la mort de Turgut Özal, dont l'action durant la décennie 1980 a considérablement transformé le pays, c'est Süleyman
Demirel qui est élu président, laissant la direction du D.Y.P. et le poste de Premier ministre au ministre de l'Économie, Tansu Ciller, la
première femme turque à diriger un gouvernement. Les élections de 1995 sont gagnées par les islamistes (R.P.), avec 21,4 % des
suffrages, devant les deux partis de centre droit (A.N.A.P. 19,6 %, et D.Y.P. 19,2 %). Après un essai de coalition, vite avorté, entre
l'A.N.A.P., de Mesut Yilmaz, et le D.Y.P., de Tansu Ciller, c'est le leader islamiste du R.P., Necmettin Erbakan, qui forme un autre
gouvernement de coalition en juin 1996, avec le D.Y.P. C'est la première fois qu'un gouvernement de la République kémaliste laïque
est dirigé par un islamiste, ce qui provoque des tensions extrêmement fortes avec les secteurs sécularisés de la société et l'armée. Le
28 février 1997, le Conseil national de sécurité, composé des cinq chefs suprêmes des forces armées et de quatre responsables élus,
dont le président de la République et le Premier ministre, qui est le véritable détenteur du pouvoir en Turquie, publie une déclaration,
sommant le gouvernement de prendre des mesures, notamment en matière d'éducation, afin de renforcer la laïcité et de combattre la
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montée en puissance des islamistes. Soumis à des pressions très fortes, le gouvernement Erbakan-Ciller, déstabilisé, est contraint à la
démission en juin 1997, après un an de pouvoir. Peu après, le R.P. est dissous par décision de la Cour constitutionnelle et Necmettin
Erbakan privé de ses droits politiques pendant cinq ans, pour activités anticonstitutionnelles. Le mouvement islamiste, devenu une des
forces politiques majeures du régime, crée aussitôt une nouvelle formation, le Parti de la vertu (F.P.).
En juillet 1997, le leader de l'A.N.A.P., Mesut Yilmaz, forme un gouvernement de coalition de plus, avec le Parti de la gauche
démocratique (D.S.P.) de Bülent Ecevit et une petite formation de centre droit, le Parti de la Turquie démocratique. Cependant, il est
contraint à la démission en novembre 1998, à la suite d'un scandale provoqué par des irrégularités commises lors de la privatisation
d'une banque du secteur public. En janvier 1999, Bülent Ecevit forme un gouvernement de minorité, avec le soutien de toutes les
formations parlementaires, afin de préparer des élections anticipées.
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Les élections de 1999
Ces élections, combinant les législatives et les municipales, ont lieu en avril 1999 et changent la donne dans la vie politique turque. Le
D.S.P. de Bülent Ecevit, petite formation de gauche nationaliste, dont le principal atout est son leader très populaire dans le pays,
remporte les élections législatives avec 22,19 % des voix, devant le Parti d'action nationale, formation d'extrême droite, qui n'avait pas
pu dépasser la barre des 10 % en 1995, mais qui obtient cette fois-ci 18 %. Ce vote nationaliste, dont le total atteint 40 % des
suffrages, est le résultat de plusieurs facteurs : la continuation de la guerre contre la guérilla kurde attise le nationalisme turc contre le
nationalisme kurde ; le vote protestataire des victimes des inégalités sociales, qui avait profité en 1995 aux islamistes, se porte en
1999 sur l'extrême droite, le F.P. n'obtenant cette fois que 15,41 %. Ecevit tire profit à la fois de son image de politicien intègre, au sein
d'une classe politique éclaboussée par de nombreux scandales de corruption et des liens avérés avec les mafias de la drogue et des
armes, régulièrement dénoncés par les médias, mais aussi de la capture du leader de la guérilla kurde, Abdullah Öcalan, en février
1999, au Kenya. Les deux partis de centre droit, qui avaient dominé la scène politique turque dans les années 1990, l'A.N.A.P. et le
D.Y.P., sont laminés, avec, respectivement 13,22 % et 12,01 % des suffrages.
Bülent Ecevit forme, avec le M.H.P. et l'A.N.A.P., un gouvernement de coalition qui dispose d'une large majorité au Parlement (351 sur
555) et se révèle relativement solide et efficace
. Il manifeste sa volonté de
réforme et, en l'espace de sept mois, fait voter plus de cent lois. C'est une surprise, car le M.H.P., dirigé par Devlet Bahçeli, qui paraît
être plus modéré que son prédécesseur, Alparslan Türkes, est le mouvement fascisant dont les milices – les Loups gris – avaient
activement participé aux événements sanglants des années 1975-1980, qui firent 5 000 morts en Turquie, parmi lesquels de nombreux
amis politiques de Bülent Ecevit.
28
Gouvernement tripartite en Turquie (28 mai 1999)
Le Premier ministre turc Bülent Ecevit, leader du Parti de la gauche démocratique, présente, le
28 mai 1999, le gouvernement de coalition qu'il vient de former en s'alliant avec l'extrême
droite du Parti d'action nationale de Devlet Bahceli (à gauche), et avec les conservateurs du
Parti de la mère patrie de Mesut Yilmaz (à droite).
Au total, cette décennie a été, sur le plan politique, celle de l'instabilité, de la faiblesse des institutions démocratiques et d'un retour de
l'armée sur la scène politique, inquiète de l'aggravation de la question kurde et de la montée de l'islamisme. Le respect des droits de
l'homme et des libertés publiques a également reculé. Contrairement aux espoirs du début de la décennie, la démocratisation a donc
régressé tout au long des années 1990.
Cependant, la perspective d'une adhésion à l'Union européenne, ouverte en décembre 1999, est susceptible d'accélérer les réformes
démocratiques.
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Une République autoritaire, une société plurielle
De nombreux facteurs expliquent le bilan plutôt décevant de la Turquie en matière de démocratisation. Un de ces facteurs est
l'idéologie de la République qui s'inspire, depuis sa création en 1923, d'une forme de jacobinisme rigide. La modernisation politique,
sociale et culturelle, dans les années 1920-1940, s'est faite par le haut, sous la direction des élites étatiques kémalistes, en l'absence
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d'une société civile et d'une nation moderne, toutes les deux alors en gestation. Cette modernisation avait d'autres priorités que la
démocratisation et la prise en compte de la pluralité sociale, ethnique et culturelle du pays. L'organisation de la société selon des
clivages d'ethnicité, de religion et de classes sociales était considérée comme incompatible avec la modernité. Héritiers de la tradition
ottomane d'un État fort, les élites kémalistes et le parti unique – le Parti républicain du peuple –, créé par Atatürk, contrôlaient
étroitement la société.
Or, depuis le début de la transition démocratique, engagée dans les années 1945-1950, le système politique, la société et l'économie
ont connu de profondes transformations, notamment par l'émergence d'une société civile structurée – en 1996, on dénombrait 50
000 associations, 2 700 fondations et 1 200 organisations patronales, syndicales et professionnelles –, la mise en place d'une
économie de marché et un processus d'individuation. Le pays a donc connu une différenciation sociale et idéologique, à laquelle les
élites étatiques, en particulier l'armée, ont réagi en s'arrogeant le rôle de gardien de la République laïque, et en exerçant une tutelle sur
les institutions représentatives et les gouvernements successifs. Au nom de cette légitimité républicaine, les militaires ont fait trois
coups d'État, en 1960, 1971 et 1980, intervenant encore directement dans le processus démocratique en février 1997. Ils continuent
d'avoir la haute main sur les questions de sécurité intérieure et extérieure et pèsent sur les décisions importantes en matière de
politique étrangère.
Dans ces conditions, le système démocratique turc est affaibli. Les institutions représentatives ont une prise limitée sur les affaires du
pays. La Constitution actuelle, imposée par le régime militaire en 1982, contient de nombreuses dispositions antidémocratiques,
limitant les droits de l'homme et les libertés fondamentales. Les Cours de sûreté de l'État, de même qu'une législation pénale
anachronique, font que la justice turque est loin d'être conforme aux normes démocratiques.
Ainsi, le délit d'opinion existe en Turquie, où il y a des journalistes emprisonnés à cause de leurs écrits. La liberté d'association et de
manifestation et les droits syndicaux sont restreints. Le Code pénal et la loi antiterroriste, adoptée contre le P.K.K., recèlent eux aussi
de nombreuses dispositions contraires à la démocratie et aux droits de l'homme. Les organisations de la société civile, le patronat, les
syndicats et les médias dénoncent les abus et luttent activement en faveur de la démocratisation.
En attendant, le décalage entre une société civile pluraliste et un État qui n'arrive pas à s'adapter à la modernité et à la pluralité sociale
continue d'être le principal facteur de blocage de la Turquie. Ce décalage est particulièrement manifeste dans les tensions entre les
laïques et les islamistes, d'une part, et le problème kurde, de l'autre.
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La laïcité face à l'Islam politique
Le principe de la laïcité est le fondement de la République turque. Mustafa Kemal Atatürk abolit le califat en 1924, commence à
appliquer le laïcisme et fait introduire, en 1937, le principe de la séparation de l'État et de la religion dans la Constitution. La laïcité
turque se distingue de la laïcité française par le fait que l'État continue à contrôler les activités cultuelles par le biais de la Direction
générale des affaires religieuses, rattachée au Premier ministre et dirigée par un dignitaire religieux qui possède le statut de
fonctionnaire. Ce dernier est toujours un religieux musulman sunnite, alors que la laïcité voudrait que ce poste fût occupé par un laïc,
dans un pays où près du quart de la population est alévi (une confession hétérodoxe issue du chiisme, tolérante et très attachée à la
laïcité) et qui compte aussi des chrétiens et des juifs.
La tradition islamique, comme d'ailleurs celle du judaïsme, ne permet pas la dissociation entre le politique et le religieux. La laïcité
constitutionnelle turque, qui va à l'encontre de cette tradition et qui est unique dans le monde musulman, a permis l'émergence d'un
espace public autonome par rapport à la religion. Ce facteur a ouvert la voie à une démocratie pluraliste, qui a certes bien des progrès
à faire, mais qui perdure depuis plus d'un demi-siècle, ce qui est également sans équivalent parmi les sociétés islamiques.
Cependant, la République centralisatrice et l'armée imposent une conception autoritaire de la laïcité, alors que cette notion implique, à
côté de la neutralité de l'État en matière de religion, le respect du pluralisme, sous toutes ses formes.
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Dans ce contexte, le retour de la religion dans l'espace politique, qui date en fait du passage au multipartisme, en 1946, est très mal
toléré par les élites civiles et militaires attachées aux principes du kémalisme. En revanche, au sein de la société civile, de nombreuses
organisations et des citoyens, laïcs et partisans d'une démocratie pluraliste, défendent le droit des islamistes à une représentation
politique. L'islamisme, c'est-à-dire l'expression politique de l'Islam, a pu créer un parti politique et participer en tant que tel aux
élections à partir de 1973. Régulièrement bannis et toujours renaissant de leurs cendres, les partis islamistes ont augmenté
considérablement leurs suffrages dans les années 1990, au point de devenir la première force politique aux élections de 1995. Arrivé
en troisième position aux élections de 1999, et de plus en plus modéré, le Parti de la vertu est devenu l'un des courants majeurs de la
vie politique turque. Pourtant, comme ses prédécesseurs, il est sous la pression de la justice et des militaires qui continuent de
considérer cette formation comme subversive et désireuse d'abattre la République laïque. Même si une frange radicale, minoritaire,
des islamistes nourrit de telles intentions, la majorité d'entre eux sont modérés et semblent attachés au régime démocratique. Ce
courant est susceptible de donner naissance à un mouvement islamo-démocrate, à la manière de la démocratie chrétienne
européenne, ce qui serait une sorte de révolution culturelle pour les islamistes.
Au fond, le mouvement politique islamique représente des groupes sociaux qui n'ont pas pu, ou pas voulu, prendre part à la modernité
kémaliste d'inspiration occidentale, mais qui aspirent à accéder à cette modernité à travers leurs propres symboles culturels. Son
électorat provient des classes défavorisées, mais comprend aussi des entrepreneurs, des industriels, des membres de professions
libérales et des intellectuels, qui sont tous des croyants aspirant à la modernité, sans renoncer à leur culture traditionnelle. De
nombreuses villes, dont la métropole économique, Istanbul, et la capitale, Ankara, sont dirigées par des maires islamistes depuis 1994.
On peut penser qu'à moyen terme, le mouvement politique islamiste s'inscrira définitivement dans le paysage démocratique, mettant
fin à une polarisation qui a commencé avec les débuts de la modernisation sous l'Empire ottoman, au xixe siècle.
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La question kurde : l'État jacobin face à une revendication identitaire
Dans le refus de l'État turc de reconnaître la pluralité de la société, la revendication identitaire de ses citoyens d'origine kurde tient une
place particulière. Comme tous les empires, l'Empire ottoman fut une mosaïque de peuples. Tirant la leçon des interventions des
puissances européennes dans les affaires intérieures ottomanes, au nom de la protection des minorités chrétiennes, tout au long du
xixe siècle, le mouvement national turc décida, dans les années 1920, d'adhérer au principe « un État, une nation » qui devint, avec
celui de la laïcité, l'un des deux fondements intangibles de la République. Pour celle-ci, il n'y a pas de minorités, hormis celles qui sont
reconnues par le traité de Lausanne de 1923, notamment les Arméniens et les Grecs. Les Kurdes, qui sont aujourd'hui environ
13 millions en Turquie, soit 20 % de la population du pays (près de 65 millions), ont été qualifiés de « Turcs montagnards », jusqu'à ce
que leur révolte armée, en 1984 (la troisième sous la République, après celles de 1925 et de 1938), force l'État et l'opinion publique
turcs à admettre leur existence.
Dans les violences terroristes opposant, pendant les années 1970, des mouvements d'extrême droite et d'extrême gauche, ces
derniers incluaient aussi des militants kurdes. Après la terrible répression qui s'est abattue sur la gauche turque pendant le régime
militaire de 1980-1983, un mouvement kurde révolutionnaire, se réclamant à la fois du marxisme-léninisme et du nationalisme kurde, le
Parti des travailleurs du Kurdistan (P.K.K.), se lance, en 1984, dans une lutte armée contre l'État turc, avec pour objectif la création
d'un État kurde indépendant, dans le sud-est de l'Anatolie, et si possible dans les régions adjacentes de l'Iran, de l'Irak et de la Syrie
où vivent des Kurdes. Dirigé par un chef autoritaire, adepte du culte de la personnalité, Abdullah Öcalan, dit Apo, le P.K.K. recrute ses
militants parmi les jeunes de cette région, restée à l'écart du développement socio-économique que connaît le reste du pays. Il utilise
le nord de l'Irak comme base arrière. Il réussit à imposer sa présence, contrôle certaines voies de communication, rançonne les
populations locales, commet des attentats un peu partout en Turquie, y compris dans les grandes villes de l'ouest.
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La guerre contre le P.K.K.
La réaction de l'État turc est très forte : tous les départements de la région sont placés en état d'urgence, sous l'autorité d'un superpréfet et de l'armée. Celle-ci, la plus puissante du Proche-Orient après l'armée israélienne, y maintient quelque 300 000 hommes et
combat les maquisards kurdes avec des moyens considérables. Environ trois mille villages sont vidés de leurs habitants et parfois
détruits. Deux millions de Kurdes, sur les six millions qui vivent dans le sud-est, fuient la région, pour aller grossir les bidonvilles de
l'ouest du pays, où avait déjà émigré la moitié de la population kurde, à la recherche d'emploi. L'État turc recrute aussi des milices
armées d'origine kurde, pour empêcher les paysans kurdes de soutenir les combattants du P.K.K. Les cas de violations des droits de
l'homme, de tortures et de disparitions sont très nombreux. Au total, en quinze ans, cette « sale guerre » aura fait 30 000 morts et
coûté entre 80 et 100 milliards de dollars. Pendant toutes ces années, le P.K.K. a été soutenu par le régime syrien, qui a hébergé son
chef Apo à Damas et lui a fourni des fonds, des armes et des camps d'entraînement. Le mouvement a été également soutenu et
financé par une partie des travailleurs immigrés turcs d'origine kurde, dans les pays européens, surtout en Allemagne, où ils sont les
plus nombreux. Le trafic de drogue et des armes constitue une source de financement majeure.
La guerre du Golfe, en 1990-1991, modifie les données pour le P.K.K. et l'État turc. Les Occidentaux ayant interdit à Saddam Hussein
le contrôle du nord de l'Irak, le vide du pouvoir qui s'y manifeste donne la possibilité au P.K.K. d'utiliser les montagnes irakiennes plus
librement et d'y installer des camps pour entraîner ses combattants. L'armée turque, de son côté, exerce, avec l'accord des pays
occidentaux, un droit de poursuite sur le territoire irakien et y effectue de fréquentes incursions, parfois avec des forces de plusieurs
dizaines de milliers de soldats, à la poursuite des éléments du P.K.K
. Ankara
s'inquiète de la perspective de la création d'un État kurde indépendant dans le nord de l'Irak.
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Offensive turque contre le P.K.K., septembre 1997
Des soldats turcs et un combattant kurde du P.D.K. (Parti démocratique du Kurdistan) dans le
nord de l'Irak, en octobre 1997. En mai, la Turquie avait déjà fait une incursion dans cette
région, pour attaquer les bases arrière du P.K.K. (Parti des travailleurs du Kurdistan).
Dans les années 1990, le P.K.K. tente d'accompagner ses actions armées par des initiatives politiques et diplomatiques, afin d'obtenir
le soutien des opinions publiques et des gouvernements européens. Cela ne peut se réaliser que si le P.K.K. modifie son image
d'organisation terroriste et apparaît comme un mouvement politique. En effet, dans plusieurs pays européens, dont la France et
l'Allemagne, ses activités sont interdites. Le P.K.K. crée en Europe un Parlement en exil. En Turquie même, plusieurs députés kurdes
sont élus sur la liste du Parti populiste social-démocrate, aux élections de 1991. Plus tard, ils quittent ce parti pour créer le Parti
démocratique des travailleurs (D.E.P.), préconisant une solution politique du problème kurde. Ce parti sera dissous par la Cour
constitutionnelle. En 1994, plusieurs députés d'origine kurde perdront leur immunité parlementaire et seront condamnés à de lourdes
peines de prison, sous l'accusation de collaboration avec le P.K.K. Une autre formation, défendant les intérêts kurdes, le Parti
démocratique du peuple (H.A.D.E.P.), est créée et participe aux élections de 1995 et 1999, n'obtenant chaque fois que 4 à 5 % des
suffrages, sans pouvoir faire élire des députés. Cependant, aux municipales de 1999, ce parti emporte la mairie de la quasi-totalité des
principales villes du Sud-Est, obtenant dans certains cas jusqu'à 60 % des suffrages.
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L'arrestation et le procès du chef du P.K.K.
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L'action militaire de la Turquie ayant pratiquement annihilé les capacités opérationnelles du P.K.K. sur le territoire national, Öcalan
déclare en 1998 que le P.K.K. renonce à son objectif de créer un État kurde indépendant et vise désormais à transformer la Turquie en
une fédération turco-kurde, proposition inacceptable pour Ankara. Le gouvernement turc concentre alors son attention sur les soutiens
dont jouit l'organisation kurde à l'étranger, et surtout sur son principal allié, le président syrien Hafez el-Assad, qui instrumentalise le
P.K.K. et son chef, pour s'en servir comme d'une arme stratégique dans la rivalité qui l'oppose à la Turquie. En octobre 1998, Ankara
lance un ultimatum à Damas, le sommant de mettre fin à son soutien au P.K.K. et d'expulser Abdullah Öcalan. La Syrie cède et ce
dernier est obligé de partir en Russie. De là, il se rend en Italie, qui rejette la demande d'expulsion vers la Turquie, les membres de
l'Union européenne refusant l'extradition vers les pays n'ayant pas aboli la peine de mort, et le place en résidence surveillée. Le cas
Öcalan provoque des tensions entre l'Italie et l'Allemagne, pays où Öcalan est sous le coup d'un mandat d'arrêt et où il pourrait être
jugé. Or, l'Allemagne, qui abrite environ 400 000 kurdes et craint des heurts entre immigrés turcs et kurdes, s'abstient de demander
l'extradition. Dans ces conditions, Öcalan doit repartir vers la Russie. Il est ensuite ramené en Grèce où, les relations très tendues que
ce pays entretient avec la Turquie aidant, le P.K.K. et ses militants jouissent du soutien des autorités et de la sympathie de l'opinion
publique. Étant donné l'embarras causé par cette arrivée, Öcalan est éloigné d'Athènes et transporté à Nairobi, où il est hébergé à
l'ambassade de Grèce. Le 15 février 1999, la voiture dans laquelle se trouvait Öcalan est interceptée par les services secrets turcs, et
ce dernier est ramené en Turquie. Les circonstances de cet enlèvement restent obscures, mais il semblerait que la Turquie ait
bénéficié de la coopération active de la C.I.A. et aussi du Mossad israélien. L'affaire embarrasse le gouvernement grec, provoque la
démission de trois ministres et de violentes protestations des communautés kurdes, partout en Europe.
La Turquie pavoise, considérant que la capture de son chef signifie la fin du P.K.K. Öcalan est jugé en juin 1999 par la Cour de sûreté
de l'État, dont la composition – deux juges civils et un juge militaire – en fait une juridiction d'exception, contraire à la Convention
européenne des droits de l'homme, ratifiée par la Turquie. En plein procès, le Parlement adopte un amendement constitutionnel qui
permet de remplacer le juge militaire de la Cour par un juge civil, afin de se conformer aux normes européennes. Au terme du procès,
Öcalan est condamné à mort le 29 juin 1999. Le jugement est porté par ses avocats devant la Cour de cassation, qui le confirme à la
fin de novembre. La Cour européenne des droits de l'homme, qui avait également été saisie, invite le gouvernement turc à ne pas
exécuter Öcalan, tant qu'elle ne se sera pas prononcée sur le recours déposé devant elle.
Le gouvernement turc s'est engagé, en janvier 2000, à attendre la décision de la Cour de Strasbourg, avant de transmettre le dossier
au Parlement, celui-ci devant se prononcer sur l'application de la peine capitale, qui n'a jamais été employée depuis 1984. Cette
décision signifiait clairement que l'exécution du chef kurde était remise aux calendes grecques. Au début de 2000, le débat en Turquie
portait davantage sur l'abolition de la peine de mort, dans la perspective de futures négociations d'adhésion à l'Union européenne
(U.E.) avec Bruxelles. Pourtant, le parti d'extrême droite M.H.P., membre de la coalition gouvernementale, les autres mouvements
nationalistes et islamistes, de même que les familles des soldats morts en combattant le P.K.K., exerçaient de fortes pressions pour
une pendaison rapide d'Öcalan. En revanche, une majorité de l'opinion publique et des médias, de même que l'armée penchaient pour
l'attentisme et prônaient la commutation de la peine capitale en emprisonnement à vie.
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Vers une solution démocratique de la question kurde ?
L'attitude d'Öcalan pendant son procès a contribué à ce choix de l'attentisme. Celui-ci a renoncé à la violence et fait des offres de paix
et de ralliement à une République turque démocratisée, qui reconnaîtrait les droits culturels des Kurdes. Les autorités et l'opinion
publique comprenaient que l'exécution d'un chef rebelle qui renonçait à la violence et offrait son ralliement aurait pour résultat de faire
renaître la guérilla kurde, qui jouirait alors d'une légitimité et d'un soutien accrus, auprès de tous les Kurdes de Turquie – ce qui était
loin d'être le cas dans les années 1990 – et de l'opinion publique européenne, éloignant la Turquie et de la démocratie et de l'Europe
pour très longtemps.
Enfin, l'opinion publique turque semble avoir admis que le problème kurde ne peut être résolu que par la démocratisation et la
reconnaissance des droits civils, politiques et culturels des citoyens d'origine kurde, mais aussi par une meilleure répartition des fruits
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du développement, l'Est anatolien étant resté très sous-développé par rapport à l'Ouest. Un développement accéléré de cette région,
s'ajoutant à la reconnaissance des droits des Kurdes et à une forme d'autonomie locale, permettrait à ces derniers de continuer à vivre
dans le cadre d'une République devenue réellement démocratique.
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Une économie dynamique, une société inégalitaire
La performance de l'économie turque a été assez remarquable depuis les années 1950. Alors dominée par le secteur primaire,
exportatrice de produits agricoles et de matières premières, elle est devenue une économie où les secteurs industriel et tertiaire ont
pris très nettement le dessus. Le taux de croissance annuel a été en moyenne de 5 % depuis les années 1960. Sans l'instabilité
politique et la faible croissance pendant les années 1990 (3,9 %), ainsi que le coût énorme de la guerre contre la guérilla kurde, cette
croissance aurait pu être de 6,5 % par an, sur quatre décennies, le P.I.B. officiel se serait élevé à 250 milliards de dollars au lieu de
200 milliards (en 1998), et le P.I.B. par habitant à 4 000 dollars, au lieu de 3 300 dollars (1998). 1994 et 1999 furent des années de
crise, avec des taux de croissance négatifs. L'année 1999 fut particulièrement difficile pour l'économie ; à l'impact négatif des crises
asiatique et russe qui ont atteint la Turquie, s'est ajouté celui du tremblement de terre du 17 août 1999, qui a frappé le nord-ouest du
pays où se génère près de la moitié du P.I.B., faisant officiellement 18 000 morts (il y aurait également de 10 000 à 15 000 disparus).
En 1999, comme en 1990 et en 1994, la Turquie a dû signer des accords de stabilisation avec le F.M.I. La cure d'austérité économique
et les réformes structurelles qu'impliquent ce dernier accord ne pouvaient plus être retardées. Le gouvernement Ecevit a adopté des
réformes concernant le secteur bancaire, la sécurité sociale et les investissements étrangers, avec l'espoir de réduire les déficits
publics et de ramener l'inflation de 69 % à 25 % à la fin de 2000, tout en relançant l'économie.
À cause de la croissance démographique forte (certes en baisse, puisque le taux de fécondité est passé de 6,9 dans les années 1950
à près de 2 à la fin des années 1990), le P.I.B. par habitant n'a été multiplié que par 4 depuis 1950, alors que le P.I.B. global l'a été par
12, sur la même durée. La croissance démographique a donc absorbé les deux tiers de la croissance économique, ralentissant
l'amélioration du niveau de vie individuel. Dans les années à venir, la rapide transition démographique aidant, la prospérité individuelle
devrait augmenter plus rapidement. Déjà dans les années 1990, la croissance du P.I.B. par habitant est passée à 3,5 % par an, alors
que dans les décennies précédentes, elle a été de 2,8 %. Cependant, malgré la baisse de la fécondité, la population totale continuera
d'augmenter, les deux tiers ayant moins de trente ans. De 65 millions à la fin du xxe siècle, elle culminera aux alentours de 85 à
90 millions vers 2050, pour se stabiliser par la suite.
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Une économie ouverte
Après la libéralisation de l'économie et la convertibilité totale de la monnaie adoptée dans les années 1980, l'économie turque s'est
développée à travers les exportations, ces dernières passant de 6 milliards en 1985 à 30 milliards de dollars par an, contre des
importations de 50 milliards, à la fin du xxe siècle. Étant donné l'arrivée annuelle de 130 000 jeunes sur le marché du travail, le choix
politique a été, depuis les années 1980, de donner la priorité à la croissance et à la création d'emplois, au prix de déficits budgétaires
forts (de l'ordre de 9 % du P.I.B. en 1998) et d'une inflation très élevée (72 % en moyenne dans les années 1990). La balance
commerciale est structurellement déficitaire, de l'ordre de 20 milliards de dollars par an. Mais c'est surtout l'endettement interne –
25 milliards de dollars – qui a atteint des niveaux difficilement supportables, d'autant plus que l'État le finance par des bons du Trésor,
provoquant ainsi une crise de liquidités et des taux d'intérêt prohibitifs, qui limitent les investissements et la consommation. Cependant,
les réformes économiques introduites en 1999 et l'accord avec le F.M.I. ont eu pour résultat de faire baisser très fortement ces taux
d'intérêt, au début de 2000, ce qui devrait stimuler les investissements. La dette extérieure atteint 100 milliards de dollars, ce qui n'est
pas insupportable pour une économie de cette taille, d'autant qu'elle est surtout à long terme.
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Déséquilibres structurels
L'économie turque est confrontée à des problèmes structurels graves. L'État ne lutte pas efficacement contre la fraude fiscale et ne
dispose que de recettes publiques limitées, dont 45 % vont au paiement de la dette interne, 30 % aux dépenses militaires, et
seulement 20 % à l'éducation, la justice et la santé, ce qui est très insuffisant. Le redressement des déficits sociaux, éducatifs et
culturels dont souffre la société turque nécessiterait, en fait, que le rapport entre les dépenses destinées à l'éducation (3,5 % du P.I.B.),
à la recherche (0,4 % du P.I.B.) et celles consacrées à l'armée (entre 12 et 15 % du P.I.B., la Turquie étant le quatrième importateur
mondial d'armements, juste derrière la Grèce), soit inversé, ou du moins sérieusement rééquilibré.
Les besoins du pays en énergie augmentant très rapidement, l'État turc a entrepris un gigantesque projet hydroélectrique dans le sudest du pays, sur l'Euphrate et le Tigre, consistant à construire vingt et un barrages, destinés à doubler la production d'électricité et à
irriguer une superficie égale à celle de la Belgique. Ce projet, dont certaines réalisations sont déjà en service, a pour effet d'accélérer
le développement de cette région habitée majoritairement par les Kurdes. Les inégalités régionales sont en effet très fortes : ainsi le
P.I.B. par habitant du département le plus riche – Kocaeli, près d'Istanbul – est de 7 000 dollars, tandis que celui du département le
plus pauvre – Agri, dans l'est du pays – est de 745 dollars.
L'un des facteurs du dynamisme de l'économie turque est l'importance du secteur informel, évalué à la moitié du P.I.B. officiel, ce qui
mettrait le P.I.B. réel à 300 milliards de dollars et le P.I.B. par habitant réel à près de 5 000 dollars. À cela, il faut ajouter les activités
criminelles (trafic de drogue et d'armes) dont les revenus sont estimés à 50 milliards de dollars, soit le quart du P.I.B. officiel. Elles
alimentent une corruption qui déstabilise la démocratie et provoque une crise de confiance de l'opinion publique à l'endroit de la classe
politique.
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Les inégalités
Le libéralisme économique a accru le chômage (officiellement autour de 6 à 8 %, en réalité plutôt autour de 15 à 17 %) et rendu la
société turque très inégalitaire. Le pays est aujourd'hui l'un des six ou sept pays les plus inégalitaires du monde. L'indicateur du
développement humain du P.N.U.D. le plaçait, en 1996, à la quatre-vingt-quatrième place parmi 174 pays, alors que, au regard du
P.I.B., il est à la vingtième place. Le taux d'alphabétisation est de 85 % (celui des femmes étant plus bas). La mortalité infantile est de
l'ordre de 50 pour mille, alors que d'autres pays ayant le même niveau de P.I.B. ont des taux moins élevés.
Si, sur le plan économique, la Turquie a progressé, se révélant même capable de supporter l'union douanière avec l'Union
européenne, les inégalités entre groupes sociaux, entre les hommes et les femmes, entre les régions riches de l'Ouest et pauvres de
l'Est restent l'un des problèmes majeurs et sources d'instabilité dans le pays. Elles expliquent aussi l'importance du vote protestataire,
qui s'est porté successivement sur les islamistes, en 1995, et sur l'extrême droite, en 1999.
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L'émergence d'une puissance régionale
Le régime militaire (1980-1983) avait éloigné Ankara de l'Europe, tandis qu'avec les États-Unis continuait une coopération militaire
renforcée, au nom de la lutte contre le communisme. L'affaiblissement progressif de l'U.R.S.S. avait réorienté l'alliance américanoturque vers des objectifs situés au Moyen-Orient, à savoir l'Iran islamiste et l'Irak de Saddam Hussein.
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Une importance stratégique accrue
Pendant la décennie de 1990, la fin de la guerre froide et l'écroulement de l'U.R.S.S. ont eu pour effet de conforter le statut de
puissance régionale de la Turquie. La nouvelle donne stratégique l'a avantagée et elle en a tiré parti, grâce à sa position géographique,
au dynamisme de son économie et à la force de son armée. Lors de la guerre du Golfe en 1990-1991, Ankara s'est rangé résolument
dans le camp occidental. L'ouverture au monde du Caucase et de l'Asie centrale lui a procuré une zone d'influence économique et
culturelle (notamment grâce à la turcophonie), et permis de participer au « grand jeu » qui s'organise autour du pétrole de la mer
Caspienne, notamment à travers le projet d'un pipeline entre Bakou et Ceyhan, sur la côte méditerranéenne de la Turquie. L'alliance
stratégique qu'elle a conclue avec Israël en 1996 (tout en maintenant de bonnes relations avec les Palestiniens) l'a positionnée comme
l'un des deux piliers de la politique américaine au Moyen-Orient. Mais cette alliance a aussi eu pour conséquence d'accroître les
tensions avec ses voisins méridionaux, tels que la Syrie, l'Irak et l'Iran. Avec l'Iran, rival historique de la Turquie dans la région depuis
le xvie siècle, les périodes de rapprochement succèdent aux crises. Mais c'est avec Damas que la confrontation est la plus sérieuse :
ce pays n'a jamais accepté l'annexion par la Turquie du Sandjak d'Alexandrette (aujourd'hui le département de Hatay) et il conteste la
construction d'une série de barrages sur l'Euphrate dans le cadre du gigantesque projet hydroélectrique du Sud-Est anatolien (le projet
G.A.P.). Il faut sans doute voir là la principale raison du soutien que Damas a apporté au mouvement kurde P.K.K. depuis 1984.
Les relations avec la Russie ne manquent pas de points de friction, en Asie centrale et au Caucase, et notamment sur la question du
transport du pétrole caspien, que les Russes voudraient faire transiter via la mer Noire et les détroits turcs, ce qu'Ankara refuse
fermement, en arguant du danger réel que constitue le passage de pétroliers géants par le Bosphore. Cependant, elles sont assez
bonnes sur le plan diplomatique et sur celui de l'économie, la Russie constituant un marché important pour les exportations et
l'industrie du bâtiment turques.
La diplomatie turque a exercé aussi une influence dans les Balkans, lors de la guerre en Bosnie, de même qu'au Kosovo, en 1999.
Ainsi, dans les années 1990, s'est-elle activement déployée dans les anciennes possessions de l'Empire ottoman, tant au MoyenOrient que dans les Balkans, ce que la République kémaliste avait soigneusement évité depuis sa création.
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Entre l'Europe et les États-Unis
Membre de l'O.T.A.N., du Conseil de l'Europe et de l'O.C.D.E., la Turquie n'a pas dévié de son choix historique : faire partie de
l'Occident, diplomatiquement et militairement, mais aussi économiquement, socialement et culturellement. Cette option, érigée en
projet de société, et qui n'a jamais été remise en cause, repose sur des relations étroites avec, d'une part, les États-Unis, et, d'autre
part, l'Europe. Or cette double relation n'est pas exempte de tensions et de contradictions. La Turquie, où les États-Unis entretiennent
d'importantes bases militaires, est une pièce maîtresse de la stratégie américaine de domination régionale. Washington n'est pas
indifférent aux problèmes de la démocratie et du respect des droits de l'homme en Turquie, mais ceux-ci sont secondaires pour lui.
Étant donné le soutien stratégique sans faille des États-Unis, certaines institutions de la République turque, et notamment l'armée,
donnent la préférence à l'alliance avec Washington, par rapport aux relations avec l'Europe, qui est beaucoup plus exigeante en
matière de démocratie. Cependant, leur ambition étant d'entrer dans l'Union européenne, les Turcs n'ont pas d'autre choix que de
répondre favorablement à cette exigence européenne.
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Les relations entre Ankara et Bruxelles
Les relations entre la Turquie et l'Union européenne, quasi interrompues entre 1980 et 1983, sont restées difficiles. Liée à l'Europe par
un traité d'association signé en 1963, dont l'objectif à long terme est l'adhésion lorsque les conditions en seront réunies, la Turquie a
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déposé une candidature formelle d'adhésion en 1987. La réponse de la Commission européenne, formulée en décembre 1989, fut
négative. Ankara ne s'est pas découragé. Après de longues négociations, il a obtenu, en 1994, la signature d'un accord d'union
douanière, entré en vigueur le 1er janvier 1996. La Turquie est ainsi devenue le premier pays à appliquer l'ensemble des politiques
économiques de l'Union européenne, sans pouvoir participer à la formulation de celles-ci. Elle en a accepté les contraintes, sans
bénéficier pour autant de ses avantages, par exemple les aides structurelles substantielles accordées par Bruxelles aux régions sousdéveloppées. Ankara a appliqué l'union douanière sans même recevoir les aides limitées prévues dans l'accord de 1994, à cause du
veto grec. Il a accepté ce traitement, en espérant que, dans le cadre de l'élargissement de l'U.E., la Turquie serait incluse dans la liste
des pays « admissibles ». Aussi, le choc et la déception ont-ils été très profonds lorsque le Conseil européen de Luxembourg, en
décembre 1997, a refusé d'ajouter la Turquie à la liste des pays candidats, en déclarant qu'elle restait éligible, mais qu'elle devait
d'abord appliquer les « critères de Copenhague », concernant les droits de l'homme et la démocratie. Les Turcs reprochèrent à l'U.E.
d'exiger que ces conditions soient satisfaites avant même le début des négociations, une attitude qu'elle n'avait pas à l'égard d'autres
candidats. Bruxelles exigeait aussi une solution démocratique à la question kurde ainsi que le règlement préalable du conflit chypriote
et du contentieux avec la Grèce. L'Europe a toujours éprouvé des difficultés à se déterminer vis-à-vis de la Turquie : craignait-elle les
dimensions, notamment démographiques, de ce pays et la religion de sa population, musulmane à 99 % ? Ou bien le fait que, en
l'intégrant, elle aurait des frontières communes avec des pays comme la Syrie, l'Irak ou l'Iran ? Sans doute y avait-il un peu de tout
cela dans ses atermoiements à l'égard d'Ankara. La Turquie, où le rejet de l'Europe contribue à la montée du nationalisme, prenait
alors ses distances, refusant toute discussion politique avec Bruxelles et boycottant la Conférence européenne en 1998, réunissant les
Quinze, les pays candidats et la Turquie, conçue principalement pour ne pas couper les ponts avec Ankara. Tout en proclamant sa
détermination à entrer dans l'U.E., elle déclarait que l'Europe n'était pas la seule option de sa politique étrangère.
Deux années très difficiles suivirent, pendant lesquelles les relations restèrent tendues entre les deux parties, pourtant conscientes
qu'une rupture définitive entre elles était difficile à concevoir, tant le prix à payer serait élevé pour tous. Tandis que certains pays de
l'U.E., notamment la France, s'employaient activement afin que le dialogue reprenne, deux événements ont contribué à débloquer la
situation : d'abord en Allemagne, la coalition des sociaux-démocrates et des Verts, arrivée au pouvoir en 1998, ne s'oppose plus à la
candidature turque comme le faisait le chancelier Kohl. Ensuite, la grande solidarité des Européens, mais surtout l'émotion et l'aide
généreuse du peuple et du gouvernement grecs à la Turquie, frappée par le tremblement de terre d'août 1999, ont modifié
complètement le climat. Les diplomaties grecque et turque, conduites par leur ministre des Affaires étrangères, Georges Papandreou
et Ismail Cem, en ont profité pour améliorer les rapports entre les deux pays. Au Sommet européen d'Helsinki, en décembre 1999,
après la levée des vetos allemands et grecs et des dernières réserves de la Suède, les Quinze ont désigné la Turquie comme le
treizième pays candidat à l'U.E. Les négociations commenceront lorsqu'Ankara aura donné suffisamment de preuves concrètes de sa
volonté de réformer son système politique pour se conformer aux critères de Copenhague (démocratie et droits de l'homme), d'assainir
son économie, et de régler ses différends avec la Grèce ainsi que le conflit chypriote. Le gouvernement Ecevit a donné des
assurances à cet égard. Ankara espère être en situation de commencer à négocier en 2002-2003, ce qui est sans doute trop optimiste.
En effet, le chantier des réformes que les Turcs doivent entreprendre est de grande ampleur. En outre, certains secteurs des opinions
publiques ainsi que des politiciens européens, notamment les chrétiens-démocrates, continuent de résister à l'idée qu'une nation
musulmane de la dimension de la Turquie – même si celle-ci est une République laïque – puisse entrer au « club européen », qu'ils
assimilent à un « club chrétien ».
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Les rapports turco-grecs : enfin l'embellie ?
Le contentieux autour de la mer Égée et le conflit chypriote occupent les diplomaties turque et grecque depuis plusieurs décennies.
Les périodes de relative accalmie alternent avec des moments de crise. En 1987, les deux pays furent au bord de la guerre. Les
Premiers ministres grec et turc se rencontrèrent en janvier 1988 à Davos et engagèrent un processus de réconciliation. Turgut Özal se
rendit en Grèce en juin 1988, la première visite à ce niveau entre les deux pays, depuis trente-six ans. Mais ce processus s'est étiolé
assez vite et, dans les années 1990, il y a eu d'autres crises sérieuses, dont la plus grave, au sujet d'un minuscule îlot de la mer Égée,
a fait craindre un conflit armé, en 1996. Ce contentieux, sur fond de partage du plateau continental et de l'étendue des eaux
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territoriales, est un enjeu national pour chacun des deux pays, mais aussi un enjeu pour l'Union européenne. Il est alimenté par le
conflit chypriote, en cours depuis 1963. L'île est divisée en deux, depuis que le Nord a été occupé par la Turquie, en 1974, en riposte
au coup d'État d'extrême droite, fomenté par la dictature militaire qui régnait alors à Athènes. De nombreuses négociations et
tentatives de règlement dans les années 1970 et 1980, sous l'égide des Nations unies, ont échoué à cause de l'intransigeance de l'une
des deux parties. Les années 1990 ont été marquées par un certain immobilisme et aussi par l'intransigeance de Rauf Denktas,
président de la République turque de Chypre du Nord, qui n'est reconnue que par la Turquie. En juin 1999, le G8 (le groupe des sept
pays les plus industrialisés plus la Russie) a décidé de faire pression sur les parties, en vue de régler le conflit. En juillet, le Conseil de
sécurité de l'O.N.U. a adopté une résolution, appelant les deux parties à une négociation en automne 1999, sur la base d'un État
fédéral, avec deux zones et deux communautés. Washington a paru décidé à peser de tout son poids pour régler le conflit.
L'improbable embellie gréco-turque de l'été de 1999, dans les semaines qui ont suivi le tremblement de terre en Turquie, semble avoir
sérieusement modifié la donne, dans les rapports entre Athènes et Ankara, et autour de la question chypriote. Des pourparlers se sont
engagés entre les leaders chypriotes grecs et turcs, en décembre 1999 à New York, sous l'égide des Nations unies. En outre, l'entrée
dans l'U.E. de Chypre comme de la Turquie dépendant du règlement de cet interminable conflit, les conditions sont plus favorables que
jamais pour aboutir à un accord.
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De meilleures perspectives pour le nouveau siècle
L'inclusion de la Turquie dans la liste des candidats à l'adhésion à l'Union européenne, l'amélioration des relations avec la Grèce et la
possibilité d'un accord à Chypre, la fin de la guerre contre le P.K.K., l'espoir de voir la démocratie turque se conformer aux normes
européennes, comprenant la reconnaissance des droits culturels des Kurdes, les réformes économiques adoptées par un
gouvernement plus stable et plus sérieux que les précédents ont créé un climat d'optimisme au début de l'an 2000. Cependant, aucune
de ces questions, auxquelles il faut ajouter les inégalités sociales qui se creusent, n'est encore résolue. Il est encore trop tôt pour
savoir si la Turquie, qui en a le potentiel, réussira son pari de devenir un pays européen, démocratique et prospère.
 Ali KAZANCIGIL
Thèmes associés
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PROCHE ET MOYEN-ORIENT, XXe s.
TURQUIE, géographie
TURQUIE, histoire
Bibliographie
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Turkménistan - Turkménistan (chronologie récente)
Le 23 août 1990, la république socialiste soviétique du Turkménistan proclame sa souveraineté.
Le 27 octobre 1991, le Parlement déclare l'indépendance de la république du Turkménistan, au lendemain d'un référendum où 94 %
des votants ont dit oui à un État « indépendant et démocratique ». Le 13 décembre, le Turkménistan se rallie à l'idée de la
Communauté des États indépendants (C.E.I.), créée le 8 à Minsk (Biélorussie). Le 21, à Alma-Ata (Kazakhstan), onze des exrépubliques soviétiques entérinent la disparition de l'U.R.S.S. et adhèrent à la C.E.I. Le rouble demeure la monnaie commune.
Le 2 mars 1992, le pays est admis à l'O.N.U.
Le 15 mai, lors du cinquième sommet de la C.E.I. à Tachkent (Ouzbékistan), le Turkménistan, la Russie, l'Arménie, le Kazakhstan,
l'Ouzbékistan et le Tadjikistan signent un « pacte de sécurité collective ». Le 21 juin, Saparmourad Niazov, ancien premier secrétaire
du Parti communiste local, candidat unique, est réélu président. Il compte assurer le développement économique par la mise en valeur
des ressources naturelles, en particulier le gaz et le pétrole, et, en 1993, le gouvernement adopte dans ce but un plan de cinq ans qui
sera financé par le budget et par un appel aux capitaux étrangers. Un des objectifs du plan est de parvenir à l'autosuffisance
alimentaire en 1995 alors que l'agriculture ne fait vivre que 40 % de la population. L'économie est moins éprouvée que celle des autres
pays de la C.E.I. par le démantèlement de l'ancien système d'échanges soviétique.
Le 4 janvier 1993, les chefs d'État du Turkménistan, du Kazakhstan, du Kirghizstan, de l'Ouzbékistan et du Tadjikistan, réunis à
Tachkent, projettent de constituer un « marché commun », tout en réaffirmant leur appartenance à la C.E.I. Le 24 septembre, neuf des
onze États de la C.E.I. signent un accord-cadre qui ouvre la voie à une union économique et monétaire, dans laquelle la Russie doit
disposer d'un rôle prépondérant. Le Turkménistan demande à bénéficier d'un statut de membre associé. En novembre, Saparmourad
Niazov décide de quitter la zone rouble, et crée une monnaie nationale, le manat.
Le 15 janvier 1994, les électeurs approuvent par référendum le prolongement du mandat de Saparmourad Niazov jusqu'en 2002. En
avril, le président François Mitterrand est le premier chef d'État occidental à se rendre au Turkménistan ; il apporte son soutien à la
politique régionale du pays, qui essaie de préserver son indépendance. En août, le président Niazov se rend en visite en Iran. En
novembre, deux des principaux opposants au président Niazov sont arrêtés à Moscou par le service russe de contre-espionnage. En
décembre, le président désigne les cinquante candidats aux cinquante sièges à pourvoir lors des élections législatives.
En juillet 1995, à Achkhabad, des manifestants qui protestent contre la chute du niveau de vie réclament une élection présidentielle
anticipée. Le chef de l'État réagit en alternant les renvois de ministres et les procès d'opposants. Le président Niazov, qui se fait
appeler Turkmenbachi (« Père des Turkmènes »), exerce un pouvoir de plus en plus autoritaire marqué par un culte de la personnalité
croissant. Alors que l'inflation atteint des records, les revenus de la production de gaz chutent en raison de l'insolvabilité des clients
traditionnels.
Le 17 avril 1998, Abdy Aliev, principal opposant au président Niazov, de retour d'exil, est emprisonné. Il sera libéré sous la pression de
Washington, où se rend quelques jours plus tard le chef de l'État turkmène. La récession, qui dure depuis 1991, se poursuit.
En novembre 1999, le Turkménistan, notamment, signe avec la Turquie un accord prévoyant la construction d'un gazoduc sous la mer
Caspienne, ce qui permettrait, en passant par l'Azerbaïdjan, d'éviter un acheminement à travers les territoires iranien ou russe. Lors
des élections législatives de décembre, la formation du président Niazov conserve les cinquante sièges du Parlement. Les résultats
relativement favorables de l'économie dissimulent en fait sa mauvaise santé.
En 2000, le pays négocie d'importants contrats de livraison de gaz avec la Russie, l'Iran et l'Ukraine. En dehors du secteur du gaz, qui
apporte à l'État l'essentiel de ses ressources, l'économie fonctionne selon l'ancien modèle soviétique et les réformes piétinent.
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En 2001, Achkhabad, qui entretenait de bonnes relations avec le régime afghan des talibans, se tient en dehors de l'opération Liberté
immuable conduite à l'automne par les États-Unis en représailles aux attentats qui les ont frappés le 11 septembre, n'acceptant sur
son territoire que des activités humanitaires.
