arrivée m'arrangeait car justement j’étais en train de me le demander ce que nous faisions là il me dispensait de
résoudre dans l’immédiat le délicat problème de savoir comment j'allais parvenir à faire comprendre à ma
ravissante blonde que mon intention était de la séduire. Il affecta envers nous une tendre sollicitude et soudain
j’entendis tomber sur moi ces mots fatals : « - Tu n'as pas l'intention de me la prendre, au moins ? » Que
voulait-il dire ? Avant que j’ai eu le temps de comprendre il ajoutait : « Tu sais qu’elle est ma fiancée ? »
Plaisantait-il ? Je ne les avais pourtant jamais vus ensemble jusqu’ici. Cependant elle gloussait en se laissant
caresser et tout dans son attitude ne me montrait trop bien, hélas, qu’il ne mentait pas ! Alors je fis contre
mauvaise fortune bon cœur et feignit de me réjouir d’apprendre leurs relations.
Ainsi c'était toujours pareil ! Les femmes m’étaient interdites, non pas tant les femmes d'ailleurs que leur
beauté, cette essence divine qui s'incarnait en elles, car c'est leur beauté seule qui me paraissait effrayante,
quelque chose de sacré qui dépassait de si loin leur modeste personne ! Il me restait les autres, celles qui étaient
de ma race, les ordinaires, les médiocres. Ah ! celle-là ! j’aurais pu en ramasser autant que je voulais. Mais je
les haïssais.
Or un matin à la Sorbonne, à l'entrée d'un cours, dans la cohue des étudiants qui se pressaient à la porte d’un
amphithéâtre une fille échevelée m'avait abordé à grands cris. Je ne l'avais pas reconnue tout d'abord mais elle
me dit qu’elle venait d’être recrutée elle aussi au Théâtre Antique (c’était quelques jours après la première
séance d’auditions). Elle était excitée, convulsive et il y avait en elle quelque chose d'un peu repoussant même
si en même temps elle ne manquait pas d’exercer une certaine attirance par son abondante chevelure et son
regard qui lançait des éclairs. Les semaines qui suivirent je devins peu à peu son camarade. Nous suivions les
mêmes cours et avions donc l’occasion de nous voir souvent en dehors des répétitions de théâtre. J'appréciais sa
vivacité, sa générosité, son enthousiasme mais aussi son intelligence car malgré son allure brouillonne elle avait
un esprit plus fin et plus rigoureux qu’il n’y paraissait. Cependant son comportement excessif continuait à
m’effrayer. On discernait chez elle une sorte de boulimie sexuelle qui se manifestait dans le moindre de ses
gestes. Elle en était même belle parfois comme une bête sauvage, avec sa chevelure abondante et toujours
décoiffée qui encadrait un visage aux pommettes saillantes et aux yeux verts qui lançaient des éclairs. Elle avait
des lèvres charnues qui découvraient une dentition carnassière et on aurait dit que sa bouche était toujours trop
pleine de salive lorsqu'elle vous parlait sous le nez en s'emportant et en postillonnant. On sentait l'odeur de sa
transpiration, elle n'était jamais tout à fait nette, ses robes étaient toujours plus ou moins tachées, ses ongles
plus ou moins cassés et elle suscitait irrésistiblement des fantasmes sadiques : on avait envie de l'humilier, de se
venger sur elle du désir qu'elle vous inspirait. Les autres garçons d’ailleurs du groupe ne se faisaient pas faute
de la mépriser bien que chacun rêvât de profiter de ses complaisances qu’on devinait faciles, et moi bien sûr je
faisais profession de la protéger de tous ces hommes, je voulais racheter leur lâcheté par un comportement
exemplaire à son égard. Du coup, elle se mit à m'adorer ! Aux cours nous étions toujours assis l'un à côté de
l'autre, je collais ma jambe contre la sienne, elle se serrait contre moi, elle me regardait et ses yeux brillaient.
Mais non décidément je ne voulais pas coucher avec elle, elle me répugnait. Je savais que je pourrais le faire
quand je voudrais mais je reculais chaque fois cette perspective.
Presque chaque semaine nous partions en tournée : nous allions dans les villes de province, Dijon, Lille,
Poitiers, Clermont-Ferrand, passant chaque fois une nuit à l'hôtel, et dans le train, pendant le voyage, entassés
dans le même compartiment, nous jouions au jeu de la vérité. Chacun en profitait pour exhiber ses fantasmes,
avouer ses peurs, ses désirs. Le sexe était évidemment le seul sujet. Même Jean-Pierre Miquel consentait à s’en
mêler. Un jour il me déconcerta par une question curieuse qu’il m’adressa : il me demanda si je me considérais
vraiment comme un homme. Je me sentis pâlir. Je fis une réponse évasive qui dut trahir mon trouble car il me
prit à part un peu plus tard pour me dire qu'il était désolé de m’avoir blessé et que j’avais mal interprété sa
question. Il voulait me demander si je pensais avoir atteint ma pleine maturité. Ses explications embarrassées
ne firent qu’augmenter mon trouble. Je savais bien que mon état devenait de plus en plus anormal, qu’il devait
apparaître aux yeux de tous d’une façon de plus en plus éclatante et qu’il fallait absolument que je me trouve
une « petite amie » pour sauver les apparences.
Cependant malgré ce malaise que j’éprouvais de me sentir différent des autres, je ne cessais de ressentir une
véritable jouissance à me fondre ainsi dans le groupe. Lors de ces tournées que nous faisions presque chaque
semaine, nous connaissions chaque fois de nouvelles aventures, de nouveaux trains, de nouvelles villes que
nous allions parcourir en bandes joyeuses avant de nous enfermer dans la pénombre des coulisses du théâtre.
Merveilleuse poésie des théâtres de province ! charme désuet de ces petites salles à l'italienne, odeur des fards,
éblouissement des projecteurs. Alors nous nous aimions tant, tous confondus, anciens et nouveaux, dans la
même intensité de cet instant unique pendant lequel plus rien n'existerait pour nous que cette magie du la
représentation ! et ma blonde ravissante était plus ravissante que jamais, les yeux soulignés de noir, le fond de
teint halant son visage et je l'aimais à la folie, d'un amour que je savais désormais sans espoir. J’avais
pleinement conscience que nous étions en train de vivre les moments les plus irremplaçables de notre jeunesse.
J’avais un complice, un confident dans la troupe, c’était celui qui m’avait confié son ambition le premier jour.
Son oncle, à qui il ressemblait étonnamment (mêmes cheveux crépus, mêmes sourcils broussailleux) était un