de perfection qu'il suffisait d'atteindre pour devenir un grand acteur, je ne doutais pas que grâce à elle et à force
de travail, je finirais par y parvenir.
Sans doute tout ceci peut-il paraître bien dérisoire mais je n’en renie rien cependant. D’abord je ne renie pas le
bonheur que je connus durant toutes ces années dans la classe de madame Favart et ensuite je ne renie rien non
plus de ce que j’y ai appris. Toute une partie de ma sensibilité je la lui dois et il m'a fallu une vie entière pour
comprendre que l’essence du vrai théâtre se cachait peut-être justement dans Miquette et sa mère ou les Enfants
d'Édouard mais ceci est ujne autre histoire.
Au fond peut-être que cette découverte que je fis du théâtre cette année-là reste pour moi relativement
secondaire malgré tout par rapport à un autre événement qui lui est lié mais qui bouleversa beaucoup plus
considérablement ma vie : ce fut l’apparition des femmes ! Car on ne peut pas imaginer à quel point la
fréquentation quotidienne des jeunes filles de ma classe à partir de ce jour fut pour moi quelque chose
d’extraordinaire. Mon univers avait été jusque là exclusivement masculin si ce n’est, comme je l’ai dit, les
quelques élèves des classes préparatoires que j’apercevais au lycée pendant les récréations, et voici que
maintenant, du jour au lendemain, je me voyais assis le plus naturellement du monde sur le même banc que
celles qui faisaient partie de ma classe, dont la plupart avait dix-huit ou vingt ans. Et je pouvais leur parler, les
tutoyer, entretenir avec elles des relations de camaraderie. Elles m’appelaient par mon prénom, plaisantaient
avec moi, nous avions des relations de familiarité, voire même parfois de complicité. Bien sûr tout ceci n’était
que du faux semblant, elles demeuraient en réalité pour moi des princesses lointaines, auxquelles je vouais une
adoration sans espoir. Espoir de quoi d’ailleurs ? J’ignorais absolument ce qu’on était en droit de désirer en ce
domaine. Mais il restait l’exaltation d’un sentiment platonique et sublimé. Je tombai amoureux. Celle qui
devint l’objet de ma flamme était un peu grosse, mais ce qui suscitait mon émotion c'était son visage et son
regard, bon, ouvert et lumineux. Il me suffisait de prononcer son nom pour que mon cœur se mette à battre. Elle
travaillait le rôle de Marinette dans le Dépit Amoureux et madame Favart me demanda un jour de jouer celui de
Gros René pour lui donner la réplique. Je crus défaillir de bonheur. À la fin de la scène je devais me jeter dans
ses bras. Comme j’hésitais un regard de madame Favart m’encouragea à le faire et alors, jouant mon va-tout, je
m’élançai sur elle et atterrit sur sa poitrine. Je sentis ses gros seins s'écraser contre mes épaules (car j’étais
assez considérablement plus petit qu’elle), je n’oublierai jamais cette sensation. Je l'aimais comme j'aimais le
théâtre, j’aimais l’un et l’autre à la fois je ne voulais plus rien faire d'autre que ce métier qui était « le plus beau
métier du monde », j’aurais voulu jouer avec elle tous les grands rôles du répertoire. Et le soir en rentrant chez
moi j'écrivais son nom sur de petits papiers que je faisais brûler ensuite pour en recueillir la cendre.
Mais l'année suivante l’apparition d'une nouvelle balaya en un instant son souvenir. Il faut dire que celle qui
venait d’arriver était d’une beauté foudroyante. Mince, dotée d’une chevelure épaisse et noire et de grands yeux
verts aux cils immensément longs, elle se déplaçait avec une sorte de majesté dédaigneuse qui créait autour
d'elle un cercle de silence et d’admiration. Tout le monde était fasciné par elle à commencer par madame
Favard et par ma mère elle-même qui la croisa un jour dans un couloir alors que nous étions venus chercher des
résultats et qui en resta stupéfaite. « - Mais c’est une beauté ! s’écria-t-elle. Comment peut-on être si belle ! »
Cette splendide créature fixa aussitôt pour moi et à tout jamais l’idéal d’une beauté inaccessible que je ne pus
jamais retrouver ensuite chez aucune des femmes que je connus malgré tous les efforts auxquels se consacra ma
vie pour y parvenir. À l’époque, je faisais des calculs pour savoir quel âge elle aurait quand j'aurais dix-huit
ans. Vingt quatre ! Au fond rien n'était impossible, il suffisait d'attendre… Mais quand j’eux dix-huit ans elle
était déjà partie à Paris entreprendre une carrière qui la rendit célèbre pendant un moment grâce justement à
cette même beauté qui nous avait tous terrassés et qui fut reconnue par la France entière. Je l’entendis un jour
raconter à la télévision qu'elle était entrée cette année-là au conservatoire pour suivre un jeune homme dont elle
était amoureuse. Il y avait donc parmi nous un garçon que je connaissais, qui était un de mes camarades, un
garçon semblable aux autres, à qui je parlais, avec qui je plaisantais peut-être, et qui possédait sans que je le
sache cette beauté idéale ! J’ignore encore qui c’était.
NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en
cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)
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