En février 2002, le président Niazov procède à une série de limogeages au sein de l'appareil d'État. Le 25 novembre, il échappe à une
tentative d'assassinat. Accusé d'en être le responsable, un ancien ministre devenu opposant, Boris Chikhmouradov, sera arrêté et
condamné à la prison à vie.
En mars 2003, la signature d'un contrat gazier avec le conglomérat russe Gazprom permet une amélioration des relations avec
Moscou. L'accord prévoit l'achat de 90 % du gaz turkmène pour les vingt-cinq années à venir.
Le 9 décembre 2004, le scrutin législatif aboutit à l'élection de cinquante députés appartenant au parti du président Niazov, seule
formation autorisée à présenter des candidats. Aucun observateur étranger n'est présent.
Le 7 avril 2005, lors d'une réunion du Conseil du peuple, le président Niazov, désigné président à vie en 1999, fixe les dates des
prochaines élections locales (en 2006), régionales (en 2007), législatives (en 2008) et présidentielle (en 2009) et évoque son
éventuelle succession.
Le 26 août, lors d'un sommet de la C.E.I. organisé à Kazan, au Tatarstan (Fédération de Russie), le Turkménistan prend ses distances
avec l'organisation en adoptant le statut de « membre associé ».
Le 4 avril 2006, le président Niazov se rend en visite à Pékin, où il signe notamment un accord prévoyant l'approvisionnement de la
Chine en gaz et la construction d'un gazoduc à cet effet.
Le 14 septembre, la journaliste Ogoulsapar Mouradova, correspondante turkmène de la radio américaine Radio Free Europe, qui avait
été arrêtée en juin et condamnée pour possession illégale de munitions, meurt en prison.
Le 21 décembre, le président Niazov meurt. Le président du Parlement Ovezgeldy Ataev, qui aurait dû assurer la présidence par
intérim, est arrêté. Vice-Premier ministre depuis 2001, Gourbangouly Berdymoukhammedov est nommé président par intérim. Le 26, le
Conseil populaire, qui réunit les chefs de tribus et des personnalités, fixe la date de l'élection du futur chef de l'État au 11 février 2007 –
ce sera le premier scrutin présidentiel depuis juin 1992 – et établit la liste des candidats. Parmi ces derniers, le vice-Premier ministre,
autorisé à se présenter en dépit de ce que prévoit la Constitution, fait figure de favori. Aucun candidat de l'opposition n'est pressenti.
Le 11 février 2007, le chef de l'Ètat par intérim Gourbangouly Berdymoukhammedov remporte l'élection présidentielle avec 89,2 % des
suffrages. Il était opposé à cinq candidats également membres du Parti démocratique, le parti unique issu de l'ancien Parti
communiste. L'opposition en exil n'était pas autorisée à participer au scrutin.
Populations turques
Les Turcs de Thrace et d'Anatolie appartiennent en général au type alpin avec quelques traits dinariques comme leurs voisins des
Balkans ; néanmoins, la croyance que les Turcs de Turquie viennent de l'Asie centrale est loin d'être oubliée en Turquie. Cela crée des
problèmes chez les Turcs qui ne se sentent pas totalement indigènes en Turquie, et qui, dans les États voisins balkaniques, ne
peuvent dépasser la confusion entre minorités turques et minorités musulmanes.
Il est vrai que les Turcs se sont installés depuis le xve siècle dans tous les pays occupés par les armées ottomanes, en Asie
occidentale, en Afrique du Nord et dans toute la péninsule balkanique. Si la multiple provenance ethnique des Turcs n'a pas posé de
problème dans les pays déjà islamisés d'Asie et d'Afrique, elle en posa en revanche dans les pays chrétiens des Balkans, où les
populations islamisées voulurent être confondues avec les Turcs au moment de la dissolution de l'Empire parce qu'elles se sentaient
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elles-mêmes comme turques. Mais cette conviction était religieuse alors que les considérations des autorités étatiques balkaniques qui
acceptaient cette désignation étaient et sont d'ordre national.
Dans les Balkans, en dehors des anciens groupements préottomans de la Bulgarie orientale de la région du Deli-Orman, la population
turque, probablement des Anatoliens islamisés, s'est installée en Thrace, dans la région de la Macédoine comprise entre Ostrovo et
Kaïlar. En dehors de ces émigrations massives survenues probablement au cours des trois premiers siècles du pouvoir ottoman (xve,
xvie et xviie s.), les Turcs, ou Anatoliens et Balkaniques islamisés, se dispersèrent dans toute la péninsule. Ils formèrent la majorité de
la population dans nombre de villes, particulièrement sur la plate-forme du Danube inférieur, dans le bassin de la Maritza ainsi que
dans la région moravo-vardarienne.
À la fin du xviie siècle et au cours du xviiie siècle commença un mouvement en sens inverse, du nord vers le sud. Après la perte de la
Hongrie, les Turcs de cette contrée se retirèrent en Bosnie et en Serbie. La Serbie devenue indépendante, les Turcs émigrèrent en
Bosnie, dans les villes de la vieille Serbie, en Macédoine. Les Turcs partis de Belgrade formèrent dans les environs de Constantinople
un village du même nom. À la suite de l'occupation de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie, une partie des musulmans
serbophones de cette contrée s'installa dans les parties centrales de la péninsule mais aussi en Asie Mineure, surtout dans les
environs de Brousse et de Yeni-Chehir. Après la constitution de l'État bulgare s'opérèrent les migrations les plus nombreuses : en
Thrace, en Macédoine et en Asie Mineure.
Pendant et après les guerres balkaniques et surtout après le traité de Lausanne, 650 000 Turcs de Grèce partirent en Anatolie. Il y
avait parmi eux des musulmans grécophones de Crète, albanophones d'Épire, valachophones de Thessalie et de Macédoine,
slavophones de Macédoine. À côté de ces Turcs des Balkans, il ne faut pas oublier la masse des musulmans du Caucase (ils sont
plusieurs centaines de milliers) réfugiés en Anatolie depuis la guerre du Caucase.
Après 1945, 120 000 Turcs partirent de Yougoslavie pour la Turquie et, de 1950 à 1951, plus de 100 000 quittèrent également la
Bulgarie. L'introduction des rapports capitalistes, les guerres successives du premier quart du xxe siècle et des réformes insuffisantes
ont détruit l'équilibre des unités sociales de base turques qui vivaient en économie fermée, et ont provoqué un bond démographique
renforcé par la neutralité de la Turquie au cours de la Seconde Guerre mondiale. Un énorme exode rural vers les grandes villes et le
manque d'emploi dans celles-ci amena un courant d'émigration de main-d'œuvre vers l'Allemagne fédérale, la Belgique, les Pays-Bas,
la France. En même temps, les Turcs découvraient à leur tour les chemins d'émigration des autres peuples balkaniques vers
l'Amérique et l'Australie.
Il reste, dans les années 1990, 820 000 Turcs en Bulgarie, localisés dans le district de Kirdjali et dans la Dobroudja, 77 000 en
Macédoine et 90 000 en Grèce. D'autre part, 140 000 Turcs (face à 580 000 Grecs) vivent à Chypre, ancienne possession ottomane.
Turquie - République de Turquie
Chronologie d’actualité
Politique intérieure
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Le 11 avril 1991, à l'initiative du président Turgut Özal, le Parlement adopte
une loi levant l'interdiction de l'usage privé de la langue kurde, proscrite en Turquie depuis 1983, abrogeant les articles du Code pénal
réprimant le délit d'opinion, annulant les condamnations à mort et décidant des remises de peines devant entraîner la libération de 43
000 détenus.
Le 5 août, l'armée turque engage une « opération de nettoyage » dans le nord de l'Irak contre les bases du Parti des travailleurs du
Kurdistan (P.K.K.), groupe armé indépendantiste rassemblant des Kurdes turcs, responsable de nombreuses actions terroristes dans
le sud-est de la Turquie. Cette action militaire est condamnée par l'U.R.S.S. et par plusieurs capitales occidentales, alors que les
forces alliées sont stationnées dans la région pour protéger les populations kurdes irakiennes.
Le 20 octobre se déroulent les élections législatives. Au pouvoir depuis 1983, le Parti de la mère patrie (A.N.A.P.) subit un grave
revers et perd la majorité en n'obtenant que 115 sièges (– 177) sur les 450 à pourvoir. Le Parti de la juste voie (D.Y.P., conservateur)
de Süleyman Demirel, le grand vainqueur du scrutin, remporte 178 sièges (+ 119). Le Parti populiste social-démocrate (S.H.P.) d'Erdal
Inonu obtient 88 sièges (– 11). La surprise du scrutin réside dans les résultats du Parti de la prospérité (Refah Partisi, extrémiste
islamique), qui obtient 62 sièges alors qu'il n'était pas représenté dans l'Assemblée sortante. Dans les provinces du Sud-Est, le Parti
travailliste du peuple (pro-kurde), dont les candidats se sont présentés sous l'étiquette du S.H.P., obtient près de 70 % des voix.
Süleyman Demirel devient Premier ministre et forme le 20 novembre un gouvernement de coalition avec le S.H.P. Son programme
prévoit de ramener la Turquie dans la communauté des pays démocratiques, condition nécessaire à tout rapprochement avec
la C.E.E.
Le 21 mars 1992, une flambée de violence embrase le Sud-Est anatolien, où le P.K.K. lutte depuis 1984 contre les forces armées
turques. Le 26, le chancelier allemand Helmut Kohl suspend toute livraison d'armes à Ankara pour protester contre la violence de la
répression parmi la population civile.
Le 18 août, un millier de séparatistes du P.K.K. lancent une vaste opération militaire à Sirnak, dans le Kurdistan, contre des bâtiments
administratifs et militaires. La répression de l'armée turque à l'encontre des habitants de Sirnak est très meurtrière.
À partir du 5 octobre, dans le nord de l'Irak, de violents affrontements opposent les peshmergas, combattants kurdes irakiens, aux
séparatistes kurdes turcs du P.K.K. Les peshmergas craignent que les actions terroristes du P.K.K. ne nuisent à la cause kurde. Le
6 novembre, les séparatistes concluent avec les peshmergas un accord qui prévoit leur désarmement et leur transfert hors d'atteinte
des troupes turques. Les « opérations de sécurité » turques en territoire irakien cessent bientôt.
Le 24 janvier 1993, à Ankara, Ugur Mumcu, célèbre éditorialiste du quotidien de gauche Cumhuriyet, est assassiné. Plusieurs
formations islamiques revendiquent l'attentat contre ce kémaliste convaincu qui avait consacré de nombreux articles à la montée de
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l'intégrisme islamique dans son pays. En 1990, quatre personnalités kémalistes avaient été victimes d'attentats islamistes. Le Premier
ministre Süleyman Demirel dénonce le « travail de l'étranger », désignant implicitement l'Iran. Le 27, les obsèques du journaliste
donnent lieu à la plus grande manifestation contre l'intégrisme organisée dans le pays depuis 1977.
Le 17 mars, le dirigeant rebelle du P.K.K., Abdullah Öcalan, annonce un cessez-le-feu unilatéral du 20 mars au 15 avril et appelle à
l'engagement d'un « processus de paix, d'amitié et de fraternité historique entre les Turcs et les Kurdes ». Le Premier ministre refuse
d'ouvrir des négociations, mais reporte l'offensive de printemps contre le P.K.K.
Le 17 avril, décès du président Turgut Özal. Le président de l'Assemblée nationale, Husamettin Cindoruk, assure l'intérim.
Le 16 mai, Süleyman Demirel est élu président par les députés.
Le 8 juin, Abdullah Öcalan annonce la fin de la trêve. L'espoir d'une solution politique s'évanouit après l'attaque d'un convoi par les
rebelles kurdes, près de Bingöl (sans l'autorisation de la direction du P.K.K), dans laquelle trente-trois militaires sont tués ; quatrevingt-dix militants du P.K.K. avaient été tués depuis la trêve de mars. Le 24, des militants du P.K.K. investissent des missions
diplomatiques turques et s'en prennent à des entreprises turques en France, en Allemagne et en Suisse. Le 27, un attentat à l'explosif
blesse vingt-six personnes, dont douze touristes étrangers, à Antalya, sur la côte méditerranéenne. Le P.K.K., qui avait annoncé qu'il
allait attaquer des cibles touristiques, dément toutefois en être l'auteur.
Le 13 juin, le D.Y.P. désigne Tansu Ciller à sa tête pour succéder à Süleyman Demirel. Le 14, elle constitue le gouvernement, à la
demande du président Demirel. Ministre de l'Économie dans le précédent cabinet, Tansu Ciller est la première femme à accéder aux
fonctions de Premier ministre turc. La composition de son cabinet illustre la reconduction de l'alliance avec le S.H.P. ainsi que la
volonté du Premier ministre de se séparer de la vieille garde du D.Y.P. Le 5 juillet, elle obtient la confiance de l'Assemblée nationale.
Le 2 juillet, trente-sept personnes sont tuées à Sivas, en Anatolie, dans l'incendie d'un hôtel dû à des musulmans intégristes. Ces
derniers étaient près de 10 000 à manifester contre la présence dans la ville de l'écrivain polémiste et militant laïc Aziz Nesin, qui
logeait dans l'hôtel. L'écrivain est indemne.
Le 12 juillet, le P.K.K. revendique l'enlèvement de deux touristes, une Australienne et un Britannique disparus le 5 dans le Sud-Est
anatolien. En échange de leurs otages, les rebelles exigent un cessez-le-feu des forces turques, qui exercent une répression
meurtrière contre les foyers séparatistes kurdes. Le P.K.K. cherche autant à affaiblir le tourisme qu'à sensibiliser les Occidentaux. Le
17, des attentats contre trois hôtels d'Antalya font un mort, turc. Le 24, un groupe de touristes français est intercepté près de Van, en
Anatolie, par un commando du P.K.K. Ils seront libérés le 10 août, suivis le 11 par les touristes australien et britannique. D'autres
enlèvements ont lieu en août.
Le 27 mars 1994, les résultats des élections municipales sont marqués par la forte poussée islamiste : le Refah de Necmettin
Erbakan recueille 19,01 % des suffrages. Avec 21,49 %, le D.Y.P. de Tansu Ciller conserve sa place de première formation politique
du pays, devançant de peu l'A.N.A.P. (21,02 %).
Le 2 avril, deux touristes sont tués et plusieurs blessés dans l'attentat contre le Grand Bazar d'Istanbul ; l'attentat est revendiqué par
l'Armée populaire de libération du Kurdistan, une des branches du P.K.K. La saison touristique 1994 est compromise.
Le 8 décembre, la Cour de sûreté de l'État condamne cinq députés kurdes à quinze ans de prison pour « assistance à un groupe
armé », le P.K.K. – l'accusation de trahison qui les rendait passibles de la peine de mort avait été abandonnée ; trois autres élus
kurdes sont condamnés à des peines d'emprisonnement plus légères. Ils appartenaient tous au Parti travailliste du peuple (pro-kurde)
qui a été dissous. Les conditions dans lesquelles s'est déroulé le procès et le verdict sont dénoncés par les observateurs étrangers,
notamment européens.
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Le 26 décembre, la même Cour condamne à quinze ans de prison vingt-six militants islamistes accusés de meurtre après les
incidents de juillet 1993 à Sivas ; soixante autres sont condamnés à trois ans d'emprisonnement. L'écrivain laïc Aziz Nesin doit être
jugé pour insulte à la religion.
Le 12 mars 1995, un attentat dirigé contre des établissements fréquentés par des alevis, minorité chiite favorable à la laïcité, fait
deux morts. Les 13 et 14, entre quinze et trente personnes sont tuées lors de la répression des manifestations de protestation
organisées par les alevis, à Istanbul et à Ankara.
Le 23 juillet, le Parlement adopte les projets d'amendements constitutionnels présentés par le gouvernement de Tansu Ciller, qui
visent à démocratiser les institutions héritées du régime militaire. Le succès du projet résulte d'une coopération entre la coalition au
pouvoir et l'A.N.A.P. de Mesut Yilmaz, principale formation de l'opposition.
Le 20 septembre, à la suite du retrait de la coalition gouvernementale du Parti républicain du peuple (C.H.P., social-démocrate) de
Deniz Baykal – nouvelle dénomination du S.H.P. –, le Premier ministre Tansu Ciller présente sa démission. Le 5 octobre, elle forme un
nouveau gouvernement minoritaire qui doit bénéficier du soutien sans participation du Parti d'action nationale (M.H.P., extrême droite)
d'Alparslan Türkes et du Parti de la gauche démocratique (D.S.P., centre gauche) de Bülent Ecevit. Le 15, le Parlement lui refuse son
investiture. Le 26, des élections législatives anticipées sont convoquées. Le 30, Tansu Ciller présente un nouveau gouvernement qui
reconduit la coalition composée du D.Y.P. et du C.H.P.
Le 1er décembre, la Cour de sûreté de l'État acquitte l'écrivain kurde Yachar Kemal, qui était poursuivi pour propagande séparatiste,
au titre de l'article 8 de la loi antiterroriste, pour avoir accusé le régime d'Ankara, dans un article de presse, d'« opprimer les Kurdes de
Turquie ». Son acquittement fait suite à la révision de l'article 8, lors de la modification de la Constitution, qui a déjà permis la libération
de cent quatorze prisonniers d'opinion.
Le 14 décembre, le chef du P.K.K., Abdullah Öcalan, affirme sa volonté de trouver une solution politique au conflit qui l'oppose au
régime d'Ankara. Il annonce un cessez-le-feu unilatéral jusqu'à ce que le nouveau gouvernement fasse connaître sa position sur le
dossier kurde.
Le 24 décembre, le Refah de Necmettin Erbakan arrive en tête lors des élections législatives anticipées, avec 21,32 % des suffrages
et 158 sièges sur 550. Il devance les deux grandes formations conservatrices du pays, l'A.N.A.P. – 19,66 % des voix et 132 députés –
et le D.Y.P. – 19,20 % des suffrages et 135 élus. Le D.S.P. obtient 14,65 % des voix et 75 élus ; le C.H.P., 10,71 % des suffrages et
50 sièges.
Le 4 janvier 1996, trois détenus appartenant au Front révolutionnaire de libération populaire (D.H.K.P.-C., ex-Dev Sol) sont tués lors
de la répression d'une mutinerie à la prison de haute sécurité d'Umraniye, à Istanbul. Le mouvement, qui vise à obtenir de meilleures
conditions de détention, s'étend à d'autres établissements où des prises d'otages ont lieu. Le 9, les mutins regagnent leurs cellules
après avoir obtenu le renvoi du directeur de la prison d'Umraniye.
Le 28 février, le D.Y.P. et l'A.N.A.P., traditionnels rivaux, concluent un accord de gouvernement qui prévoit une rotation de leurs
dirigeants à la tête d'un gouvernement minoritaire de coalition.
Le 6 mars, le président Demirel nomme Mesut Yilmaz (A.N.A.P.) Premier ministre. Le 12, le Parlement investit le gouvernement de
coalition qui bénéficie du soutien conditionnel du D.S.P.
Le 25 mai, le D.Y.P. annonce qu'il retire son soutien au gouvernement de Mesut Yilmaz, auquel il participe pourtant.
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Le 6 juin, Mesut Yilmaz annonce la démission de son gouvernement qui était menacé par une motion de censure déposée par le
Refah, et que le D.Y.P. s'apprêtait à voter. Le 28, le chef du Refah, Necmettin Erbakan, est nommé Premier ministre d'un
gouvernement de coalition formé avec le D.Y.P., dont le programme est modéré et pragmatique. Le Parlement l'investit le 8 juillet.
C'est la première fois depuis l'instauration de la République, en 1923, que les islamistes participent au gouvernement en Turquie.
Le 21 juillet, un premier détenu en grève de la faim meurt à la prison d'Umraniye. Douze autres détenus meurent dans les mêmes
conditions au cours du mois. Le 27, un accord intervient entre les autorités et les grévistes de la faim qui obtiennent la fermeture de la
prison de haute sécurité d'Eskisehir, dans le centre du pays, ainsi que l'amélioration de leurs conditions de détention.
Le 4 février 1997, l'armée déploie des chars autour de Sincan, près d'Ankara. Le 31 janvier, le maire islamiste de cette ville s'était
publiquement prononcé en faveur de l'instauration de la charia, lors d'une cérémonie aux forts relents anti-israéliens à laquelle assistait
l'ambassadeur d'Iran. Le maire est arrêté et l'ambassadeur doit quitter le pays. Cet incident illustre la tension existant entre l'armée, qui
se proclame garante de la laïcité, et le parti Refah au pouvoir. Le 28, le Conseil national de sécurité, organe constitutionnel par lequel
les militaires exercent leur influence politique, appelle le gouvernement à adopter des mesures à l'encontre des groupes radicaux qui
menacent la laïcité. Le Premier ministre finit par se plier à ces injonctions.
Le 28 mai, la défection de plusieurs députés du D.Y.P., membre de la coalition gouvernementale au côté du Refah, fait perdre à celleci sa majorité parlementaire.
Le 1er juin, le Premier ministre Necmettin Erbakan annonce qu'il cédera le pouvoir à Tansu Ciller au cours du mois, afin que celle-ci
organise des élections anticipées. Il réclame toutefois des garanties électorales pour son parti. Le 11, le D.Y.P. somme Necmettin
Erbakan de quitter le pouvoir sans condition. Le 18, celui-ci présente sa démission. Le 20, le président Demirel nomme Premier
ministre le chef de l'opposition, Mesut Yilmaz, chef de l'A.N.A.P. Le Refah et le D.Y.P. dénoncent ce « coup d'État ». Le 30, Mesut
Yilmaz présente un gouvernement auquel participent le D.S.P. et le Parti de la Turquie démocratique. Le Parti républicain du peuple
ainsi que des élus du D.Y.P. soutiennent le gouvernement, lui offrant une majorité parlementaire.
Le 16 janvier 1998, la Cour constitutionnelle dissout le Refah pour non-respect du principe de la laïcité. Elle interdit à six dirigeants
islamiques, dont l'ancien Premier ministre Necmettin Erbakan, d'exercer une activité politique pendant cinq ans.
Le 28 août, Abdullah Öcalan, chef du P.K.K., proclame un cessez-le-feu inconditionnel et appelle à l'ouverture d'un dialogue avec le
pouvoir en vue de trouver une « solution pacifique » au problème kurde.
Le 12 novembre, le C.H.P. (social-démocrate) annonce le retrait de son soutien à la coalition gouvernementale, qui assurait à celle-ci
la majorité au Parlement. Il décide de déposer une motion de censure contre le Premier ministre conservateur Mesut Yilmaz qui,
malgré la lutte engagée par le gouvernement contre le crime organisé, est soupçonné d'avoir entretenu des relations avec des
hommes d'affaires liés à la mafia. Le 25, Mesut Yilmaz présente sa démission après le vote de la motion de censure par le Parlement.
Le 2 décembre, Bülent Ecevit est pressenti pour former un gouvernement ; il renonce le 21.
Le 11 janvier 1999, Bülent Ecevit, chef du D.S.P., est nommé Premier ministre avec le soutien sans participation du D.Y.P. et de
l'A.N.A.P.
Le 18 avril, le D.S.P. remporte les élections législatives (22,2 % des suffrages et 136 élus sur 550). Le M.H.P. (extrême droite) de
Devlet Bahçeli progresse fortement (18 % des suffrages et 129 élus). Le Parti de la vertu (Fazilet, islamiste), successeur du Refah,
perd son statut de première formation du pays (15,4 % des voix et 111 députés). Les deux partis traditionnels de centre droit sont les
grands perdants de la consultation : l'A.N.A.P. obtient seulement 86 élus (13,2 % des voix) et le D.Y.P. 85 députés (12 % des
suffrages).
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Le 28 mai, Bülent Ecevit, reconduit à son poste, présente un gouvernement de coalition regroupant sa formation, le M.H.P. de Devlet
Bahçeli – nommé vice-Premier ministre – et le D.Y.P.
Le 2 juin, le P.K.K. annonce qu'il soutient l'appel à l'abandon de la lutte armée lancé le 31 mai par Abdullah Öcalan. Lors de
l'ouverture de son procès devant la Cour de sûreté de l'État, le chef kurde a plaidé coupable et a proposé au gouvernement de mettre
fin à la rébellion kurde « en trois mois ». Le 29, Abdullah Öcalan est condamné à mort. La plupart des gouvernements occidentaux
plaident en faveur d'une commutation de la peine.
Le 5 août, le P.K.K. annonce un cessez-le-feu unilatéral et son retrait du territoire turc.
Le 17 août, la région d'Izmit (nord-ouest) est dévastée par un violent séisme qui fait plus de 15 000 morts et des dizaines de milliers
de sans-abri. Le 12 novembre, un nouveau tremblement de terre, dans la région de Duzce (nord-ouest), fait plus de 700 morts et plus
de 2 000 sans-abri.
Le 9 février 2000, le P.K.K. annonce officiellement, comme le lui demandait son chef Abdullah Öcalan, l'abandon de la lutte armée.
Ankara continue à exiger la reddition totale des combattants indépendantistes. Les affrontements entre l'armée et les rebelles kurdes
ont toutefois fortement diminué.
Le 5 avril, le Parlement rejette largement l'amendement constitutionnel, présenté par le gouvernement, qui prévoyait de transformer le
mandat présidentiel unique de sept ans en un mandat de cinq ans renouvelable une fois.
Le 5 mai, le Parlement élit le président de la Cour constitutionnelle, Ahmet Necdet Sezer, à la présidence de la République. Il était le
candidat du Premier ministre Bülent Ecevit et de la coalition au pouvoir. Ahmet Necdet Sezer était principalement opposé au candidat
islamiste du Parti de la vertu (Fazilet), Nevzat Yalcintas, après le retrait du président de l'Assemblée nationale, Yildirim Akbulut,
membre de l'A.N.A.P., qui contestait les conditions de déroulement du scrutin.
Le 19 février 2001, le Premier ministre claque la porte d'une réunion du Conseil national de sécurité au cours de laquelle le chef de
l'État l'a sermonné pour sa détermination insuffisante à lutter contre la corruption. Cette hostilité entre les deux dirigeants menace la
fragile stabilité du pays, déjà ébranlée par une crise en novembre 2000. Une crise financière s'ensuit.
Le 11 avril, à Ankara, quelque 70 000 personnes manifestent violemment, à l'appel d'une association de commerçants, contre les
effets de la crise économique qui frappe le pays depuis février, et contre le gouvernement de Bülent Ecevit, accusé d'inaction. Des
dizaines de milliers de personnes, majoritairement des commerçants victimes de la dépréciation de la livre turque, protestent dans les
autres grandes villes du pays. Le 13 avril, le mouvement de grève de la faim des détenus d'extrême gauche, qui a repris en mars, est
marqué par la mort d'un dixième détenu. Les grévistes protestent contre la réforme des prisons qui vise à mettre fin au contrôle de
certains quartiers pénitentiaires par les organisations politiques clandestines. En décembre 2000, les autorités avaient donné l'assaut à
plusieurs prisons afin de transférer de force les détenus grévistes de la faim qui s'y trouvaient vers de nouveaux établissements. Le
22 juin, la Cour constitutionnelle ordonne la dissolution et la confiscation des biens du Parti de la vertu (Fazilet) de Recai Kutan,
formation islamiste et principal groupe de l'opposition parlementaire. Cinq de ses membres, dont deux des cent deux députés que
compte ce parti, sont également interdits de toute activité politique pour une période de cinq ans.
Le 8 juillet 2002, la démission d'un des vice-Premiers ministres, Hüsamettin Ozkan, considéré comme le bras droit du chef du
gouvernement, Bülent Ecevit, aggrave la crise politique qui sévit depuis plusieurs semaines à Ankara. Celle-ci est alimentée par la
crise économique, par les problèmes de santé du Premier ministre et par la position du M.H.P. (ultranationaliste), membre de la
coalition gouvernementale, qui s'oppose aux réformes nécessaires à l'adhésion du pays à l'Union européenne. À la suite d'Hüsamettin
Ozkan, trente-trois députés quittent le D.S.P., au pouvoir, et six autres ministres présentent leur démission. Le D.S.P. perd sa place de
premier parti représenté au Parlement au bénéfice du M.H.P. Le 11, le ministre des Affaires étrangères, Ismaïl Cem, présente à son
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tour sa démission. Le 12, Ismaïl Cem et Hüsamettin Ozkan annoncent la création d'une nouvelle formation sociale-démocrate proeuropéenne, le Parti de la Nouvelle Turquie (Y.T.P.). Le 16, à la suite de nouvelles défections dans les rangs du D.S.P., qui font perdre
au gouvernement sa majorité au Parlement, Bülent Ecevit se résout à convoquer des élections législatives anticipées en novembre. Le
10 août, le ministre de l'Économie, Kemal Dervis, présente lui aussi sa démission.
Le 3 août, le Parlement adopte une série de mesures relatives à la défense des libertés et au respect des droits de l'homme, que la
Commission de Bruxelles considérait comme des préalables à l'engagement de négociations en vue de l'adhésion de la Turquie à
l'Union européenne. Il abolit la peine de mort, sauf en période de guerre, autorise l'enseignement et la diffusion en langue régionale –
dont le kurde –, lève les restrictions aux manifestations et supprime les peines pour critiques envers les institutions étatiques,
notamment l'armée. Le 3 octobre, la peine de mort prononcée à l'encontre d'Abdullah Öcalan, chef du P.K.K., en juin 1999 sera
commuée en réclusion à perpétuité.
Le 20 septembre, le Haut Conseil électoral invalide la candidature de Recep Tayyip Erdogan, ancien maire d'Istanbul et dirigeant du
Parti de la justice et du développement (A.K.P.) aux élections législatives prévues en novembre. Fondée à la suite de l'interdiction du
Parti de la vertu, en juin 2001, cette formation islamique modérée, conservatrice et pro-européenne est créditée par les instituts de
sondage d'un quart des intentions de vote, loin devant les partis politiques traditionnels. La décision du Haut Conseil est motivée par la
condamnation de Recep Tayyip Erdogan pour propagande islamiste, en avril 1998. Ancien membre du Parti de la prospérité (Refah),
formation religieuse interdite en janvier 1998, Recep Tayyip Erdogan rejette l'étiquette d'« islamiste » qui lui reste accolée.
Le 3 novembre, lors des élections législatives anticipées, l'A.K.P. remporte la majorité absolue au Parlement, avec 34,3 % des
suffrages et 361 sièges sur 550. Le C.H.P. (social-démocrate), qui n'avait pas d'élus dans le Parlement sortant, est le seul autre parti
représenté, avec 19,4 % des voix et 179 élus, parmi lesquels l'ancien ministre de l'Économie, Kemal Dervis. Dix candidats
indépendants sont élus. Les partis de la coalition au pouvoir subissent une sévère défaite. Ni le D.S.P. (gauche, 1,2 %) du Premier
ministre sortant, Bülent Ecevit, ni le M.H.P. (extrême droite, 8,3 %) de Devlet Bahçeli, ni l'A.N.A.P. (conservateur, 5,1 %) de Mesut
Yilmaz ne dépassent le seuil des 10 % imposé pour limiter l'émiettement de la représentation et faire barrage aux partis extrémistes.
Le D.Y.P. de Tansu Ciller (conservateur, 9,6 %), le parti pro-kurde Dehap (6,2 %) et le nouveau Parti jeune (populiste, 7,2 %) n'ont pas
d'élu. Le taux de participation s'élève à 78,9 %. Le scrutin marque la fin du système traditionnel de clientélisme caractérisé par
l'existence de liens entre les milieux politiques et financiers, liens que des réformes de la procédure électorale interdisent désormais.
Cette recomposition du paysage politique traduit le désir de changement des électeurs, qui ont souffert des effets de la crise
économique et de la mauvaise gestion de l'équipe sortante. Recep Tayyip Erdogan affirme sa volonté de respecter le programme
négocié avec le F.M.I. Le 4, la Bourse et l'armée accueillent favorablement les résultats des élections. Le 16, le président Ahmet
Necdet Sezer charge le numéro deux de l'A.K.P., Abdullah Gül, de former le gouvernement.
Le 31 décembre, le président Ahmet Necdet Sezer ratifie l'amendement constitutionnel permettant à Recep Tayyip Erdogan d'être
éligible au Parlement.
Le 9 mars 2003, Recep Tayyip Erdogan remporte largement l'élection législative partielle de Siirt, dans le sud-est du pays. À présent
membre du Parlement, il peut briguer le poste de Premier ministre. Le 11, Ahmet Necdet Sezer charge Recep Tayyip Erdogan de
former le nouveau gouvernement.
Le 30 juillet, le Parlement adopte une série de réformes destinées à limiter l'influence des militaires dans la vie politique. Le rôle du
Conseil national de sécurité et les compétences des tribunaux militaires, notamment, sont diminués.
Le 15 novembre, à Istanbul, deux attentats-suicides à la voiture piégée, revendiqués le lendemain par le réseau Al-Qaida, visent les
synagogues de Neve Shalom et de Beth Israel, faisant vingt-trois morts dont six juifs. Le 20, deux nouveaux attentats-suicides à la
voiture piégée visent le siège de la banque britannique H.S.B.C. et les locaux du consulat du Royaume-Uni à Istanbul, causant la mort
de vingt-sept personnes dont quatorze Britanniques. Ils sont revendiqués par Al-Qaida et le Front islamique des combattants du
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Grand Orient, groupe extrémiste turc. Le 22, des milliers de personnes participent, dans plusieurs villes du pays, à des marches
silencieuses contre le terrorisme.
Le 9 juin 2004, la cour d'appel ordonne la remise en liberté de Leyla Zana, symbole de la lutte des Kurdes, et de trois autres anciens
députés kurdes également condamnés en 1993 pour activisme. Ils restent dans l'attente de la révision de leur procès. La confirmation
de leur condamnation, en avril, par la Cour de sûreté de l'État, en dépit d'un jugement de la Cour européenne de justice, avait suscité
une vive émotion, alors que le pays est engagé dans un programme de réformes démocratiques en vue de sa candidature à l'Union
européenne.
Le 26 septembre, le Parlement adopte une réforme du Code pénal qui améliore la protection des libertés individuelles. Le projet de
criminaliser l'adultère, défendu par l'aile islamique radicale de l'A.K.P., est abandonné.
Le 16 juillet 2005, un attentat à la bombe dans la station balnéaire de Kusadasi fait cinq morts. Les soupçons se portent vers l'aile
extrêmiste du P.K.K. qui a revendiqué un attentat n'ayant pas fait de victime, le 10, dans une autre ville de la côte méditerranéenne.
Le 1er janvier 2006, un garçon meurt de la grippe aviaire en Turquie, dans un village situé près de la frontière iranienne. Il s'agit du
premier décès causé par l'épidémie hors de l'Asie orientale, où elle a fait quelque soixante-dix victimes humaines depuis 2003,
principalement au Vietnam, en Thaïlande et en Indonésie. Dans les derniers mois de 2005, des oiseaux morts de la grippe aviaire ont
été localisés en Turquie, mais aussi en Croatie, en Roumanie, en Russie et en Ukraine. Les jours suivants, deux autres enfants
infectés par le virus H5N1 meurent en Turquie, tandis que plusieurs autres cas d'infection humaine y sont signalés. Le 18, les cent
trente pays participant à la conférence internationale sur la grippe aviaire réunie à Pékin décident de débloquer 1,9 milliard de dollars
pour lutter contre la progression de l'épizootie.
Du 27 mars au 3 avril, des émeutes, opposant des militants kurdes aux forces de l'ordre, secouent le sud-est du pays et s'étendent à
Istanbul, faisant vingt morts. Elles surviennent au lendemain de combats au cours desquels la police avait tué vingt-cinq rebelles du
P.K.K.
Le 17 mai, à Ankara, un jeune avocat ouvre le feu dans la salle d'audience du Conseil d'État, tuant un magistrat et en blessant quatre
autres. En février, des juges de cette juridiction avaient empêché la promotion d'une directrice d'école qui portait le voile en dehors de
son établissement. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan s'en était alors indigné. L'opposition kémaliste accuse le gouvernement
d'avoir « armé le bras du criminel ». Le 18, des dizaines de milliers de personnes manifestent dans les rues de la capitale pour
dénoncer l'assassinat du juge, défendre la laïcité et protester contre les « dérives islamistes » du gouvernement. Il s'agit de la plus
importante manifestation antigouvernementale depuis l'arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement, en novembre
2002.
Les 27 et 28 août, une série d'attentats à la bombe perpétrés dans des sites touristiques – Istanbul, Marmaris, Antalya – est
revendiquée par les Faucons de la liberté du Kurdistan (T.A.K.), proches du P.K.K. Le 12 septembre, un autre attentat fait dix morts
dans la ville kurde de Diyarbakir. Le T.A.K. est soupçonné.
Le 30 septembre, à l'appel de son chef emprisonné, Abdullah Öcalan, le P.K.K. annonce une trêve unilatérale et inconditionnelle
dans le sud-est du pays.
Le 19 janvier 2007, le journaliste d'origine arménienne Hrant Dink est tué par balles à Istanbul devant le siège de l'hebdomadaire
bilingue turc-arménien qu'il avait fondé en 1996. Militant pour la reconnaissance du « génocide » arménien perpétré en 1915 par l'État
turc, il avait été pour cela condamné pour « insulte à l'identité turque » et était devenu la cible des milieux ultranationalistes. Cet
assassinat suscite la réprobation de l'ensemble de la classe politique et de l'opinion internationale. Le Premier ministre Recep Tayyip
Erdogan dénonce cette atteinte à « l'unité, la stabilité, la liberté de parole et la vie démocratique ». Le 21, la police annonce
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l'arrestation du meurtrier présumé du journaliste, un adolescent de dix-sept ans originaire de Trabzon, bastion islamo-nationaliste sur
les rives de la mer Noire. Le 23, lors des obsèques du journaliste, le cortège est suivi dans les rues d'Istanbul par une foule de quelque
cent mille personnes. L'événement est l'occasion d'un rapprochement turco-arménien. Une délégation du gouvernement de l'Arménie –
pays avec lequel la Turquie n'entretient pas de relations diplomatiques – est ainsi invitée par les autorités turques à assister à la
cérémonie.
Le 1er mai, la Cour constitutionnelle annule les résultats du premier tour de l'élection présidentielle par le Parlement, le quorum des
deux tiers n'étant pas réuni par les députés présents. Candidat de l'A.K.P. au pouvoir, Abdullah Gül – dont l'épouse porte le voile –
avait manqué de peu d'être élu. Le 1er mai également, à Istanbul, des milliers de manifestants de gauche se heurtent à la police. Le 3,
le Parlement entérine la proposition du pouvoir d'organiser des élections législatives anticipées en juillet. Le 6, le nouveau tour de
scrutin en vue de l'élection présidentielle ne réunit pas le quorum au Parlement. Abdullah Gül retire sa candidature. Le 10, le Parlement
adopte une série d'amendements constitutionnels dont le principal prévoit l'élection du président au suffrage universel. Le 13, Izmir,
après Ankara et Istanbul en avril, est le théâtre d'une manifestation pour la défense de la laïcité qui rassemble plus d'un million de
personnes. Le 22, à Ankara, un attentat à la bombe fait au moins sept morts. Les autorités privilégient la piste du P.K.K., qui dément
toute responsabilité. Le 25, le président sortant Ahmet Necdet Sezer oppose son veto aux amendements constitutionnels adoptés le
10, les renvoyant devant le Parlement pour un second vote. Le 31, le Parlement adopte de nouveau les amendements constitutionnels
controversés.
Le 5 juillet, la Cour constitutionnelle rejette les demandes d'annulation de la réforme constitutionnelle, adoptée en mai, qui prévoit
l'élection du président de la République au suffrage universel déposées par le C.H.P. et par le président Ahmet Necdet Sezer. Ce
dernier doit encore soumettre la réforme à référendum. Le 22, l'A.K.P. remporte les élections législatives anticipées, avec 46,8 % des
suffrages et 341 sièges sur 550 au Parlement. Le C.H.P. obtient 20,6 % des voix et 110 élus, et le M.H.P. 14,3 % des suffrages et
71 députés. Les indépendants ont 28 sièges ; ils sont pour la plupart apparentés au Parti pour une société démocratique (D.T.P.,
prokurde) qui, en 2002, n'avait pas atteint le seuil des 10 % de voix nécessaires pour être représenté. Le taux de participation dépasse
80 %. Renforcé par les résultats, l'A.K.P. ne dispose toutefois pas au Parlement de la majorité des deux tiers qui lui aurait permis de
modifier seul la Constitution.
Le 8 août, Recep Tayyip Erdogan désigne Köksal Toptan comme candidat de l'A.K.P. à la présidence du Parlement. Le choix de ce
conservateur modéré, qui n'appartient pas à la mouvance islamiste, apparaît comme l'expression de la recherche par le Premier
ministre d'un consensus politique. Le 9, Köksal Toptan est élu président du Parlement au premier tour de scrutin. Le 20 puis le 24,
Abdullah Gül, à nouveau candidat de l'A.K.P. à l'élection présidentielle, ne réunit pas sur son nom la majorité des deux tiers des voix
des parlementaires nécessaires pour être élu aux deux premiers tours de scrutin. Le 28, il est élu chef de l'État à la majorité simple, en
l'absence des élus laïques du C.H.P. Les chefs militaires boycottent la cérémonie de prestation de serment du nouveau président.
Abdullah Gül déclare que la laïcité est « à la fois un modèle qui assure la liberté pour différents modes de vie, et une règle de paix
sociale ».
Le 21 octobre, les électeurs approuvent par référendum, à 69,1 % des suffrages, la réforme constitutionnelle du mode de scrutin
présidentiel, qui vise à prévenir le type de blocage institutionnel qu'a connu le pays au printemps. La réforme prévoit l'élection du
président de la République au suffrage universel direct – et non plus indirect –, pour un mandat de cinq ans – au lieu de sept ans –,
renouvelable une fois. Le mandat des députés est réduit de cinq à quatre ans. L'A.K.P. au pouvoir avait appelé à voter oui, tandis que
l'opposition laïque du C.H.P. et le M.H.P. se prononçait pour le non. Le taux d'abstention – 33 % – est élevé, malgré le caractère
obligatoire du vote.
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Vie économique
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En 1990, l'économie continue à bénéficier de la relance amorcée au cours du second semestre de 1989, avec la revalorisation
salariale dans les secteurs public et privé, l'augmentation des prix agricoles, la libéralisation accrue des importations et l'appréciation
de la livre en termes réels. Mais cette stratégie n'atteint pas son objectif essentiel, qui était la lutte contre l'inflation par les coûts en
exposant l'industrie nationale à la concurrence internationale. Les espoirs du président Turgut Özal sont également déçus sur le plan
des relations économiques internationales. Son engagement au côté des puissances occidentales dans la confrontation avec l'Irak n'a
pas modifié l'attitude de la C.E.E. au sujet de la demande d'adhésion qu'Ankara avait déposée en 1987. Le 5 février, les Douze
répondent que le dossier ne sera examiné qu'après 1992. Le manque à gagner de la Turquie en raison de la crise du Golfe est
diversement évalué, entre 3 et 9 milliards de dollars. Le surcoût des approvisionnements pétroliers (assurés précédemment à 60 % par
l'Irak) est estimé à 2 milliards. Mais l'attitude d'Ankara dans la crise lui vaut de retrouver la faveur de la Banque mondiale,
conformément aux souhaits exprimés par le G7 en septembre à Washington.
En 1991, le gouvernement de coalition de Süleyman Demirel poursuit la politique d'ouverture et de défense de la monnaie, et décide
en revanche que des coupes importantes interviendraient dans les dépenses publiques et que la politique fiscale serait plus
rigoureuse. Le programme du gouvernement, annoncé le 21 novembre, est salué par une forte hausse de la Bourse traduisant la
confiance des milieux d'affaires.
En 1992, l'augmentation de la demande intérieure après les hausses de salaires consenties l'année précédente avant les élections
donne un coup de fouet à l'économie. Le P.N.B. enregistre une forte progression. L'inflation reste un des points faibles de l'économie.
En 1993, le dynamisme de la conjoncture, marquée par une consommation exubérante, un crédit abondant et un afflux de capitaux
étrangers, ne peut occulter les risques pour l'avenir. L'inflation ne diminue pas. Le déficit de la balance courante menace d'amputer les
réserves de la banque centrale. Le gouvernement fait appel au marché international des capitaux, ce qui accroît l'endettement du pays.
La gestion budgétaire est empreinte du même laxisme. Le gouvernement compte sur les privatisations pour assainir les finances de
l'État. Les deux cent quarante entreprises du secteur public absorbent environ 30 % des investissements et leurs pertes sont
responsables de 20 % du déficit budgétaire. Le 25 juin, le Parlement autorise le gouvernement à légiférer par décrets dans un certain
nombre de domaines économiques, dont les privatisations. À la suite d'une action intentée par les députés du S.H.P., attachés aux
principes de l'économie dirigée, la Cour suprême annule en octobre le décret de privatisation des postes et télécommunications. Le
gouvernement réplique en publiant un autre décret, concernant la vente de T.E.K. (première société turque de distribution de
carburants), ce qui amorce une nouvelle contre-offensive des opposants.
En 1994, la reprise modérée de l'activité durant le second semestre permet de réduire l'ampleur de la récession provoquée par la
crise financière du début de l'année. Cette dernière résultait de la prospérité fragile de 1993, fondée sur un emballement de la
consommation et du crédit. Le 28 janvier, la livre est dévaluée de 12 %. Le 5 avril, après les élections municipales, le gouvernement
annonce un programme draconien d'ajustement structurel destiné à contrôler une inflation dont le taux n'en dépasse pas moins 100 %
sur l'année. Il prévoit de diminuer le déficit budgétaire – par le biais d'un gel des salaires, d'une hausse des taxes et d'une suppression
de la plupart des subventions à l'agriculture – et de relancer les privatisations. Satisfait de ces mesures, le F.M.I. accorde à la Turquie
un crédit stand-by de 960 millions de dollars. Le 25, le Parlement adopte une loi qui doit conduire à l'indépendance de la banque
centrale.
En 1995, le redressement rapide de l'économie se fait aux dépens des classes déjà défavorisées, ce qui explique en partie le succès
des islamistes aux élections législatives. La remontée de la demande intérieure se traduit par un gonflement du déficit commercial. À la
fin de l'année, dans la perspective des élections, le gouvernement assouplit sa politique de rigueur et les objectifs fixés par le F.M.I.
s'éloignent : les privatisations sont à peine engagées, l'inflation et les taux d'intérêt sont en hausse, la livre se déprécie. Les
augmentations de salaires consenties aux fonctionnaires en octobre, à l'issue d'une grève de six semaines, contribuent à accroître le
déficit budgétaire.
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En 1996, l'entrée en vigueur de l'union douanière conclue avec l'Union européenne en mars 1995 provoque un accroissement du
déficit commercial. Les importations favorisent l'augmentation de la production industrielle, ce qui entraîne une hausse de la
croissance. L'inflation augmente également fortement. Le déficit budgétaire et l'endettement public atteignent des niveaux d'autant plus
préoccupants qu'aucune politique de réformes structurelles n'est sérieusement entreprise.
En 1997, le tableau de l'économie turque demeure contrasté. Les entreprises privées poursuivent leur essor, tirant la croissance vers
le haut. Toutefois, le déficit commercial continue à se creuser et l'inflation à croître, tandis que le service de la dette représente 30 %
des dépenses budgétaires. Le plan de redressement adopté par le Parlement est encore en deçà des exigences du F.M.I.
En 1998, les retombées de la crise financière en Asie et en Russie modèrent les bons résultats relatifs de la Turquie, essentiellement
dus à l'application d'un plan d'assainissement de l'économie qui entraîne une baisse sensible de l'inflation. Les exportations diminuent
et les investissements étrangers fléchissent. Certaines privatisations prévues sont reportées.
En 1999, l'économie turque est en régression. Les menaces kurdes et les tremblements de terre meurtriers et destructeurs d'août et
de novembre expliquent la baisse des revenus touristiques et la chute de la production. Un accord avec le F.M.I. doit toutefois
permettre d'alléger le poids de la dette.
L'année 2000 est marquée par l'application par le gouvernement du programme d'austérité mis au point avec le F.M.I. L'inflation
chute. La croissance reprend, malgré le faible rendement des privatisations. En novembre, une sévère crise financière affecte le
secteur bancaire.
En 2001, le pays connaît sa deuxième crise financière en moins de six mois. Celle-ci éclate en février. Le 22, alors que les valeurs de
la Bourse d'Istanbul ont chuté de 18,1 % en trois jours, le gouvernement décide de laisser flotter la livre, qui perd aussitôt 30 % de sa
valeur face au dollar. En réaction, les Bourses de Moscou et des pays d'Europe orientale chutent. Le 14 avril, le nouveau ministre de
l'Économie, Kemal Dervis, déclare, en présentant son programme de redressement, que « la Turquie doit restructurer de fond en
comble son économie ». Il annonce notamment une réduction des dépenses du secteur public et une réforme du secteur bancaire.
Cette crise provoque une relance de l'inflation et du chômage, et accroît la charge de la dette.
En 2002, la Turquie assainit son secteur financier et engage le programme de restructuration adopté sous la pression du F.M.I. Vingt
banques sont fermées et d'autres recapitalisées. La production industrielle et les exportations repartent à la hausse. L'inflation diminue.
Toutefois, le poids du déficit public et le montant de la dette restent très importants.
En 2003, la reprise se confirme. La croissance se consolide tandis que l'inflation diminue. Les taux d'intérêt baissent et la monnaie
nationale remonte face au dollar.
En 2004, la croissance se maintient à un niveau élevé, portée par les exportations et le tourisme. La perspective européenne, à
laquelle s'ajoute le projet d'un nouvel accord avec le F.M.I., devrait favoriser l'instauration d'un climat de stabilité et encourager les
investissements.
En 2005, l'application du plan de réformes imposé par le F.M.I. continue de porter ses fruits. L'inflation est en baisse et le budget
dégage un excédent. En revanche, la balance commerciale et celle des paiements demeurent en déficit. Le taux de chômage reste
stable.
Le 1er janvier entre en vigueur la nouvelle livre turque, qui vaut 1 million d'anciennes livres turques.
Le 25 mai, les présidents de la Turquie, de l'Azerbaïdjan, du Kazakhstan et de la Géorgie et assistent à l'inauguration de l'oléoduc
Bakou-Tbilissi-Ceyhan, qui doit permettre d'acheminer le pétrole de la mer Caspienne sur 1 765 kilomètres vers la Méditerranée, sans
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passer par la Russie. Construit par un consortium dirigé par British Petroleum, l'oléoduc, dont le coût s'élève à près de 4 milliards de
dollars, sera opérationnel à la fin de 2005. Il doit à terme transporter 1 million de barils de pétrole par jour.
Le 29 juillet, Ankara signe le protocole d'extension de son union douanière aux dix nouveaux membres de l'Union européenne. Le
gouvernement satisfait ainsi à la dernière condition posée par Bruxelles en vue de l'ouverture de négociations d'adhésion de la Turquie
à l'Union, prévues en octobre. Il précise toutefois en annexe que cet accord ne vaut pas reconnaissance de la République de Chypre,
qui est membre de l'Union.
En 2006, le maintien de la croissance ne fait pas disparaître les signes de vulnérabilité de l'économie turque. La forte demande
intérieure accroît les déficits extérieurs et les capitaux étrangers restent très volatils. Les taux d'inflation et de chômage peinent à
baisser durablement.
En 2007, année de crise politique, le gel des réformes, qui s'ajoute à la sécheresse, pèse sur la croissance. Les niveaux du déficit
commercial et de l'inflation demeurent préoccupants. L'économie parallèle continue de représenter la moitié des emplois et plus du
quart du P.I.B.
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Relations internationales
En juillet 1991, les Alliés, qui ont défait l'armée irakienne en février, mettent en place dans le sud de la Turquie une force
d'intervention rapide, afin de dissuader toute intervention irakienne contre les populations kurdes. Les Alliés se sont retirés de la zone
de sécurité créée en avril afin de permettre aux réfugiés kurdes fuyant la répression irakienne de quitter les frontières turque et
iranienne.
Le 25 juin 1992, réunis à Istanbul à l'initiative de la Turquie, les chefs d'État et de gouvernement de onze pays des Balkans et de l'exU.R.S.S. signent un accord qui crée une zone de coopération économique de la mer Noire.
Le 18 février 1994, la Turquie, l'Albanie, l'Italie et la Bulgarie ouvrent un couloir routier et ferroviaire à la Macédoine après l'annonce
du blocus imposé à Skopje par Athènes.
Le 6 mars 1995, la Turquie et l'Union européenne signent un accord d'union douanière qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 1996.
Les Quinze décident également de reprendre leur aide financière qui était suspendue depuis le coup d'État des militaires, en
septembre 1980. Depuis l'adhésion de la Grèce à la C.E.E., en janvier 1981, Athènes bloquait toute négociation avec Ankara. En
échange de la levée de son veto, la Grèce obtient que des négociations s'engagent sur l'adhésion de Chypre à l'Union, après le
règlement du conflit qui oppose les communautés grecque et turque de l'île. Les parlementaires européens subordonnent la ratification
de cet accord à la démocratisation du régime turc.
Le 20 mars, l'armée turque lance une vaste opération contre les bases arrière du P.K.K. situées en territoire irakien, dans la zone
d'exclusion instaurée au nord du 36e parallèle par la coalition anti-irakienne, en avril 1991. Quelque 35 000 hommes appuyés par des
blindés et par l'aviation participent à l'opération Acier. La Turquie avait déjà mené une opération similaire en octobre 1992. Les
réactions internationales, et notamment irakiennes, sont modérées. Une partie des troupes turques sont rapatriées en avril. L'opération
s'achève le 4 mai. Le bilan officiel est de 555 morts et 543 prisonniers dans les rangs du P.K.K. et de 58 soldat tués.
Le 15 décembre, le Parlement européen ratifie le traité d'union douanière entre les Quinze et la Turquie. Une résolution appelle les
autorités turques à poursuivre la réforme des institutions et à trouver une solution politique au problème kurde.
Le 1er janvier 1996, l'union douanière avec l'Union européenne entre en vigueur.
54
Le 31 janvier, la Grèce et la Turquie acceptent, sous la pression des États-Unis, de retirer les navires et les troupes qu'elles avaient
dépêchés autour de l'îlot d'Imia, en mer Égée, où la contestation par Ankara de la souveraineté d'Athènes sur cet îlot avait provoqué
un regain de tension entre les deux pays.
Le 15 février, la Turquie signe avec Israël un accord de coopération militaire.
Le 14 juin, Habitat II, la deuxième conférence des Nations unies sur les villes, s'achève à Istanbul. La déclaration finale met l'accent
sur le rôle central des villes dans le processus de développement. La notion de droit au logement divise les participants.
Entre mai et juillet 1997, quelque 10 000 soldats turcs appuyés par les blindés et l'aviation mènent une nouvelle opération dans le
nord de l'Irak en vue de démanteler les bases arrière du P.K.K. Ankara affirme agir à la demande du Parti démocratique du Kurdistan
(P.D.K.) dont le P.K.K menace les positions dans la région.
Le 29 mai 1998, l'Assemblée nationale française adopte une proposition de loi qui reconnaît le « génocide » des Arméniens, en
Turquie, en 1915. En retour, Ankara prévient Paris des « effets néfastes sur les relations turco-françaises » que ce geste risque
d'entraîner.
Le 17 novembre, le président italien du Conseil, Massimo D'Alema, rejette la demande d'extradition d'Abdullah Öcalan formulée par
Ankara où celui-ci risque la peine de mort. Le chef du P.K.K. avait été arrêté le 12 à Rome, en exécution d'un mandat d'arrêt
international délivré par l'Allemagne en 1990 ; il arrivait de Moscou qui lui avait refusé l'asile politique. En octobre, le chef du
mouvement autonomiste armé kurde avait été contraint de quitter la Syrie, où il disposait de bases arrière, à la suite des menaces
exprimées par Ankara à l'encontre de Damas. Le refus de l'Italie provoque une crise diplomatique entre Rome et Ankara, qui engage
des sanctions économiques à l'encontre de l'Italie.
Le 15 février 1999, le chef du P.K.K., Abdullah Öcalan, est enlevé au Kenya par les services turcs et ramené en Turquie. Abdullah
Öcalan avait quitté l'Italie en janvier et s'était réfugié à l'ambassade de Grèce à Nairobi. Les jours suivants, dans toute l'Europe, des
représentations diplomatiques grecques sont prises d'assaut par des membres de la communauté kurde en colère.
Le 18 janvier 2001, le Parlement français adopte définitivement la proposition de loi qui reconnaît le génocide des Arméniens
perpétré en Turquie en 1915. Le 30, le Premier ministre, Bülent Ecevit, annonce la révision des relations économiques et politiques
que son pays entretient avec la France. Plusieurs entreprises françaises sont exclues de la négociation de contrats commerciaux.
Le 12 décembre 2002, le Sommet européen de Copenhague consacré à l'élargissement de l'Union décide de reporter à décembre
2004 l'évaluation des progrès accomplis par la Turquie en matière d'économie de marché, d'État de droit et de droits de l'homme
notamment, avant d'engager les négociations en vue de son adhésion à l'Union.
Le 1er mars 2003, le Parlement refuse le déploiement sur le sol turc de soldats américains en vue d'ouvrir un second front dans le
nord de l'Irak. Le 7 octobre, toutefois, le Parlement autorise le déploiement de soldats turcs en Irak au côté des forces de la coalition
américano-britannique. Les Kurdes irakiens et le gouvernement intérimaire de Bagdad s'y opposent. Le 7 novembre, Ankara déclare
renoncer à son initiative afin de ne pas compromettre la « stabilité » de l'Irak.
Du 6 au 8 janvier 2004, Bachar el-Assad effectue la première visite en Turquie d'un président syrien. Ce geste illustre le
réchauffement des relations jusque-là très tendues entre les deux pays. Ankara et Damas manifestent notamment une inquiétude
commune face à la perspective de la création d'un État kurde indépendant dans le nord de l'Irak, à la suite de l'intervention américanobritannique.
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Les 16 et 17 décembre, le Conseil des chefs d'État et de gouvernement des Vingt-Cinq, réuni à Bruxelles, décide formellement
l'ouverture de négociations avec la Turquie en octobre 2005, en vue d'une adhésion pleine et entière qui ne pourrait intervenir avant
2014, tout en précisant qu'il s'agit d'« un processus ouvert dont l'issue ne peut être garantie d'avance ». Exigeant « l'irréversibilité du
processus de réforme politique », le texte de l'accord prévoit la suspension des négociations « en cas de violation sérieuse et
persistante des principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'État de droit
sur lesquels l'Union est fondée ». La possibilité d'instaurer, à l'issue de l'adhésion, de longues périodes de transition et des clauses de
sauvegarde permanentes dans certains domaines est prévue. Un accord difficile intervient à la dernière minute sur le début d'un
processus de reconnaissance par Ankara de la république de Chypre.
Les 1er et 2 mai 2005, la visite en Israël du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan marque un réchauffement des relations
entre les deux pays, qui s'étaient détériorées à la suite de l'arrivée au pouvoir à Ankara de cet islamiste modéré.
Le 21 septembre, le Conseil des ministres des Vingt-Cinq adopte le texte d'une déclaration adressée à la Turquie avant le début des
négociations pour son adhésion à l'Union européenne (U.E.) prévu le 3 octobre. Cette initiative est justifiée par le refus d'Ankara,
réitéré en juillet, de reconnaître la République de Chypre. La déclaration des Vingt-Cinq affirme que « la reconnaissance de tous les
États membres est une composante nécessaire du processus d'adhésion » et que, « en conséquence, l'Union européenne souligne
l'importance qu'elle attache à la normalisation des relations entre la Turquie et tous les États membres, aussi rapidement que
possible ». Aucun calendrier n'est toutefois fixé pour la reconnaissance par la Turquie de la République de Chypre.
Le 3 octobre, les Vingt-Cinq s'accordent sur l'ouverture des négociations avec Ankara, sans allusion à une solution alternative à
l'adhésion.
Le 28 novembre 2006, le pape Benoît XVI entame sa première visite dans un pays musulman, la Turquie, dans un climat tendu. Son
arrivée est précédée de manifestations d'hostilité organisées par des formations nationalistes ou islamistes. Cette hostilité, qui vise
également le gouvernement, fait écho aux vives réactions qui avaient suivi le discours sur la raison et la foi prononcé par Benoît XVI à
Ratisbonne, en septembre. Le pape, réputé sceptique face à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, exprime toutefois son
soutien à cette adhésion si la Turquie remplit les conditions requises par l'Union. Benoît XVI rappelle l'exigence du respect de la liberté
religieuse, garantie par la Constitution turque. Il définit les modalités d'un « dialogue authentique » entre chrétiens et musulmans.
Benoît XVI et le patriarche orthodoxe Bartholomée Ier soulignent, dans une déclaration commune, l'« urgence » de la réunification entre
l'Église catholique et les Églises orthodoxes. Le 30, Benoît XVI se recueille dans la Mosquée bleue d'Istanbul au côté du grand mufti
Mustapha Cagrici. Il se rend aussi dans l'ancienne basilique chrétienne Sainte-Sophie.
Le 7 décembre, Ankara propose à la Commission européenne d'ouvrir un port et un aéroport aux bateaux et aux avions de la
République de Chypre. La Turquie refuse d'étendre à Nicosie les accords, notamment douaniers, qui la lient à l'Union européenne,
dont Chypre est devenue membre en 2004. Le 11, les ministres des Affaires étrangères des Vingt-Cinq approuvent la proposition de la
Commission de geler huit des vingt-cinq chapitres des négociations d'adhésion de la Turquie et de n'en clore aucun autre avant
qu'Ankara ait accepté d'ouvrir tous ses ports et aéroports aux bateaux et avions chypriotes grecs.
Le 7 octobre 2007, une attaque du P.K.K. dans le sud-est de l'Anatolie cause la mort de treize soldats, l'un des plus lourds bilans
depuis une dizaine d'années. Cette opération signe la fin de l'accalmie observée depuis les élections législatives de juillet et l'entrée au
Parlement de vingt députés d'origine kurde. Le 9, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, pressé par l'armée, admet le principe –
« si nécessaire » – d'une intervention militaire en territoire irakien, où se situent les bases arrière du P.K.K. L'accord antiterroriste
signé par la Turquie et l'Irak en septembre prévoit l'autorisation préalable de Bagdad à toute intervention turque sur le territoire irakien.
Le 17, le Parlement approuve quasi unanimement, à l'exception des députés prokurdes, le principe d'une opération militaire
« transfrontalière » contre les positions du P.K.K. en Irak. Les États-Unis, l'O.T.A.N. et l'Union européenne, puis l'O.N.U. appellent
Ankara à la retenue. Le 21, un convoi militaire tombe dans une embuscade tendue par le P.K.K. dans la région frontalière d'Hakkari ;
douze soldats et au moins trente-deux rebelles sont tués ; huit soldats sont faits prisonniers par les milices kurdes.
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Le 10 octobre, la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants américaine vote, contre l'avis du président
George W. Bush, un texte qui reconnaît le « génocide » perpétré contre les Arméniens dans l'Empire ottoman au début du xxe_siècle.
Ankara réagit vivement à ce vote.
Anatolie
Signifiant en grec « l'Est, l'Orient », le mot Anatolie est utilisé depuis le xe siècle, comme synonyme d'Asie Mineure, après avoir
désigné une province byzantine. Actuellement, pour les Turcs, Anadolu s'applique à toute la partie asiatique du pays, après avoir été
rapporté par eux, aux temps ottomans, à la partie occidentale, puis centrale, de la péninsule. Dans la littérature scientifique
européenne, il est plutôt réservé à la péninsule proprement dite, à l'ouest d'une ligne allant approximativement d'Iskenderun
(anciennement Alexandrette) à Trébizonde, à l'exclusion de la partie située à l'est de cette ligne, désignée encore par le nom
d'Arménie turque.
Dans la terminologie géographique actuelle, le terme d'Anatolie est surtout usité dans l'expression Anatolie centrale (steppe centreanatolienne). Le haut plateau de l'Anatolie centrale constitue, en effet, une unité géographique bien caractérisée, notamment par son
déboisement quasi total. La forêt claire, qui occupait primitivement la moitié au moins du triangle Ankara — Konya — Kayseri, a dû
disparaître dès le Néolithique, en liaison avec l'installation de communautés agricoles qui furent parmi les plus anciennes du ProcheOrient. Densément peuplée dans l'Antiquité, et encore florissante aux premiers temps ottomans, l'Anatolie centrale a connu une
régression marquée aux xviie et xviiie siècles. Des émigrés (muhacir), revenus des Balkans ou d'Asie centrale, la recolonisèrent en
partie à l'époque contemporaine. Entre les noyaux d'agriculture irriguée des oasis, aux cultures variées, la steppe centre-anatolienne
est essentiellement une grande région de production céréalière en culture pluviale, bien que les conditions climatiques y soient aux
limites de la rentabilité. De grandes fermes d'État, établies sur les bords mêmes du lac Salé (Tuz gölü), distribuent des semences
sélectionnées dans toute l'Anatolie intérieure. La surface cultivée en blé y a plus que doublé depuis les années 1920.
ANKARA
Article écrit par Xavier de PLANHOL
Capitale de la Turquie, Ankara symbolise le repli de la Turquie nouvelle sur l'Anatolie, après la dislocation de l'empire ottoman à la fin
de la Première Guerre mondiale. Organisme urbain original, elle s'est développée, dans la steppe de l'Anatolie centrale, à partir d'une
modeste et traditionnelle ville ottomane.
La situation se présente comme une étape sur la route qui contourne, au nord, la zone répulsive de la steppe centre-anatolienne ; à cet
endroit, deux voies s'en détachent et filent directement vers la Cappadoce et vers les portes de Cilicie, passage obligatoire vers le
Levant.
Simple village phrygien, puis modeste agglomération galate, Ankyra (Ancyre) occupait un site traditionnel de petite bourgade fortifiée,
sur un petit piton volcanique (978 m) dominant un bassin (800 m). La paix romaine qui réunit politiquement l'Asie Mineure et le Levant
réalisa ainsi, pour la première fois, les conditions d'un commerce et permit la mise en valeur de sa situation. La ville s'étendit alors
largement dans la plaine, où s'édifièrent thermes et temples, tel celui où est gravé le testament d'Auguste. À cette prospérité succéda,
aux époques byzantine puis ottomane, un nouveau repli sur la colline. Privée des ressources du grand commerce, Ankara trouva
cependant, à cette dernière époque, dans le pays voisin, les bases d'une certaine activité de centre régional ; elle exportait la laine des
« chèvres d'Angora », que filaient et tissaient de nombreux artisans. Le xixe siècle vit le déclin de cette prospérité : le filage disparut par
suite de la concurrence des produits occidentaux après l'ouverture au commerce britannique (vers 1838-1850). L'acclimatation des
chèvres d'Angora en Afrique du Sud entraîna la décadence du négoce de la matière première vers 1880. De 45 000 habitants sans
doute au début du xixe siècle, la population était tombée à une vingtaine de milliers au cours de la Première Guerre mondiale, moment
où la ville connut un regain d'activité. Se détachant de la voie principale à Eskişehir, un embranchement du chemin de fer de Bagdad
progressait le long de la bordure nord de la steppe et faisait d'Ankara une tête de pont, toute provisoire.
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Cette conjoncture et les conditions stratégiques et politiques de l'époque éclairent le choix d'Ankara comme siège du Comité national
turc après la défaite et l'occupation d'Istanbul par les Alliés. Le plateau anatolien offrait quatre centres de résistance possibles à l'écart
des diverses menaces : Franco-Anglais à Istanbul, Grecs à Smyrne, Italiens en Pamphylie, Franco-Arméniens en Cilicie. Mais Kayseri
et Sivas ne disposaient pas encore de la voie ferrée, élément décisif de liaison avec Istanbul où demeurait le sultan. L'atmosphère de
Konya, grand centre religieux, n'était pas propice au nouveau mouvement, déjà de tendance moderniste et républicaine. La nouvelle
assemblée se réunit donc le 23 avril 1920 à Ankara ; tout naturellement, la ville fut confirmée en 1923, après la guerre turco-grecque,
dans son rôle de capitale d'un État replié sur l'Anatolie ; Istanbul apparaissait alors trop périphérique et menacée, de même que trop
cosmopolite, et toutes les préférences sentimentales jouaient en faveur de la ville où s'était organisé le sursaut victorieux.
La ville s'est développée vers le sud, entre le vieux noyau, perché sur le rocher de la forteresse, et le hameau de Çankaya, à six
kilomètres de là ; Atatürk y avait établi le siège de la présidence pendant la guerre, à l'écart de la ville congestionnée et poussiéreuse.
Selon le plan établi par l'urbaniste allemand Jansen à partir de 1927, un grand axe de communications, le boulevard Atatürk, relie
l'ancien centre urbain au nouveau pôle de croissance où se sont concentrées les fonctions politiques ; la vieille ville conserve une
fonction résidentielle de niveau moyen mêlée à la fonction commerciale traditionnelle ; au-dessous d'elle s'étendent les quartiers
commerçants et d'affaires de type moderne (place Ulus), puis, au-delà de la voie ferrée vers le sud, des quartiers résidentiels de type
moderne (Yenişehir) ; vers l'extrême sud enfin, les quartiers de résidence élégants se mêlent aux ministères et aux ambassades
(Kavakli dere et Çankaya). Tout autour se dispersent les lotissements et les zones d'habitats sommaires non planifiés. Ces dernières
regroupent plus de la moitié des habitants et présentent un aspect semi-rural plutôt que les caractères de véritables bidonvilles.
La croissance de la population a été, en effet, extraordinairement rapide. Passée de 74 000 habitants en 1927 à 288 000 en 1950, elle
atteint 900 000 en 1965, 1 878 000 en 1980 et 2 600 000 habitants en 1990. Les activités les plus importantes de la ville sont d'ordre
politique et administratif : leurs fondements sont la centralisation considérable et le régime fortement étatisé de la république. Un
artisanat notable s'est développé en liaison avec le grand marché de consommation de la ville et la croissance de la fréquentation
touristique. Ankara est, après Istanbul, le deuxième pôle industriel de la Turquie : industries agroalimentaires, cimenteries et matériaux
de construction, machines agricoles, industries mécaniques. Elle est devenue un important nœud de communications : elle est située
sur la voie ferrée principale qui traverse l'Anatolie et possède un aéroport international, Esenboǧa. Elle est le siège de plusieurs
universités ou instituts de technologie.
ATATÜRK (MUSTAFA KEMAL) 1881-1938
Article écrit par Robert MANTRAN
Fondateur et premier président de la République turque, né à Salonique en 1881, mort à Stamboul le
10 novembre 1938, Atatürk (Mustafa Kemal) a été l'un des premiers chefs d'État à comprendre la nécessaire
occidentalisation des pays musulmans.
Atatürk a été incontestablement l'un des hommes politiques les plus prestigieux de la période d'entre les deux guerres. Certains ont pu
l'accuser d'avoir imposé une dictature à la Turquie ; en fait, sa personnalité a largement dominé un régime de type présidentiel, il a su
en outre acquérir l'adhésion de la population, consciente des progrès de la Turquie. Cependant, Atatürk est mort trop tôt et n'a pu
mener à terme toutes les réformes projetées. Après la Seconde Guerre mondiale, certains leaders du monde musulman se sont
inspirés de son exemple, montrant par là qu'il avait été un précurseur. Pour les Turcs, il est celui qu'ils ont appelé, après sa mort, le
« Chef éternel ».
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La montée au pouvoir
Ayant perdu très tôt son père, Ali Riza, ancien fonctionnaire, puis militaire, devenu enfin commerçant, le jeune Mustafa fut élevé par sa
mère, Zubeydé Hanoum. Élève à l'école primaire, puis au lycée d'État de Salonique, il entre à douze ans à l'École militaire préparatoire
de Salonique, où l'un de ses professeurs lui fait ajouter à son nom de Mustafa celui de Kemal. En 1895, il entre au lycée militaire de
Monastir et en 1899 à l'École de guerre de Stamboul, enfin à l'Académie de guerre, d'où il sort en janvier 1905 avec le grade de
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capitaine. Durant son séjour à Stamboul, il commence à s'intéresser à la politique, prenant parti pour les opposants au régime
despotique du sultan ‘Abd ül-Hamid II.
À sa sortie de l'Académie de guerre, il est envoyé à Damas où, avec quelques camarades, il fonde un groupe secret, Vatan ve Hürriyet
(Patrie et Liberté). Nommé en septembre 1907 à l'état-major de l'armée de Salonique, il se consacre à ses tâches militaires. En dépit
des bouleversements que subit l'Empire ottoman en 1908-1909 (renversement du sultan ‘Abd ül-Hamid et arrivée au pouvoir des
Jeunes-Turcs), il professe que l'armée doit se tenir à l'écart de la politique : de fait, il ne se mêle que de très loin aux activités du
comité Ittihâd ve Terakkî (Union et Progrès). Il faut voir dans cette attitude un reflet de son opposition à certains dirigeants JeunesTurcs, en particulier Enver Pacha.
En 1911-1912, il participe à la défense de la Tripolitaine envahie par les Italiens, puis est nommé attaché militaire en Bulgarie en
octobre 1913. L'Empire ottoman s'étant engagé dans la Première Guerre mondiale aux côtés de l'Allemagne, les Anglais et les
Français
Gallipoli
lancent
de
violentes
attaques
pour
s'emparer
de
la
presqu'île
de
; Mustafa Kemal, promu colonel en juin 1915, prend une part
prépondérante à l'échec de ces attaques (1915). Il commande ensuite un corps d'armée sur le front du Caucase et reprend aux
Russes les villes de Bitlis et de Moush (août 1916) ; c'est là qu'il rencontre pour la première fois le colonel Ismet Pacha (futur Ismet
Inönü) qui va devenir son plus fidèle compagnon. Nommé commandant de la VIIe armée en Palestine, il est en désaccord avec le
général allemand Falkenhayn sur la conduite des opérations et donne sa démission, qui est refusée, mais il est mis en congé ; il
accompagne alors le prince Vahideddin en Allemagne. Lorsque, à la mort du sultan Mehmed V, Vahideddin monte sur le trône (3 juill.
1918), celui-ci rappelle Mustafa Kemal au commandement de la VIIe armée, avec laquelle il effectue une retraite en bon ordre depuis la
Palestine jusqu'au nord d'Alep ; c'est là qu'il apprend la signature de l'armistice de Moudros (30 oct. 1918). Il manifeste son opposition
aux clauses de l'armistice, notamment celles qui concernent les armées qu'il commandait à la frontière syrienne. Le groupe d'armées
du Sud ayant été dissous, Mustafa Kemal rentre à Stamboul où il essaye de provoquer la constitution d'un cabinet décidé à lutter pour
les idéaux nationaux de la Turquie (nov. 1918), mais il se heurte à l'opposition du sultan Mehmed VI et des milieux dirigeants de
Stamboul. Il pense alors qu'il n'y a d'action possible qu'en Anatolie. C'est à ce moment qu'il est nommé inspecteur de la IXe armée à
Erzurum, avec pleins pouvoirs militaires et civils sur les provinces de Sivas, Trébizonde, Erzurum, Van et sur le district de Samsun
(30 avr. 1919). Accompagné de quelques amis et de quelques officiers soigneusement choisis, il débarque à Samsun le 19 mai 1919,
résolu à tout mettre en œuvre pour assurer l'indépendance de la Turquie.
À la décision du gouvernement de Stamboul qui « place la Turquie sous la protection des grandes puissances » (26 mai 1919),
Mustafa Kemal répond le 3 juin par une circulaire où il affirme la nécessité de défendre l'indépendance absolue de l'État et de la
nation ; rappelé à Stamboul, il refuse de s'y rendre et lance le 22 juin 1919 une proclamation dans laquelle il condamne les
agissements du gouvernement, appelle la nation à lutter pour sauver l'intégrité et l'indépendance de la patrie, et annonce la réunion
prochaine d'un congrès national à Sivas, organisé par l'Association pour la défense des droits des provinces orientales.
Mustafa Kemal se sent d'autant plus libre pour mener la lutte que le gouvernement a mis fin à ses fonctions, et que lui-même a alors
donné sa démission de l'armée. Au congrès préparatoire d'Erzurum (23 juill.-7 août 1919), dont il est nommé président, sont énoncés
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les principes suivants : intégrité, indivisibilité et indépendance de la Turquie ; lutte contre l'occupation et l'intervention étrangères ;
création d'un gouvernement provisoire, si le gouvernement central se montre incapable de défendre l'indépendance de la patrie.
Le congrès de Sivas, réuni à partir du 4 septembre 1919, met d'abord au point le règlement et le programme de l'Association pour la
défense des droits de l'Anatolie et de la Roumélie, étendant ainsi sa compétence à l'ensemble de la nation turque ; les principes
énoncés à Erzurum sont repris, et l'hostilité aux puissances étrangères et au gouvernement de Stamboul accentuée. Un comité
représentatif, à la tête duquel se trouve Mustafa Kemal, est élu ; le 14 septembre, il est décidé que seul ce comité représente la nation,
et un journal, Iradé-i Milliyé (La Volonté nationale), est publié et diffusé en Anatolie. Une tentative de rapprochement avec le nouveau
gouvernement de Stamboul, dirigé par Ali Riza Pacha, aboutit à un échec, surtout après l'occupation de Stamboul par les troupes
alliées le 16 mars 1920 et l'arrestation de personnalités favorables à Mustafa Kemal. Celui-ci convoque alors, à Ankara, une
assemblée composée des représentants nouvellement élus et des députés du Parlement de Stamboul désireux de se joindre aux
nationalistes. Le 23 avril 1920 se réunit à Ankara la première Grande Assemblée nationale (G.A.N., Büyük Millet Medjlisi) ; celle-ci
décide qu'elle représente la nation, qu'elle détient les pouvoirs législatif et exécutif jusqu'à ce que le sultan puisse reprendre librement
ses fonctions, et qu'elle délègue ses pouvoirs à un Conseil des ministres dont le président est le président de l'Assemblée ; Mustafa
Kemal est élu à ce poste, et le premier gouvernement national formé le 3 mai 1920. Celui-ci doit immédiatement prendre des mesures
défensives pour arrêter les troupes envoyées par le grand vizir Damad Férid Pacha contre les nationalistes ; bientôt, d'ailleurs, les
hostilités cessent sur ce front. Au même moment, un armistice est conclu avec les Français, le 30 mai 1920, après une année de
combats en Cilicie : c'est la première convention conclue par la G.A.N. avec une puissance étrangère. À l'est, les armées nationalistes
commencent à occuper les régions de Kars, d'Ardahan et d'Artvin, incluses dans les frontières de la Turquie.
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La lutte pour l'indépendance
Mais la véritable lutte pour l'indépendance commence avec la guerre turco-grecque déclenchée le 22 juin 1920 lorsque les Grecs, avec
l'assentiment des Alliés, prennent l'offensive en direction du plateau anatolien pour imposer sur le terrain l'application du traité de
Sèvres. Au mois d'août, toute la partie occidentale de l'Anatolie et la Thrace sont aux mains des Grecs.
En revanche, à l'est, le général Kâzîm Karabékir remporte des victoires sur les Arméniens, qui signent un armistice le 18 novembre
1920. Les traités d'Alexandropol ou de Gümrü (3 déc. 1920), de Moscou (16 mars 1921) et de Kars (12 oct. 1921) reconnaissent à la
Turquie la possession des territoires de Kars et d'Ardahan, qui avaient été perdus en 1878. Dès le mois d'août 1920, un accord avait
été conclu avec le gouvernement soviétique, accord renouvelé par le traité du 16 mars 1921.
Tandis que Mustafa Kemal organise le gouvernement sur des bases nationales et populaires, et que des pourparlers entrepris par le
gouvernement de Stamboul en vue d'un rapprochement échouent, les Grecs passent à l'attaque en direction d'Eskishéhir et de
Doumloupinar, mais Ismet Pacha brise leur offensive à Inönü (10-11 janv. 1921). Au cours de l'hiver, des négociations ont été
entamées entre les Alliés – particulièrement les Français et les Italiens –, les nationalistes et le gouvernement ottoman en vue de
réviser le traité de Sèvres : elles n'aboutissent à aucun résultat satisfaisant, et en mars 1921 les hostilités reprennent. Les Grecs
attaquent à nouveau en direction d'Eskishéhir, mais à nouveau sont vaincus à Inönü (31 mars). En juillet, les Grecs parviennent à
s'emparer de Kütahya, d'Afyon Karahisar et d'Eskishéhir, et les troupes turques doivent se retirer derrière la Sakarya. Le 5 août, la
G.A.N. nomme Mustafa Kemal généralissime avec pleins pouvoirs pour trois mois. Le 23 août commence une bataille de vingt-deux
jours au bout desquels l'armée grecque doit battre en retraite ; à la suite de cette victoire, la G.A.N. confère à Mustafa Kemal la dignité
de maréchal et le titre de Gazi (Victorieux). Quelques jours plus tard, le 20 octobre 1921, le gouvernement français, représenté par
Franklin-Bouillon, signe avec les Turcs un accord reconnaissant pratiquement le gouvernement nationaliste, et évacue les territoires
occupés dans le Sud-Est anatolien, à l'exception du sandjak d'Alexandrette. Cet accord connaît un profond retentissement. Des
négociations
avec
les
Alliés
en
mars-avril
1922
n'aboutissent
pas
et
Mustafa
60
Kemal
, ayant vu ses pouvoirs prorogés pour la quatrième fois, prépare
l'offensive finale : le 26 août 1922, les lignes grecques sont enfoncées et, le 30, la victoire de Doumloupinar complète le succès initial.
Le 9 septembre, les troupes turques entrent dans Smyrne – dévastée par un gigantesque incendie trois jours plus tard – et le
18 septembre, le dernier soldat grec quitte le sol anatolien. Le 11 octobre, l'armistice est signé à Moudanya et peu après les troupes
turques réoccupent la Thrace.
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Proclamation de la République
En vue de la conférence qui doit s'ouvrir à Lausanne pour régler les conditions de la paix, les Alliés invitent le gouvernement
nationaliste, mais aussi le gouvernement du sultan. Pour empêcher celui-ci d'y participer, Mustafa Kemal fait voter par la G.A.N., le
4 novembre 1922, l'abolition du sultanat, malgré l'opposition de certains religieux musulmans qui estiment ne pouvoir dissocier sultanat
et califat. Le dernier gouvernement ottoman donne sa démission et l'ex-sultan Mehmed VI quitte Stamboul à bord d'un navire
britannique. Son cousin Abdul-Medjid est alors élu calife. La conférence de Lausanne (21 nov. 1922-24 juill. 1923) aboutit à la
signature d'une paix par laquelle les Turcs obtiennent comme frontière en Thrace le cours de la Maritza, récupèrent les îles d'Imbros et
de Ténédos ; la Grèce doit démilitariser les îles proches de la côte anatolienne ; les populations grecques de Turquie (sauf Stamboul)
et turques de Grèce (sauf la Thrace occidentale) seront échangées ; la souveraineté italienne sur le Dodécanèse est reconnue ; les
Détroits pourront être remilitarisés par les Turcs en cas de guerre ; les capitulations sont abrogées ; les Alliés évacueront Stamboul six
semaines après la ratification de la paix (qui eut lieu le 23 août 1923). Le 6 octobre 1923, les troupes turques font leur entrée dans
Stamboul : la guerre d'Indépendance était terminée. Il n'est plus question ni d'Arménie ni de Kurdistan indépendants ; la seule
contestation qui subsiste porte sur le territoire de Mossoul, finalement cédé à l'Irak en juin 1926, moyennant une compensation
financière.
La deuxième Grande Assemblée nationale est élue entre juin et août 1923, et le 9 août Mustafa Kemal fonde le Parti républicain du
peuple, successeur du Groupe de la défense des droits, dont il est élu président. Ce parti rassemble la grande majorité des députés.
Le 13 août, Mustafa Kemal devient président de la G.A.N., et le 29 octobre celle-ci proclame la République et élit Mustafa Kemal
comme président : il nomme aussitôt Ismet Inönü Premier ministre, tandis que la capitale de la République est fixée à Ankara. Enfin,
dernière étape de la révolution politique, le 3 mars 1924 le califat est aboli par un vote de la G.A.N. et les membres de la dynastie
ottomane expulsés de Turquie.
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Construction de la Turquie nouvelle
Désormais, Mustafa Kemal se consacre à sa gigantesque tâche : l'édification de la Turquie nouvelle. Pendant quinze ans, jusqu'à sa
mort, il n'a d'autre but que libérer la Turquie et ses habitants de leurs entraves séculaires et les amener à un niveau avancé de
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civilisation matérielle, sociale et intellectuelle. Il faut, pour cela, rompre nettement avec le passé, heurter les traditions, choquer même
les esprits, bouleverser les conceptions : autant de problèmes, de difficultés que, seul, il peut surmonter, d'abord par la force de son
caractère, la puissance de sa personnalité, ensuite par le soutien quasi unanime de la population à son libérateur. Il faut aussi
perpétuer et canaliser l'enthousiasme né de la guerre d'Indépendance, c'est-à-dire réaliser l'unité de la nation non seulement autour de
son président, mais autour des idées mises en œuvre par celui-ci et répandues dans le pays par un parti unique, le Parti républicain du
peuple, dont les six principes sont les suivants : républicanisme, nationalisme, populisme, étatisme, laïcisme et révolutionnarisme. Ce
système de parti unique interdit l'existence de toute opposition légale ; de fait, hormis la brève apparition d'un Parti républicain
progressiste en 1924-1925 et d'un Parti républicain libéral en 1930 (expériences sans lendemain autorisées par Mustafa Kemal), le
P.R.P. est demeuré au centre de l'activité politique du pays, surtout lorsque, après le congrès de 1935, le ministre de l'Intérieur fut en
même temps le secrétaire général du P.R.P. et que, dans les provinces, les gouverneurs en furent les présidents locaux.
Des oppositions, il n'en a pas manqué, en particulier dans les premiers temps de la République turque. Ce sont d'abord les lois sur
l'abolition du califat, la suppression des tribunaux religieux et des écoles religieuses, lois promulguées en 1924, qui ont provoqué les
réactions des éléments conservateurs et traditionalistes. Mais Mustafa Kemal estime que les sultans ottomans ont failli à leur tâche et
que, d'autre part, la religion telle qu'elle est pratiquée et surtout enseignée, avec son influence rétrograde sur l'instruction publique, doit
être reléguée au rang d'une adhésion individuelle. Cette idée du laïcisme de l'État a d'ailleurs été introduite dans un amendement à la
Constitution, voté le 9 avril 1928. Par la suite, dans le domaine religieux, Mustafa Kemal fait adopter par la G.A.N. l'abolition de la
polygamie, la suppression des ordres religieux et l'interdiction du port du fez (août-nov. 1925). Plus tard, en 1931, sont ajoutés l'appel à
la prière en turc et non plus en arabe, la lecture du Coran en turc, ce que les musulmans traditionalistes accueillent mal. Des
insurrections à caractère religieux éclatent en 1925, puis en 1930 en Anatolie occidentale ; toutes deux sont sévèrement réprimées.
Il en est de même pour des soulèvements politiques au Kurdistan, en 1925 et 1930. Déçus dans leurs aspirations nationalistes, les
Kurdes ont mal supporté d'être intégrés dans la République turque ; leurs soulèvements sont suivis d'une terrible répression, qui
annihile pour longtemps toute velléité de révolte. Le gouvernement turc s'efforce au maximum de turquifier les Kurdes, mais n'y réussit
que partiellement.
La Constitution, votée le 30 avril 1924, attribue les pouvoirs législatif et exécutif à la Grande Assemblée nationale, élue pour quatre ans
au suffrage universel (les femmes ont obtenu le droit de vote en 1934) ; en fait, les élections sont préparées, au premier degré, par le
P.R.P. qui seul présente ses candidats. La G.A.N. élit à son tour, pour quatre ans, le président de la République qui, pratiquement,
avec le Conseil des ministres, détient le pouvoir exécutif. Jusqu'à sa mort, Mustafa Kemal a été réélu président de la République
turque.
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L'œuvre d'Atatürk
Sur le plan intérieur, la modernisation a été marquée, en matière juridique, par l'adoption de nouveaux codes civil, criminel et
commercial, établis d'après les codes suisse, italien et allemand (janv.-févr. 1925), l'obligation du mariage civil (sept. 1925) ; en matière
d'instruction publique, tous les établissement d'enseignement ont été placés sous le contrôle de l'État, à tous les degrés ; une
université est créée à Ankara, en plus de celle de Stamboul, réformée et réorganisée. Mustafa Kemal a veillé particulièrement à la
formation des instituteurs qui devaient être, dans les villages surtout, les propagandistes de la nouvelle Turquie ; mais l'influence des
éléments religieux locaux a constitué un sérieux obstacle à la diffusion du « kémalisme ». L'adoption des caractères latins, en
novembre 1928, à la place des caractères arabes, a constitué en soi une petite révolution que les traditionalistes n'ont pas acceptée
sans résistance, en dépit des facilités qu'offrait l'alphabet latin pour transcrire la langue turque. En novembre 1934, une loi a imposé à
tous les citoyens l'adoption de noms de famille : la G.A.N. a décerné à Mustafa Kemal celui d'Atatürk, que l'on peut traduire soit par le
« Turc vénéré », soit par le « Père de la Turquie nouvelle ».
En matière économique, la tâche n'est pas moins grande pour faire de la Turquie un pays moderne et la libérer de la tutelle
économique de l'Europe occidentale. Après l'abolition des Capitulations, qui avaient permis aux Occidentaux d'obtenir peu à peu des
avantages exorbitants, Mustafa Kemal a travaillé à turquifier, puis à nationaliser les sociétés étrangères, fort nombreuses en Turquie.
62
La Banque ottomane, symbole de l'emprise européenne sur l'économie turque, a été réduite en 1931 à l'état de banque ordinaire, et
remplacée, comme institution d'émission et banque d'État, par la Merkez Bankasi (Banque centrale).
L'agriculture a été vivement encouragée : distribution de terres aux paysans, création d'une banque agricole qui favorise la
modernisation des campagnes, mais ses possibilités sont trop réduites par rapport à l'énormité des transformations à effectuer, et
surtout Mustafa Kemal n'a pu parvenir à éliminer la caste des grands propriétaires fonciers qui, par opportunisme, s'étaient ralliés à lui.
L'exploitation des mines, les industries ont été placées sous contrôle de l'État par l'intermédiaire de banques nationales (Eti Bank,
Sümer Bank), et en janvier 1934 un plan de quatre ans a été lancé pour leur développement. Il en a été de même pour le commerce
avec la Banque d'affaires (Ish Bankasi) ; les voies de communication – les voies ferrées surtout, qui ont été nationalisées – ont été
multipliées, permettant de meilleurs contacts avec les provinces les plus éloignées. En quelques années, Mustafa Kemal a réussi à
remettre sur pied la vie économique du pays, à lui donner un élan national qu'elle n'avait jamais connu.
En politique étrangère, Mustafa Kemal a mené une politique résolument pacifiste, visant à établir de bons rapports avec tous ses
voisins et avec les grandes puissances, afin d'éliminer les séquelles de la guerre d'Indépendance et de manifester la réalité de la
nation turque. C'est ainsi que toutes les questions demeurées en suspens avec la Grèce ont été réglées par le traité d'Ankara du
30 octobre 1930 ; il en a été de même avec l'Union soviétique (1928 et 1929), la Bulgarie (1929), l'Italie (1926-1932), la France (19261930), la Grande-Bretagne (1926-1939). En juin 1932, la Turquie a été admise à la Société des Nations et en février 1934 a adhéré à
l'Entente balkanique avec la Grèce, la Yougoslavie et la Roumanie ; en juillet 1936, la convention de Montreux a rendu à la Turquie le
contrôle intégral des Détroits ; enfin elle a signé en juillet 1937, avec l'Irak, l'Iran et l'Afghanistan, le pacte de Saadabad. Un différend a
surgi avec la France à propos du sandjak d'Alexandrette, revendiqué par les Turcs : c'est après la mort d'Atatürk, et peu avant le
déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, que le différend a été réglé par la cession du sandjak à la Turquie (il est alors devenu
la province du Hatay) et la signature d'un pacte d'assistance mutuelle (19 oct. 1939).
Atatürk est mort le 10 novembre 1938, pleuré par tout un peuple auquel il avait consacré sa vie et qu'il avait libéré de maintes
servitudes. Un tombeau provisoire lui fut élevé au Musée ethnographique d'Ankara et, le 10 novembre 1953, sa dépouille a été
solennellement transférée dans l'immense mausolée construit en son honneur à Ankara.
Homme au caractère intransigeant, profondément conscient de la tâche qui lui incombait, Atatürk a su, par sa volonté, triompher de
tous les obstacles : pour lui, seul comptait le relèvement de la Turquie. Autoritaire, il n'a jamais supporté la contradiction ; résolu à
éliminer les formes périmées d'un gouvernement et d'un Islam jugés rétrogrades et responsables du déclin ottoman, il n'a eu de cesse
de les vaincre ; sa rigueur l'a conduit à des excès, tant vis-à-vis de certains adversaires politiques que vis-à-vis de minorités ethniques
établies depuis longtemps en Turquie, mais jugées susceptibles de menacer l'unité de la nation.
La politique suivie par Atatürk a donné naissance à l'idéologie appelée « kémalisme », dont les éléments principaux sont la défense du
territoire turc et, plus généralement, du « turquisme, », le laïcisme, le contrôle, direct ou indirect, par l'État des principaux moyens de
production, le progrès social, marqué par la modernisation et l'orientation occidentalisante de la Turquie. Avec le temps, cette idéologie
n'a plus représenté qu'un vague symbole, un mot couvrant souvent des réalités bien différentes, et enfin un recours pour l'armée
turque lorsque ses chefs ont estimé, en 1971 et 1980, que la voie suivie par les dirigeants politiques mettait en péril l'œuvre du « Chef
éternel ».
 Robert MANTRAN
Bibliographie
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époque)
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63
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Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., t. I
P. Gentizon, Mustapha Kemal, ou l'Orient en marche, Paris, 1935
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1, no 177, 1981 (no spéc. consacré à Atatürk).
Bithynie
Province antique du nord-ouest de l'Asie Mineure, la Bithynie comprenait les régions situées à l'est et au sud-est de la mer de
Marmara, avec leur hinterland, et la basse vallée du Sakarya. C'est un pays de bassins très morcelés, partiellement occupés par des
lacs et des golfes : golfe d'Izmit-Nicomédie, lac d'Iznik-Nicée, lac de Sapanca et basse plaine du Sakarya, plaine de Brousse.
D'imposants massifs montagneux, tel l'Ulu Daǧ (Olympe de Bithynie, 2 543 m), les séparent.
Cette région jouit d'un climat méditerranéen de transition. Des précipitations assez fortes, en particulier des pluies de printemps tardif,
font des bassins le domaine d'une agriculture variée. Celle-ci associe les céréales (blé, maïs) aux cultures industrielles et
commerciales (tabac, mûrier, olivier, cultures fruitières). Les villes principales sont Brousse (population estimée à 835 000 hab. en
1990) et Adapazari (171 000 hab. environ en 1990).
BROUSSE, ville
Article écrit par Xavier de PLANHOL
Ville du nord-ouest de l'Anatolie, chef-lieu du département homonyme, Brousse (en turc Bursa) s'étend au pied de l'Ulu Dag (Olympe
de Bithynie), sur une colline de travertin, vers 250 mètres d'altitude. Connue dans l'Antiquité sous le nom de Prusa ad Olympum, la cité
tient son nom de l'un des rois de Bithynie nommé Prusias. Assez modeste jusqu'à l'époque byzantine incluse, Brousse dut sa fortune
aux Ottomans qui s'en emparèrent en 1326. La richesse de ses eaux, son aspect champêtre et verdoyant au pied de la montagne la
firent choisir comme capitale, à proximité directe des voies d'accès vers le haut plateau anatolien, et à distance suffisante du centre,
encore menaçant, de l'Empire byzantin.
La croissance rapide de la ville et la clientèle de la Cour entraînèrent le développement du tissage des étoffes précieuses, de la soie
notamment, avec une matière première importée d'Iran. Cette activité a constitué, jusqu'à nos jours, avec bien des transformations, la
base de son industrie : tissage de la matière première importée (xve-xvie s.), puis de la soie grège locale (xvie-xviie s.), déclin de celle-ci
au xviiie siècle devant la concurrence des étoffes européennes. Au milieu du xixe siècle, la renaissance de la filature puis du tissage
refirent de Brousse un grand centre d'industrie de soie naturelle et artificielle (cette dernière en liaison avec la filature de la ville proche
de Gemlik). À l'époque contemporaine, le tableau industriel s'est très largement diversifié : industries textiles (filature et tissage de
laine, de soie naturelle et artificielle, teinturerie et apprêts), industries du métal (mécanique, assemblage d'automobiles), industries
alimentaires, chimiques et pharmaceutiques. La croissance de la ville est rapide : de 155 000 habitants en 1960, elle est passée à 212
000 en 1965, à 346 000 en 1975, à 613 000 en 1985 et à 835 000 en 1990. Les quartiers industriels sont répartis à la périphérie, vers
la plaine, et enserrent un vieux centre riche en monuments (mosquées et mausolées sur les collines du piémont).
CAPPADOCE
Article écrit par Xavier de PLANHOL
64
Région de Turquie, la Cappadoce
s'étend, à l'est de la steppe centre-
anatolienne, du Kizil-Irmak à l'Euphrate. Les voies qui, à travers le Taurus, conduisent vers la Cilicie et le Croissant fertile y rejoignent
celles qui contournent, au nord et au sud, les étendues répulsives du plateau central. Ce carrefour a constitué le fondement d'une
construction politique autonome, l'État indépendant de Cappadoce, du ~ iiie au ~ ier siècle, lors du partage de l'Empire d'Alexandre ;
mais cette unité éphémère n'est plus réapparue. Elle correspond néanmoins à un paysage naturel original : de grands édifices
volcaniques, liés aux cassures du rebord interne du Taurus (cônes de l'Argaeus ou Ereiyes daǧi, 3 917 m, du Hasan daǧ, 3 253 m, et
des
Melendiz
daǧlari,
2
915 m),
dominent
vallées
les
plateaux
de
laves
et
de
tufs
découpés
en
dédale
de
. La fertilité des sols volcaniques, l'abondance des eaux résurgentes ont
favorisé le maintien d'une vie rurale intense en grosses bourgades oasis enfouies dans les jardins et vignobles irrigués. De ce fait, la
région a joué à plusieurs reprises le rôle de refuge pour la vie paysanne lors des invasions arabes et turques. Il en résulte une grande
richesse archéologique (églises et communautés monastiques rupestres byzantines) et le maintien d'une importante population
grecque jusqu'aux échanges de population du xxe siècle. À l'agriculture irriguée des vallées s'est juxtaposée, sur les plateaux, une
combinaison agricole intensive blé-betterave sucrière en culture pluviale. Au pied de l'Argée, la ville principale Kayseri (ancienne
Césarée), chef-lieu du département homonyme, était une importante place commerciale jusqu'au début du xxe siècle. Elle déclina
ensuite avant de connaître un nouvel essor grâce à des implantations industrielles (constructions mécaniques, en particulier
aéronautiques, industries alimentaires, textiles, cimenteries). Sa population est passée de 57 000 habitants en 1947 à 100 000 en
1960, à 207 000 en 1975 et à 421 000 en 1990.
Chypre - République de Chypre (actualité)
65
Après la guerre du Golfe, le président américain George Bush veut résoudre la question chypriote et, en 1992, les négociations
reprennent sous l'égide de l'O.N.U. qui propose que l'île devienne un État fédéral bizonal et bicommunautaire. Mais ces tentatives se
heurtent encore aux différends portant sur la répartition des pouvoirs et du territoire dans l'hypothèse d'une fédération, et sur le refus
des Turcs de retirer 45 000 colons venus du continent et installés dans la partie nord de l'île afin de permettre le retour de 200
000 réfugiés chypriotes grecs.
À la tête de l'État depuis février 1988, Georges Vassiliou, favorable à la discussion sur la base des propositions de l'O.N.U., est battu
(avec un écart de 0,6 % des voix) à l'élection présidentielle de février 1993 par Glafcos Cléridès, président du Rassemblement
démocratique (droite), qui se montre beaucoup plus réservé que son prédécesseur quant au projet proposé par l'O.N.U.
De son côté, Rauf Denktash, chef du Parti de l'unité nationale (U.B.P., droite libérale) et président de la République turque de Chypre
du Nord (proclamée unilatéralement en 1983, elle est située sur le territoire occupé par les Turcs depuis 1974, soit 30 % de la
superficie de l'île), avait été réélu avec 67 % des voix le 22 avril 1990. Le Premier ministre Dervis Eroglu adoptant une ligne dure de
plus en plus éloignée de celle de Rauf Denktash, des élections anticipées ont lieu dans le Nord en décembre 1993 : l'U.B.P., rallié aux
thèses de Dervis Eroglu, n'obtient qu'une majorité relative ; le Parti démocratique et le Parti turc républicain forment alors un
gouvernement modéré.
Malgré un déficit chronique de la balance commerciale et une courte chute du tourisme pendant la guerre du Golfe, l'économie du Sud
est en bonne santé. En juin 1989, la Chambre des députés presse le gouvernement d'adhérer à la C.E.E. (avec laquelle un accord
d'union douanière a été signé en 1987) ; le 4 juillet 1990, Chypre dépose officiellement sa demande d'adhésion. Isolé, le Nord vit grâce
aux aides consenties par la Turquie.
Le mécontentement né des difficultés que connaît le Nord explique la réélection de Rauf Denktash à la « présidence », le 22 avril
1995, par seulement 60 % des suffrages. Celui-ci promet de faire de 1996 l'« année d'un règlement ».
En mai 1996, au Sud, les partis de droite soutenant le président Glafcos Cléridès remportent les élections législatives, devant
l'opposition communiste.
Le 11 août, une manifestation hostile à la division de l'île, organisée à Dhérynia par des Chypriotes grecs, se solde par la mort de l'un
d'eux. Il s'agit du premier civil tué dans ces circonstances depuis la partition intervenue en août 1974. Le 14, à l'issue des obsèques du
manifestant, un autre Chypriote grec, qui avait pénétré dans la zone tampon surveillée par les casques bleus, est tué par un soldat
chypriote turc. Ces incidents, les plus graves depuis 1974, relancent, de part et d'autre, les propositions de reprise des négociations
intercommunautaires. Celle-ci intervient en juillet 1997, et plusieurs rencontres ont lieu jusqu'à la fin de l'année.
Le Conseil européen de Luxembourg en décembre 1997 annonce l'ouverture de négociations au printemps de 1998, en vue de leur
adhésion à l'Union, avec onze pays dont Chypre. La candidature de la Turquie, qui occupe une partie de l'île depuis 1974, n'est pas
retenue. Jusqu'alors, l'Europe considérait le règlement du problème de la division de Chypre comme un préalable à son adhésion.
Le 15 février 1998, les habitants de la partie grecque de l'île réélisent Glafcos Cléridès à la tête de l'État, par 50,8 % des suffrages.
Celui-ci était opposé à George Iacovou, ancien ministre, qui était soutenu par le Parti progressiste des travailleurs (communiste) et le
Parti démocratique. Le scrutin était dominé par l'enjeu des négociations intercommunautaires qui doivent mettre fin au conflit né de la
division de l'île en 1974 et permettre à Chypre d'adhérer à l'Union européenne.
Le 20 avril 2000, Rauf Denktash est réélu président de l'entité turque.
Le 27 mai 2001, la coalition conservatrice au pouvoir conserve la majorité au Parlement à l'issue des élections législatives. Dimitris
Christofias, chef du Parti communiste, la première formation représentée, devient président du Parlement. En novembre, la
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Commission européenne estime que Chypre se range parmi les pays les plus susceptibles d'adhérer rapidement à l'Union
européenne, en dépit du refus des autorités chypriotes turques d'engager des discussions sur l'avenir de l'île.
Le 11 novembre 2002, le secrétaire général de l'O.N.U. présente au Conseil de sécurité son plan de règlement institutionnel de la
question chypriote. Les discussions ont repris en décembre 2001 sous l'égide des Nations unies. Le plan, que Kofi Annan propose aux
deux parties d'approuver comme base de négociation, prévoit la création d'un seul État composé de deux entités indépendantes,
dotées chacune d'une Constitution et coordonnant leur politique par le biais d'accords de coopération. L'État serait dirigé par un conseil
de six membres doté d'une présidence tournante. Une Cour suprême représentative réglerait les différends entre les entités. Le
stationnement de troupes grecques et turques serait limité à 10 000 hommes. Le 18, tandis que les autorités chypriotes turques
réservent toujours leur réponse, Nicosie se déclare favorable au plan de l'O.N.U comme base de discussion. Les 12 et 13 décembre, le
sommet européen de Copenhague entérine l'adhésion de dix nouveaux pays à l'Union européenne, dont Chypre, à compter de mai
2004. À défaut de réunification, il est prévu que les Quinze signent l'accord d'adhésion avec la seule République de Chypre (partie
grecque de l'île), en dépit des réserves d'Ankara.
Le 2 janvier 2003, Recep Tayyip Erdogan, chef du parti au pouvoir en Turquie, dénonce le rejet du plan de l'O.N.U. par Rauf Denktash.
Le 14, quelque 40 000 Chypriotes turcs manifestent à Nicosie en faveur de la réunification de l'île et du départ de Rauf Denktash.
Le 16 février, dans la République de Chypre, le candidat de l'opposition de centre droit, Tassos Papadopoulos, qui se dit favorable à la
réunification de l'île, remporte l'élection présidentielle dès le premier tour (51,5 p 100 des suffrages) devant Glafcos Cléridès (38,8 %
des voix).
Le 16 avril, le gouvernement chypriote grec signe le traité d'adhésion de la République de Chypre à l'Union européenne. Les efforts de
l'O.N.U. pour parvenir à la réunification de l'île avant cette date ont échoué en mars. Le 21, les autorités de la partie turque annoncent
l'ouverture de la « ligne verte » qui partage l'île en deux depuis 1974. Les jours suivants, des dizaines de milliers de Chypriotes
franchissent la ligne dans les deux sens. Le 1 er mai, les autorités de la partie grecque annoncent des mesures en faveur des
Chypriotes turcs.
Le 14 décembre, les élections législatives dans la partie turque de l'île aboutissent à un partage égal du Parlement entre les formations
favorables au président Denktash et au statu quo territorial et institutionnel et les formations d'opposition favorables à la réunification
de l'île et à l'adhésion à l'Union européenne.
Le 12 janvier 2004, le nouveau Premier ministre de la République turque de Chypre du Nord, Mehmet Ali Talat, chef du Parti turc
républicain favorable à la réunification de l'île, forme un gouvernement de « réconciliation sociale » avec le Parti démocrate de Serdar
Denktash, qui est opposé au plan de paix de l'O.N.U.
Le 24 avril, 65 % des Chypriotes turcs approuvent le projet de réunification de l'île proposé par l'O.N.U., soumis à référendum ; 75 %
des Chypriotes grecs le rejettent. Le président de la République de Chypre, Tassos Papadopoulos, comme celui de la République
turque de Chypre du Nord, Rauf Denktash, avaient appelé à voter non. En conséquence, seule la République de Chypre entrera dans
l'Union européenne.
Le 1er mai, les chefs d'État et de gouvernement des pays de l'Union européenne participent, à Dublin, à la cérémonie marquant l'entrée
officielle de dix nouveaux membres dans l'Union, dont Chypre.
Le 20 février 2005, le Parti turc républicain remporte les élections législatives anticipées dans la République turque de Chypre du Nord.
Il obtient 44,4 % des suffrages et 25 sièges sur 50. Le Parti de l'unité nationale (nationaliste), opposé à la réunification, obtient 31,7 %
des voix et 18 élus.
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Le 17 avril, le Premier ministre proeuropéen Mehmet Ali Talat remporte sans surprise l'élection présidentielle dans la République
turque de Chypre du Nord. Il obtient, dès le premier tour, 55,6 p.100 des suffrages contre 22,7 % pour son rival nationaliste, Dervis
Eroglu. Mehmet Ali Talat doit succéder à Rauf Denktash, qui a combattu le plan de réunification proposé par l'O.N.U.
Le 30 juin, le Parlement de la République de Chypre ratifie le traité constitutionnel européen. Chypre est le onzième État membre de
l'Union à ratifier la Constitution européenne.
Le 21 mai 2006, la coalition gouvernementale remporte les élections législatives. Les résultats confortent le camp des plus fermes
opposants à Ankara, partisans du non au référendum d'avril 2004 sur le plan de réunification proposé par l'O.N.U. Le Parti communiste
Akel demeure la première formation représentée, avec 18 sièges sur 56, suivi du principal parti d'opposition, le Rassemblement
démocratique Disy – 18 élus – ,et du Parti démocratique Diko du président Tassos Papadopoulos – 11 députés.
CHYPRE
Article écrit par Marc AYMES, Gilles GRIVAUD, Pierre-Yves PÉCHOUX
En Méditerranée orientale, l'île de Chypre a souvent reçu, dès l'aube du Néolithique, habitants, techniques et croyances en
provenance des côtes toutes proches du Levant. Mais la langue grecque adoptée et conservée depuis plus de trois millénaires l'a
ancrée dans l'espace culturel hellénique où elle demeure, malgré quatre siècles de présence latine puis vénitienne, après l'échec des
croisades en Terre sainte, suivis de trois siècles d'incorporation à l'Empire ottoman et de quatre-vingts ans de colonisation britannique.
Indépendante depuis 1960, la République de Chypre, où les indicateurs économiques et socio-culturels sont bien supérieurs à ceux du
voisinage, appartient depuis 2004 à l'Union européenne : elle est son élément le plus avancé au sud-est, elle sert de point d'appui à
ses échanges commerciaux avec le Proche-Orient et ajoute à ses attraits touristiques. Mais la vieille « question de Chypre » n'a pas
été résolue. D'une part, ses institutions, nées des traités qui permirent son indépendance, partageaient mal les responsabilités entre
les deux groupes de population mal accordés qui l'habitent, majorité grecque et minorité turque ; d'autre part, Grande-Bretagne, Grèce
et Turquie gardaient un droit de regard sur l'île. Enfin, l'autorité de la République de Chypre ne s'exerce plus sur l'ensemble de son
territoire : son tiers nord est occupé depuis 1974 par des troupes de Turquie, laquelle ne reconnaît pas la République de Chypre mais
aspire à être admise dans l'Union européenne.
L'île relevait de l'Empire ottoman quand les Grecs révoltés commencèrent d'en sortir en 1821 ; la plupart de ses habitants,
grécophones et chrétiens orthodoxes, aspirèrent dès lors à leur réunion à la Grèce, les autres, venus de Turquie ou convertis à l'islam,
inclinant à une partition. L'administration de l'île par Londres à partir de 1878 fit qu'un conflit de type colonial, avec un épisode de
guérilla ouverte menée par des nationalistes grecs chypriotes en 1955-1959, se superposa au différend régional qui opposait Grèce et
Turquie à propos de la dévolution de ce territoire. Ce différend acquit une dimension mondiale à partir de 1954, quand la question de
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Chypre fut portée à l'O.N.U. ; il prit une tournure plus grave à partir de 1964 en devenant un motif d'affrontement entre les États-Unis,
qui rêvaient d'incorporer les bases militaires britanniques de l'île dans le réseau de l'O.T.A.N., et l'Union soviétique qui s'y opposait.
La division de fait de l'île reste le point le plus difficile du contentieux séparant Grèce et Turquie et est devenue un des problèmes de
l'Union européenne. La croissance économique rapide observée dans l'île n'a guère souffert de cette division mais l'écart entre les
rythmes de développement du sud et du nord accentue leur séparation.
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Géographie
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Conditions naturelles
Les paysages de l'île de Chypre (9 251 km2), de part et d'autre du 35e parallèle, très marqués par la sécheresse, évoquent la Turquie
et la Syrie, à une centaine de kilomètres de ses côtes.
La dynamique profonde de l'écorce terrestre y détermine les contrastes du relief selon trois divisions naturelles majeures. Deux
massifs montagneux différents dominent au sud et au nord la longue dépression ouverte entre eux d'ouest en est. Ils témoignent de
l'activité tectonique poursuivie entre deux plaques lithosphériques, l'africaine dérivant vers le nord et sa subduction soulevant
l'eurasiatique. Issues de la dorsale océanique qui sépare ces plaques, les roches ultrabasiques formant au sud-ouest le massif du
Troodos (1 953 m) et le prolongeant vers l'est s'élèvent du fait des pressions exercées par la subduction : alluvions et sédiments
continuellement arrachés à cette montagne par l'érosion et entassés sur ses pourtours affleurent dans les collines dissymétriques
étagées de ses versants sud, et dans les bas plateaux et les plaines de la dépression de Messaoria allongée plus au nord, du golfe de
Morfou à la baie de Famagouste de part et d'autre du seuil où grossit l'agglomération de Nicosie. Plus au nord encore, les armatures
calcaires de l'étroite chaîne de Kyrénia (950 m) sont redressées et disloquées par la compression qu'entretient le mouvement de ces
plaques et qu'attestent les plages fossiles étagées sur la façade littorale nord de l'île.
Dans cette île chaude en été, tiède en hiver, le gel est rare, même en montagne. En plaine ou sur les côtes, les températures
minimales moyennes ne sont jamais inférieures à 10 0C et les maximales toujours supérieures à 31 0C. On y entretient donc aisément
des vignobles sur les coteaux et des orangeraies abritées du vent par des haies d'arbres dans les plaines proches du littoral ; on a pu
autrefois y cultiver la canne à sucre et y développer aujourd'hui, en saison fraîche, parfois sous abri, quantité de cultures de légumes
originaires de régions subtropicales ou tempérées. Mais, avec 460 mm de pluie par an en moyenne, on y manque d'eau ; la longue
saison sèche d'avril à octobre ne facilite ni l'approvisionnement des habitants ni la desserte des stations touristiques densifiées en bord
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de mer ; l'énorme irrégularité interannuelle des pluies complique, malgré les efforts de générations de paysans, l'entretien de
l'agriculture et limite l'élevage.
La disposition du relief introduit dans ce régime climatique des nuances que souligne la distribution des formations végétales et des
paysages agricoles. Seuls les versants montagneux, mieux arrosés que les plaines, portent des forêts qui ont résisté au bétail et aux
défrichements ou furent reconstituées pour ralentir le ruissellement : chênes toujours verts aux étages inférieurs, pins dominants à
partir de 1 000 mètres et exclusifs dès 1 400 mètres car adaptés au froid hivernal. Au sud et sud-ouest, les larges voûtes sombres
parfois enneigées du Troodos reçoivent deux à trois fois plus d'eau que le reste de l'île : cela permet d'y conserver un peuplement de
cèdres endémiques, et a poussé à équiper plusieurs vallées de barrages-réservoirs. Dans la chaîne de Kyrénia, trop exiguë pour de
tels travaux, le versant nord, exposé aux vents pluvieux qui soufflent au large de la Turquie, porte maquis, vergers et oliveraies, mais
les quelques villages du versant sud, bien plus sec, dépendent de grosses sources jaillissant des calcaires clairs de la montagne. Dans
la mince et basse péninsule de Karpas, dont le substrat très perméable prolonge au nord-est la chaîne de Kyrénia, et dans le couloir
de Messaoria où sont entassés les débris du Troodos, l'une piquetée d'une garrigue discontinue, l'autre conservant de vastes
lambeaux d'une steppe sèche, il arrive qu'on ne reçoive pas assez de pluie en hiver ni assez d'eaux courantes pour les distribuer dans
les labours où l'orge et le blé ne peuvent alors germer.
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Population et économie
Malgré ces contraintes, la population de Chypre continue de croître, dépassant 850 000 habitants en 2006, dont 80 % sont
grécophones, avec une densité moyenne supérieure à 90 hab./km2, très inégalement répartie. Depuis plus d'une génération, la déprise
agricole affecte les secteurs de culture pluviale, l'exode rural dépeuple les parties les plus élevées de la montagne et les vignobles,
tandis que la multiplication des activités de services, bien plus rapide que la croissance industrielle, assure l'élargissement continu de
quelques bourgades et de quatre agglomérations : Nicosie, la capitale, au centre de l'île, Larnaca, Limassol et Paphos, sur sa côte
sud. L'invasion, à l'été de 1974, du tiers nord de l'île par l'armée turque a massivement déplacé la population : grécophones poussés
vers le sud, turcophones transférés vers le nord, d'où la moitié ont ensuite émigré. Cette séparation, diminuant la densité moyenne de
population au nord, l'a augmentée au sud où l'on dénombrait, en 2006, plus de 725 000 habitants ; elle a contribué à l'extension des
friches et, à l'exception de la désertification de la ville moderne de Famagouste, elle a accentué la concentration des habitants et des
activités dans les périmètres urbains et au voisinage des côtes ; elle a divisé l'espace de la capitale administrative et économique,
Nicosie, en deux territoires mutilés, desservis par deux ports et deux aéroports différents. Ni l'installation de Turcs continentaux, ni la
lourde protection exercée par la Turquie sur le tiers nord de l'île et ses 125 000 habitants ne peuvent dissimuler qu'équipements, taux
d'emploi, et niveaux de vie y sont bien inférieurs à ceux du sud, où le P.I.B. est évalué, à parité de pouvoir d'achat, à plus de 20
000 dollars par habitant.
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Histoire
 Pierre-Yves PÉCHOUX
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Du haut Moyen Âge à la conquête ottomane
Au Moyen Âge, comme durant la période antique, Chypre n'échappe pas aux contraintes économiques et politiques qui insèrent l'île à
l'histoire du continent auquel elle appartient : soumise, ou non, aux pouvoirs dominant le Proche-Orient, Chypre vit des relations
étroites qu'elle entretient avec les côtes syro-palestiniennes, micrasiatiques ou égyptiennes, demeurant, par ailleurs, un carrefour
majeur des routes maritimes en Méditerranée.
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70
Chypre, province byzantine
De manière symbolique, le ive siècle est passé dans la mémoire des chroniqueurs comme une période de profonds bouleversements,
au moment où l'Empire romain d'Orient prend forme. Une série de catastrophes naturelles secoue l'île, tels les violents séismes de
332, 342 et 365, qui détruisent les anciennes cités de Salamine, Paphos et Kourion, provoquant l'intervention directe du pouvoir
impérial dans les programmes de reconstruction des édifices ; grâce aux initiatives de Constance (337-361), fils de l'empereur
Constantin, Salamine est relevée de ses ruines et promue capitale de la province, sous le nom de Constantia. Progressivement, les
conditions économiques générales sont rétablies et rendent une certaine prospérité à l'île, essentiellement perceptible à travers
l'activité des échanges, sur le littoral, en milieu urbain.
L'assistance directe des empereurs se traduit aussi par la protection accordée à l'Église de Chypre. Si le passage de sainte Hélène,
mère de Constantin, dans l'île relève de légendes tardives, l'épisode annonce l'action décisive des empereurs dans la vie des
institutions ecclésiastiques insulaires ; au terme de plusieurs crises et conciles (431, 485-489), l'Église est détachée du ressort du
patriarcat d'Antioche et élevée au rang d'archevêché indépendant (autocéphale). Dès lors, la foi chrétienne, introduite dès la fin des
années 40 par l'évangélisation des apôtres Paul et Barnabé, se diffuse sans entraves à travers l'île ; elle se manifeste par l'édification
de basiliques paléochrétiennes – une trentaine datée des ive-vie siècles –, par la participation de prélats aux grandes controverses
théologiques – saint Spyridon de Trémithonte, saint Épiphane de Salamine au ive siècle –, par l'essor de l'érémitisme et du
monachisme : autant de facteurs conférant à Chypre le caractère d'une « île sainte », terre de refuge pour les chrétiens du ProcheOrient menacés par les guerres perses, puis par l'expansion arabe, ce dont témoigne saint Jean l'Aumônier, patriarche d'Alexandrie,
qui regagne son pays natal, dans les années 610.
L'apparition de la puissance militaire arabe en Méditerranée, au viie siècle, constitue le principal facteur de déstabilisation del'autorité
byzantine sur Chypre, amplifiant les effets de crises économiques qui réduisent le dynamisme des activités urbaines au profit des
zones rurales. Placée sous la menace directe de la flotte arabe, dont la première violente expédition (648-649) conduit à la destruction
de cités littorales, l'île fait l'objet de traités entre pouvoirs califal et impérial, régulièrement renouvelés et rompus. Ces renversements
de situation malmènent la population insulaire : du milieu du viie siècle au début du xe, les Chypriotes sont emmenés, par milliers, en
captivité en Syrie-Palestine, alors que l'empereur Justinien II ordonne leur déportation sur la côte de la mer de Marmara, entre 691 et
698. Cette longue période de rivalité voit les insulaires verser tribut tantôt aux Arabes, tantôt aux Byzantins, parfois en vertu d'accords
officiels entre les deux pouvoirs rivaux. Durant ces trois siècles de troubles, Chypre demeure province byzantine et, du fait de sa
position frontalière, échappe aux persécutions lancées par les empereurs iconoclastes (725-843), accueillant prélats et moines hostiles
à la politique impériale.
Le rétablissement complet de la domination byzantine sur l'île intervient au terme d'une expédition navale lancée vers 965 ; Chypre est
alors pleinement réintégrée à la structure administrative et militaire de l'Empire, placée sous le gouvernement d'un stratège, puis, à
partir du milieu du xie siècle, d'un dux, nommé, le plus souvent, parmi les membres de familles éminentes liées au palais de
Constantinople. C'est également depuis la capitale impériale que sont choisis plusieurs archevêques de l'Église de Chypre, signe de
l'importance croissante que tient la province dans la vie de l'Empire. Protégée des expéditions arabes, l'île connaît une prospérité
économique fondée sur l'exploitation des ressources agraires et sur des échanges qui gagnent en intensité au xiie siècle, lorsque l'île
sert de relais aux flottes croisées, notamment sous l'impulsion des marchands vénitiens, installés dans les ports de la côte méridionale
après 1147.
La période de renforcement des institutions byzantines se traduit également par l'élévation de Nicosie au rang de capitale, la mise en
place d'un système défensif et la multiplication des fondations monastiques, souvent à l'initiative d'ermites chassés de Syrie-Palestine
par l'avancée des Seldjoukides et qui obtiennent le patronage de grands dignitaires impériaux. Ces circonstances particulières
favorisent la création de monastères dont le patrimoine s'enrichira aux siècles suivants (Notre-Dame de Kykkos, Notre-Dame de
Machairas, Saint-Néophyte), alors que d'autres institutions, moins richement dotées, seront néanmoins décorées par des artistes
formés à Constantinople ou en Syrie ; ainsi, certains monuments reflètent-ils le brillant éclat de l'art à l'époque des Comnène (Panagia
Phorviotissa à Asinou, Panagia Arakiotissa à Lagoudera).
71
La splendeur des décors d'églises ne masque pas pour autant une situation sociale qui semble particulièrement désavantageuse pour
la paysannerie. Les divisions internes de la société insulaire, mal connues, participent de la sporadique remise en question de l'autorité
impériale ; plusieurs révoltes menées par des gouverneurs (1040, 1092) révèlent des phases d'instabilité politique et c'est durant la
sécession menée, entre 1184 et 1191, par Isaac Comnène – parent de la famille impériale, autoproclamé empereur de Chypre – que
l'île passe sous domination franque.
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Chypre, royaume franc
Conquête fortuite de la troisième croisade, Chypre se trouve détachée de l'Empire byzantin et associée à l'espace politique de l'Orient
latin. Rapidement soumise par Richard Cœur de Lion, en juin 1191, le roi d'Angleterre la cède aux Templiers puis, en mai 1192, la
vend à Guy de Lusignan, chevalier poitevin vassal de Richard et roi déchu de Jérusalem. Le gouvernement de Guy, non officialisé par
le titre de roi, jette les fondements de l'État des Lusignan, assurant le maintien de la dynastie sur le trône jusqu'en 1473.
Il appartiendra à Aimery de Lusignan, qui succède à son frère Guy († 1194), de solliciter l'établissement de l'Église latine, en décembre
1196, pour que l'île soit élevée au rang de royaume ; à l'automne de 1197, Aimery est couronné au nom de l'empereur germanique
Henri VI, qui avait obtenu la suzeraineté sur l'île au terme du traité passé avec Richard Cœur de Lion, le 26 juin 1193 ; ce transfert
d'autorité plaçait la couronne de Chypre dans la dépendance du Saint Empire romain germanique, mais la dégageait des affaires
tumultueuses du royaume de Jérusalem et d'une éventuelle reconquête byzantine. La tutelle impériale exercée avec force par
Frédéric II, fils d'Henri VI, souleva cependant l'hostilité d'une faction des seigneurs francs emmenés par la famille Ibelin, qui l'emporta
au terme de la guerre civile appelée guerre des Lombards (1229-1232). Aussi, lorsque le pape Innocent IV libère le roi de Chypre de
son serment de fidélité à l'empereur, en 1247, le royaume de Chypre acquiert sa pleine indépendance politique et la conserve
officiellement jusqu'à l'expédition mamelouke de l'été 1426, qui place le royaume franc sous la suzeraineté du sultan du Caire. En
réalité, les Lusignan tiennent les rênes du pouvoir jusqu'à la mort de Jacques II, le 6 juillet 1473, la dynastie ayant associé au cours
des xiiie et xive siècles les couronnes des royaumes de Jérusalem et d'Arménie à celle de Chypre.
Le régime féodal appliqué dans le royaume de Chypre appartient aux féodalités dites d'importation, puisque des institutions nées et
élaborées en Occident sont transplantées dans les territoires conquis. À Chypre, cette greffe féodale, adaptée du modèle en vigueur
dans le royaume de Jérusalem, est ajustée au système byzantin, ce qui mène à de subtiles associations qui ne bouleversent pas les
divisions sociales antérieures à 1191. Ainsi s'établit un modus vivendi qui, d'une part, octroie aux Francs l'exclusivité des pouvoirs
politiques et militaires, d'autre part, abandonne aux Grecs la moitié de leurs domaines et le droit de vivre sous la loi byzantine ; dès la
conquête, l'île est placée sous un régime de coexistence juridique, chaque communauté suivant ses traditions, rites et coutumes. En
conséquence, la monarchie chypriote conserve des monopoles autrefois détenus par l'empereur de Byzance (justice, monnaie,
douanes, routes), associant les chevaliers francs au gouvernement lorsque la matière féodale entre en jeu, notamment pour les
affaires touchant les fiefs ou lors de problèmes de succession au trône. Parallèlement, le roi prend le conseil de grands officiers, dont
titulatures et charges sont calquées sur celles du royaume de Jérusalem ; quant à l'administration, elle est aux mains de secrétaires
grecs et syriens qui conservent les divisions foncières et les techniques fiscales de l'époque byzantine.
La coexistence entre Francs et Grecs se maintient en dépit de crises, dont la plus sérieuse, entre 1222 et 1260, met en cause le statut
de l'Église grecque, aboutissant à la réduction du nombre d'évêchés de treize à quatre, à une soumission formelle des hiérarques
orthodoxes aux autorités latines. La date la plus déterminante demeure cependant 1291, lorsque la chute de Saint-Jean d'Acre
transforme Chypre en avant-poste de la chrétienté au Levant. L'afflux de réfugiés francs, syriens et chrétiens orientaux, allié à une
conjoncture économique et commerciale exceptionnelle, permet au royaume de connaître une période d'essor qui se traduit par la
construction des grandes églises gothiques de Famagouste et Nicosie, par le développement des fondations monastiques latines. À
maints égards, le règne d'Hugues IV de Lusignan (1324-1359) marque une période où les échanges culturels s'intensifient entre les
communautés, soudées dans leur crainte de la menace musulmane, sous l'autorité d'un monarque soucieux de promouvoir une
politique de prestige en direction de lettrés renommés (Boccace).
72
Avec le renversement des conditions démographiques et économiques, consécutif aux épidémies de peste qui laminent le peuplement
insulaire après 1347, le royaume entre dans une période d'affaiblissement qui le contraint à chercher des appuis en Occident, en
multipliant les alliances matrimoniales avec des familles princières ou en empruntant auprès des banquiers – italiens en particulier. Les
expéditions militaires de Pierre Ier (1359-1369), les guerres perdues contre les Génois (qui occupent Famagouste de 1374 à 1464) et
les Mamelouks (1426) entraînent la couronne dans un endettement permanent ; contraints d'emprunter aux bourgeois grecs ou
syriens, les Lusignan font surtout appel aux banquiers vénitiens (Cornaro), leur affermant des revenus publics, leur concédant des
villages. Par sa fragilité militaire et financière, le royaume glisse lentement dans la sphère d'influence vénitienne ; cette évolution est
officialisée par le mariage de Jacques II avec Catherine Cornaro (1472).
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Chypre, colonie vénitienne
L'installation du pouvoir vénitien sur Chypre s'articule à la fois sur la force, avec l'envoi immédiat de troupes au lendemain de la mort
de Jacques II, et sur l'habileté politique, le Sénat de Venise s'engageant, dès 1474, à respecter les lois et traditions du royaume franc.
La transition se réalise donc sans rupture pour la population insulaire, la société restant structurée sur le modèle féodal antérieur, bien
qu'incorporée et soumise au Stato da mar (domaine vénitien d'outre-mer).
La domination vénitienne sur l'île, qui ne sera jamais sérieusement inquiétée avant l'été 1570, accompagne un retour de conjoncture
favorable à l'essor des activités, phénomène observé dans toute la Méditerranée au xvie siècle. Entre 1474 et 1570, la population
insulaire double – environ 180 000 habitants en 1570 – et l'économie rurale prospère, les investissements se réalisant principalement
dans les plantations de coton, dont les récoltes sont écoulées en Italie par les marchands vénitiens qui contrôlent le commerce de l'île.
L'enrichissement qui découle de la mise en exploitation des domaines ruraux profite à l'aristocratie chypriote, dont les intérêts
deviennent étroitement liés à ceux des Vénitiens ; les alliances matrimoniales aidant, des familles chypriotes s'implantent en terre
ferme, envoient leurs fils étudier à Padoue, fréquentent les milieux humanistes italiens ; très vite, les leçons de la Renaissance se
diffusent à Chypre, favorisant l'éclosion d'une littérature de langue italienne, ou de langue grecque (dialectale), et d'une peinture grécovénitienne dans les décors d'églises, qu'elles soient de rite latin ou grec.
Considérées dans leur ensemble, les mesures prises par l'administration vénitienne restaurent effectivement la prospérité, mais toutes
les classes sociales ne bénéficient pas de l'essor. La condition de la petite paysannerie dépendante semble empirer, du fait de
l'accroissement démographique et de la paralysie des structures sociales, mais aussi parce que les crises de subsistance se
multiplient. En privilégiant l'agriculture spéculative, Venise renforce des déséquilibres sociaux qui provoquent de subits accès de
tensions, sans jamais ouvrir sur de véritables révoltes. De fait, si les officiers vénitiens doutent souvent de la fidélité des couches
populaires, lorsque les troupes ottomanes débarquent à Larnaca, en juillet 1570, toutes les classes sociales insulaires s'engagent pour
défendre l'étendard de saint Marc.
 Gilles GRIVAUD
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De la conquête ottomane à l'indépendance
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Chypre, province ottomane
Le 3 juillet 1570, une flotte ottomane paraît devant Larnaca. La majeure partie de l'île est conquise en quelques mois. Nicosie ne
tenant le siège que du 25 juillet au 9 septembre, c'est devant Famagouste que la guerre de Chypre se rend mémorable : de septembre
1570 à la reddition du 1er août 1571, 50 000 à 80 000 assiégeants (sur un total d'au moins 250 000 hommes de troupe) trouvent la mort
sous les remparts de la ville. Le 7 mars 1573, la république de Venise cède officiellement Chypre au sultan Selim II.
73
La conquête marque le début de trois siècles de présence ottomane à Chypre. Et pas plus qu'aux époques antérieures, l'histoire de
l'île après 1571 n'est simplement chypriote : elle doit être comprise à l'échelle d'un monde plus large, levantin et méditerranéen, dont
elle est partie prenante. On prend ainsi la mesure de processus historiques qui ont modifié profondément, à long terme, la société
insulaire.
En premier lieu, la composition de la population est transformée : le gouvernement ottoman organise le peuplement de l'île par quelque
vingt mille personnes venues (parfois sous forme de migrations forcées) de l'Anatolie voisine. Ce nombre, si tant est que les sources
disponibles autorisent de telles estimations, doit être rapporté au total de la population insulaire de l'époque : le recensement entrepris
par les Ottomans en 1572 permet de le situer entre 170 000 et 180 000 habitants.
Outre ces nouveaux venus, issus de groupes nomades turcophones pratiquant une religion musulmane souvent peu orthodoxe, il faut
compter avec les conversions à l'islam parmi les habitants de l'île. Ce serait le cas d'environ 30 % d'entre eux dans les années qui
suivent 1571. Les sources locales attestent par ailleurs de la poursuite d'un tel mouvement au cours des siècles suivants, jusqu'au
milieu du xýxe siècle. Ce phénomène signifie l'acculturation, sous diverses formes, de l'islam ottoman à la population locale. Et
réciproquement.
La conquête provoque également une transformation du paysage foncier de l'île. À l'instar des autres provinces de l'Empire ottoman, la
nue-propriété de l'essentiel des terres arables de Chypre revient désormais au seul sultan. Les membres de l'élite militaire
conquérante se voient octroyer des bénéfices (timar) sur ces terres : ainsi la part des terres exploitées pour le bénéfice de musulmans
à Chypre après la conquête est-elle estimée à 70 %. La mise en valeur de ces timar est confiée à des paysans désormais affranchis
de la condition servile entretenue par les Vénitiens.
Pour décisives que soient ces mutations, leur ampleur ne doit pas moins être relativisée. Une autre caractéristique de l'ottomanisation
de Chypre, en effet, est l'application par les conquérants d'une politique de « conciliation » incitant les nouveaux sujets à la loyauté
envers le sultan. À Chypre, comme ce fut le cas dans d'autres provinces de l'Empire, cette politique ménage bien des continuités avec
les usages locaux antérieurs. Ainsi le code fiscal entré en vigueur dans l'île en 1572 traduit-il un singulier compromis, visant à concilier
au mieux les pratiques vénéto-chypriotes et les exigences de la législation ottomane.
Un tel pragmatisme se lit aussi dans le paysage : les principales mosquées de Chypre, lieux clés de l'acculturation religieuse au sein
de l'univers ottoman, sont installées dans les murs des cathédrales franques de Nicosie et de Famagouste, moyennant l'adjonction
d'un minaret et le remaniement intérieur des orientations cultuelles. C'est que la conquête ottomane met un terme à la prédominance
des évêques catholiques sur les institutions ecclésiales locales, imposée par les rois latins. L'Église orthodoxe de Chypre se voit
réinstituée dans une situation d'autonomie comparable à celle qui était la sienne à l'époque byzantine. Et, particulièrement à partir de
la fin du xviie siècle, la documentation disponible permet de dessiner les contours d'une véritable politique d'intégration de la hiérarchie
ecclésiastique aux rouages de l'administration ottomane. Autour de 1660, l'archevêque devient, aux yeux des agents du sultan,
l'autorité responsable de la population orthodoxe (mais aussi maronite) de Chypre. En 1754, un décret confère aux évêques (ainsi qu'à
certains notables laïcs) le statut de kodjabachi (en grec demogeron), c'est-à-dire qu'ils deviennent comptables, au moins partiellement,
du maintien de l'ordre public, de l'administration de la justice et du paiement de l'impôt parmi les sujets chrétiens de l'île. Cette
délégation de gestion connaît par la suite, au cours du xýxe siècle, une institutionnalisation croissante. Dans la mesure où elle a
ultérieurement suscité la prise en charge par l'Église orthodoxe chypriote d'un sentiment d'appartenance à la fois ethnique et
religieuse, cette pratique administrative a laissé de nombreuses traces dans l'histoire plus contemporaine de l'île.
Ainsi, dès la seconde moitié du xviie siècle, le haut clergé et certains laïcs s'assurent une position de notabilité qui conjugue la
jouissance de vastes exploitations foncières, les pratiques usuraires et le bénéfice de fermes fiscales (l'affermage étant la principale
technique de prélèvement mise en œuvre par le Trésor ottoman dès l'époque de la conquête de l'île). En la matière, les kodjabachi
chrétiens rivalisent avec les dignitaires musulmans (aga). Une figure emblématique de ces élites chypriotes ottomanes est celle du
« drogman du Palais », haut dignitaire chargé non seulement de traduire pour le gouverneur de l'île les documents en grec parvenus à
sa chancellerie, mais aussi et surtout de superviser nombre d'affaires fiscales ou foncières. La mémoire de cette haute société
provinciale demeure inscrite dans la pierre d'imposantes demeures urbaines ou rurales, et les chroniques locales conservent le
souvenir des conflits qui opposaient parfois entre elles certaines factions de notables, obligeant les autorités d'Istanbul à de coûteuses
74
interventions militaires. La haute société de Chypre mêle ainsi, aux administrateurs et militaires envoyés par la Sublime Porte, des
intermédiaires locaux d'origines et de profils divers.
Ceux qui n'ont pas leur place parmi ces notables connaissent des conditions de vie plus précaires. Ils sont soumis aux clientèles de
l'affermage fiscal, dont les protagonistes sont prompts à abuser de leurs prérogatives. Il n'est pas rare que les officiers chargés de
l'administration de l'île soient aussi fermiers de l'impôt, et leur fréquent remplacement contribue à alourdir la charge fiscale exigée de la
population. Les révoltes provoquées par ces abus, la récurrence des invasions de criquets ou des sécheresses, dévastatrices pour les
récoltes, sont autant de facteurs aggravants. Cette précarité explique pour beaucoup le net déclin démographique constaté dans l'île à
partir du xviie siècle (et jusqu'au milieu du xýxe, moment où s'amorce une vigoureuse et durable croissance). Les fluctuations de
l'accroissement naturel, au gré des épidémies ou des famines, se combinent aux mouvements d'émigration, temporaires ou définitifs,
vers des contrées voisines ou plus lointaines. Avec pour conséquence un déficit chronique de mise en valeur des terres agricoles.
Autant que les mouvements de populations, les flux commerciaux marquent l'intégration de Chypre au monde méditerranéen. Prisée
pour ses matières premières (le sel, le blé ou le coton, qui a remplacé la canne à sucre), l'île sert aussi de relais aux marchandises en
provenance ou à destination des régions voisines, la Syrie notamment. Tandis que l'activité des Vénitiens s'étiole progressivement
après leur perte de l'île, des marchands de Hollande et de France, bientôt d'Angleterre et de Scandinavie, s'établissent dans l'« échelle
du Levant » de Chypre, sous la protection des consulats installés à partir de la seconde moitié du xviie siècle. Au fil des générations,
des familles levantines s'implantent durablement dans l'île, d'abord à Larnaca puis, à la faveur d'alliances matrimoniales ou
d'investissements fonciers, dans tout son arrière-pays.
Le dernier siècle de la présence ottomane à Chypre consacre l'ascension de ces élites négociantes. La guerre d'indépendance
grecque de 1821-1830 porte un coup sévère aux notables chrétiens locaux, exécutés ou poussés à l'exil par les autorités ottomanes.
Si l'amnistie prononcée par le sultan Mahmud II en 1830 leur permet de recouvrer leurs propriétés, les « réformes » (tanzîmât)
décidées ensuite à Istanbul sont une tentative pour leur substitbysantinuer des relais administratifs mieux contrôlés. Aussi les
mutations des économies européennes et le développement de liaisons maritimes régulières en Méditerranée favorisent-elles l'essor
des maisons de négoce qui, adossées à des exploitations foncières privilégiant l'agriculture commerciale, essaiment à Chypre et dans
le reste du bassin méditerranéen. Les fils de ces négociants sont envoyés étudier à Paris, Turin ou Athènes. À leur retour, ils fondent
des écoles et des journaux, se piquent d'archéologie, se font élire dans les assemblées et les municipalités mises en place durant les
réformes ottomanes. Admirateurs de l'Europe libérale, ils se voient en 1878 placés sous son patronage. Mais de fait c'est à un autre
empire, colonial cette fois, que Chypre se trouve bientôt intégrée.
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Chypre, colonie britannique ?
La convention anglo-ottomane du 4 juin 1878, censée garantir la souveraineté du sultan contre les incursions russes au Caucase,
place Chypre sous tutelle britannique. Longtemps, cette passation de pouvoirs semble n'être que provisoire. Le sultan conserve ses
droits sur l'île, il continue à en nommer les principaux dignitaires musulmans. Et si, en novembre 1914, la guerre déclarée entre
Londres et Istanbul met fin à cette souveraineté de plus en plus fictive, il faut attendre 1925 pour que, la nouvelle république de
Turquie ayant renoncé à toute revendication (par le traité de Lausanne d'octobre 1923), Chypre soit officiellement déclarée colonie de
la Couronne.
Dès 1882, en fait, l'administration de Chypre est du ressort du Colonial Office. Et conformément aux usages de ce dernier, une
Constitution est aussitôt promulguée dans l'île. Ce texte, cependant, compose pour beaucoup avec le système ottoman de l'époque
des tanzîmât : il en perpétue le recours à des assemblées représentatives ou les titres de certains fonctionnaires locaux, et laisse
perdurer l'organisation des cursus scolaires.
Aussi les transformations économiques et sociales espérées de l'administration britannique se font-elles attendre. Routes et sociétés
de crédit font diminuer l'enclavement et l'endettement chronique du monde rural, mais les premières décennies du xxe siècle voient
s'exprimer un mécontentement social croissant, dont témoigne notamment l'apparition, dès les années 1920, de groupes communistes
75
dans des villes comme Limassol. Surtout, le paysage politique pluraliste instauré depuis le début du siècle est peu à peu polarisé par la
montée en puissance, parmi les Chypriotes grecs, du mot d'ordre de l'enôsis, l'union avec la Grèce.
Après l'émeute qui, le 21 octobre 1931, dévaste la résidence du gouverneur britannique à Nicosie, les autorités coloniales optent pour
le durcissement autoritaire : la constitution de 1882 (restée en vigueur sans amendements jusqu'alors) est suspendue, les partis
politiques existants interdits, la presse censurée. Cas de figure unique parmi les colonies de l'empire britannique : en dépit de la
libéralisation intervenue à partir de 1941, le régime constitutionnel ne sera pas restauré avant l'accession de Chypre à l'indépendance.
La mise à contribution humaine et logistique de l'île durant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que l'onde décolonisatrice dont l'empire
britannique est parcouru les années suivantes, inspirent aux gouvernements de Londres le souci du compromis. Celui-ci se heurte
cependant au présupposé de l'importance stratégique de Chypre, et à une radicalisation de la vie politique locale. Les élections
municipales de 1943, les premières depuis les années 1920, voient la percée du Parti communiste (devenu A.K.E.L., ou Parti
progressiste du peuple travailleur, à sa refondation en 1941), notamment à Famagouste et à Limassol. En 1950, un référendum sur la
question de l'enôsis, organisé au sein de la communauté chypriote grecque, recueille 96 % de votes favorables ; l'initiative émane de
l'Église orthodoxe, qui marque ainsi son identification à la cause nationaliste grecque ; son principal instigateur, l'évêque de Kition,
Mikhail
Mouskos,
accède
quelques
mois
plus
tard
à
l'archevêché,
sous
le
nom
de
Makarios III.
Le nom de ce dernier est également associé à la mise en place en 1954 d'une organisation de guérilla antibritannique, l'E.O.K.A.
(Organisation nationale des combattants chypriotes), sous le commandement de l'officier grec d'origine chypriote Georges
Grivas.
Tandis que, à partir de 1955, la « question chypriote » devient objet de
débats à l'O.N.U. et de réunions tripartites entre le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie, à Chypre même la violence politique prend un
tour intercommunautaire, de nombreux Chypriotes turcs ayant été recrutés dans les forces de police. En réplique à l'E.O.K.A., et à
76
l'instar de celle-ci, l'Organisation turque de résistance (T.M.T.), formée en 1958, s'emploie à rendre inaudible toute tentative de
conciliation, et prend part aux premiers regroupements forcés de population.
Malgré la fin des violences en juillet 1958, l'impératif d'unesolution diplomatique pousse les Britanniques à la négociation. Les
discussions menées à Zurich puis à Londres se concluent le 19 février 1959, avec la signature de trois traités : un « traité
d'établissement » qui déclare Chypre indépendante, en réservant deux bases de souveraineté au Royaume-Uni ; un « traité de
garantie » de cette indépendance, cosigné par Londres, Athènes et Ankara ; un « traité d'alliance » militaire enfin, entre Chypre, la
Grèce et la Turquie. Le 16 août 1960, la république est proclamée.
 Marc AYMES
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Chypre depuis l'indépendance
Les accords conclus en février 1959 et imposés aux Chypriotes prévoyaient une période transitoire : un an pour négocier l'étendue des
bases militaires concédées au Royaume-Uni à Dhékélia et Akrotiri, sur la côte sud, finir de rédiger la Constitution et transférer les
pouvoirs. Reçus avec soulagement par la plupart des Chypriotes, ces accords semblaient mettre un terme aux disputes qui les avaient
opposés depuis 1950, et aux incidents parfois sanglants survenus entre eux, surtout en 1958. Mais rien n'avait encore été réglé un an
plus tard, sinon l'élection par les Chypriotes grecs de l'archevêque Makarios à la présidence et celle du Dr Fazil Küçük, par les
Chypriotes turcs, à la vice-présidence de la future république. La Constitution étant mise en vigueur en mai et la Chambre des
représentants élue en juillet 1960, l'île fut indépendante en août.
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À la recherche d'une nation cohérente
Même s'ils mettaient fin au statut colonial en consacrant l'indépendance de Chypre sous le patronage des trois États qui devaient la
garantir, ces accords furent reçus sans enthousiasme par les habitants de l'île : les aspirations nationalistes contradictoires, réunion à
la Grèce ou partition, exprimées par des groupes militants souvent antagonistes n'étaient pas satisfaites. La plupart des Chypriotes
grecs – 76,61 % d'une population totale de 577 615 habitants en 1960 – regrettaient de n'avoir pas été consultés à propos des
dispositions constitutionnelles ; mécontents de ce qu'elles répartissaient le pouvoir selon la population dénombrée dans ses deux
groupes plutôt que de le fonder sur le principe majoritaire, ils s'inquiétaient des avantages accordés à la minorité chypriote turque pour
surmonter sa méfiance et ses regrets de ne pas obtenir la partition de l'île : avec 18,06 % de la population, celle-ci obtenait 30 % des
sièges au Parlement, trois ministères sur dix, 30 % des emplois dans les services publics et 40 % dans la police et dans l'armée où
encadrement et commandement étaient confiés à des officiers détachés de Turquie et de Grèce. De nombreux Chypriotes grecs,
attristés par l'abandon du projet de réunion à la Grèce, ne continuèrent à faire confiance à l'ethnarque, leur guide national,
77
l'archevêque Makarios, qu'en se persuadant qu'il n'avait pas renié le serment d'y aboutir et qu'il contournerait l'obstacle de ces
accords ; ils s'opposèrent durement à lui quand il apparut qu'il ne pouvait pas ou ne voulait plus y parvenir.
Reconnue par les autres États à travers le monde, admise aux Nations unies en septembre 1960, intégrée dans le Commonwealth
britannique en mars 1961, reçue au Conseil de l'Europe en mai 1961, la République de Chypre demanda dès décembre 1962 à
rejoindre la Communauté économique européenne. Mais elle apparaissait déjà comme traversée par une frontière virtuelle : s'agissant
de la famille, de l'école, sa Constitution reconnaissait des droits spécifiques à chacun des membres des deux groupes nationaux, grecs
et turcs, dans l'île ; en outre, elle faisait de ces groupes des collectivités distinctes, fondées à administrer séparément divers chapitres
de leurs affaires, et cela sans avoir envisagé quelles seraient les conséquences sur le plan territorial. Il était de plus conféré au viceprésident turc un droit de veto aux décisions prises par le corps législatif et que devait sanctionner l'exécutif présidé par un grec. Que
le président de la république fût nécessairement élu parmi les îliens se réclamant de la langue grecque et du christianisme et le viceprésident parmi ceux qui s'expriment en turc et se rattachent à l'islam consacrait en effet la distance et la différence entre deux
groupes qui continuaient à se présenter comme des minorités nationales résidant à l'extérieur des États nationaux qu'elles avaient
espéré rejoindre. La capacité de construire dans l'île une nation cohérente réunie par des projets partagés et portée par des
aspirations communes manquait à l'État censé administrer et représenter cette population divisée.
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Une division inévitable
Cet édifice céda à la première crise : elle survint à la fin de 1963. La minorité turque réclamait des administrations municipales
distinctes dans les agglomérations urbaines à population mixte et la majorité grecque voyait là une menace pour la liberté des individus
et une atteinte à l'autorité de l'État. Le président de la République proposait d'amender la Constitution, ce que refusa la
Turquie.
Une brève guerre civile éclata, entraînant, d'une part, des
regroupements partiels de population selon des ségrégations communautaires, et, d'autre part, l'interposition de troupes des Nations
unies, dont l'efficacité contribue depuis mars 1964 à consolider la séparation des deux groupes dans l'île, aboutissant à l'insularisation
de chacune des deux communautés. Le projet d'une armée commune fut abandonné, le Parlement siégea sans les élus turcs, des
Chypriotes grecs remplacèrent les ministres turcs, le vice-président turc se retira dans la partie nord de Nicosie où furent installés,
avec l'aide de l'ambassade de Turquie, divers services qui tentèrent d'encadrer et d'administrer la population chypriote turque
78
dispersée dans une multitude d'enclaves émiettées souvent d'accès difficile et où l'on refusait parfois l'entrée ou le transit des
Chypriotes grecs.
Ainsi la communauté chypriote turque n'est-elle plus, depuis le début de 1964, sous diverses appellations et avec une apparence
d'autonomie régionale, qu'une sorte de protectorat de la Turquie géré sur place par la bourgeoisie locale et quelques techniciens
parfois confondus avec la clientèle de Rauf Denktash. Ce dernier, rentré en 1968 de Turquie où il était parti en 1964, devint vite le
leader de la plupart des Chypriotes turcs et fut comme plébiscité pour succéder à Küçük lors d'élections tenues en 1971. Parfois
troublée par l'activisme des partisans de la réunion à la Grèce, la communauté chypriote grecque a, de son côté, perpétué la
République de Chypre, entretenant la fiction du fragile État unitaire défini en 1959-1960, et l'adaptant aux contingences de sa rupture ;
pour éviter que ne soit consacrée la partition, ses gouvernements ont joué d'abord de la rivalité entre Union soviétique et États-Unis,
puis ils se sont rapprochés du mouvement des non-alignés. Alors que plus du quart des Chypriotes grecs soutenaient le Parti
communiste local, l'installation, en 1967, d'une dictature militaire à Athènes avait, par ailleurs, persuadé le président Makarios, réélu en
1968 puis en 1973, que la réunion à la Grèce serait catastrophique, ce qui le privait du soutien des nationalistes grecs extrémistes.
À la situation établie entre la fin de 1963 et le printemps de 1964, l'occupation d'une partie de l'île par l'armée turque en juillet 1974 n'a
apporté, du fait des mouvements de population qu'elle a provoqués, qu'une simplification radicale : presque tous les Grecs s'enfuirent
au sud et seuls quelques Turcs refusèrent dans les mois qui suivirent d'être transportés au nord.
Makarios avait, le 2 juillet 1974, demandé au gouvernement grec le retrait des officiers qui encadraient, sur l'île, les troupes chypriotes
et complotaient contre lui avec les nostalgiques du projet de réunion à la Grèce. La dictature militaire alors au pouvoir à Athènes
riposta le 15 juillet par un brutal coup d'État contre Makarios, qui put quitter l'île. Mais la Turquie, arguant du traité de garantie de 1960
qui lui reconnaît le droit d'intervenir si l'indépendance, l'intégrité territoriale et la sécurité de Chypre paraissent menacées, lança ses
troupes sur le nord de l'île le 20 juillet. Le Conseil de sécurité des Nations unies réclama un cessez-le-feu qui fut accepté le 22 juillet,
79
mais ne retint pas la progression des troupes turques qui parvinrent à occuper au bout d'un mois le tiers nord de l'île, qu'elles tiennent
toujours. À Athènes, le régime militaire s'était effondré dès le 24 juillet.
Cette invasion a donc divisé l'île en deux espaces antithétiques d'inégale étendue. Rapidement séparés par une zone tampon interdite
aux activités militaires, peu habitée, surveillée et administrée par les troupes des Nations unies (Unficyp), ces deux espaces ont
longtemps fonctionné comme deux compartiments étanches.
Depuis cette division de fait du territoire insulaire, la communauté chypriote turque a peu à peu adapté ses rouages administratifs pour
les présenter, à partir de novembre 1983, comme ceux d'une « République turque de Chypre du Nord ». Dirigée par Rauf Denktash
jusqu'en avril 2005, puis par Mehmet Ali Talat, qui avait semblé favorable à la réunification, cette entité territoriale n'est jamais
parvenue à la reconnaissance internationale et dépend toujours de l'assistance d'Ankara. En face, où Makarios avait repris ses
fonctions de décembre 1974 à sa mort en 1977, les électeurs ont choisi ses continuateurs parmi ses épigones : se sont succédé, à la
tête de l'État et du gouvernement de Chypre, Spyros Kyprianou, Georgios Vassiliou, Glafkos Cléridès, Tassos Papadopoulos, qui
avaient, dans leur jeunesse, aidé Makarios à obtenir la décolonisation de l'île. Ils ont, chacun à son tour, géré trois gros dossiers.
Tout d'abord, en matière économique, ils ont laissé croître le tourisme : 2,45 millions de visiteurs en 2006 ; ils ont laissé décliner le
système coopératif dans l'agriculture mais réorganisé les réseaux d'adduction hydraulique perturbés par la guerre de 1974. Ensuite,
concernant l'aménagement, ils ont accepté l'expansion urbaine et l'abandon des villages les plus écartés ; ils ont veillé à l'amélioration
des transports routiers – bonnes routes partout et voies autoroutières entre les villes – et à celle des équipements portuaires, à
Limassol, et aéroportuaires, à Larnaca et Paphos. Ils ont aussi complété par une université les services d'enseignement et de
recherche ; mais l'aisance de la population permet à beaucoup de jeunes gens d'acquérir leur formation à l'extérieur. Tout cela rend le
retard du nord de l'île encore plus net.
Enfin, dans le domaine des relations internationales, ils ont multiplié postes et échanges diplomatiques pour faire connaître les termes
de leur contentieux avec la Turquie et avec la communauté chypriote turque. Ils n'ont jamais cessé, depuis novembre 1974, d'obtenir le
soutien à leur cause aux assemblées générales et au Conseil de sécurité des Nations unies. Depuis février 1977, ils acceptent pour
l'avenir de leur île le principe d'une fédération bicommunautaire et bizonale. Mais, quels qu'aient pu être les accords envisagés au
cours d'années passées à négocier, le projet de réunification de l'île dans un État fédéral selon le plan du secrétaire général des
Nations unies, qui fut soumis à référendum à la fois au nord et au sud en avril 2004, a échoué : accepté par 64,9 % des
Turcochypriotes, il fut repoussé par 75,8 % des Grécochypriotes. La question des rapports entre Grecs et Turcs de Chypre, qui n'avait
pas été résolue dans le cadre de la Constitution telle qu'elle fonctionna pendant à peu près quarante mois, de 1960 à 1964, reste donc
ouverte.
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80
La solution européenne ?
Enfin, tandis qu'elles accordaient d'importantes facilités à des entreprises de transport et de commerce originaires du monde entier et
désireuses d'utiliser les aménités de l'île pour développer leurs transactions dans le Proche-Orient, les autorités chypriotes ont repris
avec succès, à partir de janvier 1988, les négociations pour rejoindre l'Europe : elles n'avaient guère progressé depuis l'accord
douanier de 1973 ; après seize années d'efforts et quelques plans de développement économique pour assimiler les acquis
communautaires européens et réorienter vers l'Europe les flux des échanges commerciaux, Chypre fut admise dans l'Union
européenne (U.E.) en mai 2004.
La majorité de la population chypriote grecque et la plupart de ses élites estiment aujourd'hui que la République de Chypre a, quelles
que soient sa configuration territoriale et son organisation institutionnelle, trouvé dans l'U.E. la garantie de son existence. En effet,
pendant les crises de sa brève histoire, aucun État ni aucune organisation internationale n'avaient encore pu assurer sa sécurité : ni le
Royaume-Uni, ni la Grèce, ni la Turquie, les trois États pourtant garants des accords conclus en 1959 et 1960, et pour les deux
dernières, nations de référence des deux groupes formant la population insulaire, ni le mouvement des États non alignés, dont le
président de Chypre avait recherché l'appui, ni les Nations unies. Si bien que ce dossier, avec toutes ses difficultés, au premier rang
desquelles celui d'une hypothétique réunification, incombe désormais surtout à l'Union européenne.
Le tiers nord de Chypre n'a pu être réellement incorporé à l'U.E. après l'échéance de mai 2004 et l'Union doit argumenter avec les
autorités de la République de Chypre pour y faire parvenir ses aides destinées aux régions moins développées. Dès lors, toujours
occupé par l'armée turque, le nord de l'île risque, d'une part, de n'être plus qu'une province périphérique et déclinante de la Turquie,
dans la mesure où la population qui l'habite ne cesse de diminuer relativement à la population totale de celle-là ; d'autre part, de
demeurer une marche frontière qui serait utilisée comme une étape vers d'autres marchés ou comme un « paradis fiscal » par les
trafiquants qui opèrent dans cette partie de la Méditerranée, souvent depuis les entreprises établies dans le flou de l'Europe balkanique
ou dans l'imprécision des confins occidentaux et méridionaux du domaine russe.
La réunification de l'île, si elle peut survenir, sous la forme d'une union fédérale ou confédérale rassemblant deux États constituants,
permettrait à ses habitants de se retrouver, c'est-à-dire de découvrir l'image d'eux-mêmes dans ceux qu'ils se sont longtemps habitués
à se représenter comme leurs adversaires, comme on le leur a parfois appris, à l'école, dans les journaux, par les télévisions ou au
service militaire. Cette voie a été rouverte, étroitement, en avril 2003 : les dirigeants du nord de l'île, largement déconsidérés au regard
de leur opinion publique, décidèrent alors de permettre aux habitants de cette partie de Chypre de se rendre dans le sud de l'île et d'en
revenir ; ceux du sud furent bientôt autorisés à se rendre de même dans le nord. Trois points de passage, ménagés à travers la zone
tampon, permettent à des centaines de milliers de Chypriotes de franchir la séparation et facilitent la croissance d'échanges
commerciaux qui restent cependant limités : leur valeur n'a atteint que 2,5 millions de livres chypriotes en 2006. Ralenties par des
questions relatives au déminage et à la démilitarisation de ses abords, des discussions se poursuivent en vue d'ouvrir un autre
passage, mais dans le centre de Nicosie. De tels gestes de confiance réciproque furent très rares depuis la ségrégation des
populations en 1963-1964 et leur séparation en 1974. Aujourd'hui entrouverte, la zone tampon demeure comme une frontière qui brise
l'unité physiographique de la Messaoria, la longue plaine centrale, de part et d'autre de laquelle les deux parties de l'île évoluent selon
des polarités et des rythmes différents.
 Pierre-Yves PÉCHOUX
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Erdogan (Recep Tayyip)
Homme politique turc, Premier ministre depuis 2003.
Né le 26 février 1954 à Rize, dans le nord-est du pays, au bord de la mer Noire, Recep Tayyip Erdogan se forge dès le lycée la
réputation d'un fougueux défenseur de l'islam politique. Il joue dans un club professionnel de football et suit les cours de l'université de
Marmara. C'est à cette époque qu'il rencontre Necmettin Erbakan, dirigeant islamiste historique, et qu'il commence à militer au sein
des mouvements présidés par celui-ci, en dépit de l'interdiction qui frappe les partis politiques d'obédience religieuse. En 1994, Recep
Tayyip Erdogan est élu maire d'Istanbul sur la liste du Parti de la prospérité. Cette accession sans précédent d'un candidat islamiste au
poste de maire heurte les milieux laïcs, mais Erdogan se révèle un gestionnaire compétent et prudent. Il abandonne le projet
controversé de construire une mosquée sur la place centrale de la ville, mais obtient que la vente d'alcool soit interdite dans les cafés
appartenant à la municipalité. En avril 1998, il est accusé d'incitation à la haine religieuse pour avoir récité un poème dans lequel les
mosquées étaient comparées à des casernes, les minarets à des baïonnettes et les croyants à une armée. Condamné à dix ans de
prison, il démissionne de son mandat de maire.
Libéré après quatre mois, Recep Tayyip Erdogan reprend son activité politique. Lorsque le Parti de la vertu de Necmettin Erbakan est
interdit en 2001, il rompt avec celui-ci et participe à la création du Parti de la justice et du développement (A.K.P.). Ce dernier remporte
les élections législatives de novembre 2002, mais Erdogan ne peut être élu député, et encore moins nommé président du Conseil –
Premier ministre –, en raison de sa condamnation de 1998. Un amendement constitutionnel adopté en décembre 2002 permet
d'annuler son inéligibilité. Le 9 mars 2003, Recep Tayyip Erdogan remporte une élection législative partielle. Quelques jours plus tard,
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le président Ahmet Necdet Sezer le charge de former le gouvernement. Le nouveau président du Conseil entre en fonctions le 14 mai
2003.
Recep Tayyip Erdogan entreprend aussitôt une tournée aux États-Unis et en Europe afin de lever tout soupçon relatif à sa prétendue
orientation antioccidentale et de défendre la demande d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Le précédent gouvernement
avait interdit le stationnement de troupes américaines sur le territoire national dans le cadre de l'intervention de la coalition dirigée par
les États-Unis en Irak ; le nouveau propose le déploiement de troupes turques en Irak dans le cadre du maintien de la paix – cette
proposition sera toutefois rejetée par Bagdad. En 2004, Erdogan contribue à la recherche d'une solution à la crise chypriote, qui
maintient Chypre partagée en deux zones depuis 1974, en soutenant le plan de l'O.N.U. en faveur de la réunification de l'île. En avril
2004, les Chypriotes turcs approuvent ce plan par référendum, tandis que les Chypriotes grecs le rejettent. Le gouvernement Erdogan
entreprend de profondes réformes : abolition de la peine de mort, élargissement du droit des minorités, notamment des Kurdes,
renforcement de la liberté d'expression, accroissement des droits des religions autres que l'islam, diminution du rôle des forces armées
dans l'administration du pays, libéralisation économique. Celles-ci permettent l'ouverture officielle de négociations d'adhésion à l'Union
européenne en octobre 2005.
Ekisehir ville
Ville de Turquie, Eskişehir s'étend au nord-ouest de la steppe de l'Anatolie centrale. Le nom d'Eskişehir, ou « la ville ancienne », fait
allusion à la ville antique de Dorylée, dont elle a pris la succession ; l'agglomération est, cependant, en grande partie récente. Au milieu
du xixe siècle, la bourgade presque morte occupait encore le site de Dorylée, immédiatement au nord-est de la ville actuelle. La qualité
de sa situation explique sa renaissance. Dominant le confluent du Porsuk et de son petit affluent le Sari su, Eskişehir commande
l'accès au plateau anatolien à partir d'Istanbul, après le défilé de Bozhüyük-Inönü.
La ville avait déjà reçu un coup de fouet décisif après la guerre de 1877-1878, qui provoqua l'installation de nombreux mouhadjir
(émigrés), réfugiés des Balkans. L'élément majeur de sa fortune contemporaine fut l'arrivée du chemin de fer en 1894 : elle devint le
point de bifurcation des deux voies ferrées qui, respectivement par Ankara et par Konya, contournent la steppe de l'Anatolie centrale
par le nord et par le sud. À cette fonction essentielle de carrefour ferroviaire et routier s'est ajoutée une fonction industrielle qui ont fait
un des premiers centres de la Turquie : industries agroalimentaires, textiles, chimiques, ateliers aéronautiques, cimenteries,
équipements agricoles ; la ville possède un centre de recherche sur le coton. Eskişehir, enfin, connaît une expansion continue
puisqu'elle est passée de 20 000 habitants en 1913 à 80 000 en 1945, à 150 000 en 1960, à 258 000 en 1978 et à plus de 413 000 en
1990.
EUPHRATE
Article écrit par Jean-Marc PROST_TOURNIER
Fleuve de la Mésopotamie où il développe la majeure partie d'un cours long de 2 780 kilomètres, l'Euphrate tient son nom arabe alFur?t (ou turc Firat) d'une déformation du sumérien Bu-Ra-Nu-Nu devenu en assyrien Purati. Le cours supérieur montagnard coule
entièrement en Turquie ; il est formé par la jonction de deux bras principaux : le Karasu (450 km), considéré comme l'Euphrate
véritable, et le Murat (720 km). Il pénètre en Syrie dans la Djézireh à Birecik. Il n'est alors qu'à 160 kilomètres de la Méditerranée, mais
se tourne vers l'est : il traverse la Djézireh syrienne dans une vallée incisée dans le plateau (le Zor) et coupe par des gorges des
obstacles basaltiques ; il reçoit de la Djézireh ses deux seuls affluents, sur la rive gauche : le Balikh puis le Kh?būr. Après un trajet de
650 kilomètres en Syrie, l'Euphrate pénètre en Irak où se prolonge le Zor. À Hīt, il entre dans la plaine de basse Mésopotamie (‘Ir?q al‘Arabī) ; se rapprochant du Tigre au niveau de Bagdad, il se divise en deux branches, celle de Hilla, correspondant à l'ancien lit jusque
vers 1870-1880, et celle de Hindiyya, la branche occidentale, plus récente. À partir de Samawa, l'Euphrate se déverse dans des
marécages et dans le lac (Hor) Hamar ; son lit est hésitant. Il rejoint le Tigre à Al Qurna pour former le Chaṭṭ al-‘Arab. Comme le Tigre,
l'Euphrate est un fleuve abondant (838 m3/s), irrégulier (53 % des eaux coulent en avril, mai et juin) mais moins brutal (rapport entre
crue maximale et débit moyen : 6 à 1) ; aussi a-t-il joué un rôle fondamental dans l'histoire de la Mésopotamie, renforcé par son rôle de
voie de communication entre le golfe Persique, l'Anatolie et la Syrie. Malgré son utilité dans l'Antiquité, l'Euphrate a été très mal utilisé
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depuis plus d'un millénaire : le Zor est resté, jusque vers 1930, une zone presque complètement abandonnée. Tout a changé à
l'époque moderne : des barrages ont permis un développement considérable de l'irrigation, notamment ceux de Ramadi et de Hindiyya
en Irak, celui de Keban en Turquie, sur le Murat, et le plus important, celui de Tabqa en Syrie, achevé en 1977. À la différence du
Tigre, l'Euphrate ne traverse pas de très grandes villes.
GAZIANTEP ville
Article écrit par Xavier de PLANHOL
Ville de la Turquie du Sud-Est, Gaziantep est l'héritière d'une très modeste agglomération. La ville d'Ayintáb (Antep) s'est développée
dans des conditions obscures aux xiie et xiiie siècles, parallèlement à l'abandon du centre antique plus important de Doliché (Duluk), à
une dizaine de kilomètres au nord ; sans doute, ses ressources encore plus abondantes attirèrent-elles les Turcs. Pendant leurs
opérations contre le Comité national kémaliste, elle opposa une longue résistance aux Français (d'août 1920 au 9 févr. 1921) et y
gagna le nom de Gazi la Victorieuse. La ville s'est beaucoup développée depuis cette époque ; l'établissement de la frontière syroturque a favorisé le développement d'un centre régional dans un secteur qui gravitait jusque-là dans l'orbite d'Alep. Un raccourci du
chemin de fer de Bagdad, passant par la ville et évitant Alep, a été construit. La ville est un grand centre industriel moderne sur la route
de la côte méditerranéenne ; elle possède des industries textiles, mécaniques, alimentaires, et elle est le grand centre de
conditionnement des pistaches de la région.Elle est aussi renommée pour ses objets en cuivre martelé. Sa population a connu une
progression rapide : 62 000 habitants en 1945, 125 000 en 1960, 225 000 en 1970 et 603 000 en 1990. Une université y a été créée.
ISTANBUL
Article écrit par José GROSDIDIER DE MATONS, Jean-François PÉROUSE
Byzance, Constantinopolis, Konstantiniyye, Istanbul, les dénominations de la « Seconde Rome », principale agglomération de la
Turquie actuelle (avec 11 millions d'habitants recensés en 2000), ont changé au fil des siècles et varient encore selon les auteurs et les
points de vue. Par-delà ces fluctuations onomastiques, une réalité demeure, celle d'un organisme urbain complexe remontant au moins
au viie siècle avant J.-C. et bénéficiant d'un site et d'une situation remarquables, diversement investis et réaménagés à travers les
siècles. Le site combine l'acropole de la péninsule historique – une des sept collines de la ville antique –, qui domine, à plus de
40 mètres, l'extraordinaire abri naturel qu'offre la Corne d'or, ria de 6 kilomètres de profondeur, et l'entrée du Bosphore (ou son
débouché sur la mer de Marmara). Vaste déchirure structurale de près de 30 kilomètres de longueur, formée entre les ères secondaire
et tertiaire, le Bosphore, qui relie la mer Noire à la mer de Marmara (petite mer intérieure de 11 000 kilomètres carrés, fermée à l'ouest
par le détroit des Dardanelles), est une des composantes clés de la situation d'Istanbul, à un carrefour de voies terrestres et maritimes,
entre Balkans et Moyen-Orient, monde pontique et monde méditerranéen. Ce site explique le caractère éclaté et pluriel de la structure
urbaine où deux couples d'opposition sont repérables : de part et d'autre du Bosphore, ville européenne-ville asiatique (avec les
quartiers d'Üsküdar et de Kadıköy) et, sur la rive européenne, de part et d'autre de la Corne d'or, Stamboul-Beyoğlu (en termes
ottomans).
Localisée entre 410 et 400 de latitude nord, la région d'Istanbul forme un vaste isthme au relief accidenté – entre mer Noire et mer de
Marmara, à la croisée des influences pontiques, balkaniques, anatoliennes et égéennes. La couverture végétale, d'une grande
richesse potentielle en espèces, a été malmenée et bouleversée au fil des siècles, reculant sous les coups de l'urbanisation à tel point
que, désormais, les ressources en eau du nord-ouest (la partie européenne de la Turquie), exploitées depuis l'Antiquité, sont
sérieusement menacées.
 Jean-François PÉROUSE
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La « ville de Constantin »
Peu de souverains ont fait l'objet de discussions aussi passionnées que Constantin. La création de Constantinople n'a pas échappé à
ces controverses : l'empereur a-t-il voulu remplacer Rome, ou la dédoubler, ou simplement laisser après lui une grande cité qui portât
son nom ? La question n'est pas tranchée. Ce qui est certain, c'est que depuis le iiie siècle les empereurs résidaient de moins en moins
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à Rome, qui était trop loin des frontières, isolée dans une Italie en pleine décadence, à l'écart de l'axe commercial Rhin-Danube, qui
avait supplanté l'axe méditerranéen. Sans doute, si Constantin, qui avait déjà plusieurs fois changé de résidence pour des raisons
stratégiques, a finalement choisi en 324 la vieille cité grecque de Byzance fondée par des colons de Mégare en 658-657 avant J.-C.,
c'est que l'intérêt de sa position lui avait été démontré par la campagne de 322-323 contre Licinius : à condition d'être suffisamment
fortifiée, elle pouvait constituer une excellente base pour les opérations militaires sur le bas Danube, qui était alors la frontière la plus
vulnérable. D'autre part, si Constantin cherchait une ville apte à un grand développement économique, située au croisement de
plusieurs grandes routes commerciales, plus facile à ravitailler que Rome en blé d'Égypte, en produits manufacturés d'Asie – voire en
fonctionnaires (grâce à la proximité des centres intellectuels de l'Orient) –, il ne pouvait trouver mieux que Byzance, admirablement
établie sur un promontoire facile à défendre et pourvue du port naturel très sûr qu'était l'estuaire ennoyé de la Corne d'Or. Si
l'empereur avait simplement voulu créer en Orient une base stratégique inexpugnable, il n'aurait pas conçu pour elle un plan aussi
colossal, il n'aurait pas cherché à y attirer en masse de nouveaux habitants – en particulier des membres du Sénat romain – en
étendant à son sol les privilèges de l'ancienne Rome, tels que le ius italicum et l'annone, cette dernière attribuée à tout possesseur
d'un immeuble nouvellement bâti.
Commencée probablement dès la fin de 324, date de la consécration de son sol, la ville – trop hâtivement édifiée d'ailleurs, et encore
loin d'être terminée – fut inaugurée le 11 mai 330 en une cérémonie païenne et chrétienne à la fois. Il est à remarquer que, si
Constantin y fixa aussitôt sa résidence, il ne lui octroya pas le statut administratif de l'ancienne Rome : elle fut gouvernée par un simple
proconsul, qui ne sera remplacé que sous Constance par un préfet de la ville, et ses sénateurs n'eurent pas rang de clarissimes. Plus
nette encore était l'infériorité de la nouvelle Rome sur le plan religieux : son évêque demeurait suffragant du métropolite d'HéracléePérinthos. À aucun moment Constantin, qui avait solennellement installé la Tyché de Rome dans sa nouvelle fondation, ne songea à
faire de celle-ci une capitale chrétienne.
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La « nouvelle Rome » et ses institutions
Quelles que fussent les intentions exactes de son fondateur, Constantinople, siège désormais stable d'un gouvernement de plus en
plus centralisé, sanctuaire du culte impérial, ne pouvait tarder à modeler ses institutions sur celles de l'ancienne Rome : ce fut chose
faite dès le ive siècle.
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Le rôle éminent du préfet de la ville
Un préfet de la ville – dont le titre sera hellénisé sous le nom d'« éparque » – apparaît en 359. Comme son collègue de Rome, il a pour
charge de rendre effective l'autorité impériale dans le ressort de la capitale, jusqu'à 100 milles au-delà des murs. En fait, sa puissance
est plus grande que celle de l'ancien praefectus urbi : il a sous ses ordres les services de l'annone et des vigiles qui, à Rome, ne
dépendaient pas de lui ; Justinien a en effet remplacé le préfet des vigiles par un préteur des dèmes qui est subordonné à l'éparque et
chef des corps de policiers et de pompiers établis dans chacune des quatorze régions de la capitale (division imitée de l'ancienne
Rome). L'annone disparaîtra au viie siècle, mais l'éparque restera responsable du ravitaillement de la ville. D'autre part, la disparition
de la préfecture du prétoire (fin du ixe s.) fait de la juridiction de l'éparque la plus haute de l'Empire : il s'installe au prétoire et préside
même, jusqu'au xie siècle, le tribunal de l'empereur en l'absence de celui-ci. Enfin, en tant que responsable de l'ordre public, l'éparque
contrôle les corps de métiers, comme à Rome. Mais, à la différence de Rome, Constantinople est un grand centre industriel et
commercial, et l'éparque, qui surveille étroitement la qualité de la production, en vient à jouer un rôle économique de plus en plus
important. Son rôle politique, en revanche, diminue sous la dynastie militaire des Comnènes, dans une ville de plus en plus envahie
par les marchands latins qui échappent à sa juridiction. La fonction, sinon le titre, disparaît en 1204.
En principe, l'éparque administre la ville conjointement avec le Sénat, qu'il préside et représente devant l'empereur, et dont les
membres ne relèvent juridiquement que de lui. En fait, le Sénat de Constantinople, s'il a joué constamment un rôle non négligeable
dans l'Empire, a cessé très rapidement d'être un organe d'administration municipale. Celle-ci, cependant, est caractérisée par un
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élément que n'a pas connu la vieille Rome : l'importance politique prise par les factions du cirque, les dèmes, durant les trois premiers
siècles de l'Empire.
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La lutte des factions
Les dèmes sont à la fois des associations sportives dont les cochers du cirque portent les couleurs (le bleu et le vert), des milices qui
participent à la défense de la ville comme à la construction et à l'entretien des remparts, enfin de véritables partis politiques implantés
dans des quartiers différents, et qui représentent des milieux et des intérêts divers : les Bleus sont plutôt dirigés, semble-t-il, par les
propriétaires fonciers, les Verts par la bourgeoisie commerçante et industrielle. À partir du ve siècle, des divergences religieuses
viennent renforcer leur antagonisme quand les Verts se mettent à soutenir le monophysisme. Comme chaque empereur, suivant ses
options politiques, doctrinales ou fiscales, favorise forcément l'une ou l'autre faction, leur rivalité en est constamment attisée et éclate
souvent en émeutes : s'il arrive que les deux partis, également mécontents, fassent cause commune contre l'autorité impériale, c'est le
régime lui-même qui risque d'être emporté ; il s'en fallut de bien peu en 532 (sédition Nika). Ce fut peut-être pis encore sous le règne
de Phocas (602-610), durant lequel la lutte des Bleus et des Verts, étendue à tout l'Empire (car les dèmes avaient des ramifications
dans toutes les grandes villes de province), dégénéra en une guerre civile qui laissa l'État sans défense contre l'invasion perse. Une
réaction s'ensuivit : si les dèmes avaient l'utilité d'être le seul contact du souverain avec le peuple – à la faveur des grands
rassemblements de foule dans l'Hippodrome – le climat d'anarchie qu'ils entretenaient n'était plus compatible avec la sécurité
extérieure. Sous la rude dynastie des Héraclides (viie s.), ils furent à ce point domestiqués qu'au ixe siècle ils n'existaient plus que
comme corps de parade, figurants indispensables des fêtes officielles, sous l'autorité des « démarques » et des « démocrates » qui
avaient pris rang dans la hiérarchie des fonctionnaires.
Cependant le régime des dèmes ne disparut pas sans avoir marqué pour toujours la sensibilité politique du peuple constantinopolitain.
La capitale de l'Empire resta une cité nerveuse, inquiète, prompte à l'émeute comme à la panique, et dont les souverains ne pouvaient
impunément ignorer ou négliger l'opinion. Il y eut beaucoup plus d'empereurs faits ou défaits par la rue à Constantinople qu'à Rome.
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La « reine des villes » et ses monuments
Chacun connaît la page où Villehardouin décrit l'émerveillement – et la convoitise – des croisés à la vue de la ville impériale : « Et
sachiez que il n'i ot si hardi cui la chars ne fremist... » Constantinople fut, jusqu'aux Temps modernes, la plus belle réussite de
l'urbanisme occidental, pour son malheur, du reste, car sa richesse et sa beauté incomparables attirèrent sur elle l'insatiable cupidité
des Latins.
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La population
C'était, en étendue, une ville énorme. Comme pour toutes les grandes cités antiques, le problème du nombre de ses habitants a
suscité de longues et fastidieuses controverses, qui ne pourront sans doute jamais être tranchées. Sa population, formée du noyau
byzantin primitif auquel s'ajoutèrent très rapidement des éléments venus de toutes les régions d'Orient, puis d'Occident, ne semble
cependant pas avoir dépassé le demi-million au temps de sa plus grande prospérité. Au xve siècle, à la veille de la prise de la ville par
les Ottomans, elle était tombée bien au-dessous de 100 000 habitants, mais la superficie de la cité, à l'abri de ses murailles
imprenables, n'avait pas diminué : aussi était-elle à demi déserte. Ce qui restait de ses anciens quartiers formait, dès qu'on s'éloignait
du rivage, des îlots épars au milieu des ruines, des jardins, voire des champs labourés.
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Le site et le plan général de la ville
Le site de la ville est un vaste promontoire triangulaire qui s'avance vers l'est, et dont le relief assez accusé nécessita de grands
travaux de terrassement. Avec un peu de bonne volonté, on pouvait, comme à Rome, y reconnaître sept collines : six vallonnements
bordant
d'est
en
ouest
la
Corne
d'Or
et
plateau
une
large
éminence
occupant
la
partie
sud-ouest
du
. Le cœur de la nouvelle Rome se situait sur les deux premières
collines, à l'extrémité est du promontoire, là où s'élevait la vieille Byzance, au pied de l'Acropole. Il était constitué par deux grandes
places :
à
l'est,
l'Augustéon,
Sophie
rectangulaire,
autour
duquel
s'ordonnaient
au
nord
Sainte-
et les bâtiments du Patriarcat, à l'est le palais de la Magnaure, au sud le
Grand Palais et l'Hippodrome ; plus à l'ouest, le forum de Constantin, dont la forme ovale imitait, disait-on, celle de l'Océan,
rassemblait, autour de la Tyché de la ville et de la statue de son fondateur, les bâtiments du Prétoire et le palais du Sénat. Les deux
places étaient reliées par la Régia, large rue à portiques où étaient installées les boutiques des changeurs et des argentiers, ce qui en
faisait le principal centre des affaires. La Régia n'était elle-même que la première section de la Mésè (« rue centrale »), artère
principale de Constantinople qu'elle traversait d'est en ouest, et le long de laquelle on rencontrait d'autres places importantes, tels le
forum Tauri (ou de Théodose) où se faisaient les réceptions des ambassadeurs étrangers, et le forum d'Arcadius. Vers le milieu de la
ville, la Mésè se divisait en deux branches qui se ramifiaient à leur tour pour atteindre les diverses portes de l'enceinte. Toutes ces
grandes rues, soigneusement pavées, étaient bordées de vastes portiques à un ou deux étages, les ἔμ?ολοι, qui donnaient à la
capitale son aspect le plus caractéristique, et servaient à la fois de souks, d'abris contre la pluie, de salles de réunion et de refuges
nocturnes pour les vagabonds.
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Les monuments
Constantinople, capitale politique et religieuse, grand centre commerçant, se distinguait par le nombre de ses palais, de ses édifices
administratifs, de ses églises, de ses marchés, de ses ports et de ses maisons de tolérance. On comptait, dans la ville même, une
vingtaine de palais impériaux, qui n'ont d'ailleurs pas tous existé en même temps, et autant dans la banlieue. Le principal d'entre eux
était le Grand Palais, fouillis d'édifices, de cours, de jardins et d'églises qui couvrait 100 000 mètres carrés, et dont l'énormité même
causa la ruine lorsque les Paléologues n'eurent plus assez de ressources pour l'entretenir. À l'époque des Comnènes déjà, les
souverains résidaient au palais des Blachernes, plus sûr, mitoyen du mur de Théodose à l'endroit où il rejoint la Corne d'Or. Parmi les
autres édifices publics, il faut mentionner au moins la Basilique, magnifiquement ornée de statues, où était peut-être installée
l'Université, et le Milion, sorte d'arc de triomphe situé non loin de Sainte-Sophie, et qui était le point de départ des routes européennes
de l'Empire. Un autre genre de monuments remarquables est constitué par les aqueducs et les citernes indispensables pour alimenter
en eau, dans une région pauvre en sources, la population d'une grande cité. L'aqueduc de Valens, qui subsiste encore, traversait toute
la ville parallèlement à la Mésè. Les citernes, couvertes ou non, étaient extrêmement nombreuses et sont en grande partie
conservées : les plus connues sont celles de Philoxène, dite Bin-bir-direk (« mille et une colonnes », en réalité 224), dont la
contenance dépasse 40 000 mètres cubes et la citerne-basilique, d'une capacité de 80 000 mètres cubes, soutenue par 336 colonnes.
Le monument civil le plus populaire, l'Hippodrome, n'était pas proprement byzantin : il datait de Septime Sévère, mais les empereurs
chrétiens l'avaient magnifiquement orné avec les dépouilles de l'Égypte, de Delphes et de Rome.
Constantinople possédait, à l'époque de sa plus grande splendeur, plus de 500 églises (en comptant les multiples chapelles de
couvents). Parmi les plus vénérées, on peut citer – outre Sainte-Sophie, la « Grande Église », qui fut toujours le centre de la vie
religieuse de Byzance – l'église des Saints-Apôtres, nécropole des empereurs byzantins, et dont on faisait remonter la construction à
Constantin ; la Néa bâtie à grands frais par Basile Ier (867-886) et dont la richesse n'avait d'égale que l'étrangeté de sa collection de
reliques (la trompette de Josué, la corne du bélier d'Abraham, du bois de la vigne de Noé, etc.) ; l'église de la Vierge des Blachernes
où l'on conservait le palladium de Constantinople, le voile de la Vierge que l'on promenait en procession le long des remparts quand la
ville était assiégée. Beaucoup d'entre elles avaient leurs fêtes propres, qui attiraient les fidèles des quartiers les plus lointains.
 José GROSDIDIER DE MATONS
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Konstantiniyye ou l'Istanbul ottomane
Contrairement à ce qu'une certaine historiographie a longtemps laissé entendre, la période ottomane n'est pas une période sombre –
sorte de longue décadence ou de parenthèse sans intérêt – pour l'organisme urbain. Aux lendemains de la conquête de 1453 par le
sultan Mehmet II, après que celui-ci a fait le choix d'y implanter sa capitale politique (soit en 1459), renonçant à Edirne (Andrinopolis)
où il était né, une politique de repeuplement autoritaire est entreprise, qui conduit à l'apparition d'une toponymie faisant référence aux
origines des personnes implantées (l'actuel quartier d'Aksaray, par exemple, a été « peuplé » de personnes provenant de cette ville
d'Anatolie centrale). Au gré des conquêtes et des campagnes militaires, cette politique volontariste sera poursuivie jusqu'à la fin du
xvie siècle. Parallèlement, de grands chantiers sont lancés par les sultans et leurs proches, qui visent à marquer la ville de l'empreinte
et de l'esprit de ses nouveaux « propriétaires ». Le palais de Topkapı, commencé en 1472, est achevé dès 1478 ; ce sera la résidence
principale des sultans jusqu'au milieu du xixe siècle. Des églises sont transformées en mosquées, notamment Sainte-Sophie, SaintSauveur-in-Chora, ou l'église des Saints-Apôtres, qui devient la mosquée de Fatih, à la gloire de Mehmet le Conquérant (il y fera
aménager son mausolée) et parfois même en külliye, véritables complexes, comprenant outre le lieu de culte, des centres de soins,
des bibliothèques, des medrese et des logements. Les bazars (Grand Bazar puis Bazar égyptien notamment), les han
(caravansérails), hammams et fontaines se multiplient. Ce mouvement de construction s'est fait généralement sous la forme juridique
de fondations pieuses (vakıf), formes ottomanes de l'évergétisme. On dénombre dans la ville 4 000 vakıf au début du xvie siècle. Sous
Soliman le Magnifique (1520-1566) culmine ce mouvement de construction monumentale qui finit par transformer le visage de la ville.
L'architecte emblématique du xvie siècle est Mimar Sinan – ancien janissaire d'origine chrétienne, actif à Konstantiniyye de 1539 à
1588 – à qui plus d'une centaine d'œuvres importantes sont attribuées (notamment la mosquée de Soliman, celle de Sokollu Mehmet
Paşa, des aqueducs, des mausolées, des tekke, des medrese).
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À la fin du xviie siècle, Istanbul est la plus grande ville d'Europe avec 700 000 habitants, alors qu'elle comptait environ 100
000 habitants selon le recensement de 1477. À partir du xviiie siècle, alors que l'influence européenne dans l'architecture puis
l'urbanisme commence à se manifester, la population stagne par rapport aux autres grandes agglomérations européennes, puisque les
chiffres officiels pour 1913-1914 indiquent une population qui dépasse à peine 800 000 habitants, malgré l'afflux croissant de réfugiés,
parallèle à la contraction territoriale de l'Empire engagée dès la fin du xviiie siècle.
Si la ville n'est plus exposée aux sièges (si ce n'est celui des Cosaques en 1624), elle est ébranlée à plusieurs reprises par des
tremblements de terre : 1509 (« La grande catastrophe »), 1711, 1894... ; et les incendies à répétition ont aussi été des facteurs de
renouvellement du tissu urbain, notamment avec le développement des lotissements (en dur) après les incendies, à partir du milieu du
xixe siècle. La destruction des murailles de Galata (1864) pour permettre l'extension du tissu urbain sur un mode très parisien ou
bruxellois (immeubles de rapport) et le grand incendie de Péra (1870) accélèrent la transformation de la « ville européenne », au
même titre que l'ouverture du funiculaire (1875), qui relie le port de Karaköy, sur la Corne d'or, à Péra.
L'apparition, en 1833, des premiers bateaux à vapeur, puis du premier pont entre Péra et Stamboul (en 1836), des premiers tramways
(à chevaux d'abord en 1869, et électriques à partir de 1914), enfin du train de banlieue (en 1872), modifie la morphologie de la ville, qui
s'étend à la fin du xixe siècle au-delà de ses limites byzantines, surtout sur la rive nord de la Corne d'or (avec les nouveaux quartiers
d'hôtels particuliers et d'immeubles de rapport en pierre sur l'axe Taksim-Şişli).
Au moment de l'abolition de l'empire et du sultanat par l'Ankara nationaliste (1922), Istanbul sort de trois années d'occupation par les
troupes alliées et de dix années de guerre, mais reste le principal pôle économique de la Turquie naissante, avec ses ports, ses
arsenaux, ses banques, ses industries souvent liées à l'armée ou au capital étranger et ses commerces de gros encore concentrés
dans la péninsule historique ou au pied de Galata.
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Istanbul : la ville contemporaine
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L'émergence d'une mégapole
Alors que, en 1950, Istanbul avait à peine plus d'un million d'habitants, en 1980 on en comptait 4,5 millions, et 11,5 millions en 2005
(pour l'ensemble du département). En l'espace de cinquante ans, c'est donc une mégapole sans équivalent sur le pourtour de la
Grande Méditerranée qui a émergé, bouleversant radicalement les équilibres démographiques prédominant depuis des siècles.
Désormais, le centre de gravité démographique de l'agglomération est périphérique, avec des arrondissements comme
Gaziosmanpaşa (créé en 1963), Küçükçekmece (1988) et Ümraniye (1988), qui, à eux trois, concentrent plus de 2 millions d'habitants
(sur les 32 arrondissements que comprend le Grand Istanbul en 2008). La péninsule historique, quant à elle, avait moins de 500
000 habitants en 2008. La croissance de la population s'est accompagnée d'un étalement de l'emprise urbaine, qui a abouti à la
constitution d'une région urbaine d'un rayon supérieur à 80 kilomètres. Vers le nord, l'extension s'est faite en direction de la mer Noire,
dont les rives sont atteintes, en arrière des flancs du Bosphore, relativement préservés par une loi de 1983.
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Des changements démographiques radicaux
Cette croissance signifie par ailleurs une structure de la population toute différente par rapport au début du xxe siècle : alors que, en
1913-1914, un peu plus de 40 % de la population d'Istanbul était considérée comme « non musulmane », en 2006 cette proportion est
inférieure à 3 %. Les Arméniens (en 1915), les Grecs orthodoxes (Rum) – des années 1920 aux années 1970, avec une pointe de
1955 à 1964 –, les Juifs (en 1930, 1948, 1974), qui ont quitté la ville, ont été remplacés par des migrants de l'extérieur (des Balkans
notamment), puis par des Anatoliens à partir des années 1950 ; ceux-ci marquent l'amorce des flux d'exode rural vers Istanbul. Cet
exode s'est poursuivi intensément jusqu'au début des années 1990. En 2000, près des deux tiers de la population d'Istanbul sont nés
hors du département, les provenances les plus fréquentes étant les départements de Sivas (Anatolie centre-orientale), Kastamonu et
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Giresun (mer Noire centrale). L'immigration kurde vers Istanbul, en partie forcée depuis la fin des années 1980 à cause des violences
agitant l'est du pays, fait de la mégapole, de facto, l'une des plus grandes concentrations kurdes de la région, sans que se soient
constitués des ghettos ethniques. La tendance est plutôt à la formation de poches de pauvreté (zones centrales dégradées ou
quartiers périphériques spontanés) ou, à l'inverse, de richesse extrême et ostentatoire (quartiers chics de la fin du xixe siècle ou gated
communities apparues à partir du milieu des années 1980 aux marges de l'agglomération ou sur les bords du Bosphore), au-delà des
différences ethniques.
Depuis 1990, si la croissance par apports extérieurs plafonne (peut-être provisoirement), la croissance naturelle s'infléchit, elle, moins
rapidement ; le taux annuel de croissance de la population du département était de 5,4 % entre 1965 et 1970, de 4,4 % entre 1985 et
1990, de 3,3 % entre 1990 et 2000 ; il est nettement inférieur à 3 % depuis 2000. Métropole rayonnante, Istanbul est aussi un territoire
attractif pour les circulants, de l'intérieur du pays ou de l'extérieur (Europe occidentale, Balkans), population turbulente qui peut
participer par intermittence à son dynamisme. En outre, surtout depuis l'effondrement de l'U.R.S.S. et les guerres en Irak (1991...),
Istanbul est affectée par des mobilités d'étrangers (Iraniens, Pakistanais, Irakiens... ), le plus souvent clandestins, en transit vers
l'Europe riche.
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Une urbanisation non contrôlée
La pression démographique qui s'est exercée à partir des années 1950 n'ayant pas été anticipée, les réponses des pouvoirs publics se
sont révélées très insuffisantes. Il en est résulté un recours aux solutions spontanées, passant par l'accaparement du sol urbain et le
non-respect des règlements et normes techniques. Si on ajoute à cela une forte spéculation sur le sol et la « pierre » induite par une
économie ayant longtemps souffert de l'inflation, on comprend l'ampleur prise par l'illégalité urbaine sous toutes ses formes. Des
gecekondu (maisonnettes sommairement construites avec des matériaux de récupération) aux villas sur les rives du Bosphore, en
passant par les immeubles de 5 ou 6 étages non conformes aux normes sismiques, on peut dire que, au milieu des années 2000, plus
de 60 % des bâtiments de l'agglomération étaient, à l'origine, illégaux. Les mécanismes de légalisation sont cependant nombreux, qui
permettent une « consolidation » − souvent à des fins politiciennes − à la fois juridique (pour le sol et pour le permis de construire
octroyé a posteriori) et physique. Dans ce contexte, les tentatives pour planifier l'extension restent vaines, de même que demeurent
vains les efforts pour préserver les biens publics. Le développement du réseau de transport court après la croissance au lieu de
l'orienter. Le transport collectif en site propre, réduit entre les années 1960 (abandon du tramway) et la fin des années 1980 au seul
train de banlieue (et au funiculaire appelé « tunnel », ouvert en 1875), accuse donc un retard criant. L'ouverture d'un tunnel ferré sous
le Bosphore, programmée pour 2010, oblige cependant à repenser l'ensemble du système de transports, qui repose encore trop sur
l'automobile, même pour le franchissement du Bosphore (par deux ponts mis en service, respectivement, en 1973 et 1988). Toujours
liées au mode dominant (peu contrôlé) de développement urbain, les questions environnementales sont appelées à occuper une place
centrale, qu'il s'agisse de la pollution de l'air − que le passage progressif au gaz naturel pour le chauffage depuis 1996 a sensiblement
réduite −, de celles des eaux (le rattrapage a commencé au milieu des années 1980 pour la Corne d'or) ou des espaces verts. Alors
que les surfaces en forêt ont augmenté à l'échelle de la Turquie depuis l'instauration de la République, elles ont reculé de manière
inquiétante à Istanbul, sous le coup à la fois de l'urbanisation sauvage ou « officielle » et des vendeurs de bois (une part encore non
négligeable de la population urbaine, près de 20 %, se chauffant encore au bois).
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Le rayonnement économique et culturel
Si Istanbul n'est plus capitale politique depuis 1923, l'agglomération est restée le principal pôle économique et culturel de la Turquie.
La polarisation de certaines fonctions sur Istanbul s'est même renforcée à la suite des politiques d'ouverture économique du début des
années 1980. L'économie stambouliote, après s'être émancipée de la tutelle des étrangers et des minoritaires (non-musulmans) dans
les années 1930-1960, a recommencé à s'internationaliser à la fin des années 1980. Le textile compte parmi les piliers de l'économie
stambouliote, du tissage à la confection, avec le secteur de la construction (qui emploie nombre de migrants récemment installés) et le
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tourisme. Si, en 2000, l'industrie occupait 32,2 % de la population active déclarée (pour 34,4 en 1990), les services en occupaient alors
53,3 (pour 51,2 en 1990).
On note, depuis les années 1990, un redéploiement du dispositif industriel des sites des années 1920-1950, comme Kartal,
Zeytinburnu, Bakırköy, Beykoz, la Corne d'or ou Levent, vers des sites plus périphériques (Gebze, Hadımköy, Çorlu, Tuzla...), voire
vers l'étranger (Roumanie, Bulgarie, Russie).
L'essor du tertiaire dit « supérieur », créateur de valeur ajoutée, s'est effectué en parallèle avec la concentration des activités
financières et commerciales de grande distance (plus de la moitié des exportations turques en valeur se font d'Istanbul). L'émergence
de centres d'affaires, d'abord au nord de Taksim, sur un axe parallèle au Bosphore, et d'une offre dans l'immobilier de bureaux signe
cette évolution et les prétentions des milieux politiques et économiques stambouliotes à faire de la ville une place internationale. Le
tourisme d'affaires, de foires et de congrès repose sur une dense infrastructure d'équipements, constitués d'hôtels (du Hilton du début
des années 1950 à la génération des hôtels des années 1990), de palais des congrès et de centres de foires-expositions. La volonté
désormais nettement affichée par Istanbul de devenir une grande place touristique mondiale n'a pas que des effets positifs sur le
« patrimoine bâti », d'une exceptionnelle richesse potentielle : certaines restaurations sont jugées douteuses et les nécessités de
l'économie touristique se déploient parfois aux dépens des héritages eux-mêmes. Le tertiaire dit informel continue à occuper des
masses importantes de nouveaux migrants ou de fonctionnaires en quête d'un revenu complémentaire. Il y avait, en 2004, près de 500
000 vendeurs ambulants dans les rues d'Istanbul.
Aussi, le poids de l'économie non déclarée jette une ombre sérieuse sur le dynamisme stambouliote. Le caractère massif du travail non
déclaré – dans le textile ou la construction – est au fondement de la compétitivité de l'économie urbaine, du fait des coûts relativement
faibles de la main-d'œuvre. Mais il se traduit par une inquiétante dualisation des formes de travail.
Foyer de consommation et d'investissement sans égal dans le pays, Istanbul représente aussi le cœur de la vie culturelle et
médiatique de la Turquie. Depuis l'émergence de médias privés (au début des années 1990), ceux-ci tendent à se concentrer sur le
Grand Istanbul, tout en boudant le centre traditionnel de la presse (jadis situé dans la péninsule) jugé engorgé et inadapté, pour
s'implanter dans de vastes centres périphériques (comme à Bağcılar). Le nombre des universités s'est aussi considérablement accru :
il est de vingt-trois (dont seize privées) en 2006.
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Un État dans l'État
Depuis le coup d'État de 1980 et la loi de 1984 sur les grandes municipalités, Istanbul est doté d'un pouvoir municipal propre, distinct
de la préfecture, émanation du ministère de l'Intérieur. La municipalité du Grand Istanbul est dotée d'un budget considérable qui fait de
la ville une puissance décisionnelle de premier ordre dans le pays, et donc un enjeu politique fort. Ses compétences ont même été
accrues en 2001, dans le cadre de tentatives de décentralisation et, depuis juillet 2004, son territoire de souveraineté a presque doublé
en surface pour dépasser les 5 000 kilomètres carrés. Istanbul est, par ailleurs, depuis le milieu des années 1980, un laboratoire de la
société civile turque, à travers tout un réseau d'associations et de fondations qui aspirent à participer à la vie de la cité. Le tremblement
de terre d'août 1999 semble, à cet égard, avoir accéléré le processus de responsabilisation et d'implication des citoyens, à l'échelle de
leur environnement proche.
 Jean-François PÉROUSE
Bibliographie
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inconnue », in Cahiers d'études de la Méditerranée orientale et du monde turco-iranien, no 24, p. 105, F.N.S.P
C.E.R.I., Paris, 1997.
IZMIR ville
Article écrit par Xavier de PLANHOL
Ville de la côte égéenne de la Turquie, Izmir (anc. Smyrne) était en 1992, avec une population estimée à plus de 2,5 millions
d'habitants, la troisième ville du pays et la deuxième après Istanbul pour ses activités portuaires et économiques. Pour les exportations
(coton, tabac, figues et raisins secs notamment), elle devançait même Istanbul grâce aux produits des riches vallées agricoles de
l'Égéide dont elle est le débouché naturel. Pour les produits manufacturés importés, sa grande foire annuelle (du 20 août au
20 septembre) constitue un important marché de redistribution. Deuxième ville industrielle de la Turquie après Istanbul, Izmir compte
des industries très variées : préparation de produits alimentaires, industries textiles, surtout cotonnières, tabac, produits chimiques,
papier. L'artisanat, toujours vivace, continue à fabriquer les célèbres tapis de Smyrne et des peaux (cuirs). La ville possède une
université et elle est également le siège d'un commandement de l'O.T.A.N.
Sa position, très centrale dans la façade égéenne, favorise le rayonnement de la cité. Elle donne facilement accès aux vallées du
Gediz et du Grand Méandre, voies de pénétration essentielles vers l'Anatolie intérieure ; d'autres voies, par des cols faciles, la
raccordent à l'Anatolie du Nord-Ouest et à la Marmara. En fait, bien d'autres villes furent plus actives pendant l'Antiquité : Éphèse, le
plus grand port de la période hellénistique au débouché du Petit Méandre ; les cités au bas cours du Grand Méandre, Milet et Priène.
Longtemps surclassée par ces rivales, Smyrne dut sa fortune à l'envasement progressif des autres ports, notamment d'Éphèse ;
n'étant pas située au débouché direct d'une grande vallée, elle échappait à cette menace. Sur une côte où l'alluvionnement était
intense, cet avantage capital se maintiendra au long des siècles. Dès l'époque romaine, Strabon la considère comme la plus belle ville
de l'Asie.
Dans les temps modernes, elle compta parmi les Échelles du Levant les plus actives. Aux xviie et xviiie siècles, la réouverture de
l'Anatolie occidentale au commerce européen renforce sa prospérité. À la fin du xixe siècle, la progression du delta du Gediz, qui
débouche à l'entrée du golfe d'Izmir, menace les accès, sinon le port lui-même. Le détournement du fleuve vers le golfe d'Agria en
1886 lèvera cette hypothèque.
La structure de la ville n'a pas changé depuis le ~ ive siècle. Lysimaque la rebâtit à cette époque, sur les flancs du mont Pagos
couronné par une citadelle (le Kadifekale).
À l'ouest de la colline s'étend le quartier d'Esrefpasa. Au nord-ouest se succèdent le quartier du bazar, le port et une première zone
industrielle (surtout industries de conditionnement alimentaire). Plus au nord, une autre zone, en particulier d'industries textiles, couvre
les quartiers d'Alsançak. La ville s'est en outre largement étendue. Cette large extension lui a permis de contourner la baie et
d'englober, sur la rive septentrionale, l'ancienne agglomération de Karsi Yaka. Elle occupe l'intérieur du golfe sur plus de 30 kilomètres
et continue à se développer sur les terrasses en amphithéâtre du mont Pagos.
Karabük ville
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Ville de la Turquie du Nord, Karabük fut choisie en 1935 pour être le premier centre sidérurgique turc. Des raisons stratégiques
poussaient à le mettre hors de portée des canons de marine, danger essentiel à l'époque ; elles expliquent son implantation à
70 kilomètres des côtes de la mer Noire, en arrière mais à proximité du bassin houiller côtier de Zonguldak. Celui-ci fournit le coke
nécessaire à une production de fonte et d'acier. Karabük possède aussi des usines de production de phosphates et d'acide sulfurique.
De 31 000 habitants en 1960, la population est passée à 105 000 habitants en 1990.
KAYSERI ville
Article écrit par Nikita ELISSÉEFF
Le nom moderne de Kayseri désigne l'ancienne capitale de la Cappadoce, baptisée Qaysariyya (Césarée) sous Tibère. Placée au
carrefour des routes reliant les ports de la mer Noire et de l'Égée aux pays de l'Euphrate, elle est située à 1 071 mètres d'altitude au
cœur de l'Anatolie, sur un plateau fertile au nord de l'Erciyas Dag, l'antique mont Argée.
Reconstruite sous Pompée, Kayseri devint une cité romaine pour trois siècles. Après la défaite de Valérien à Édesse en 260, elle fut
occupée par les Perses de Sh?pūr. Au ive siècle, Kayseri, patrie de saint Basile, est un des centres les plus célèbres du christianisme
primitif d'Asie. Intégrée au thème des Arméniaques après la réforme de l'Empire par Héraclius, la ville subit à plusieurs reprises les
attaques des Perses. Aux viie et viiie siècles, Kayseri fut harcelée par des raids arabo-musulmans ; trois siècles plus tard, l'Islam
s'établit en Cappadoce. C'est vers 1067 qu'y apparurent les premières bandes seldjoukides. Le sultan Alp Arsl?n entre en 1070 à
Kayseri et la rattache au sultanat de Rūm. Les croisés l'occupèrent quelque temps en 1097. De 1335 à 1380, Kayseri est la capitale de
la dynastie uyghure des Eretnides, puis le cadi Burh?n ad-Dīn la gouverne jusqu'à ce que le sultan Bayazid s'en empare en 1397 ;
ensuite, elle passe aux mains d'un gouverneur soutenu par les Ak Koyunlu. Profitant du succès mongol à Ankara en 1402, les
Karam?nides annexent la province de Kayseri, qui sera l'enjeu de fréquents conflits. En 1475, Mehmet Fatih prend la ville, dont le
prince devient son vassal. Le sultan Sélim rattache définitivement Kayseri à l'Empire ottoman. Depuis 1923, elle est la capitale d'un
vilayet de la République turque.
On a trouvé à Kayseri des traces de présence hittite (début du Ier millénaire). Les monuments hellénistiques et romains ont presque
entièrement disparu. L'église et le couvent construits par saint Basile constituèrent le noyau de la ville byzantine, dotée d'une enceinte
(peut-être sous Justinien) et à laquelle se superposa la ville musulmane, qui se développa à partir du xiiie siècle. Au nord de la place se
trouve la citadelle (Kale) élevée sur des fondations byzantines. De plan irrégulier, elle est construite en blocs de lave avec dix-neuf
tours carrées ; chacune des deux portes est précédée d'une barbacane à passage coudé. Œuvre des Seldjoukides, elle fut remaniée
par les Danishmendides et restaurée à l'époque ottomane.
On distingue à Kayseri trois groupes de mosquées : celui de la période danishmendide avec l'Ulu Cami, la Grande Mosquée, celui de
la période seldjoukide avec le Külük Camii et la mosquée de Huvant Hatun, enfin celui de l'époque ottomane avec le Fatih Camii et le
Kurshunlu Cami. La Grande Mosquée était au début du xiie siècle le plus vaste sanctuaire de la cité ; quatre rangées de supports,
piliers ou colonnes remployées, y déterminent cinq nefs et neuf travées. Le Külük Camii, construit en 1210, est l'un des plus anciens
oratoires de la ville ; le plan de la salle de prière est classique : cinq nefs recouvertes de berceaux brisés. Le Huyant Camii date de
1237 ; ses murs sont consolidés à l'extérieur par des contreforts, à l'intérieur sept rangées de neuf piliers déterminent les nefs. On
notera que les mosquées médiévales ont un plan type : une vaste salle de prière rectangulaire, partagée en un certain nombre de
nefs ; il y a toujours une coupole devant le mihrab et une autre au centre de la salle recouvrant un espace originellement à ciel ouvert.
À l'époque ottomane, le plan est différent : le sanctuaire comporte une cour, sur laquelle s'ouvre un portique, et une salle de prière
carrée avec coupole sur quatre pendentifs.
Des fort nombreuses madrasas de Kayseri, on retiendra la madrasa de Huvant (peu après 1237), la madrasa Sahibiyé (1268), ainsi
que la madrasa Hatuniyé (1431). Toutes sont conçues selon le plan habituel de la madrasa à cour. Par un haut portail, à voussure
décorée de stalactites, on pénètre dans une cour rectangulaire bordée de trois côtés par un portique, sur lequel s'ordonnent des
pièces ; au fond, dans l'axe d'entrée, s'ouvre la large baie d'un iw?n. Le nombre de ses turbés a valu à Kayseri le surnom de « ville aux
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mausolées ». Le plus ancien, de plan octogonal et couvert d'un toit pyramidal, date de 1238 ; c'est le tombeau de Huvant Hatun. Mais
le plus remarquable est le Döner Künbet, ou « mausolée tournant » (env. 1276), au décor particulièrement riche. Il est de plan
dodécagonal, sur une base carrée où se trouve la crypte renfermant la tombe de la princesse Shah Cihan Hatun, tandis que la salle
funéraire abrite le cénotaphe. À l'extérieur, au-dessus des archivoltes en arc brisé, une zone avec deux bandeaux circulaires ornés
d'arabesques et une corniche alvéolée sont surmontées d'un toit conique. Des palmettes et des oiseaux décorent les faces aveugles ;
sur la porte on voit deux félins fantastiques martelés. Il ne subsiste aucune trace des palais anciens. L'architecture civile est
représentée par les ruines d'un hôpital (1208), par le Bedestan avec neuf coupoles sur pendentifs et par le Vazir Hani, de la fin du xviie
siècle. Kayseri est encore de nos jours une ville d'un haut intérêt historique et archéologique ; à travers ses monuments, en grande
partie restaurés, on peut admirer les thèmes traditionnels de l'art seldjoukide, avec les hauts portails à voussure, les décors des
mihrabs et les bandeaux épigraphiques.
KONYA ou KONIA, anc. ICONIUM ville
Article écrit par Nikita ELISSÉEFF
La ville de Konya, ou Konia, est l'ancienne Iconium, dont l'étymologie est incertaine. Elle est située en Anatolie méridionale, à 1 026
mètres d'altitude sur le plateau des steppes arides de la Lycaonie. Dans cette importante région céréalière, le climat est typiquement
continental. Si l'on en croit une légende phrygienne, Konya aurait été la première ville à émerger après le Déluge. Sur l'actuel Ala etTin Tepesi, la colline de Konya, on a retrouvé des fragments de céramique datant du IIIe millénaire avant J.-C., ainsi que les traces
d'une influence hittite sur la région au IIe millénaire avant J.-C. À partir du iiie siècle, la région connut une profonde hellénisation pour la
langue et la culture, mais les traditions locales furent maintenues, et, dans la seconde moitié du iiie siècle de notre ère, le phrygien était
encore parlé à Konya. Les Romains furent les premiers à exercer une domination effective et à influer sur la civilisation locale. Saint
Paul et saint Barnabé vinrent entre 45 et 47 évangéliser la région, où se trouvaient de nombreuses colonies juives ; saint Paul y passa
en 50 et en 53, et s'adressa alors aux Galates. À l'époque byzantine, Iconium est le centre du thème anatolique. Trois siècles durant,
Konya subit des raids menés par les Arabo-Musulmans, jusqu'à ce qu'ils soient, à la fin du xe siècle, refoulés hors de l'Anatolie. La
progression des Turcs aboutit en 1069 à la mise à sac de Konya par les Seldjoukides, qui, après la bataille de Mantzikert (1071),
chassent les Byzantins de l'Anatolie méridionale et occupent Konya. Un quart de siècle plus tard, les croisés ayant pris Nicée, la
capitale du sultanat de Rūm est transférée à Konya. De 1155 à 1174, elle sera alternativement en conflit avec le basileus Manuel et
Nūr ad-Dīn, l'unificateur de la Syrie. En 1192, Kaykhosraw prend possession de Konya ; alors commence pour la ville une période
florissante dont l'apogée sera marquée par le règne d'Al?' ad-Dīn. Au xiiie siècle, le sultanat de Rūm va être secoué par les rivalités
familiales des Seldjoukides. Un poète mystique, originaire de Balkh, Djal?l ad-Dīn Rūmī Mawl?na (mort en 1273), y fonde à cette
époque l'ordre des Mawl?wiyya, connus sous le nom de derviches tourneurs. Après la dislocation du sultanat de Rūm, Konya décline
et devient une ville secondaire de l'émirat de Karamanie. En 1390, Bayézid Yildirim assiège en vain Konya. Tamerlan, après la victoire
d'Ankara, prend la ville en 1402, puis la restitue aux Karamanides. En 1467, Mehmet II l'intègre à l'Empire ottoman ; elle sera
désormais gouvernée par des princes nommés par la Sublime Porte, et ne connaîtra aucun événement marquant avant 1832, date de
son occupation par Ibr?hīm Pasha ; celui-ci dut évacuer la région sous la pression des grandes puissances européennes. En 1907
commence la construction de la voie ferrée qui devait redonner à Konya sa fonction de carrefour des voies de communication entre
l'Europe et l'Orient, fonction qu'elle avait eue dans l'Antiquité. Depuis la proclamation de la république en 1923, Konya s'est beaucoup
développée et demeure l'une des grandes villes de Turquie.
Sous le règne d'Al?' ad-Dīn Kaykub?d, Konya fut un des centres les plus importants de l'art seldjoukide et connut un éclat particulier.
L'enceinte, dont il reste peu de vestiges, est l'œuvre de ce dernier. Construite avec des matériaux de remploi, elle avait cent huit tours
avec des reliefs d'animaux et des inscriptions encastrées. Sur le tertre de la citadelle se dresse la mosquée d'Al? ad-Dīn Kaykub?d.
Commencée en 1156, elle fut construite en plusieurs campagnes. Dans la partie médiane du sanctuaire primitif s'élève une coupole,
devant le mihrab ; la zone de passage du cercle au carré est constituée de trente-six panneaux en triangles alternés, sauf dans les
angles. La partie orientale du sanctuaire actuel a été construite par un architecte de Damas dans le style syrien. Elle a sept travées
parallèles à la qibla, définies par six colonnades supportant un plafond de bois plat. Le portail de la mosquée, une niche profonde avec
voussoir ogival, est de nos jours muré ; le tympan est décoré de motifs géométriques. Dans la cour se trouvent deux turbés en pierre,
dont l'un est le tombeau de Kilidj Arsl?n II. Les mosquées de Konya se caractérisent par la forme effilée des minarets, avec balcon à
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stalactites, par des portails de pierre imposants, ouvrant dans la façade et pourvus d'un riche décor où se mêlent les motifs
géométriques ou floraux et les bandeaux épigraphiques.
Parmi les édifices remarquables, il convient de signaler la Sirçali Madrasa avec sa salle de prière hypostyle construite en 1242, la
madrasa de Karatay, dont le portail de marbre s'inspire de celui de la mosquée de la citadelle, tandis que la salle de prière est
surmontée d'une coupole à quatre pendentifs. L'Ince Minare Camii présente la façade la plus originale, avec son extraordinaire portail
orné d'éléments sculptés dans la pierre, dont deux larges bandeaux torsadés, encadrant la baie en arc brisé, portent des inscriptions
en caractères naskhi ; un minaret en partie détruit par la foudre en 1901 flanque l'édifice à l'ouest. Il convient de signaler aussi la
Tékiyé de Mawl?n?, un couvent fondé au xiiie siècle ; dans la cour, à côté d'une fontaine, se dresse le mausolée de Djal?l ad-Dīn Rūmī
(1295). Une mosquée construite par Sulayman le Grand et un vaste cimetière complètent l'ensemble de ce lieu de pèlerinage. Les
monuments religieux de Konya ont beaucoup souffert des vicissitudes de l'histoire, mais ce qu'il en reste est suffisant pour donner une
idée de la splendeur de la capitale seldjoukide.
© Encyclopædia Universalis 2008, tous droits réservés
KURDES
Article écrit par Thomas BOIS, Hamit BOZARSLAN, Christiane MORE,
Tous les auteurs
 Christiane MORE,
 Thomas BOIS
Le Kurdistan a fait son entrée sur la scène internationale, après la Première Guerre mondiale et l'effondrement de l'Empire ottoman,
avec le traité de Sèvres, signé en 1920 par les belligérants. Le Kurdistan préconisé dans le traité ne regroupait pas toutes les régions
habitées par les Kurdes de l'Empire ottoman et ignorait ceux de Perse, mais il faisait des « sauvages » décrits par les voyageurs
européens du xixe siècle une entité nationale reconnue. Cependant, le redressement de la Turquie et les convoitises des puissances
étrangères (France et Grande-Bretagne notamment) sur le pétrole du Kurdistan méridional furent des obstacles majeurs à la création
d'un État kurde. Aussi, avec la délimitation des États modernes au Proche-Orient, les Kurdes, qui étaient répartis jusqu'au début du xxe
siècle entre deux empires, se retrouvèrent dispersés principalement entre trois États : Iran, Turquie et Irak, avec une petite minorité en
Syrie et quelques éléments en Transcaucasie soviétique. Le nationalisme kurde se développa alors, face au patriotisme exacerbé de
la Turquie jacobine d'Atatürk, à l'idéologie conquérante de la « Grande Nation arabe » et à la monarchie centralisatrice du chah d'Iran.
Chaque fois que les Kurdes se révoltèrent pour obtenir leurs droits nationaux, leurs gouvernements répondirent par une répression
sévère.
Fort de la sympathie internationale, le nationalisme kurde n'en a toutefois reçu que des appuis limités : jusqu'à l'effondrement du bloc
communiste et à la guerre contre l'Irak (1991), les dirigeants occidentaux refusaient de s'aliéner les pays arabes producteurs de pétrole
et craignaient que le moindre encouragement au séparatisme ne déstabilisât une région voisine de l'Union soviétique. Totalement
enclavés, les Kurdes sont contraints de solliciter l'aide des pays voisins, rivaux de celui auquel ils appartiennent, mais qui eux-mêmes
oppriment leurs citoyens kurdes ; aussi sont-ils à la merci d'un renversement d'alliances. La donne de la question kurde s'est vue
largement modifiée au cours des années 1990. Si cette question reste vivace en Iran, comme en témoigne l'assassinat de dirigeants
kurdes iraniens en Europe (en 1989 et en 1992), c'est surtout en Irak et en Turquie qu'elle s'impose comme source de conflit.
 Christiane MORE
Le peuple kurde a donc aujourd'hui pris conscience de son originalité ethnique et culturelle, même si le pays montagneux qu'il habite
n'a guère favorisé son unité linguistique et même si sa sujétion à divers États au cours des siècles a constitué un obstacle certain à
l'éclosion de sa littérature. Pendant des siècles, les Kurdes instruits écrivirent en arabe, tant leurs ouvrages de théologie, ou de droit, et
même leurs travaux d'histoire, que leurs poésies lyriques et mystiques. Certains se servirent du turc. La majorité préférait le persan
considéré comme plus noble. Les Kurdes sont encore polyglottes et polygraphes.
 Thomas BOIS
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Histoire
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Un peuple sans État
Le « Kurdistan » est un pays sans frontières. Territoire situé au cœur de l'Asie Mineure, peuplé en majorité de Kurdes, il est partagé
entre plusieurs États. En forme de croissant, s'étendant sur 530 000 kilomètres carrés environ de la Méditerranée au golfe Persique, il
part de l'est de la Turquie, entame légèrement le nord de la Syrie, recouvre les régions septentrionales de l'Irak, pénètre en Iran pour
suivre la courbe descendante d'une bonne partie de la frontière jusqu'aux rivages du golfe.
Les chaînes de montagnes du Taurus et du Zagros dominent ce pays fortement escarpé. Deux grands fleuves – le Tigre et l'Euphrate –
prennent leur source en territoire kurde, tandis que leurs affluents arrosent de nombreuses vallées fertiles. Peuple de chasseurs et de
pasteurs (éleveurs de moutons en particulier), les Kurdes cultivent également la terre. Ils en tirent du maïs, du millet et, en quantités
plus substantielles, du riz et du tabac. La vigne produit des crus variés.
En l'absence de statistiques précises, on estime – selon la source – entre 20 et 22 millions le nombre des Kurdes, dont la moitié vit en
Turquie. Leur langue – d'origine indo-européenne – est apparentée au persan moderne. La grande majorité des Kurdes est
musulmane, de secte sunnite.
Deux thèses ont été avancées concernant l'origine des Kurdes : l'une soutient qu'ils appartiennent, au même titre que les Persans, au
groupe indo-européen ; l'autre les apparente aux peuples asianiques autochtones, tels les Géorgiens. Aujourd'hui, il est couramment
admis que des tribus iranisées aient peuplé le Kurdistan dès le viie siècle avant notre ère. De la chute de Ninive en 612 avant J.-C.
jusqu'en 1514, date à laquelle les empires turc et persan se partagent la région, l'actuel Kurdistan est successivement conquis par les
Mèdes, les Achéménides, les Grecs, les Séleucides, les Parthes, les Arméniens, les Romains, les Sassanides (qui se le partagent au
gré des batailles avec les Byzantins), les Arabes, les Bouyides (pour une part), les Seldjoukides, les Mongols et enfin les Turcomans.
Du xvie au xixe siècle, les principautés kurdes se firent souvent la guerre. Et ce n'est qu'au début du xixe siècle qu'un mouvement
nationaliste kurde authentique commença à se manifester. Dès 1804, les révoltes se succédèrent, toujours durement réprimées par la
Sublime Porte. Celle-ci ne put, au cours de la Première Guerre mondiale, rallier à sa cause les populations kurdes disséminées à
travers l'Empire ottoman ; au contraire, elles accueillirent en libérateurs les Anglais à Mossoul (Irak). Le traité de Sèvres (10 août 1920)
combla les vœux des nationalistes kurdes en leur offrant la perspective d'un État autonome. Mais le traité ne fut jamais appliqué,
essentiellement en raison de la farouche opposition d'Atatürk. La victoire remportée par celui-ci contre les troupes grecques ouvrit la
voie au traité de Lausanne (1923) : la Turquie conservait la plus grande partie du Kurdistan, en échange de quoi elle s'engageait à
respecter les libertés culturelles, religieuses et politiques de toutes les minorités.
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Les Kurdes de Turquie
Un an après la signature du traité de Lausanne, le gouvernement turc interdit l'usage de la langue kurde, déporte nombre
d'intellectuels et chefs tribaux en raison de leurs convictions nationalistes. Dès février 1925, les Kurdes se soulèvent dans quatorze
vilayet (divisions territoriales). Le but de l'insurrection est la création d'un État autonome. La répression est particulièrement sévère :
des villages sont incendiés ; des tribunaux militaires spéciaux ordonnent la pendaison, le bannissement, l'emprisonnement d'insurgés.
Les dirigeants du soulèvement, le cheikh Saïd de Pirane et le colonel Khalid Bey, sont exécutés en août 1925.
Au printemps de 1927, un congrès clandestin, qui se tient sur l'Aǧri-Daǧ (mont Ararat), décide de reprendre la lutte armée jusqu'à
l'expulsion des Turcs du Kurdistan. En octobre, le parti Xoybûn (l'Indépendance) est fondé et, peu après, Ihsan Noury Pacha est
nommé à la tête des forces kurdes. Celles-ci livrent bataille à l'armée turque, mais finissent par capituler après un siège d'un an. Noury
Pacha se réfugie en Iran. Ankara en profite pour multiplier les mesures destinées à étouffer le nationalisme kurde.
En 1932, Atatürk décrète que les Kurdes seront désormais désignés comme étant des « Turcs montagnards ». Des dispositions sont
prises pour détruire la société kurde traditionnelle et accélérer le processus d'« assimilation ». La déportation de populations vers des
96
régions peuplées de Turcs provoque en 1937-1938 des révoltes, notamment à Dersim (qui deviendra Tunceli), que l'armée d'Ankara
parvient à réduire. Le 8 juillet 1937, la Turquie, l'Irak, l'Iran et l'Afghanistan concluent le pacte de Saadabad, dont l'article 7 vise à
coordonner l'action des signataires dans leur lutte commune contre la subversion, en particulier kurde.
Après 1945, le gouvernement d'Ankara réduit son emprise sur les populations de l'Est. Mais les jeunes officiers nationalistes qui
s'emparent du pouvoir le 27 mai 1960 entendent, au contraire, consolider l'autorité centrale. Au printemps suivant, huit chefs
traditionnels, déjà exilés à Bursa, sont incarcérés. En guise de protestation contre les procès intentés à quarante-neuf intellectuels, des
manifestations se déroulent le 8 mai 1961 dans plusieurs villes du Kurdistan. Des banderoles proclament : « Nous ne sommes pas
Turcs, mais Kurdes ; le gouvernement doit reconnaître nos droits nationaux. » La police ouvre le feu. Selon une estimation, il y aurait
eu à Mardin cent vingt et un tués et trois cent cinquante-quatre blessés et à Diyarbekir cent quatre-vingt-quatorze tués et quatre cents
blessés. Depuis 1964, cependant, les Kurdes ont bénéficié de la libéralisation progressive du régime politique à Ankara. Ils n'ont pas la
possibilité de s'organiser ; la presse, pourtant, a publié de nombreux articles traitant, non sans sympathie, du nationalisme kurde. Mais
toute publication en langue kurde reste interdite.
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Les Kurdes d'Iran
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La politique antikurde de Reza sh?h
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le général Reza khan – d'abord ministre de la Guerre, ensuite chah d'Iran et fondateur
de la dynastie des Pahlavi – s'applique à renforcer le pouvoir central en brisant celui des chefs de tribus kurdes. Traditionnellement, les
peuples qui forment l'empire persan vivent en bonne entente. Les Kurdes en particulier, considérés comme d'origine iranienne, ne sont
pas persécutés.
Bénéficiant d'une large liberté culturelle, ils vivent dans trois provinces, celle d'Azerbaïdjan (où ils sont minoritaires), de Kermanshah
(où ils sont majoritaires) et du Kurdistan (région administrative entièrement kurde). Cependant, Reza sh?h sévit durement pour
prévenir toute sécession, dans une région où les intrigues étrangères ne sont pas absentes. En 1922, il déporte ou arrête plusieurs
dizaines de chefs de tribus. Il interdit toutes les organisations et associations sociales ou culturelles, de peur qu'elles ne se
transforment en pépinières du nationalisme kurde. Il réprime dans le sang des rébellions locales. En 1934, lors de la visite qu'il rend à
Atatürk, il jette les bases d'une étroite coopération entre Téhéran et Ankara pour la lutte contre les tribus kurdes récalcitrantes.
Parallèlement à la répression, Reza sh?h prend des mesures économiques et sociales pour saper les bases d'un éventuel mouvement
séparatiste. Il confisque des terres, déporte des tribus entières dans des régions où elles ne peuvent exercer une quelconque
influence, en oblige d'autres à se sédentariser. Mais, comme les événements allaient se charger de le démontrer, Reza sh?h ne
parvient ni à détruire les structures tribales ni à étouffer dans l'œuf le mouvement national kurde.
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La république de Mehabad
L'entrée en Iran, le 25 août 1941, des troupes soviétiques et britanniques sonne le glas du régime autoritaire de Reza sh?h qui, trois
semaines plus tard, abdique en faveur de son fils. L'armée persane, en pleine débandade, se désintègre. Les Russes s'installent en
Azerbaïdjan, les Anglais à Diyarbekir Kermanshah. Entre les deux zones d'occupation, les Kurdes se dégagent progressivement de
l'emprise du gouvernement central dont le pouvoir, pratiquement, passe aux mains des collectivités locales. Dans la ville de Mehabad,
en particulier, un homme aimé et respecté de tous, Qazi Mohamed, juge de son état, s'impose comme le chef de la nouvelle
administration. Vers la fin de 1941, il est invité avec d'autres chefs kurdes à visiter Bakou, capitale de l'Azerbaïdjan soviétique, où il est
reçu par le Premier ministre Jafar Baghirov. Ce dernier demeure évasif quand il s'agit des aspirations nationales du peuple kurde, et la
délégation rentre à Mehabad sans avoir obtenu les encouragements espérés.
97
Le 16 septembre 1942, une quinzaine de personnes originaires de Mehabad fondent, dans le plus grand secret, Komele-y jiyanî kurd
(Association pour la renaissance kurde) qui devait, en quelques mois, étendre son influence non seulement en Iran, mais aussi en Irak
et en Turquie. En août 1944, d'ailleurs, des délégués kurdes des trois pays signaient un pacte d'aide mutuelle en vue de la création
d'un « Grand Kurdistan ». En octobre 1944, Qazi Mohamed accepte d'entrer au Komala qui, au mois d'avril, sort de la clandestinité.
Sur l'invitation du gouvernement soviétique, Qazi Mohamed ainsi que d'autres dirigeants kurdes se rendent au début d'octobre à
Bakou. Ils ont droit, cette fois-ci, à un accueil beaucoup plus chaleureux et à des promesses précises d'aide militaire et financière.
Cependant, le Premier ministre azerbaïdjanais Baghirov est d'avis que l'indépendance du Kurdistan sera prématurée aussi longtemps
que les « forces populaires » n'auront pas triomphé également en Irak et en Turquie. Pour Moscou, les Kurdes devraient accepter une
forme d'autonomie au sein de la république démocratique d'Azerbaïdjan, qui devait se constituer le mois suivant dans le nord de l'Iran,
sous la protection de l'Armée rouge.
Et, tandis que les partisans communistes s'emparaient, à la mi-novembre, du pouvoir à Tabriz, le Komala se transformait à Mehabad
en Parti démocratique du Kurdistan d'Iran (P.D.K.I.). Le 17 décembre, le drapeau kurde est hissé sur les bâtiments officiels de
Mehabad. Un mois plus tard, le 22 janvier 1946, Qazi Mohamed proclame, au cours d'une réunion populaire solennelle, la naissance
de la première république autonome kurde. L'armée, embryonnaire, est placée sous le commandement de mollah Mustafa Barzani,
leader kurde d'Irak, qui était venu l'automne précédent à Mehabad, avec une bonne partie de sa tribu. Un affrontement avec une unité
de l'armée iranienne, dépêchée à la fin d'avril sur le territoire de la nouvelle république, s'est soldé par la victoire des forces du général
Barzani.
L'évolution de la situation internationale n'est, cependant, pas favorable au maintien de l'État kurde. Au début de mai, les troupes
soviétiques évacuent l'Iran sous la pression des puissances occidentales. En juin, un accord est conclu entre le régime autonome de
Tabriz et le gouvernement de Téhéran. En août, sur les conseils de Moscou, Qazi Mohamed se rend alors dans la capitale iranienne
pour négocier un modus vivendi. Il rentre à Mehabad sans avoir obtenu satisfaction. À la suite de l'offensive militaire déclenchée le
27 novembre par l'armée iranienne contre les autonomistes azerbaïdjanais, le chef de l'État kurde capitule le 16 décembre. Le 31 mars
1947, Qazi Mohamed ainsi que deux autres dirigeants kurdes sont pendus sur une place publique à Mehabad, celle-là même où
quatorze mois plut tôt la république avait été proclamée.
Depuis, le Kurdistan d'Iran n'a connu que peu de remous. De rares révoltes tribales ont été matées sans difficulté. Des arrestations
dans les milieux nationalistes sont opérées de temps à autre. Mais la paix au Kurdistan d'Iran a été assurée surtout grâce à l'aide
matérielle qui, de 1961 à 1970, a été fournie par le gouvernement de Téhéran aux forces insurrectionnelles dans le Kurdistan d'Irak.
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Les Kurdes d'Irak
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Mollah Mustafa Barzani
Turbulents pour les uns, révolutionnaires pour les autres, les Kurdes d'Irak n'ont cessé, depuis le premier conflit mondial, de guerroyer
tour à tour contre l'Empire ottoman, les forces d'occupation britanniques, le pouvoir central de Bagdad. Pour s'assurer leur concours
pendant la guerre de 1914-1918, les Anglais leur avaient fait de vagues promesses. Mais, ne pouvant compter sur la loyauté des chefs
kurdes de l'époque et ayant, au contraire, trouvé en la personne du roi Fayçal un allié sûr, Londres opte définitivement en 1924 pour un
État arabe, unifié, dans lequel seraient intégrées les populations kurdes. Les révoltes qui se succèdent sont matées le plus souvent par
l'action combinée de la Royal Air Force et des forces irakiennes. Si le chef tribal cheikh Mahmoud Barzinji finit par capituler en 1930,
Mollah Mustafa Barzani parvient, dès 1943, à infliger des défaites cuisantes à l'armée régulière. Le gouvernement de Badgad, contraint
à négocier, multiplie des offres, qui sont rejetées par Barzani. Celui-ci enregistre, cependant, des revers militaires durant l'été de 1945
et, en septembre, se réfugie avec la majeure partie de sa tribu (10 000 personnes, dont 3 000 guerriers) en Iran, où il se met à la
disposition de la république kurde de Mehabad. À la chute de celle-ci, Barzani et ses hommes se frayent un chemin, en se battant, à
travers l'Iran, l'Irak, la Turquie pour se réfugier, en fin de compte, dans l'Azerbaïdjan soviétique.
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Admis en U.R.S.S. le 19 juin 1947, Barzani ne devait revenir dans son pays natal qu'à l'automne de 1958. Le 14 juillet précédent, une
junte révolutionnaire dirigée par le général Abdel Kerim Kassem avait renversé la monarchie pour la remplacer par une république qui
garantissait les « droits nationaux » des Kurdes et des Arabes « au sein de l'entité irakienne » (art. 3 de la Constitution provisoire,
promulguée le 27 juillet 1958).
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La reprise de la guerre
La fraternité retrouvée, dans l'enthousiasme, des deux peuples est de courte durée. Le général Kassem manœuvre pour garder intact
son pouvoir personnel. Il s'en prend à toutes les formations politiques, notamment au Parti démocratique du Kurdistan d'Irak (P.D.K.Irak) qui, autorisé en janvier 1960, est obligé de rentrer dans la clandestinité en mai 1961. Deux mois auparavant, cinq membres de
son comité central avaient été incarcérés, son secrétaire général Ibrahim Ahmed était recherché par la police, et Xebat, l'organe officiel
du parti, était interdit. En août, mollah Mustafa Barzani adresse un ultimatum au général Kassem : il exige la fin de la « période de
transition », le rétablissement de toutes les libertés et l'entrée en vigueur de l'autonomie kurde. Pour toute réponse, le chef de l'État
irakien lance en septembre une offensive contre la région de Barzan.
La guerre, qui devait opposer par intermittence les Kurdes au gouvernement central jusqu'en 1970, venait ainsi de débuter. En une
année, l'aviation du général Kassem détruit cinq cents villages kurdes, pour la plupart au napalm. Néanmoins, les maquisards du
général Barzani parviennent dès août 1962 à contrôler la chaîne de montagnes qui sépare l'Irak de l'Iran, assurant ainsi leurs lignes de
communication avec l'étranger et leur ravitaillement.
Les insurgés kurdes acceptent le 9 février 1963, au lendemain du renversement du général Kassem par le parti
Baas
, de souscrire à un cessez-le-feu. Les hostilités reprennent toutefois en
juin. L'armée irakienne applique la tactique de la terre brûlée, sans réussir pour autant à vaincre les maquisards. Le 10 février 1964,
une nouvelle trêve intervient, également de courte durée puisque les combats reprennent le 28 février 1965. À la suite d'un accord en
douze points conclu le 29 juin 1966 entre le Premier ministre irakien, Abdel Rahman Bazzaz, et Barzani, un troisième cessez-le-feu
entre en vigueur le 4 juillet.
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L'accord de paix du 11 mars 1970
Le retour au pouvoir du parti Baas, en juillet 1968, conduit à la reprise des hostilités à l'automne. Les défaites successives subies par
les forces gouvernementales, ainsi que la discrète intervention d'émissaires soviétiques, ouvrent la voie à la conclusion de la paix le
11 mars 1970. L'accord est fondé sur le principe de l'existence d'une nation kurde et de son droit à l'autonomie. Le 29 mars, cinq
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personnalités kurdes entrent au gouvernement. Cependant, les signes de dissensions entre les deux parties commencent à se
manifester dès l'été. Le P.D.K., notamment, s'abstient en juillet de désigner son candidat à la vice-présidence de la république. D'une
manière générale, les autonomistes kurdes ont la nette impression que le gouvernement de Bagdad n'a pas l'intention de respecter à
la lettre l'accord du 11 mars 1970.
 Éric ROULEAU
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La question kurde après 1970
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En Irak
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Rupture entre le P.D.K. et le gouvernement central
L'accord du 11 mars 1970, considéré par le pouvoir baassiste comme « la solution adéquate au problème kurde », n'avait pas été
accepté par tous les compagnons de Mustafa Barzani. Durant la période transitoire de quatre ans prévue pour préparer la loi
d'autonomie, les clivages s'accentuèrent au sein du P.D.K. Une tendance minoritaire trouvait l'accord satisfaisant et voulait se dégager
de toute aide étrangère (Iran, États-Unis, Israël) dont dépendait, en partie, le mouvement kurde. La majorité pensait que l'accord n'était
qu'une manœuvre dilatoire employée par Bagdad pour arabiser les régions pétrolières du Kurdistan. Ces dissensions furent exploitées
par Téhéran : dès la fin de 1972, Barzani savait qu'il bénéficierait d'une importante aide iranienne, garantie par les États-Unis, au cas
où les hostilités reprendraient.
Les discussions achoppèrent sur divers points, notamment l'appartenance de Kirkouk à la future région autonome, le partage des
revenus pétroliers et les limites du pouvoir régional. Le délai de transition étant écoulé, Bagdad promulgua sa loi d'autonomie le
11 mars 1974, loi qui fut aussitôt rejetée par Barzani, l'autonomie octroyée n'étant que partielle et limitée à quelque 60 % du territoire
revendiqué
reprit
par
le
P.D.K.
Les
Kurdes
le
suivirent
massivement
dans
la
rébellion,
et
la
guerre
. En revanche, plusieurs personnalités du P.D.K. acceptèrent le statut
d'autonomie et constituèrent à Bagdad un P.D.K. probaassiste. Bagdad remplaça les cinq ministres kurdes nommés en 1970 par des
personnalités ralliées, dont un fils de Mustafa Barzani (Obeidullah).
100
L'aide
massive
de
l'Iran
permit
mort »
aux
peshmergas
(maquisards
kurdes,
littéralement :
« au-devant
de
la
) de résister aux grandes offensives irakiennes de l'été, mais transforma
peu à peu la guérilla en guerre de front et accentua la dépendance des rebelles à l'égard de l'Iran dont l'armement moderne leur devint
indispensable. Or, comme le révéla le rapport Pike de 1975 – dû à une commission d'enquête de la Chambre des représentants –, ni
Washington ni Téhéran ne voulaient d'une victoire kurde. Pour le chah, l'aide aux rebelles était une « carte à jouer » dans le différend
frontalier qui l'opposait à l'Irak, tout en lui permettant de museler ses propres Kurdes. L'engagement américain était un service rendu à
l'allié iranien – en qui Barzani n'avait qu'une confiance limitée –, mais aussi à l'allié israélien qui cherchait à contrecarrer l'Irak,
principale composante du Front du refus. Enfin, Washington affaiblissait un pays lié à l'U.R.S.S. depuis 1972 par un traité de
coopération et d'amitié.
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L'accord d'Alger entre l'Irak et l'Iran
En difficulté sur le terrain, Bagdad fit des avances discrètes au chah à la fin de l'hiver de 1974. Celles-ci furent accueillies
favorablement et, le 6 mars 1975, à l'issue d'une conférence de l'O.P.E.P. à Alger, Saddam Hussein, alors vice-président irakien, signa
un accord avec le chah par lequel l'Irak accédait aux revendications iraniennes en abandonnant sa souveraineté sur le Chatt al-Arab
(la frontière sud entre les deux pays était désormais le talweg), l'Iran s'engageant, en contrepartie, à cesser toute aide aux rebelles. La
résistance kurde s'effondra du jour au lendemain. Bagdad créa un no man's land (5 km de profondeur) le long des frontières avec l'Iran
et la Turquie en détruisant des centaines de villages et en colmatant les sources. Le parti Baas assura sa mainmise sur les instances
autonomes par l'intermédiaire du P.D.K. dissident. La population dans sa majorité, par conviction, par fatalisme ou par intérêt, accepta
l'expérience d'autonomie. La plupart des peshmergas profitèrent de l'amnistie accordée par Bagdad pour retrouver leurs activités
professionnelles, et de nombreux intellectuels se mirent au service de la région autonome.
Dès l'automne de 1975, le mouvement kurde tentait de se reconstituer pour reprendre la lutte. Malade et contesté par nombre de ses
anciens compagnons – qui le rendaient seul responsable de la défaite –, mais sollicité par quelques fidèles, Barzani refusa d'en
prendre la direction (il ira se faire soigner aux États-Unis où il mourra en 1979). Le combat des chefs, amorcé pendant ses années de
gloire mais jugulé par sa forte personnalité, conduisit à l'éclatement du P.D.K. et à la création de plusieurs organisations rivales. Deux
d'entre elles se disputèrent la première place au Kurdistan : le P.D.K., repris en main par deux fils de Mustafa Barzani, Massoud et
Idriss (ce dernier mourra en janvier 1987), et l'Union patriotique du Kurdistan (U.P.K.) regroupant, sous la direction de Jalal Talabani,
les opposants historiques de Barzani.
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Rupture de l'accord d'Alger
Les actions de guérilla reprirent en mai 1976, mais restèrent limitées jusqu'au renversement du chah et l'arrivée au pouvoir de
Khomeyni. En offrant l'asile aux opposants de Saddam Hussein, Khomeyni rompait de facto l'accord d'Alger et permettait au
mouvement kurde irakien de prendre un nouvel élan. Cependant, la guerre irako-iranienne (déclenchée par l'entrée des troupes
irakiennes en Iran le 22 septembre 1980) approfondit, dans un premier temps, le clivage entre l'U.P.K. et le P.D.K., en particulier
lorsque Khomeyni porte la guerre au Kurdistan : en contrepartie de l'aide iranienne, le P.D.K. accepte de participer aux combats des
forces islamiques contre les autonomistes kurdes iraniens et contre l'armée irakienne, tandis que l'U.P.K. épaule les frères d'Iran, puis
rompt ses relations avec Téhéran.
En décembre 1983, grâce à la médiation du secrétaire général du P.D.K.I., Abdul Rahman Ghassemlou, Talabani signa avec Bagdad
un accord de cessez-le-feu. Chacun trouvait à la trêve des raisons tactiques : Bagdad devait faire face à une recrudescence des
offensives iraniennes au sud ; l'U.P.K. avait besoin de répit pour réorganiser ses forces qui avaient à combattre non seulement l'armée
irakienne et les milices supplétives kurdes (appelées jash dans tout le Kurdistan, littéralement : « bourricot »), mais aussi ses rivaux
kurdes. Les négociations, qui portaient sur le ralliement de Talabani en échange d'une amélioration de la loi d'autonomie, étaient sur le
point d'aboutir, lorsque, le 17 octobre 1984, Bagdad annonça la rupture, au lendemain de la signature avec la Turquie d'un accord sur
la sécurité des frontières. Autant que les pressions turques (appuyées par les États-Unis), les refus des ultras du parti Baas et des
Kurdes ralliés en 1974 entraînèrent cette rupture. L'U.P.K. retourna alors progressivement dans le giron de Téhéran, dont l'entremise
aboutit, en décembre 1986, à la normalisation des relations entre toute l'opposition kurde irakienne, y compris les groupes islamiques
apparus pendant la guerre. Le 30 juillet 1987 était annoncée la création du Front du Kurdistan irakien (F.K.I.), regroupant les partis
kurdes irakiens laïques dont les objectifs étaient le renversement de Saddam Hussein et le droit à l'autodétermination des Kurdes (le
but étant l'autonomie pour le P.D.K., l'indépendance ou le système fédéral pour l'U.P.K.). Ce Front ne fut mis en place qu'au printemps
de 1988, lorsque le Parti communiste irakien (P.C.I.), principale force non exclusivement kurde au Kurdistan, en devint membre. Dès
lors, peshmergas irakiens (hormis ceux du P.C.I.) et pasdaran iraniens allaient coordonner leurs actions contre l'armée irakienne, dont
la plus importante devait être la prise de la ville kurde de Halabja le 17 mars 1988. En réaction à cette alliance, Bagdad prit des
mesures radicales. Dès avril 1987, l'armée commença à détruire systématiquement les villages kurdes le long des axes routiers.
L'utilisation des armes chimiques dans les zones de guérilla difficiles d'accès fut banalisée dans l'indifférence générale. La
communauté internationale ne commença à s'émouvoir que lorsque le bombardement de Halabja (22 mars) occupée par les pasdaran
eut fait plusieurs milliers de morts
.
Convaincus que Khomeyni ne traiterait jamais avec « le traître Saddam Hussein », l'opposition kurde jouait délibérément la défaite de
l'Irak, en sous-estimant l'appui international dont ce pays bénéficiait, ainsi que l'essoufflement de la République islamique qui allait
subir de graves revers militaires en 1988. Le cessez-le-feu entre l'Iran et l'Irak intervint le 20 août 1988, Khomeyni ayant accepté, le
18 juillet, la résolution 598 du Conseil de sécurité de l'O.N.U. (prise le 20 juillet 1987, cette résolution acceptée par Bagdad mais
102
refusée par Téhéran exigeait un cessez-le-feu immédiat). Désormais, Bagdad avait les moyens de régler ses comptes avec les
Kurdes, « coupables d'alliance militaire avec l'ennemi ». De grandes offensives furent lancées à la fin d'août dans toutes les zones de
guérilla, entraînant l'exode vers le sud-est de la Turquie de plusieurs milliers de Kurdes. À la mi-septembre, le pouvoir central contrôlait
tout le nord du pays. Fut alors systématisée la politique de regroupement des villages frontaliers avec la Turquie et l'Iran (sur une
bande de 30 km de profondeur) dans des zones faciles à surveiller, et de grands centres urbains, au double nom (arabe et kurde),
furent créés. Bien que profondément choqués par les méthodes brutales de « pacification » employées par Bagdad, les Kurdes
doutaient de la capacité de réussite des dirigeants du F.K.I. en exil, et la lassitude tendait à l'emporter sur la révolte. Mais l'aventurisme
de Saddam Hussein qui, le 2 août 1990, envoyait son armée au Koweït, allait leur donner une nouvelle chance.
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Insurrection et négociations
Après la guerre contre l'Irak, les Kurdes irakiens, inspirés par la rhétorique de l'administration Bush, suivirent les shī'ites du Sud dans
leur rébellion. Les chefs du F.K.I. rentrèrent alors d'exil et prirent le contrôle du pays. Mais, dès la fin du mois de mars, le feu vert tacite
donné à l'Irak par les Alliés, qui craignaient la partition du pays, permit à Saddam Hussein de mater la rébellion des Kurdes, après celle
des shī'ites. C'est alors que l'exode vers la Turquie et l'Iran de plus d'un million de personnes mobilisa l'opinion publique internationale,
obligeant les Alliés à intervenir. Les réfugiés bénéficièrent d'abord d'une importante aide humanitaire puis, sous la pression de la
Turquie, elle-même confrontée à une guérilla kurde, l'O.N.U. donnait, le 14 avril, son accord pour la création dans le nord de l'Irak
d'une zone de sécurité sous la protection des Alliés, afin de permettre le retour des réfugiés (opération Provide
Comfort)
. Devant le refus de l'opposition arabe de venir s'installer au
« Kurdistan libéré » et la passivité des Alliés, qui préféraient Saddam Hussein à un éventuel pouvoir shī'ite pro-iranien, le P.D.K. et
l'U.P.K. engageaient des négociations avec Bagdad alors que son armée bombardait encore le Kurdistan. Le cessez-le-feu intervenait
le 18 avril et, le 24, Talabani annonçait la signature d'un accord de principe. Plusieurs délégations du F.K.I., dirigées par Barzani, se
rendirent à Bagdad par la suite. Des divergences d'interprétation apparurent très vite et, tout au long des pourparlers, l'U.P.K. et le
P.D.K. multiplièrent des déclarations contradictoires qui révélaient en fait leur rivalité et, surtout, la lutte entre leurs dirigeants. Principal
initiateur d'un dialogue avec Bagdad, Talabani s'appuyait désormais sur les gouvernements étrangers et optait pour l'intransigeance,
tandis que Barzani, conscient de la précarité des aides extérieures, se montrait désireux de parvenir à une solution négociée.
Sous la pression des Alliés, l'armée irakienne se retirait à la fin d'octobre des villes kurdes d'Arbil et de Soulaymaniya qu'elle occupait
encore, mais imposait un embargo au Kurdistan, auquel le F.K.I. répondait deux mois plus tard par le gel des négociations. La zone
libérée s'étendait au-delà de la région autonome créée en 1974, mais Kirkouk et son pétrole, principal point d'achoppement d'un
accord avec le pouvoir central, en était exclue. L'impasse des négociations, la rivalité entre Talabani et Barzani, et surtout le
durcissement des Alliés envers Saddam Hussein amenèrent le F.K.I. à organiser l'élection d'une Assemblée kurde. Le scrutin eut lieu
le 19 mai 1992, mais il ne trancha pas la prééminence des deux grands partis, ni la stratégie proposée par leurs chefs. Il confirma la
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traditionnelle popularité du P.D.K. en pays kurmancī et celle de l'U.P.K. en pays soranī, la province de la capitale Arbil, à cheval sur les
deux régions, partageant ses voix à part égale (45 % pour chacun). Les petites formations furent laminées, et les mouvements
islamiques, non membres du Front, n'obtinrent que 5 %. Le Mouvement démocratique assyrien (créé par des chrétiens nestoriens en
1979, le M.D.A. participa à la lutte pour la démocratie en Irak et adhéra en 1989 au F.K.I.), qui voulait faire reconnaître pour les
chrétiens le statut de minorité nationale au sein du Kurdistan, obtint quatre députés sur cinq dans le collège chrétien, et son chef fit
partie du premier « gouvernement kurde » mis en place en juin.,
Après sa tournée des capitales occidentales effectuée en août 1992 avec Talabani, au cours de laquelle plusieurs dirigeants (ceux de
la France notamment) les auraient assurés de leur soutien pour une solution fédérale en Irak, Barzani se rallia à cet objectif, malgré sa
préférence marquée pour l'autonomie. Le pas était franchi le 4 octobre 1992 par la proclamation par le Parlement kurde d'un « État
fédéré kurde d'Irak du Nord ».
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Perspectives politiques
Dans le « Kurdistan libéré », depuis une période qui dépasse déjà la durée de la république de Mehabad, la vie s'organise. Les
surfaces cultivées se sont accrues du fait de la liberté de circuler et du retour des Kurdes dans les villages détruits ou évacués par
Bagdad. Un important trafic avec la Turquie et, dans une moindre mesure, avec l'Iran contourne blocus et embargo : des camions
apportent de Turquie diverses denrées au Kurdistan et en Irak et repartent de Mossoul (sous contrôle irakien) chargés de carburant sur
lequel les autorités kurdes prélèvent d'importants droits de douane, leur unique ressource. Ce trafic toléré par les Alliés fut interrompu
une première fois entre le 22 juillet et le 20 août 1992 par le P.K.K. pour protester contre la collusion du F.K.I. et du pouvoir turc. À la
différence de ses voisins, la Turquie, jusqu'à l'ouverture à Ankara de bureaux du P.D.K. et de l'U.P.K. en mars 1991, n'avait jamais
accordé son aide aux divers mouvements kurdes. Une seconde étape dans la coopération fut franchie durant l'été : pour éviter toute
controverse avec les Kurdes irakiens concernant les incursions répétées de son armée contre les camps du P.K.K. implantés pendant
la guerre au nord de leur territoire, Ankara leur apportait une aide matérielle (vivres, médicaments, etc.) et politique (soutien de leur
autonomie de facto d'alors). Cette coopération passive s'est transformée en coopération militaire : à l'instigation d'Ankara, les forces du
P.D.K. et de l'U.P.K. lancèrent, le 3 octobre, une vaste opération de « nettoyage » contre les zones refuges du P.K.K. des confins
turco-iraniens du Kurdistan irakien, tandis que l'état-major turc bouclait les frontières pour empêcher tout repli vers le nord. Cette
guerre fratricide fut suivie par une intervention massive de l'infanterie et des blindés turcs, appuyés par l'aviation.
Les Kurdes irakiens n'auraient-ils pas une fois de plus tiré les marrons du feu pour un État ennemi de leur peuple ? Le 8 octobre, en
réponse à la proclamation de l'« État fédéré kurde », Ankara avait déjà déclaré être « contre toute démarche qui pourrait ouvrir la voie
à la désintégration de l'Irak ». Cette attitude fut réaffirmée le 14 novembre lors de la réunion à Ankara des ministres des Affaires
étrangères des trois puissances régionales rivales ayant des populations kurdes (Turquie, Syrie, Iran), à l'issue de laquelle était
condamnée toute idée de partition de l'Irak et toute forme de fédéralisme qui pourrait aboutir à la création d'un État kurde. Dans cet
environnement hostile, les conquêtes des Kurdes irakiens se révèlent bien fragiles : en font foi les bombardements iraniens des
régions frontalières du Kurdistan irakien à partir de mars 1993, visant tout autant les civils kurdes irakiens que les opposants kurdes
iraniens ; elles le seront plus encore lorsque l'Irak réintégrera la communauté internationale – le 4 mars 1993, la Turquie a déjà envoyé
un chargé d'affaires à Bagdad – et que se refermera le parapluie des Alliés.
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En Iran
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Renouveau du combat autonomiste
104
À la faveur des événements révolutionnaires qui secouèrent l'Iran en 1978 et provoquèrent le renversement du régime impérial les 10
et 11 février 1979, les Kurdes, comme les autres minorités nationales, tentèrent de faire reconnaître leurs droits politiques et culturels.
Quelques
jours
après
les
le
retour
en
Iran
(1er févr.
1979)
de
l'ayatollah
Khomeyni,
autonomistes kurdes lui apportèrent leur soutien tout en lui présentant leurs
revendications, qui demeurèrent ignorées. Parallèlement, ils mirent à profit la confusion des premiers mois de la révolution pour
s'assurer le contrôle du Kurdistan.
Deux organisations politico-militaires dirigèrent principalement le combat autonomiste. Le P.D.K.I., né avec la république de Mehabad
en 1946 et banni sous le régime du chah, réémergea sous l'impulsion d'A. R. Ghassemlou, rentré d'Europe durant l'automne de 1978.
Parti nationaliste dont l'objectif est « la démocratie pour l'Iran et l'autonomie pour le Kurdistan », il recrute essentiellement dans les
classes moyennes en évitant de s'aliéner les forces tribales et les aghas (grands propriétaires terriens). Le Komala, créé
clandestinement en 1969 à Téhéran par des étudiants kurdes d'extrême gauche qui reprochaient au P.D.K.I. « sa passivité et son
nationalisme bourgeois », n'apparut publiquement qu'après la chute du chah et se distingua très vite par son activisme : dans les
régions où il s'imposait (surtout à Sanandadj), il procédait, au profit des paysans, à la redistribution des terres appartenant aux aghas.
Malgré son plan d'autonomie pour les régions non persanes, il ne posait pas le problème du Kurdistan en termes nationalistes, mais en
termes de luttes sociales ; il considérait donc de P.D.K.I. comme un « ennemi de classe ». Les Fedayin du peuple d'Iran, organisation
d'extrême gauche alors très influente, participèrent à la lutte autonomiste jusqu'à leur scission en 1980, qui vit la majorité se rallier au
régime islamique. Face à ces organisations rivales, cheikh Ezzedine Hosseyni, personnalité religieuse de Mehabad, s'affirma par ses
positions autonomistes et laïques comme l'autorité morale de tous.
Khomeyni manifesta très vite son hostilité à toute reconnaissance de particularisme national, pour lui « contraire à l'esprit de l'islam ».
À partir de mars 1979, les combats entre peshmergas et pasdaran alternèrent avec les négociations ou, parfois, eurent lieu
simultanément. Pendant cette période, Téhéran exploita les contradictions de la société kurde en soutenant un petit groupe islamique
antinationaliste et en aidant – comme ses voisins turcs et irakiens – les chefs tribaux et les aghas à mettre en place des milices (jash)
qui se battaient au côté des pasdaran, alors qu'ils avaient soutenu l'ancien régime jusqu'à sa chute.
L'escalade du conflit eut lieu durant l'été de 1979. À la mi-août, Khomeyni déclara la « guerre sainte » aux Kurdes « athées, hypocrites,
séparatistes, agents d'Israël et de l'impérialisme » et interdit leurs organisations. Le 27 août, les autonomistes rencontrèrent à
Mehabad une délégation gouvernementale pour lui proposer un plan de paix qui fut rejeté. En septembre, les forces kurdes
abandonnèrent les villes, dont la défense entraînait de lourdes pertes civiles, pour prendre le maquis. Toutefois, les ponts n'étaient pas
coupés avec Téhéran, et Khomeyni ouvrit de nouveau les négociations alors que les autonomistes avaient regagné du terrain. À la fin
de novembre, à Mehabad, une délégation du P.D.K.I., du Komala et des Fedayin, présidée par cheikh Ezzedine Hosseyni, présenta au
gouvernement un projet détaillé d'autonomie. Pendant les discussions, de nouveaux incidents eurent lieu, et le référendum
constitutionnel du 2 décembre fut largement boycotté par les Kurdes comme par les autres minorités. Le 16 décembre, Téhéran
annonça un projet sur les minorités nationales dans lequel il était question de « confédérations tribales » et d'« autogestion » et non
105
d'autonomie. Ce projet fut rejeté par les dirigeants kurdes. Un conflit naquit alors au sein du P.D.K.I. : sept membres importants, parmi
les cadres les plus à gauche, dont Ghani Boulourian (qui passa vingt-cinq ans dans les prisons du chah), soutinrent le projet de
Téhéran et rendirent les armes. Le P.D.K.I. progouvernemental issu de la scission s'aligna sur le Parti communiste Tudeh qui
cautionnait alors la République islamique, tenue pour le chef de file des pays « anti-impérialistes ». Le P.D.K.-Irak, dont la rivalité avec
le P.D.K.I. date de l'époque de l'alliance entre le chah et Mustafa Barzani, prit le parti de Khomeyni et soutint le P.D.K.I. de Ghani
Boulourian. L'envoi de l'armée au Kurdistan le 20 avril 1980 par le président de la République iranienne, Bani Sadr, marqua la fin des
négociations officielles.
Durant l'automne de 1980, les combats s'intensifièrent entre les peshmergas et les forces islamiques. Pendant deux ans, le Kurdistan
se trouva de fait divisé en deux, les campagnes étant gérées par les autonomistes, les villes et les grands axes routiers se trouvant
sous le contrôle de Téhéran qui multipliait les mesures répressives : blocus économique, exécutions de peshmergas, évacuation de
villages, bombardements, etc. En juillet et en octobre 1983, Téhéran lançait des offensives (Val fajr) d'une grande ampleur sur le front
nord, menant de pair la guerre contre l'Irak, « don du ciel » pour Khomeyni, et la guerre contre les Kurdes. Les « zones libérées » du
P.D.K.I. et du Komala furent réduites à quelques territoires frontaliers, et les quartiers généraux de toutes les organisations
d'opposition à Khomeyni présents au Kurdistan durent se replier, avec la bénédiction de Bagdad, dans la partie sud du no man's land
créé en 1975, occupé par l'U.P.K. À la fin de 1983, Téhéran contrôlait de nouveau l'ensemble du Kurdistan d'Iran et occupait quelques
territoires kurdes en Irak. Les autonomistes abandonnèrent la guerre de front pour pratiquer la guérilla, qu'ils organisèrent avec succès
depuis leurs bases irakiennes. Mais, à partir de novembre 1984, la rivalité entre le P.D.K.I. et le Komala s'aggrava et, jusqu'en 1987,
les combats meurtriers entre leurs peshmergas furent parfois plus fréquents que leurs actions de guérilla.
Des contacts infructueux entre le P.D.K.I. et Téhéran, durant l'été de 1984, fournirent à Massoud Radjavi, chef de l'Organisation des
Moudjahidin du peuple d'Iran (O.M.P.I.), un prétexte pour exclure le P.D.K.I. du Conseil national de la résistance iranienne qu'il avait
créé en juillet 1981, à Paris, avec Bani Sadr en fuite ; le P.D.K.I. y avait adhéré le 27 octobre, mais Fedayin et Komala étaient restés à
l'écart. Cette exclusion mit fin à la période de coopération entre ce qui était, à l'époque, le principal mouvement kurde (80 % des voix
aux élections parlementaires de 1980) et la plus puissante organisation d'opposition iranienne. En proie à des dissensions internes
depuis plusieurs années, le P.D.K.I. fut l'objet d'une nouvelle scission après son VIIIe congrès (janv. 1988). L'aile gauche du P.D.K.I.
reprochait à A R. Ghassemlou son autoritarisme au sein du parti, son éloignement du peuple et ses nombreuses tentatives de
compromis avec le régime islamique. En mars 1988, quinze membres de l'ancienne direction, emmenés par Jelil Ghadani (qui passa
treize ans dans les prisons du chah), créèrent le P.D.K.I.-Direction révolutionnaire. Fort du soutien de nombreux comités de ville, Jelil
Ghadani tenta, à partir de l'été de 1988, de réorganiser la lutte contre le régime en favorisant la coopération des mouvements de
résistance encore actifs au Kurdistan, comme le Komala et l'O.M.P.I. Au contraire, A. R. Ghassemlou, qui estimait que « l'opposition
iranienne n'offrait aucune alternative au régime islamique », cherchait à garder le contact avec Téhéran qui, pensait-il, « du fait de son
incapacité à résoudre les problèmes de l'Iran sera amené à négocier avec les Kurdes ».
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Après le cessez-le feu irako-iranien
Contrairement à l'Irak, la fin de la guerre eut peu d'influence sur le front intérieur iranien. La grande offensive contre les quartiers
généraux des autonomistes annoncée par leurs dirigeants n'eut pas lieu. Les nombreuses exécutions de prisonniers politiques
touchèrent moins les Kurdes que les Moudjahidin, probablement parce qu'ils n'avaient jamais collaboré militairement avec l'Irak.
Cependant, la résistance restait très affaiblie et de nombreux peshmergas abandonnèrent la lutte. Seul le P.D.K.I. put conserver une
audience significative au Kurdistan. Après la mort de Khomeyni (3 juin 1989), .A. R. Ghassemlou proposa des négociations de paix aux
nouveaux dirigeants iraniens, qui répondirent en le faisant assassiner à Vienne (13 juillet 1989). Le P.D.K.I. était décapité et les Kurdes
iraniens perdaient un chef charismatique, le seul de leurs responsables qui fût écouté des dirigeants et des médias occidentaux. Après
avoir absous le meurtre de Ghassemlou, la raison d'État a également absous celui de son successeur, Sadegh Sharafkandi, en
septembre 1992 à Berlin. En 1993, les peshmergas lançaient encore quelques opérations d'envergure, mais la lutte politique est
devenue prioritaire dans un Kurdistan totalement contrôlé par le pouvoir central et oublié de la communauté internationale. Il est vrai
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que l'Iran a choisi le « bon camp » lors de la guerre contre l'Irak et que les puissances occidentales ne s'intéressent aux Kurdes que
dans la mesure où ils s'opposent à leur ennemi du moment (hier l'Iran, aujourd'hui l'Irak). De même, en 1993, Téhéran pouvait
bombarder à plusieurs reprises les quartiers généraux de ses opposants kurdes, pourtant situés dans la zone de sécurité des Kurdes
irakiens, sans que les Alliés ne réagissent.
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En Turquie
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Renaissance et écrasement du mouvement kurde
En 1965, le Parti démocratique du Kurdistan de Turquie (P.D.K.T.) fut créé clandestinement, à l'image du P.D.K., alors que la
popularité de Mustafa Barzani était à son apogée. Les éléments de la gauche kurde, qui le jugeaient trop conservateur, ne le
rejoignirent pas ; ils préférèrent militer au sein du Parti ouvrier de Turquie (P.O.T.), alors seul parti légal de la gauche turque. À partir
du printemps de 1969, la jeunesse révolutionnaire kurde s'organisa dans les D.D.K.O. (foyers culturels révolutionnaires de l'Est ;
« Est » pour « Kurdistan », ce dernier mot étant interdit) qui essaimèrent dans les villes kurdes et furent tolérés par le pouvoir. Mais le
coup de force du 13 mars 1971 ramena les militaires au pouvoir : D.D.K.O. et P.O.T. furent dissous, ce dernier étant notamment
accusé d'« activités séparatistes prokurdes » pour avoir adopté, lors de son IVe congrès (oct. 1970), une résolution concernant le
peuple kurde.
Après le retour à la démocratie, marqué par les élections législatives d'octobre 1973 et l'amnistie générale qui s'ensuivit, le mouvement
kurde se radicalisa pour devenir indépendantiste et marxiste-léniniste. La plupart des responsables des organisations kurdes qui furent
alors créées clandestinement avaient fait leur apprentissage politique dans les D.D.K.O. ou le P.T.O. En marge de ces organisations et
dès l'origine en conflit avec elles, le P.K.K. émergea à la fin de 1978, sous l'impulsion d'Abdullah Öcalan – dit Apo –, qui prônait le
recours à la « terreur révolutionnaire » contre la droite turque et contre les aghas, traditionnellement du côté du pouvoir. À la fin des
années 1970, le Kurdistan fut le théâtre de règlements de comptes meurtriers, non seulement entre indépendantistes et partisans du
pouvoir central, mais aussi entre formations rivales, particulièrement le Parti socialiste du Kurdistan de Turquie (P.S.K.T.), qui avait
alors une large audience, et le P.K.K., qui cherchait à le supplanter.
La situation économique désastreuse de la Turquie entraîna le développement des mouvements extrémistes dans tout le pays, qui se
trouva confronté quotidiennement aux assassinats politiques. Le 12 septembre 1980, l'armée prit le pouvoir, déterminée à extirper le
terrorisme. Les organisations kurdes furent dissoutes et démantelées par des arrestations massives et l'exil de leurs dirigeants. La
Constitution turque de 1982 et la loi sur les partis de 1983 exclurent les Kurdes du bénéfice des libertés d'expression, de réunion et
d'association, et même l'usage de la langue kurde en privé fut pénalisé (loi de 1983 sur les langues interdites). Toutes ces mesures
édictées pour étouffer la prise de conscience de l'identité kurde, au moment où les Kurdes irakiens et iraniens combattaient pour
l'autonomie, favoriseront l'implantation en Anatolie orientale de l'organisation kurde la plus extrémiste, le P.K.K.
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La lutte armée du P.K.K.
Bien que le plus durement touché par la répression, le P.K.K., dont le chef se trouvait au Proche-Orient lors du coup d'État de 1980,
parvint seul à se réorganiser au niveau militaire. Les « apocular » (disciples d'Apo) s'entraînèrent d'abord dans les camps palestiniens
de Beyrouth, puis, après l'invasion israélienne du Liban (1982), des camps d'entraînement furent installés dans la Bekaa libanaise
sous contrôle syrien. En 1983, des bases furent installées dans les maquis du P.D.K.-Irak situés dans le no man's land de la frontière
turco-irakienne. L'armée turque intervint en juin pour les détruire et faire pression sur Barzani, alors allié du P.K.K. (la rupture aura lieu
107
en juin 1985). Estimant, contrairement à l'ensemble des autres organisations kurdes, que les conditions étaient réunies pour mener
une lutte armée, le P.K.K. déclencha la guérilla le 15 août 1984. Ankara riposta par de nombreuses mesures prises autant pour
intimider la population que pour étouffer la guérilla. Regrettant que la guerre entre l'Iran et l'Irak empêchât les deux États de maintenir
l'ordre dans leurs provinces frontalières, la Turquie fut à l'origine d'accords anti-Kurdes sur la sécurité des frontières, d'abord avec l'Irak
(oct. 1984), ensuite avec l'Iran (mai 1985), mais celui-ci a démenti, enfin avec la Syrie (juill. 1987). La création, en 1985, de milices
kurdes, les « protecteurs de villages », pour renforcer les forces militaires omniprésentes en pays kurde, exacerba la violence du
P.K.K. : ces « protecteurs » – assez largement rétribués dans une région de chômage endémique – devinrent ses cibles privilégiés, et
ni les femmes ni les enfants ne furent épargnés. D'autres mesures répressives (brigades antiterroristes, évacuation des villages
frontaliers, etc.) furent mises en place contre les apocular, qualifiés par le pouvoir et la presse turcs de « brigands séparatistes », de
« terroristes sanguinaires », etc., sans parvenir à enrayer la guérilla. En vertu du droit de poursuite conféré par les accords avec l'Irak
et l'Iran, la Turquie fit plusieurs incursions au Kurdistan irakien et, plus discrètement, au Kurdistan iranien. En juillet 1987, Ankara levait
l'état de siège dans les quatre provinces où il était encore en vigueur depuis 1978, mais imposait un « état de siège déguisé » en
créant une sorte de « supergouvernorat » du Sud-Est regroupant huit des provinces revendiquées par les séparatistes, sous l'autorité
d'un « superpréfet » (gouverneur de coordination) dont les pouvoirs exceptionnels s'étendent à trois provinces limitrophes (bases de
soutien logistique). Convaincu que l'irrédentisme kurde était dû uniquement au sous-développement économique du Sud-Est anatolien,
le gouvernement turc a été conduit, parallèlement à la répression, à accélérer la réalisation d'un ambitieux programme de
développement hydro-agricole : Güneydoǧu Anadolu Projesi (G.A.P.). La création de nouvelles richesses dans cette région, longtemps
négligée par le pouvoir central, devrait, selon Ankara, favoriser l'assimilation des « montagnards réfractaires ». Refusant que la place
prise sur le terrain et sur le plan international par le P.K.K. ne confère à ce dernier un rôle de porte-parole, huit organisations kurdes de
Turquie en exil tentèrent, autour de Kemal Burkai, chef du P.S.K.T., de donner une nouvelle impulsion à la lutte politique, en créant, en
juin 1988, le Tevger (Mouvement de libération du Kurdistan). Contrairement aux organisations du P.K.K., le Tevger a trouvé peu d'écho
dans la presse turque et, coupé de l'intérieur, il est resté sans lendemain. Le P.K.K., qui s'était aliéné bien des sympathies par ses
méthodes et son discours, était devenu le seul représentant des victimes du système économique turc – capitalisme sauvage qui ne
laisse aucune chance aux régions défavorisées. Surtout, il était mis à son actif d'avoir placé le problème kurde sur la scène nationale
et fait connaître l'existence des Kurdes de Turquie à la communauté internationale qui semblait l'ignorer. Désormais, la presse turque
utilisait, pour dénoncer la guérilla, le mot « kurde », tabou depuis 1924, et le problème kurde était abordé dans tous les milieux de la
vie publique, tandis que l'arrivée de réfugiés du Kurdistan irakien, fuyant les forces de Bagdad en 1988, était l'occasion de déclarations
de Turgut Özal, alors Premier ministre, qui n'hésita pas à parler des Kurdes, sans avoir recours aux périphrases officielles. Considérant
cette nouvelle approche de la question kurde comme une victoire du P.K.K., Abdullah Öcalan commença à infléchir son discours à
partir de juin, 1988 : jusqu'alors partisan intransigeant de l'indépendance et de la réunification du Kurdistan, il faisait savoir qu'il était
favorable à une fédération turco-kurde, « si la Turquie devenait une vraie démocratie ».
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Escalade de la violence
Depuis 1990, le développement de la guérilla a conduit Ankara à accentuer sa politique de répression indiscriminée (assassinats
politiques, destructions de villages, arrestations de sympathisants supposés du P.K.K., torture, répression de manifestations
pacifiques, etc.) couverte par des lois d'exception : décrets-lois 413 et 424 (9 avr. et 9 mai) qui accroissent les pouvoirs
discrétionnaires du superpréfet ; suspension de la convention des droits de l'homme dans les régions du Sud-Est (sept. 1990) ; loi
« antiterreur » du 12 avril 1991 qui permet l'usage en privé du kurde, mais réintroduit et punit sévèrement les délits d'opinion
(revendication de l'identité kurde) qu'elle était censée supprimer et aboutit à absoudre les tortionnaires. Les autorités, qui ont toujours
nié l'impact populaire du P.K.K., dénoncent désormais un complot « visant à l'intégrité territoriale de l'État » et sont entendues de
l'Occident pour qui les Kurdes d'Irak sont des « victimes », et les Kurdes de Turquie des « terroristes ». À partir d'août 1991, de
nombreuses opérations aéroterrestres sont lancées contre ses camps du Kurdistan irakien avec l'accord tacite de la force
d'intervention rapide, chargée de protéger les Kurdes irakiens et non leurs frères de Turquie. En mauvais termes avec le chef du
P.K.K., qui les qualifie de « traîtres » et de « chefs tribaux » au service de Washington, mais aussi pour protéger leurs acquis, Talabani
108
et Barzani s'engagent auprès des autorités turques à empêcher les apocular d'agir à partir de leur territoire. Cependant, quelques
journaux kurdes sont autorisés à paraître en avril et, en mai, un Institut kurde (au nom turc) est inauguré à Istanbul.
Le nouveau gouvernement issu des élections législatives d'octobre 1991 fit naître l'espoir d'une solution politique au problème kurde.
Cependant, malgré les promesses de démocratisation et la reconnaissance par le nouveau Premier ministre, Suleyman Demirel, de la
« réalité kurde », la logique militaire continuait à prévaloir au Kurdistan (régions entières vidées de leur population ; villes considérées
comme des bastions du P.K.K., en grande partie détruites, etc.). Les défenseurs de l'identité kurde étaient toujours poursuivis pour
« atteintes graves à l'intégrité de la nation et à l'unité de la nation », lorsqu'ils n'étaient pas assassinés par la contre-guérilla turque.
Finalement, le 30 septembre 1992, Suleyman Demirel affirma qu'il n'y avait pas de solution politique à la question kurde. Auparavant (2
avril), le procureur de la Cour de sûreté d'État avait demandé la levée de l'immunité parlementaire des députés kurdes du Parti du
travail du peuple (H.E.P. créé en juin 1990), démissionnaires du S.H.P., membre de la coalition gouvernementale, sous les couleurs
duquel ils avaient été élus (les règles établies avaient écarté du scrutin le H.E.P.). Accusé d'être un paravent du P.K.K., le H.E.P., qui
tentait vainement de favoriser un débat parlementaire sur la question kurde pour trouver une solution pacifique dans le cadre des
frontières existantes et prônait le dialogue entre le P.K.K. et le pouvoir, fut interdit le 15 juillet 1993 par la Cour constitutionnelle turque.
Pour conserver leur siège, les députés kurdes avaient démissionné du H.E.P. en septembre 1992 et s'étaient regroupés le 7 juillet
1993 au sein du Parti de la démocratie (D.E.P.), fondé en mai 1993 en prévision de la sentence, mais ils sont menacés d'être éliminés
physiquement par les forces paramilitaires. Cette politique n'a d'autre effet que de jeter dans les bras du P.K.K. une portion de plus en
plus large de la population – toutes couches sociales et sensibilités politiques confondues – qui, après des années de répression, n'a
plus aucun espoir de se faire entendre, et de lui amener de nouvelles recrues des Kurdistans iranien et irakien qui désapprouvent
l'entente entre Ankara et le F.K.I. Alors que, pendant longtemps, la majorité des Kurdes n'ont demandé que la reconnaissance de leur
identité, beaucoup commencent à se rallier à l'idée d'indépendance. La guérilla du P.K.K. est devenue une véritable révolte populaire,
qui risque de se transformer en conflit interethnique (Kurdes et Turcs) si Ankara persiste à refuser le dialogue.
 Christiane MORE
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La question kurde après la guerre du Golfe
La donne de la question kurde, l'une des questions majeures du Proche-Orient depuis les années 1920, s'est vue largement modifiée
au cours des années 1990. Si cette question reste vivace en Iran, comme en témoigne l'assassinat de dirigeants kurdes iraniens en
Europe (en 1989 et en 1992), c'est surtout en Irak et en Turquie qu'elle s'impose comme source de conflit. La guerre du Golfe (1991)
joua un rôle décisif dans cette évolution.
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L'évolution de la question kurde en Irak
Les Kurdes irakiens virent dans cette guerre l'occasion d'en finir avec le pouvoir ba'athiste qui avait eu massivement recours aux
armes chimiques contre eux. Encouragés par les appels américains à renverser Saddam Hussein, ils se révoltèrent en mars-avril 1991
comme les shi'ites au sud. Ces révoltes ne furent cependant pas soutenues par les alliés et furent écrasées par les gardes
républicains. La répression réveilla les craintes d'un nouveau recours irakien aux armes chimiques, provoquant la fuite de deux millions
de personnes vers la Turquie et l'Iran.
Les deux révoltes ne connurent cependant pas le même destin : alors que les shi'ites étaient écrasés à l'abri des regards extérieurs,
l'exode kurde se déroulait devant les caméras, ce qui contribua à mobiliser les opinions publiques occidentales. Cette médiatisation fut
un facteur du fléchissement de la position américaine. Pressé par la France et la Turquie, Washington accepta de décréter la zone au
nord du 36e parallèle « zone protégée », interdite à l'armée irakienne. La résolution 688 du Conseil de sécurité de l'O.N.U. (avril 1991)
ratifia cette décision, appuyée par l'opération « Provide Comfort », destinée à assurer le retour des réfugiés. Une force alliée (« Poised
Hammer ») fut chargée de protéger le personnel de l'O.N.U. et la population civile. La mise en place de ces mesures coïncida avec le
retrait de l'administration irakienne, la zone s'élargissant de facto pour inclure la province de Suleymaniyeh.
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Autonomie de fait et guerre fratricide
Ainsi, l'opération « Provide Comfort » donna naissance à une autonomie de fait du Kurdistan d'Irak, concrétisée d'abord par le transfert
de l'autorité du pouvoir ba'athiste au Front du Kurdistan, qui regroupait les principaux partis kurdes, puis par l'organisation d'élections
régionales (19 mai 1992). Les résultats de cette consultation, donnant une courte avance au Parti démocratique du Kurdistan (P.D.K.)
de Massoud Barzani, furent « réajustés » pour permettre une égale représentation entre ce parti et l'Union patriotique du Kurdistan
(U.P.K.) de Jalal Talabani.
Le gouvernement issu de ces élections promit de s'atteler à des tâches hautement symboliques : reconstruction économique,
organisation d'une armée unifiée, proclamation d'un État fédéré... Mais le statu quo, basé sur le partage du pouvoir entre les deux
formations, ne pouvait durer. Le problème de la redistribution des ressources douanières (entre 100 000 et 200 000 dollars par jour), la
rivalité entre les deux formations, les divisions linguistiques (kurmandji-sorani) étaient autant de sources de tensions. La présence de
quelque 200 000 miliciens dans les villes, signe d'une économie de prédation, l'attitude à adopter face au Parti des travailleurs du
Kurdistan (P.K.K.) qui tentait d'utiliser la région comme base arrière contre la Turquie... constituaient d'autres facteurs de conflit.
Ces tensions finirent par provoquer des affrontements entre les deux formations à partir de 1994 et bloquèrent le gouvernement local.
La guerre interne fit, jusqu'à son arrêt en 1998, plusieurs milliers de morts avant d'aboutir à un partage de fait du Kurdistan, entre le
P.D.K. contrôlant la région kurmandji (au nord, autour de Zakho) et l'U.P.K. dominant la région soran (au sud, autour de
Suleymaniyeh), ainsi qu'à certains moments la ville d'Erbil, siège du gouvernement.
Ces affrontements s'inscrivirent aussi dans des logiques d'alliances régionales. L'U.P.K. se rapprocha de Téhéran, alors que le P.D.K.,
s'affrontant militairement avec le P.K.K., se trouva allié de fait avec la Turquie. Ces alliances allaient de pair avec la présence militaire
des deux pays dans la région. Prétextant les activités des combattants kurdes d'Iran, Téhéran organisa plusieurs expéditions militaires
au Kurdistan d'Irak, alors que celles de la Turquie, mobilisant parfois plus de 50 000 hommes, devinrent plus fréquentes, les
organisations kurdes ne disposant d'aucun moyen pour s'y opposer.
Dans cette situation conflictuelle, Bagdad, dont la présence sur le terrain, via ses services secrets, ne cessa jamais, devenait
également une force régionale, donc un allié potentiel. Ainsi, face aux pressions militaires de l'U.P.K. soutenue par Téhéran, Massoud
Barzani fit appel en août 1996 à Saddam Hussein. Les gardes républicains entrèrent alors à Erbil, provoquant la fuite de l'U.P.K.,
chassée rapidement aussi de Suleymaniyeh. En soutenant ponctuellement une formation kurde, Bagdad poursuivait deux buts :
montrer qu'il restait, en dernière instance, l'acteur incontournable de la scène kurde, et mettre un terme au dispositif de la C.I.A. dans
la région et aux activités des opposants arabes au régime. Ainsi, les structures du Congrès national irakien, d'Ahmad Tchalabi, furent
démantelées, plusieurs centaines d'opposants enlevés ou exécutés.
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Les accords de Washington
L'intervention de Bagdad ne mit pas fin à la guerre fratricide, qui connut d'autres volte-face (« reconquête » de Suleymaniyeh par
l'U.P.K., usage de missiles...). Mais l'alliance d'un parti kurde avec ce régime honni apparut comme un échec moral aux yeux de la
population. De même, elle intensifia la pression des États-Unis sur les deux formations, les obligeant à entamer des négociations sous
les auspices du département d'État. Les accords, dits de Washington, signés en septembre 1998, prévoyaient un égal accès aux
ressources financières pour chaque parti, ainsi que l'organisation d'élections libres, mais entérinaient de fait le partage du Kurdistan en
deux. En effet, ces élections seront plus destinées à accorder un statut de neutralité à la ville d'Erbil qu'à instaurer un réel
gouvernement local. Pour Washington, la stabilité ainsi obtenue ferait de nouveau du Kurdistan irakien un bastion contre Bagdad.
Avec l'arrêt des hostilités obtenu par ces accords, la région connaît un regain d'activité aussi bien économique (elle profite de 13 % du
programme d'échange « pétrole contre nourriture ») que politique et intellectuel (128 périodiques...). Si l'autonomie par rapport à
Bagdad gagne ainsi chaque jour en visibilité, elle est cependant marquée d'incertitudes. Les relations entre l'U.P.K. et le P.D.K. restent
110
tendues. Face à leur échec politique depuis plusieurs années, d'autres acteurs, notamment islamistes, occupent le terrain. La présence
militaire de l'Iran, du P.K.K. et de la Turquie représente toujours une source d'instabilité. Enfin, l'avenir de la région dépend de
l'évolution de la situation irakienne. Or force est de constater que, une décennie après la crise du Golfe, la politique américaine se
borne à l'ajournement, aucune solution ne se dessinant à l'horizon.
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L'évolution de la question kurde en Turquie
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Intensification de la guérilla au Kurdistan de Turquie
La guerre du Golfe modifia également la situation au Kurdistan de Turquie. De 1984, date de son commencement, à 1991, la guérilla
du P.K.K. avait déjà fait 3 000 morts. L'organisation d'Abdullah Öcalan mit à profit la situation conflictuelle au Kurdistan d'Irak pour y
installer ses bases arrière, mais la répression turque s'accrut parallèlement, jusqu'à s'apparenter, selon la définition de l'état-major, à
un « conflit de basse intensité ». Le bilan en est lourd depuis 1991 : 30 000 victimes, sans compter la destruction de plus de 3
000 villages et le déplacement de quelque trois millions de personnes. Au cœur de son dispositif répressif, Ankara constitua des
milices tribales kurdes (75 000 »protecteurs de village » armés et salariés par le pouvoir), et des « escadrons de la mort »
(responsables de quelque 2 500 meurtres, recrutant au sein des services de sécurité, de la droite radicale et de la mafia). L'une et
l'autre de ces forces transforment la guerre en une « rente sécuritaire », assombrissant les perspectives d'une solution pacifique. Enfin,
la « guerre kurde » constitue l'une des sources des difficultés économiques du pays, puisqu'elle coûte 10 milliards de dollars par an.
L'intensification de la guérilla ne saurait s'expliquer par une seule raison. Ses succès sont dus, entre autres, aux soutiens régionaux
(Syrie, Iran) qu'elle a pu s'assurer mais aussi à sa capacité d'offrir des moyens d'ascension à ses chefs militaires. La raison principale
de sa reproduction et de sa popularité au sein de la population kurde réside cependant dans la rigidité du système politique turc, qui ne
parvient pas à satisfaire la demande d'intégration de l'opposition kurde. Le refus de l'État turc de reconnaître comme légitime la
distinction culturelle, ainsi qu'une autonomie administrative qui aurait pu être obtenue par la décentralisation, pousse nombre de jeunes
à renforcer les rangs du P.K.K. Ainsi, cette organisation, marginale au début des années 1980, parvint à s'imposer comme l'acteur
principal de la scène kurde, quitte à user de la violence contre les réels ou supposés collaborateurs du régime ou contre ses propres
dissidents. Par sa capacité à opposer une résistance violente à l'État, elle se fit accepter comme l'expression de l'identité kurde déniée.
Dès les années 1990, la nécessité de trouver une solution politique à la question kurde qui romprait avec le nationalisme officiel
(« heureux celui qui se dit Turc ») se fit sentir. Désireux d'imposer la Turquie comme un acteur régional, le président turc Turgut Özal
(1989-1993) formula le besoin de réformes internes. Tout en prônant le déplacement des Kurdes vers les régions turques, à l'ouest, et
l'accélération de leur assimilation, Özal proposait de rompre avec la doctrine kémaliste, d'amnistier les membres du P.K.K. et de leur
permettre une représentation politique en contrepartie de leur renoncement à la violence. Plus important encore, il envisageait de
décentraliser le pays en transférant de larges pouvoirs à des assemblées et gouverneurs régionaux qui seraient élus par la population.
Grâce à ses relations avec Talabani, Özal établit des liens indirects avec Öcalan et obtint un cessez-le-feu unilatéral (mars 1993). Le
pouvoir choisit cependant d'ignorer la trêve et les projets d'Özal ne survécurent pas à sa mort, en avril 1993. Le P.K.K., à son tour,
contribua à la dégradation de la situation : l'exécution, sur l'ordre d'un commandant régional en rupture de ban avec Öcalan, de plus de
trente soldats désarmés, fournit à l'armée le prétexte pour rejeter toute offre venant de la guérilla.
L'échec du cessez-le-feu aboutit à la recrudescence de la guérilla et au durcissement d'Ankara. Le renforcement de la suprématie de
l'armée, notamment du Conseil national de sécurité, sur le système politique alla de pair avec la popularité croissante du discours ultranationaliste dans l'opinion publique. Ainsi, des violations flagrantes des droits de l'homme – condamnées y compris par certains
membres du gouvernement – furent présentées par l'armée comme le prix de la légitime défense de la nation et de la patrie. D'autres
facteurs contribuèrent également au repli du système politique sur lui-même : la montée de l'islamisme – l'autre « ennemi intérieur » –
et la révélation de scandales entourant les « escadrons de la mort », qui impliquaient également la haute bureaucratie civile et militaire,
entraînèrent l'escalade des surenchères nationalistes contre le P.K.K., ou « laïcistes » contre les islamistes. Par la mise en œuvre,
111
dans la gestion de chacun de ces deux dossiers, d'une « stratégie de crise », l'armée parvint à légitimer sa domination sur le système
politique.
Cette évolution réduisit considérablement la marge de manœuvre de l'opposition légale kurde, qui persista cependant. En 1991, le
Parti du travail du peuple (H.E.P.) parvint à envoyer une vingtaine de députés à l'Assemblée nationale, élus sur une liste socialedémocrate. Mais il fut interdit par la Cour constitutionnelle en 1993. Le deuxième avatar du mouvement légal kurde, le Parti de la
démocratie (D.E.P.) connut un sort tragique : quelque soixante-dix de ses membres, dont un député, furent assassinés par les
escadrons de la mort. Les députés du H.E.P., passés sous étiquette D.E.P., virent leur immunité parlementaire levée en mars 1994.
Plusieurs d'entre eux furent condamnés à de lourdes peines de prison en décembre 1994. La troisième tentative légale, le Parti de la
démocratie du peuple (H.A.D.E.P.), représentant 4,8 % de l'électorat et gérant plusieurs dizaines de municipalités, risque à son tour
d'être frappé d'interdiction. La plupart de ses maires sont poursuivis par la justice.
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L'arrestation d'Öcalan
C'est dans ces conditions de blocage, que deux nouveaux cessez-le-feu unilatéraux du P.K.K. ne purent assouplir, que la Turquie
entama, en 1998, la traque contre Abdullah Öcalan. Sous la houlette de Hüseyin Kivrikoglu, le nouveau chef d'état-major, les pressions
exercées sur la Syrie, accompagnées de menaces de guerre, se soldèrent par l'expulsion d'Öcalan de ce pays. Après un séjour en
Russie, Öcalan demanda l'asile politique en Italie. Les pressions américaines et l'incapacité de l'Union européenne à adopter une
position commune sur cette affaire contraignirent Öcalan à quitter Rome. Il fut finalement livré à la Turquie, après son enlèvement au
Kenya où il avait trouvé refuge à l'ambassade de Grèce. Au cours d'un procès à la sauvette, où il plaida pour la vie sauve (« pour
résoudre pacifiquement la question kurde et obtenir de ses militants d'abandonner la lutte armée »), il fut condamné à mort en juillet
1999.
L'arrestation d'Öcalan et surtout sa mise en scène – elle fut présentée comme un acte de vengeance de l'État et du nationalisme turc
contre le nationalisme kurde et la kurdicité – furent vécues par nombre de Kurdes comme une humiliation, provoquant une nouvelle
vague de radicalisme parmi les jeunes. Au-delà d'actes isolés mais significatifs (plusieurs personnes s'immolèrent par le feu), les
combats entre les militants du P.K.K. et l'armée redoublèrent d'intensité, et de nombreux attentats – dont celui d'Istanbul qui fit douze
morts, le 13 mars 1999 – furent organisés, vraisemblablement, par des jeunes Kurdes n'appartenant pas au P.K.K.
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La guerre d'Irak et les transformations de l’espace kurde
De 1999 à 2003, l'espace kurde traversa une période de calme relatif : l'appel d'Öcalan (condamné à mort en 2002, peine commuée en
prison à vie) à suspendre la guérilla fut entendu par les militants du P.K.K., qui se replièrent en partie sur le Kurdistan irakien. La
candidature de la Turquie à l'Union européenne, accompagnée de la levée des interdits concernant l'usage écrit et audiovisuel de la
langue kurde, contribua à apaiser la situation, sans pour autant satisfaire la demande des Kurdes qui souhaitent être reconnus comme
une entité distincte. Durant cette période, le Kurdistan d'Irak se releva progressivement des affrontements internes entre le Parti
démocratique du Kurdistan (P.D.K) et l'Union patriotique du Kurdistan (U.P.K.) pour mettre sur pied une administration régionale. En
Iran, le double mandat du président Mohamad Khatami permit l'obtention de quelques droits culturels.
La guerre d'Irak de 2003 servit de déclencheur à de nouveaux processus dans l'ensemble de l'espace kurde, à commencer par le
Kurdistan d'Irak. Le refus du Parlement turc d'autoriser les États-Unis à ouvrir un second front depuis la Turquie (1er mars 2003)
provoqua une crise de confiance entre Ankara et Washington, et fit des Kurdes les principaux alliés des Américains. Les « lignes
rouges » que la Turquie fixa aux Kurdes irakiens (le non-engagement dans un processus de constitution d'un État indépendant et la
renonciation à Kirkouk, province riche en pétrole, massivement arabisée par l'expulsion des Kurdes, notamment dans les années
1990), se virent rapidement pulvérisées. À partir de 2003, le Kurdistan se dote d'une nouvelle administration sous la présidence de
Massoud Barzani, chef du P.D.K., organise des élections régionales en 2005 et refuse toute présence militaire et policière de Bagdad
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sur son territoire. Les Kurdes expulsés firent leur retour dans la province de Kirkouk où, lors des élections de 2005, la liste kurde arriva
en tête, de loin. Un référendum prévu par la Constitution irakienne de 2005 pour 2007, mais reporté à 2008, décidera du sort de cette
province, au cœur du conflit kurde depuis les années 1960.
Au-delà de ces marqueurs historiques, les Kurdes irakiens traversent depuis la guerre de 2003 un double processus, d'irakisation et de
désirakisation. L'irakisation se traduit par la présence à Bagdad d'un groupe parlementaire kurde, allié des gouvernements successifs,
ainsi que celle de Jalal Talabani, leader de l'U.P.K., président de la République irakienne depuis 2005 et de Hoshyar Zibari, longtemps
cadre de haut rang du P.D.K., actuellement ministre irakien des Affaires étrangères. Parallèlement cependant, la région kurde qui
connaît, malgré plusieurs attentats très meurtriers, une sécurité incomparable par rapport au reste du pays, a gagné une quasiindépendance, marqué par la mise en place d'institutions autonomes, le contrôle exclusif de ses frontières, y compris celles qui la
séparent du reste de l'Irak, la disparition du drapeau irakien et la « kurdification » quasi totale de l'enseignement.
L'espace politique kurde de Turquie s'est radicalisé en raison d'un double phénomène : en premier lieu, estimant les réformes
engagées par la Turquie et la loi sur le repentir des anciens militants très insuffisantes, le P.K.K. a repris, en juin 2004, sa guérilla, qui
a fait plus de cinq cents victimes en trois ans. Si celle-ci est active dans des provinces de Diyarbakir, Bingöl ou Tunceli, elle est surtout
présente à la région frontalière avec l'Irak, ce qui sert de prétexte à l'armée turque pour entamer en décembre 2007 une nouvelle
opération d'« éradication », à l'instar de nombreuses autres incursions, toutes inefficaces, effectuées dans les années 1990. La
présence du P.K.K. dans la région frontalière constitue d'ailleurs une nouvelle pomme de discorde dans les relations tumultueuses
entre Washington et Ankara.
Le second processus en cours est le renouveau que connaît, après la vague de répression des années 1990, la mouvance kurde
légale organisée dans le Demokratik Toplum Partisi (Parti de la société démocratique, D.T.P.) qui, à la faveur des élections du 22 juillet
2007, est parvenue à envoyer une vingtaine de députés à l'Assemblée. Dénoncé comme l'ennemi de l'intérieur ou le bras légal du
P.K.K., servant de bouc émissaire pour les campagnes ouvertement antikurdes, ce parti – dont nombre de dirigeants sont poursuivis
en justice – ne réussit cependant pas à peser sur l'évolution de la question kurde en Turquie. L'éloignement des perspectives
d'intégration européenne et l'enlisement américain en Irak qui pourrait, à terme, provoquer un retrait militaire de Washington,
renforcent, plus que jamais, l'option ultranationaliste et très répressive prônée par les militaires turcs et une partie des intellectuels
kémalistes.
Il convient enfin d'insister sur le renouveau de la contestation kurde en Syrie et en Iran. Dans le premier pays, où l'engagement aux
côtés des Kurdes d'Irak et de Turquie avait pris le pas, par le passé, sur les revendications locales avec l'accord tacite de Damas,
l'impact de la chute de Saddam Hussein fut immédiat : en 2004, un match de football sur fond de slogans nationalistes arabes et
kurdes, se transforma en une émeute, sévèrement réprimée (une cinquantaine de morts). L'assassinat, en 2005, du cheikh Mashuk
Khaznawi, un leader spirituel très respecté tant par les Kurdes que par les Arabes, attribué aux services de sécurité syriens, provoqua
de nouvelles émeutes. En Iran également, l'année 2005 fut marquée par des émeutes kurdes réprimées par la milice paramilitaire du
bassidj, au prix de plusieurs morts. L'élection présidentielle de 2005 qui a porté Mahmoud Ahmedinejad au pouvoir fut massivement
boycottée par les électeurs kurdes, et le rapprochement intervenu en 2003 entre Téhéran et Ankara dans la gestion du dossier kurde a
provoqué des affrontements sporadiques entre les militants du P.K.K. et les forces armées iraniennes, ouvrant ainsi un nouveau front
dans le conflit kurde.
 Hamit BOZARSLAN
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Langue et littérature
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Les parlers kurdes
Lorsque, en 1787, le dominicain Maurizio Garzoni publiait à Rome, la première en Occident, sa Grammaticae vocabulario della lingua
kurda, il reconnaissait déjà que le kurde était une langue originale et apparentée au persan. Tout le monde admet, en effet, que le
kurde fait partie de la grande famille iranienne, comme le persan moderne, bien qu'il s'en distingue très nettement par la phonologie, la
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morphologie et la syntaxe. Mais si certains orientalistes comme V. Minorsky (1938) rattachent le kurde au groupe nord-ouest des
langues iraniennes et en expliquent l'unité par sa base médique, D. N. Mackenzie (1961) soutient qu'il appartiendrait au groupe iranien
du Sud-Ouest.
Quoi qu'il en soit, le kurde d'aujourd'hui comporte deux dialectes principaux, dont l'aire d'expansion coïncide en gros avec les territoires
occupés respectivement par l'Empire ottoman et celui du Chahinchah : le dialecte du Nord ou kurmandji, parlé par les Kurdes de
Turquie, de Syrie, du nord de l'Irak et des pays du Caucase et le dialecte du sud ou soranî, utilisé par les Kurdes d'Iran et ceux de l'Irak
de l'Est, le cours du Grand Zab délimitant les deux domaines. On a pu dire que chaque tribu et chaque vallée d'une centaine de
villages a ses caractéristiques propres, à ne pas exagérer cependant. Aussi ne faut-il pas s'étonner que chacun de ces dialectes laisse
place à des parlers locaux qui porteront souvent le nom de la province où ils ont cours. Ainsi, pour la Turquie, le botanî, systématisé
par l'émir Celadet Bedir Khan. Au Caucase, les kurdologues soviétiques, très actifs, Q. K. Kurdoev, Ç. X. Bakaev, I. I. Tsukerman, ont
publié des grammaires de la langue des Kurdes d'Érivan, de Turkménistan, d'Azerbaïdjan. Le badinanî, en Irak du Nord, a été étudié
par M. Garzoni (1787), R. F. Jardine (1922), P. Beidar (1926) et, de façon scientifique, par D. N. Mackenzie (1961-1962). Le dialecte
du Sud avec ses deux principaux parlers : le mukrî et celui plus souple de Sulaimanî, devenu officiel en Irak, a été spécialement étudié,
d'abord par E. B. Soane (1913), E. N. McCarus (1958 et 1967) et encore par Mackenzie. Et naturellement par un bon nombre de
Kurdes irakiens, à la tête desquels il faut citer Taufiq Wahby (1929-1930) et Nûrî Alî Emîn (1960).
On peut noter encore que les Kurdes du Dersim, de Diarbékir à Erzinjan, parlent le dumilî ou zaza, dialecte iranien, tandis que les
Kakaï de Tauq en Irak utilisent le goranî, autre dialecte iranien, dans lequel ont été composés beaucoup de poèmes et d'écrits religieux
des Ahl-e Haqq.
À ces divergences linguistiques s'ajoute une nouvelle complication. Bien que la graphie arabe ne convienne guère à une langue indoeuropéenne, les Kurdes d'Irak et d'Iran l'ont maintenue, tandis que les Kurdes de Turquie et de Syrie adoptaient un alphabet latin
purement phonétique, ceux du pays du Caucase utilisant une écriture cyrillique.
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Littérature orale et populaire
Au contraire des lettrés qui négligeaient souvent leur langue nationale, le peuple, analphabète, prenait son plaisir à écouter les
conteurs (çîrokbêj) qui mettaient tout leur art et toute leur âme à raconter anecdotes ou récits satiriques, pleins d'humour, contes
merveilleux, fables animalières, où toutes les bêtes de la création donnent aux hommes de salutaires leçons. De leur côté, les dengbêj,
bardes itinérants ou au service des chefs de tribu, charmaient les soirées de leurs auditeurs en récitant, sur une mélodie monotone,
d'interminables légendes où les aventures idylliques et héroïques de leurs personnages se déroulent souvent sur un fond de
merveilleux, non dépourvu toujours de réalité historique, comme Mamê Alan ou Dimdim, et tant d'autres. Et on ne dit rien d'une foule
de proverbes savoureux, ni surtout de ces innombrables chansons qui scandent toute la vie du Kurde, car elles l'accompagnent au
cours de ses travaux quotidiens, à l'occasion de ses joies et de ses peines et l'excitent aussi dans ses combats. Dès le milieu du
xixe siècle, orientalistes et Kurdes eux-mêmes ont recueilli ce trésor folklorique.
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Littérature écrite et savante
Si le folklore a précédé la littérature, il ne s'ensuit pas qu'elle ait attendu le xixe siècle pour faire son apparition. Le premier poète
classique connu est Mela Djizri (1570-1640). Son Diwan célèbre les vertus du soufisme. Son disciple Faqî Teyran (1590-1660), Ali
Termouki (1590-1653), vrai Ronsard kurde, et bien d'autres ont tous écrit en kurmandji. Leurs qasida et ghazel ont pour thème l'amour
mystique. Le plus célèbre est Ahmed Khani (1650-1706) dont le methnawi Hemozîn chante déjà l'amour de la patrie kurde. Au
xixe siècle, les poètes en dialecte soranî se partagent en mystiques, comme Mewlewî (1809-1849), et en poètes dont le lyrisme et le
patriotisme l'emportent déjà sur la religion : Nali (1797-1855), Hadji Qadir Koyî (1815-1892), Adeb (1859-1916) et Reza Telabanî
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(1835-1910), ce dernier satirique plus ou moins agnostique. Mais tous restent bien abstraits lorsqu'ils célèbrent les beautés de la
nature de leur Kurdistan.
C'est entre les deux guerres mondiales et du fait des changements politiques qui en résultèrent que la littérature kurde a vraiment pris
son essor, pour s'épanouir pleinement après 1945. Partout en effet, sauf en Turquie, des journaux, des revues paraissent dont
l'influence sera capitale. Ces revues fournissent une mine de renseignements sur la langue, le folklore, les coutumes, l'histoire du
peuple kurde.
L'édition des poètes anciens, la traduction de récits de voyageurs ou d'études scientifiques devaient forger l'instrument qui allait
permettre à la littérature d'élargir ses possibilités d'expression. L'éclosion littéraire apparaît principalement en Irak. Désormais les
poètes mystiques cèdent le pas à des auteurs romantiques souvent, mais pour qui les problèmes civiques et sociaux ne sont pas
étrangers, tels Abdullah Ziwer (1875-1948) et Bêkes (1905-1948). Avec le changement des thèmes se modifie aussi la facture du vers,
la prosodie traditionnelle, arouz, tributaire de la poésie persane ou arabe, fera place à des vers syllabiques et libres. Le réalisme se
manifeste avec Pîremerd (1867-1950), Goran (1904-1962), Cegerxwîn, Hejar... qui décrivent la situation misérable du peuple et
souhaitent autant la libération nationale que des réformes de structure. La prose, longtemps parente pauvre de la littérature, s'affirme
avec des historiens : M. A. Zeki (1880-1948) et surtout Huzni Mukriani (1886-1947), des critiques littéraires, des conteurs, comme
Osman Sebri, des journalistes et militants comme Ibrahim Ahmed, Chucri Fattah et d'autres jeunes. Les Kurdes d'Arménie soviétique
ont eu beau jeu de critiquer l'oppression des jours d'antan, leurs poètes, comme Djasim Djelil ou Mikaïlé Rachid, même dans leur
lyrisme, étaient toujours « engagés ». On peut dire la même chose de leur meilleur prosateur, Ereb Chamo, le pionnier d'Érivan, en ses
nombreux ouvrages dont le premier surtout se lit avec intérêt : Sivanê Kurd (1935, Le Berger kurde).
Quoi qu'il en soit, le véritable roman n'est pas encore né et les essais de théâtre, en Arménie ou en Irak, malgré des efforts louables,
n'ont pas encore atteint leur maturité artistique. Cependant, la jeune littérature kurde, à la sensibilité originale et ouverte aux problèmes
contemporains, mériterait d'être mieux connue. Mais les traductions manquent. Les études kurdologiques qui s'instaurent un peu
partout actuellement dans les universités en sont un heureux présage.
 Thomas BOIS
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Laze ethnie
L'ethnie laze est actuellement scindée en deux par les frontières de la Turquie et de la Géorgie, et le nom même de Laze est banni de
part et d'autre de cette frontière. Du côté turc, on apprend, grâce au recensement de 1945, que le laze était parlé à cette date par 46
987 personnes, mais on ne sait rien sur les Laze musulmans grécophones et turcophones. Il faut noter qu'au lendemain de la Première
Guerre mondiale le nombre des Laze du vilayet de Trébizonde était estimé à 220 000. Du côté géorgien, on sait seulement que les
Laze vivent dans la république autonome d'Adjarie, qui dépend de la Géorgie, et le dernier recensement effectué en U.R.S.S., en
1989, inclut les Laze d'Adjarie sous la rubrique Géorgiens. En 1944, les Laze d'Adjarie ont été déportés sur ordre de Staline mais,
contrairement aux autres « peuples punis », n'ont pas été réhabilités en 1957, et peu sont revenus. Pourtant, depuis la plus haute
Antiquité, les Laze sont l'ethnie la plus importante de Colchide, également nommée par les écrivains grecs et byzantins « pays des
Laze » ou « Lazique ». Leur présence ininterrompue est attestée tant dans les chroniques que dans l'historiographie du Caucase, de
l'empire de Trébizonde et de l'Empire ottoman, grâce à leur activité de guerriers mercenaires et de marins corsaires. Cette assimilation
des Laze aux ethnies voisines n'est pas nouvelle : les auteurs byzantins, par exemple, les confondent au viie siècle avec les Svane (les
Sonanoï antiques) ou les Mingréliens (les antiques Moskhoï). Leur langue ne remonte-t-elle pas, comme celle des Mingréliens, des
Svane, des Géorgiens, à un proto-géorgien commun ? Dès l'Antiquité également, les Laze sont confondus avec leurs voisins
d'Anatolie, et notamment les Pontiens. Au xve siècle, la conversion des Laze à l'islam trace une ligne nette de démarcation : les
Pontiens, grécophones et chrétiens, habitent les villes côtières et s'adaptent sans difficulté à l'économie marchande. Les Laze, à
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l'inverse, restent attachés aux structures tribales, à un mode de vie archaïque et guerrier ; les razzias dirigées contre les ports du pont
et du Caucase remplacent, au xviiie et jusqu'au xixe siècle, les terres qu'ils tenaient, en tant que spahis, du pouvoir ottoman.
Lycie
Péninsule du sud-ouest de la Turquie, la Lycie se présente comme un vaste massif au relief contrasté. Les marges maritimes des
versants égéen et méditerranéen sont boisées et verdoyantes : le cœur en est la vaste plaine où coule l'Esen çay (Xanthos des
Anciens). De puissants massifs montagneux (Ak dag, 3 024 m ; Bey daǧlari, 3 086 m) les découpent et s'abîment en hautes falaises
dans la mer. Ils morcellent un haut pays intérieur très dénudé en grands bassins karstiques (poljé d'Elmali) entre 1 000 et 1
200 mètres. Aux frontières de l'Empire byzantin, ces hautes plaines ont favorisé une accumulation ancienne de nomades turcs ; celleci a abouti à l'établissement d'un semi-nomadisme, avec hivernage dans les plaines côtières, et au développement de villages doubles
qui domine encore la vie du pays. Une agriculture récente s'est développée : coton dans la vallée du Dalaman çay, agrumes dans la
plaine de Finike.
NICOSIE
Article écrit par Pierre-Yves PÉCHOUX
L'agglomération de Nicosie, qui comptait 200 000 habitants (estimation de 1991), s'est établie dans la dépression centrale de l'île de
Chypre, dont elle est la capitale. Son enceinte vénitienne circulaire a contenu, jusque vers 1930, des quartiers grecs et des quartiers
turcs assez nettement délimités ; puis elle a été inégalement débordée : au nord, par l'essaimage des Turcs et surtout, au sud et à
l'ouest, par l'extension des Grecs à la suite des baraquements (compounds) établis extra-muros par l'administration britannique pour
loger ses services et ses fonctionnaires. Ses faubourgs, grossis par l'afflux de migrants d'origine rurale, ont rejoint et englobé une
demi-douzaine de villages proches de Nicosie. La ville est partagée par la ligne de cessez-le-feu (ligne Attila) séparant, depuis 1974,
secteurs grecs et turcs. Le secteur turc (environ 35 000 hab.) couvre au nord moins de la moitié de la ville intra-muros et s'allonge au
nord-ouest dans une banlieue vacuolaire, dont la croissance est lente en raison de son atonie économique. La banlieue grecque est
caractérisée par une croissance rapide le long des routes qui mènent au port de Famagouste et à l'aéroport international de Larnaca,
et sur les marges sud. La rapide croissance de la ville (53 000 hab. en 1946, 96 000 en 1960) tient à la centralisation des fonctions de
direction administrative et économique exercée par la capitale. Nicosie est ainsi le principal centre de services et de distribution dans
l'île, aucune autre ville ne pouvant rivaliser avec ses écoles, ses cliniques, ses commerces et ses bureaux.
La ville s'étend de façon plus ou moins contrôlée (sauf dans le secteur turc). Dans les banlieues nouvelles se sont installées les
banques, les entreprises commerciales et les filiales de nombreuses firmes européennes, chassées de Beyrouth par la guerre civile
libanaise. Enfin, un projet d'urbanisme global de Nicosie a été mis au point avec l'aide des Nations unies. Son but est d'harmoniser les
politiques des deux municipalités en matière de construction. Il contribue, en tout cas, à alimenter l'espoir de la réunification dans un
proche avenir.
Nigdé ville
La ville de Nigdé est bâtie sur le plateau anatolien à près de 1 200 mètres d'altitude, au bord oriental de la steppe centrale. Le site tient
son importance de la colline sur laquelle est construite la citadelle. Celle-ci, en effet, permet de contrôler le débouché d'une voie de
commerce et d'invasion : la route qui, par les Pyles ciliciennes du Taurus — qui culmine dans ce secteur à 3 734 mètres —, relie la
Cilicie à la Cappadoce. L'agglomération est constituée d'une ville haute et d'une ville basse entourée d'une oasis qui donne au site un
aspect riant, en contraste avec celui des environs, arides et désolés.
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Il n'est fait aucune mention de la ville avant le xiie siècle. À l'époque hittite, la capitale de la région avait été Tuvanuva, la Tyana des
époques romaine et byzantine qui prit en arabe la forme de Tawāna. Tyana fut successivement supplantée par Bor puis par Nigdé.
D'après une hypothèse admise, l'ancien nom de la localité, Nakīdā, peut être à l'origine du nom turc moderne. Les Turcs conquirent la
ville sur les Byzantins à une date indéterminée. Elle est mentionnée pour la première fois lors du partage des possessions du sultan
Kilidj Arslān II entre ses fils en 1189 ; elle est alors attribuée à Malik Arslān shāh. Au xiiie siècle, Nigdé est le siège d'une des grandes
circonscriptions militaires de l'Empire seldjouqide ; plus tard, elle sera placée sous la suzeraineté des Mongols. Le chef de la tribu qui
surveille les défilés proches de Nigdé, Sunghur Agha, se rend indépendant des Éretnides. À la fin de la domination de cet émir la ville
passe, en 1336, aux mains des Karamānides. Ceux-ci la défendent contre les attaques de l'Éretnide Alā ad-Dīn Alī vers 1379 et contre
celles de Burhān ad-Dīn, maître de Kayseri. Après le passage de Timour Lenk, le pouvoir des Karamānides s'étend, et Nigdé cesse
d'être une ville frontière, mais reste un de leurs points d'appui. En 1470, Nigdé se soumet aux Ottomans ; elle deviendra le centre d'un
sandjak, puis le chef-lieu d'un vilayet réputé pour sa production de tapis.
Sur une colline qui domine la ville se dressent les ruines d'une imposante citadelle, construite à la fin du xie siècle et remaniée par les
Ottomans. Il est probable que le donjon est leur œuvre. Au pied de la colline restent encore visibles quelques vestiges de l'enceinte
circulaire renforcée de bastions. Parmi les édifices civils, on notera le Bedestan, un marché du xvie-xviie siècle, long de 80 mètres,
voûté en berceau brisé, bordé de boutiques. Il existe quelques hammams, dont certains remontent au début du xve siècle, et de
nombreuses fontaines. Les monuments religieux présentent un grand intérêt. La mosquée d'Alā ad-Dīn, qui date de 1223, se dresse au
sud de la citadelle. D'époque seldjouqide, elle a une salle de prières de 21 mètres sur 26, divisée en trois nefs par deux rangées de
quatre colonnes, avec trois coupoles alignées dans la travée parallèle au mur du mihrab. Le portail est richement décoré, avec des
bandeaux à motifs géométriques et une voussure à alvéoles. La mosquée de Sunghur beg, construite en 1335 en face du Bedestan,
est de type postseldjouqide. La salle de prières est de plan rectangulaire avec un plafond de bois plat reposant sur des supports
également en bois, tandis que le toit est en tuiles. Le portail monumental qui s'ouvre au nord a un encadrement à mouluration et à
décor géométrique. Au-dessus du linteau de la porte latérale est, une fenêtre à rosace sculptée a suscité l'hypothèse d'influences
occidentales de type gothique venant de Chypre ou de la Cilicie arménienne. L'Ak madrasa, construite en 1409, témoigne de la
prospérité de la ville au xve siècle et de la sollicitude des princes Karamānides. Elle est presque intacte. Le portail à voussure
d'alvéoles s'écarte ici du type seldjouqide. En effet, sa mouluration d'archivolte en forme d'accolade ne s'harmonise pas avec les lignes
droites classiques, comme l'a noté l'archéologue turc Yetkin. La cour intérieure est de plan rectangulaire ; sur le portique à deux
niveaux donnent des salles de cours et les chambres des étudiants, sauf du côté sud, où s'ouvre la large baie d'un iwan pourvu d'un
mihrab, pour la prière. Tandis qu'à l'étage on voit des arcs en plein cintre, au rez-de-chaussée les piliers sont reliés par des arcs en
ogive, ce qui est nouveau en Anatolie. Le second élément original de cette madrasa, ce sont les loggias encadrant le portail au niveau
du premier étage, qui apparaissent pour la première fois sur une façade. Chaque baie a des arcs en ogive jumelés avec une petite
colonne au milieu. Au nord-ouest de la ville se dressent trois turbés du xive siècle, parmi lesquels celui de Hudavend Hatun, construit
en 1312, se distingue par son décor. La princesse fut inhumée en 1332 dans ce mausolée de type seldjouqide. Construit sur un
soubassement carré renfermant la crypte, le turbé a l'aspect d'une tour trapue avec un tambour à seize côtés, chacun avec une
arcature circonscrivant un décor floral en relief. Un toit pyramidal surmonte une coupole intérieure. Sur la face externe de chacune des
trois fenêtres on peut voir, au-dessus de l'arc de décharge, des bas-reliefs martelés représentant un lion, des rapaces et des animaux
à tête humaine. Ce sont toutefois les motifs géométriques et floraux qui dominent dans le décor de ce tombeau.
Phrygie
Province du centre-ouest de l'Asie Mineure, la Phrygie recouvre la partie occidentale de l'Anatolie centrale. Elle doit son nom au peuple
antique des Phrygiens, venu de Thrace vers ~ 1200, qui s'y établit sur les ruines de la domination hittite. Dans ce plateau monotone,
accidenté de massifs peu élevés, on distingue traditionnellement à l'est une Phrygie intérieure, steppique, la « Phrygie brûlée » des
Anciens, et à l'ouest une « Phrygie salutaire », plus verdoyante et déjà semi-méditerranéenne. Mais ce contraste a été bien effacé par
les progrès du déboisement de la partie occidentale, qu'ont parachevé, au cours du xixe siècle, de très nombreux mouhadjir (réfugiés)
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revenus des Balkans. Ils constituent un élément essentiel du peuplement à côté de nomades fixés, et ont complètement transformé le
pays, où les maisons de pisé à toit plat ont progressivement supplanté les anciennes maisons de pierre à toit de planches. On trouve
des cultures de céréales, de betterave à sucre (au nord, plus humide) et de pavot à opium. Eskisehir (413 000 hab. en 1990), Kütahya
(130 900 hab. en 1990) sont les villes principales.
Pont
Nom antique de la partie nord-orientale de l'Asie Mineure, tiré du nom grec de la mer Noire (Pont-Euxin). La partie occidentale du Pont
n'est guère individualisée, par rapport aux chaînons paphlagoniens ou aux bassins bithyniens, mais le secteur oriental présente une
forte originalité naturelle. À l'est des trouées et des plaines deltaïques du Kizil Irmak et du Yesil Irmak, une puissante barrière
montagneuse s'étend sur plus de 400 kilomètres, dépassant, sauf en quelques rares cols, 2 500 mètres d'altitude et isolant totalement
le versant littoral. Cette disposition orographique provoque d'abondantes précipitations, avec un régime de pluies en toutes saisons,
liées au passage régulier sur la mer Noire de dépressions de la zone tempérée. Une forêt épaisse, à base de conifères et de hêtres,
ourle ainsi d'une bande continue ce rebord septentrional de l'Anatolie, d'où un contraste vigoureux avec l'aspect dénudé du versant
intérieur. En arrière de la crête principale, des vallées longitudinales (vallées du Coruh et du Kelkit, bassins du moyen Yesil Irmak)
présentent des aspects de transition, encore propices à une végétation de type méditerranéen.
La puissante originalité de cette région trouva une première expression politique du ~ iiie au ~ ier siècle dans le royaume du Pont ; il
englobait, sous une dynastie iranienne dont le dernier souverain fut Mithridate, les populations variées de la montagne et les villes
grecques de la côte d'Amastris à Trébizonde (aujourd'hui Trabzon). Sur les mêmes bases géographiques, l'Empire grec de Trébizonde
en fut la seconde traduction. Gouverné par la lignée des Comnènes, il apparut après la prise de Constantinople par les croisés en
1204 et opposa une résistance tenace aux Turcs, à l'abri de la haute chaîne. Le relief et la végétation interdirent aux pasteurs
nomades des hautes terres sèches l'accès aux basses pentes humides. L'annexion à l'Empire ottoman en 1461 ne modifia guère la
physionomie humaine du pays. Une lente turquisation se fit par infiltration progressive de paysans des hautes terres, sans aucun
apport nomade. Une continuité culturelle presque absolue permit le maintien des populations préexistantes ; celles-ci ont partiellement
conservé leur langue (le laze, rattaché à la famille caucasienne), avec une structure sociale et familiale particulière, fondée sur la
vendetta ; de nombreuses coutumes les distinguent très fortement du reste des populations anatoliennes. L'absence de dévastations
par les nomades, la persistance d'une certaine sécurité à l'échelle régionale expliquent l'habitat essentiellement dispersé, contrastant
très vigoureusement avec les gros villages groupés du versant intérieur et du reste de l'Anatolie.
À l'opposé des autres franges littorales de l'Asie Mineure, le Pont n'a pas connu ces ravages et ces régressions qui les transformèrent,
pour des siècles, en quartiers d'hiver pour nomades et les ramenèrent à l'état de brousses incultes. Cette continuité dans l'occupation
du sol explique qu'il ait la plus forte concentration de population rurale de la Turquie. Le surpeuplement s'y est d'abord traduit par une
intense émigration temporaire ou définitive ; orientée depuis longtemps vers Istanbul, elle se fait, depuis le milieu du xixe siècle, vers
les bassins paphlagoniens et bithyniens, et même vers les grandes vallées de l'Egéide ; elle a d'ailleurs fortement contribué à leur
repeuplement. La pression démographique a conduit ensuite à une évolution précoce et intense vers des cultures commerciales de
plantations, qui ont largement supplanté le maïs, céréale vivrière traditionnelle. À l'est, au-delà de Trabzon et autour de Rize, s'étend le
secteur du théier, développé essentiellement depuis les années 1920 ; la production du thé alimente une exportation notable. Au
centre, essentiellement autour de Giresun et d'Ordu et même jusqu'à Tirebolu et Trabzon, domine le noisetier ; l'ouverture de la mer
Noire au commerce européen a entraîné le développement des plantations, dès la première moitié du xixe siècle, le fruit exporté en
coque se révélant comme le seul qui soit bien adapté à un climat constamment humide ne permettant pas le séchage des fruits frais. À
l'ouest, autour de Bafra et de Samsun, les plaines deltaïques du Kizil Irmak et du Yesil Irmak, jadis marécageuses, ont été défrichées
au xixe siècle par les montagnards de la côte orientale et sont le domaine du tabac. Des vergers d'agrumes sont apparus, notamment
autour de Trabzon ; des orientations favorables (nord-ouest - sud-est) du littoral y diminuent la pluviosité et permettent la maturation
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estivale et automnale du fruit. Dans l'ensemble, ces plantations sont essentiellement en petites et moyennes propriétés ; un
mouvement coopératif actif achève de donner au pays une tonalité sociale bien individualisée.
THRACE
Article écrit par Xavier de PLANHOL
Difficilement partagés au cours des guerres balkaniques entre la Bulgarie, la Grèce et la Turquie, les plaines et les plateaux de Thrace
n'ont guère d'unité naturelle et le découpage des régions ne permet pas une mise en valeur rationnelle et homogène. Les frontières qui
les délimitent suivent parfois les reliefs ou les cours d'eau (c'est le cas du talweg de la Marica — ou Maritza —, d'Évros, entre la
Turquie et la Grèce), mais parfois s'en écartent, ce qui pose des problèmes délicats pour l'exploitation commune des ressources en
eau, comme c'est le cas dans les vallées dont le tronc collecteur est la Marica. La mise en place de ces frontières s'est accompagnée
d'échanges incomplets des populations, les Grecs abandonnant entièrement le secteur turc, mais des minorités musulmanes de
langue turque demeurant en Grèce et en Bulgarie. Ces divisions ont perturbé aussi la hiérarchie du réseau urbain et le système des
communications : les convois ferroviaires de Sofia à Istanbul ont longtemps transité par le territoire grec entre Svilengrad et Edirne.
Edirne, trop proche de frontières peu perméables, a perdu une grande partie de son aire d'influence, sans que Svilengrad ou
Dhidhimotikhon puissent relayer son rôle en Bulgarie et en Grèce. Si la population d'Alexandroupolis, plaque tournante des relations
continentales entre la Grèce et la Turquie, a augmenté (23 000 hab. en 1971, 39 300 en 1991), son rôle est sans commune mesure
avec ce qu'il serait si son port était devenu le débouché des centres industriels du sud-est de la Bulgarie.
La Thrace grecque, appendice reculé du territoire national, ne dispose d'aucun équipement industriel notable et juxtapose des
compartiments mal intégrés : piémonts à tabac de Xanthi et terres d'arboriculture et de sériciculture du Soufli en voie de
dépeuplement ; plaines de l'Évros recolonisées par des réfugiés et où la production des céréales freine l'émigration ; plaines et collines
du rivage égéen proches de Komotini, à majorité turque et à cultures vivrières, où la population est stable.
La Thrace bulgare, mieux douée, est radicalement différente : la mécanisation de l'agriculture, l'irrigation des sols, grâce en particulier
à la construction de barrages sur les affluents de la Marica, ont permis d'y augmenter considérablement les productions (blé, maïs,
tabac, coton, fruits) que des paysans avisés avaient déjà beaucoup diversifiées. Les pays de la Marica sont devenus l'ensemble le plus
prospère de la Bulgarie. Chaque ville est un petit centre industriel capable d'absorber les excédents de main-d'œuvre agricole
(Haskovo, Harmanli). L'exploitation du gisement de lignite de Maritza, qui a fait naître la ville nouvelle de Dimitrovgrad, a trouvé des
sources d'énergie susceptibles d'alimenter un groupe d'industries lourdes (ciment, engrais) qui équilibre, en occupant une part de la
main-d'œuvre, les industries de transformation de Plovdiv.
Région européenne, la Thrace orientale turque, qui s'étend sur 18 885 kilomètres carrés et était peuplée de 1 186 800 habitants lors du
recensement de 1990, comporte trois zones naturelles : façade boisée sur la mer Noire, steppe centrale, collines d'aspect
méditerranéen du versant de la Marmara, qui constituent déjà une réplique en miniature de la structure d'ensemble de l'Anatolie.
Au nord, le long de la frontière bulgare et de la côte de la mer Noire, le massif ancien de l'Istranca (1 050 m) est largement boisé dans
sa partie orientale, où la forêt de hêtres a été éclaircie par des villages de réfugiés des Balkans. Il est beaucoup plus dénudé dans sa
partie occidentale, au-dessus du bassin intérieur, où les habitants de vieux villages turcs pratiquent depuis longtemps une culture
céréalière associée à un élevage trop dense qui a considérablement dégradé le milieu.
Au sud, le long de la côte de la mer de Marmara, une ligne de collines, atteignant 945 mètres, présente des paysages variés, où les
cultures de la vigne, des oliviers et du tabac, se mêlant aux champs de céréales, entourent de plaisantes bourgades côtières, comme
Tekirdag.
Au centre, le bassin néogène argilo-marneux de l'Ergène, découpé en longues lanières par les affluents du fleuve, est une steppe
d'origine essentiellement anthropique, comme le prouve la pluviosité relativement élevée (atteignant 500 mm par an), ainsi que la
présence de vestiges de bosquets de chênes qu'on peut y découvrir jusque dans les parties centrales. Les précipitations notables
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expliquent le succès d'une agriculture associant blé et betterave à sucre en culture pluviale, combinaison agricole que la Thrace a été
la première à développer en Turquie, dès avant la Première Guerre mondiale.
Cette Thrace turque n'est plus qu'un médiocre reste des possessions ottomanes en Europe. En témoigne la situation frontière de la
ville principale, Edirne (Andrinople), totalement excentrée par rapport à la région et coupée d'une grande partie de sa sphère
d'influence
. La cité a gardé le nom, légèrement déformé, d'Hadrianopolis,
donné par l'empereur romain Hadrien, qui l'avait considérablement développée dans un site défensif remarquable (boucle de méandre
de la Tundža) dominant le confluent des deux vallées de la Tundža et de la Marica (en turc Meriç), qui donnent accès de la plaine
thrace aux bassins bulgares. La ville fut ainsi toujours une grande place militaire à l'orée des Balkans, avant-poste de la défense de
Byzance contre les Bulgares ou de l'Empire ottoman pendant sa période de repli aux xixe et xxe siècles, mais aussi point de départ des
expéditions de conquête des sultans, lieu de rassemblement de l'armée avant l'entrée dans les pays montagneux et difficiles des
Balkans. Cette fonction lui valut sa plus grande fortune, à partir de 1361, lorsqu'elle fut prise par les Turcs, à une époque où ceux-ci
s'engageaient déjà dans les Balkans avant même la prise de Byzance, et surtout à partir de 1402 lorsque la défaite de Bayézid Ier à
Ankara devant Tamerlan contraignit la puissance ottomane à se replier temporairement en Europe. Elle fut alors le siège principal de
leur capitale jusqu'à la chute de Byzance en 1453. Le transfert du pouvoir dans cette dernière ville n'affecta pas la prospérité d'Edirne,
qui resta très active jusqu'à la fin du xviie siècle et en a gardé de nombreux monuments. Le déclin a suivi le recul de la puissance
ottomane. Edirne (102 300 hab. en 1990) ne vit plus guère que de son rôle de ville frontière et de son importante garnison ; elle ne
possède que de petites industries textiles et du cuir.
TRABZON, anc. TRÉBIZONDE
Article écrit par Xavier de PLANHOL
Agglomération de la Turquie du Nord-Est, située sur la côte de la mer Noire, Trabzon, l'ancienne Trapézos, fut de tout temps très actif
au départ d'une route commerciale importante vers le haut pays arménien et perse. La ville connut son heure de gloire politique,
comme capitale de l'empire indépendant des Comnènes, de 1204 (prise de Constantinople par les croisés) à 1461 (lors de sa
conquête par les Turcs). Tête des caravanes vers la Perse pendant l'époque ottomane, elle se montra particulièrement active dans ce
rôle au xixe siècle, de 1830 (période de pénétration du commerce britannique à vapeur dans la mer Noire) à 1900 (époque où se
développe le transit vers l'Iran par la Russie). Trabzon a décliné dans la seconde moitié du xxe siècle : le détournement du trafic de
l'Iran vers le golfe Persique par le Transiranien, la construction de la voie ferrée d'Ankara à Erzurum, l'organisation de transports
routiers vers l'Iran à partir d'Erzurum et la jonction ferroviaire lui ont enlevé toute fonction commerciale importante. Port régional, il lui
reste l'exportation des noisettes, du tabac, des textiles et du thé de la région. En 1990, avec 144 000 habitants, la ville (chef-lieu du
département homonyme) couvrait à peine, à l'ouest du port moderne, l'espace occupé par la ville des Comnènes.
YÖRÜK
Article écrit par Jean-Charles BLANC
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Groupe nomade de Turquie. Les Yörük ou Iūrūk (le terme signifie « ceux qui marchent ») se répartissent dans trois régions : les tribus
de l'ancienne Pamphylie entre Antalya et Gazipasa, qui estivent dans le Taurus ; les tribus de la Troade, qui transhument entre Izmir et
Aydin ; enfin celles de Cilicie entre Silifke et Adana.
Les Yörük se prétendent de pure origine turque, puisque héritiers des anciens conquérants seldjoukides des tribus oghouz, venus en
Turquie au xie siècle. Cette époque, puis celle des invasions mongoles, voit une recrudescence du nomadisme sur tout le plateau
anatolien. Il est vraisemblable que jusqu'au xvi
kislak ou à l'ailak correspondent deux types d'économie complémentaires : échange
des produits de la terre contre ceux de l'élevage d'une part ; échange des produits de l'artisanat contre des objets manufacturés,
d'autre part. Mais la sédentarisation devient pour les Yörük signe d'accès à un niveau de vie supérieur. La scolarisation des enfants, le
plus grand confort de l'habitat, l'attrait de la ville conduisent les jeunes Yörük à quitter leurs tribus. Le commerce ou l'enseignement
constituent leurs pôles d'intérêt majeur.
PROSPECTIVE DU MONDE TURCOPHONE
Hamdi OZDAMARLAR
L'implosion de l'URSS et l'émergence d'un espace turcophone qui s'étend de l'Adriatique au Xinjiang a suscité
pour les uns de l'espoir et pour les autres des craintes plus ou moins justifiées. Comme à chaque affaiblissement
du monde slave, la disparition de l'Union soviétique conjuguée avec le réveil du phénomène religieux en
Turquie a relancé les débats autour des concept de panislamisme (rassemblement de tous les pays musulmans
sous une même entité politique) et du panturquisme (mouvement politique tendant à réunir tous les peuples
turcs sous un même Etat).
Le premier concept est apparu avec le colonialisme et l'expansionnisme européen au Proche-Orient tandis que
le second est apparu et s'est développé avec la chute de l'Empire ottoman et du régime impérial russe. Le
régime panislamique, que tente de mettre en place Abdul Hamid II (1876-1909) pour sauver l'empire ottoman
de la décadence, n'a pas pris racine en raison de la mort du Sultan, du déclenchement de la Première Guerre
Mondiale, de l'éclatement de l'empire ottoman et de la multiplication des Etats - Nations et des nationalismes
aux sein du monde musulman. Tout au long du vingtième siècle, le panislamisme est resté un rêve qu'aucun
acteur des relations internationales n'a pu concrétiser en tant que mouvement transnationaux concret. La
bipolarisation, le nationalisme et la préservation des intérêts nationaux de chaque Etat- musulman ont prévalu
sur les intérêts politico-religieux supranationaux.
Le panturquisme est un concept que la Turquie kémaliste a toujours rejeté et combattu - même si elle s'est
beaucoup appuyé sur le nationalisme pour la formation du jeune Etat-Nation turc - au nom du fameux principe
kémaliste : "Paix dans le pays, paix dans le monde".
Alors qu'en 1923, Kémal Atatürk jette les bases d'une république sur le modèle européen et renonce au
panturquisme, en URSS, Staline élimine Sultan Galiev fondateur du sultangaliévisme. Celui-ci avait pour but
de créer un Etat touranien musulman associé à l'ex-Empire russe dans une lutte commune contre l'impérialisme.
Son fondateur, un communiste tatar, ainsi que ses adeptes, ont été accusés de nationaliste, de pantouraniste,
d'islamiste ou de panislamiste puis éliminés de l'appareil d'Etat avant d'être physiquement "liquidés".
La théorie du socialisme panislamique ou pantouranique de Sultan Galiev a influencé de nombreux
révolutionnaires dans divers pays du Tiers-monde depuis les années 1950. Roy, Malaka, Lin Piao, Ben Bella,
Boumediène et Kadhafi ont subi l'influence du Sultangaliévisme et du communisme national. Le
sultangaliévisme a été probablement une des premières tentatives de synthèse entre le panturquisme , les
marxistes nationalistes musulmans non arabes et le panislamisme.
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En Turquie contemporaine, le panturquisme turc représenté par le Parti du Mouvement Nationaliste (MHP)
dirigé depuis plusieurs décennies par Alpaslan Turkes, un ancien colonel, s'oppose globalement sur le plan
idéologique au panturquisme sultangaliévien : le MHP est considéré comme un parti ultra-nationaliste de droite
qui a toujours eu sa place dans un système politique (République parlementaire) dans laquelle la formation du
gouvernement passe par la formation de coalitions. En outre, il est fortement implanté dans l'Armée qui est
demeure le garant suprême de la république Une et Indivisible et qui a toujours eu son mot à dire sur la gestion
du pays. Depuis l'effondrement de l'URSS, le MHP n'a pas obtenu le succès qu'il escomptait notamment lors
des dernières élections législatives. Ceci est dû en partie à l'encouragement direct (par le régime) et indirect du
parti islamiste (disparition du communisme), le Parti de la Prospérité (Refah Partisi) dirigé par Necmettin
Erbakan. Incapable d'endiguer la guérilla et le terrorisme du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) depuis
1984, le régime turc, en privilégiant un parti islamiste tente de lutter à la fois contre l'idéologie marxiste
léniniste du PKK (scénario afghan) et tente de rassembler la population autour de la religion, un très fort
vecteur de cohésion afin d'assurer l'unité et la stabilité interne du pays tout en isolant le PKK de la masse.
Mais cette tactique risque d'être à terme néfaste pour l'image de la Turquie qu'elle veut véhiculer vers les
Républiques et les communautés turcophones de l'ex-URSS. Déjà sur le plan interne, le kémalisme et ses
principes fondamentaux (la laïcité, la modernité, l'occidentalité...) souffrent beaucoup des attaques et de
critiques des islamistes qui souhaitent pour les uns l'instauration d'un régime théocratique à l'instar du régime
iranien et pour les autres le retour au régime ottoman.
Dès la dissolution de l'URSS, la Turquie a immédiatement reconnu l'indépendance des républiques
turcophones. Elle a apporté son concours à l'insertion rapide de ces républiques aux organisations
internationales et régionales. Elle a aussi apporté une aide multiforme non négligeable pour l'ouverture des
représentations des républiques turcophones dans différents pays dans le monde. Le 24 janvier 1992, elle a
instauré la TIKA (Agence Turque de Coopération Internationale) rattachée au Ministère des Affaires étrangères
afin de réguler et de coordonner l'ensemble des actions politiques, économiques, culturels avec les républiques
turcophones. La Turquie a signé avec celles-ci plusieurs centaines de protocoles et d'accords à la fois bilatéraux
et multilatéraux dont les premiers étaient relatifs au domaine culturel afin de ménager la Russie inquiet du
rapprochement des Etats turcophones. La Russie a d'ailleurs accueilli avec froideur la réunion historique des
chefs d'Etat des pays turcophones d'Asie centrale (Azerbaïdjan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan,
Kirghizstan et Kazakhstan), à Ankara, le 31 octobre 1992. Par la suites, ces accords, traités et protocoles ont été
élargi progressivement aux autres domaines en particulier au domaine économique.
L'unification et la latinisation des alphabets turcs ont été une des premières préoccupations des autorités turques
dés le lendemains de la défédéralisation de l'URSS. Ce processus s'est accompagné également par la diffusion
des émissions des chaînes turques via TURK-SAT sur un espace géographique allant de l'Europe occidentale
jusqu'au Turkestan. Avec la création du TURKSOY (Administration Commune des Cultures et des Arts Turcs
ou TURCITE) en juin 1993, l'objectif de la Turquie est de réaliser en priorité à moyen terme l'unification
culturelle surtout linguistique par des coopération multiformes entre les républiques et les communautés
turcophones de l'ex-URSS et la Turquie. L'institution du TÜRKSOY équivaut à celle du Haut Conseil de la
Francophonie institué le 12 mars 1984 en France.
Pour la réalisation de l'unification économique, Ankara a ouvert des lignes de crédits par le biais de l'Eximbank
turc afin de favoriser les investissements et les échanges économiques. Des centaines de joints - ventures sont
ainsi entrées en activité. L'ensemble des relations économiques, commerciales, techniques, éducatifs,
scientifiques, sociales et culturelle entre la Turquie et les Républiques et les Communautés Turcophones (RCT)
sont administrées et coordonnées par la TIKA. Ses activités visent le développement économico - politique des
pays turcophones ainsi que les pays limitrophes. Le Turquie ambitionne d'exporter son modèle de
développement économique et politique vers les républiques turcophones face à au modèle iranien rejeté par
l'Occident globalement hostile à l'Islamisme depuis le retrait de l'idéologie communiste de la scène
internationale. Elle forme les cadres dirigeants (entrepreneurs, diplomates, officiers, enseignants etc) des RCT.
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La question de l'acheminement des hydrocarbures des républiques turcophones vers la Turquie, la Méditerranée
et l'Europe a été et demeure un enjeu géopolitique majeur entre les puissances régionales : Russie, la Turquie et
l'Iran. Si sur le plan culturel et économique, les républiques turcophones sont d'accord pour envisager la
construction "d'un marché commun turc" mutuellement profitable pour le partage des richesses, sur le plan
politique, il n'est guère envisageable de réunir en l'état actuel des relations internationales les TCT en une seule
entité politique. Tous les chefs d'Etat des républiques turcophones sont ouvertement contre toute unification
politique basé sur le panturquisme considéré comme un rêve dépassé.
Les républiques turcophones vivent actuellement ce qu'ont vécu les Etats-Nations arabes après la dissolution de
l'Empire ottoman. Elles sont à la recherche de leur identité nationale et les intérêts de chaque pays ne coïncide
pas forcément avec ceux de la Turquie. En outre, il existe des divergences fondamentaux entre les républiques
turcophones en raison d'un siècle de séparation. Ces Républiques et Communautés ont des relations
économiques déterminantes avec la Russie qui demeure leur partenaire économique privilégié. La Russie est
également le premier partenaire commercial de la Turquie dans la région.
Dès les premiers signes de la défédéralisation de l'URSS ( Glasnost et Perestroïka), la Turquie a pris un certain
nombre de mesures pour pallier aux inquiétudes qu'allait soulever la disparition de l'URSS. Elle a été le
promoteur de la Coopération Economique Régionale de la mer Noire (CERM). Elle est un des principaux
acteurs de la création de l'Organisation de la Coopération Economique (OCE) - dans la continuité de l'ancien
CENTO - réunissant des pays musulmans non-arabes ( Afghanistan, Azerbaïdjan, Iran, Kazakhstan,
Kirghizstan, Pakistan, Tadjikistan, Turquie, Turkménistan et Ouzbékistan). Ankara a soutenu activement
l'adhésion des républiques turcophones à l'ECO. Il est probable que les républiques turcophones de l'Asie
centrale vont également adhérer à la CERM. La création de ces deux organisations régionales répondait à la
nécessité d'assurer la stabilité et la sécurité de la région par le biais de la coopération.
Loin des menaces du panturquisme, du panislamisme et du panslavisme, la multiplication des organisations
régionales comme palliatif de la dissolution de l'URSS a contribué grandement au maintien de la paix dans une
région du monde où la stabilité est très fragile. Avec l'effondrement de l'URSS, la Turquie a renoué avec son
environnement "naturel" tout en maintenant prioritairement sa volonté d'adhésion à l'Union Européenne et en
manifestant son identité européenne. L'ECO et la CERM sont les deux locomotives qui tirent les républiques
turco-musulmanes vers l'Europe.
Malgré la concurrence que se livrent la Turquie (ECO, CERM) et la Russie (la Communauté des Etats
Indépendants (CEI) dans le domaine des organisations régionales, ils se dessinent sous nos yeux un nouvel
espace prometteur qu'est l'Eurasie qui englobe le monde turc et le monde slave. Si les deux mondes renoncent à
leur hostilité réciproque historique, l'Eurasie peut devenir "le nouveau monde" des années 2000.
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