Le roman d’un homme heureux (69) (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier) Au Théâtre Antique il y avait deux espèces bien distinctes de membres qui se côtoyaient sans se confondre : les anciens et les nouveaux.D’un côté les seigneurs, entourés de leurs petites amies (lesquelles avaient été affectées à la gestion des panières de costumes et des boites de maquillage) et de l'autre la piétaille anonyme des inscrits de fraîche date, ceux qui avaient été recrutés au début de l’année pour chanter dans le chœur. À l'intérieur même du groupe des anciens il y avait une subtile hiérarchie : Au sommet, seul et différent de tous, régnait Jean-Pierre Miquel. Son autorité s'exerçait d'une façon discrète et réservée. Il jouait de sa belle voix, de son charme et de cette courtoisie un peu compassée qu'il déversait indifféremment sur tous, anciens ou nouveaux, car dans sa position la différence même entre les uns et les autres disparaissait. Je n'ai jamais connu quelqu'un qui eût plus d'autorité naturelle que lui. Il devait interpréter le rôle d'Oreste et se pliait scrupuleusement aux indications du metteur en scène sans faire oublier cependant un seul instant qu’il était lui-même le véritable chef de la troupe. Immédiatement au dessous de lui se trouvaient les quatre membres du Comité, qui se réunissaient une fois par semaine pour traiter des problèmes quotidiens. J'enviais cette rigoureuse organisation comparée à la joyeuse improvisation des Trois masques. Ce comité comportait, outre le président, un vice-président qui n'avait qu’un rôle de représentation - rôle que tenait à ravir un garçon débonnaire et jovial qui ressemblait à un ministre radical de la quatrième République - le secrétaire général, cheville ouvrière du Comité, un certain Philippe Garrel , éclatant de santé, drôle, séducteur, vif et toujours en mouvement, aimant la vie, les femmes et les chansons de Charles Trenet, le trésorier, un personnage étrange, qui n'avait pas de sexe bien distinct, petit, d'une maigreur ascétique et qui présentait une étrange et troublante ressemblance avec Goebbels, le régisseur enfin, chargé des besognes matérielles dont le style se trouvait correspondre parfaitement à sa fonction car on ne le voyait jamais qu'en bleu de travail ; il s’exprimait avec un accent faubourien, rudoyant indifféremment les uns et les autres, ancien ou nouveau – qui pour le charger de planter un clou, qui pour aller chercher un colis à la gare, son statut spécial le plaçant en quelque sorte, comme le président, en dehors de la hiérarchie. Son dévouement au groupe était du reste inlassable et il semblait lui avoir définitivement fait don de sa personne. Le Comité incarnait en quelque sorte l’âme du groupe. Autour de lui gravitait le groupe les anciens : L’un d’eux ressemblait à Paul Newman, un autre à Walter Spanghero, il y avait aussi Philippe Léotard, chaleureux et fraternel, qui était le seul avec qui je parvenais avoir des relations de véritable camaraderie car les anciens, comme je l’ai dit, formaient une coterie à part, ils avaient leurs propres « petites amies » dont la beauté éclatante nous faisait rêver. À nous il restait les filles de notre condition, c’est-à-dire celles qui avaient été recrutées en même temps que nous pour jouer dans le spectacle. Une seule d’entre elles était réellement séduisante : celle dont j’avais fait la connaissance la première fois, la ravissante blonde avec qui je continuais à entretenir des relations privilégiées dant je n’étais pas peu fier. Elle semblait avoir trouvé refuge après de moi face à ce groupe qui l'effrayait elle aussi, mais sa timidité était incompatible pour moi avec sa beauté et me demeurait suspecte. Quel jeu jouait-elle ? Je préférais ne pas me poser de questions et m’abandonner à la douceur des petites joies insignifiantes qu'elle m'accordait, comme de se laisser raccompagner jusqu’au boulevard Saint-Michel après les répétitions ou même parfois d’aller prendre un verre ensemble au Mahieu ou à l’Escholier. Mais mon bonheur connut bientôt une issue fatale. Nous répétions à la Cité Universitaire où nous devions donner nos premières représentations et nous nous étions éloignés ce jour-là, elle et moi, du reste du groupe, accoudés à la balustrade de pierre qui domine l'entrée du restaurant quand Philippe Garrel, le beau jeune homme, membre du comité, qui aimait les femmes, la vie et les chansons de Charles Trenet, s'approcha de nous par derrière et nous prenant par les épaules nous demanda ce que nous faisions là. En un sens son arrivée m'arrangeait car justement j’étais en train de me le demander ce que nous faisions là il me dispensait de résoudre dans l’immédiat le délicat problème de savoir comment j'allais parvenir à faire comprendre à ma ravissante blonde que mon intention était de la séduire. Il affecta envers nous une tendre sollicitude et soudain j’entendis tomber sur moi ces mots fatals : « - Tu n'as pas l'intention de me la prendre, au moins ? » Que voulait-il dire ? Avant que j’ai eu le temps de comprendre il ajoutait : « Tu sais qu’elle est ma fiancée ? » Plaisantait-il ? Je ne les avais pourtant jamais vus ensemble jusqu’ici. Cependant elle gloussait en se laissant caresser et tout dans son attitude ne me montrait trop bien, hélas, qu’il ne mentait pas ! Alors je fis contre mauvaise fortune bon cœur et feignit de me réjouir d’apprendre leurs relations. Ainsi c'était toujours pareil ! Les femmes m’étaient interdites, non pas tant les femmes d'ailleurs que leur beauté, cette essence divine qui s'incarnait en elles, car c'est leur beauté seule qui me paraissait effrayante, quelque chose de sacré qui dépassait de si loin leur modeste personne ! Il me restait les autres, celles qui étaient de ma race, les ordinaires, les médiocres. Ah ! celle-là ! j’aurais pu en ramasser autant que je voulais. Mais je les haïssais. Or un matin à la Sorbonne, à l'entrée d'un cours, dans la cohue des étudiants qui se pressaient à la porte d’un amphithéâtre une fille échevelée m'avait abordé à grands cris. Je ne l'avais pas reconnue tout d'abord mais elle me dit qu’elle venait d’être recrutée elle aussi au Théâtre Antique (c’était quelques jours après la première séance d’auditions). Elle était excitée, convulsive et il y avait en elle quelque chose d'un peu repoussant même si en même temps elle ne manquait pas d’exercer une certaine attirance par son abondante chevelure et son regard qui lançait des éclairs. Les semaines qui suivirent je devins peu à peu son camarade. Nous suivions les mêmes cours et avions donc l’occasion de nous voir souvent en dehors des répétitions de théâtre. J'appréciais sa vivacité, sa générosité, son enthousiasme mais aussi son intelligence car malgré son allure brouillonne elle avait un esprit plus fin et plus rigoureux qu’il n’y paraissait. Cependant son comportement excessif continuait à m’effrayer. On discernait chez elle une sorte de boulimie sexuelle qui se manifestait dans le moindre de ses gestes. Elle en était même belle parfois comme une bête sauvage, avec sa chevelure abondante et toujours décoiffée qui encadrait un visage aux pommettes saillantes et aux yeux verts qui lançaient des éclairs. Elle avait des lèvres charnues qui découvraient une dentition carnassière et on aurait dit que sa bouche était toujours trop pleine de salive lorsqu'elle vous parlait sous le nez en s'emportant et en postillonnant. On sentait l'odeur de sa transpiration, elle n'était jamais tout à fait nette, ses robes étaient toujours plus ou moins tachées, ses ongles plus ou moins cassés et elle suscitait irrésistiblement des fantasmes sadiques : on avait envie de l'humilier, de se venger sur elle du désir qu'elle vous inspirait. Les autres garçons d’ailleurs du groupe ne se faisaient pas faute de la mépriser bien que chacun rêvât de profiter de ses complaisances qu’on devinait faciles, et moi bien sûr je faisais profession de la protéger de tous ces hommes, je voulais racheter leur lâcheté par un comportement exemplaire à son égard. Du coup, elle se mit à m'adorer ! Aux cours nous étions toujours assis l'un à côté de l'autre, je collais ma jambe contre la sienne, elle se serrait contre moi, elle me regardait et ses yeux brillaient. Mais non décidément je ne voulais pas coucher avec elle, elle me répugnait. Je savais que je pourrais le faire quand je voudrais mais je reculais chaque fois cette perspective. Presque chaque semaine nous partions en tournée : nous allions dans les villes de province, Dijon, Lille, Poitiers, Clermont-Ferrand, passant chaque fois une nuit à l'hôtel, et dans le train, pendant le voyage, entassés dans le même compartiment, nous jouions au jeu de la vérité. Chacun en profitait pour exhiber ses fantasmes, avouer ses peurs, ses désirs. Le sexe était évidemment le seul sujet. Même Jean-Pierre Miquel consentait à s’en mêler. Un jour il me déconcerta par une question curieuse qu’il m’adressa : il me demanda si je me considérais vraiment comme un homme. Je me sentis pâlir. Je fis une réponse évasive qui dut trahir mon trouble car il me prit à part un peu plus tard pour me dire qu'il était désolé de m’avoir blessé et que j’avais mal interprété sa question. Il voulait me demander si je pensais avoir atteint ma pleine maturité. Ses explications embarrassées ne firent qu’augmenter mon trouble. Je savais bien que mon état devenait de plus en plus anormal, qu’il devait apparaître aux yeux de tous d’une façon de plus en plus éclatante et qu’il fallait absolument que je me trouve une « petite amie » pour sauver les apparences. Cependant malgré ce malaise que j’éprouvais de me sentir différent des autres, je ne cessais de ressentir une véritable jouissance à me fondre ainsi dans le groupe. Lors de ces tournées que nous faisions presque chaque semaine, nous connaissions chaque fois de nouvelles aventures, de nouveaux trains, de nouvelles villes que nous allions parcourir en bandes joyeuses avant de nous enfermer dans la pénombre des coulisses du théâtre. Merveilleuse poésie des théâtres de province ! charme désuet de ces petites salles à l'italienne, odeur des fards, éblouissement des projecteurs. Alors nous nous aimions tant, tous confondus, anciens et nouveaux, dans la même intensité de cet instant unique pendant lequel plus rien n'existerait pour nous que cette magie du la représentation ! et ma blonde ravissante était plus ravissante que jamais, les yeux soulignés de noir, le fond de teint halant son visage et je l'aimais à la folie, d'un amour que je savais désormais sans espoir. J’avais pleinement conscience que nous étions en train de vivre les moments les plus irremplaçables de notre jeunesse. J’avais un complice, un confident dans la troupe, c’était celui qui m’avait confié son ambition le premier jour. Son oncle, à qui il ressemblait étonnamment (mêmes cheveux crépus, mêmes sourcils broussailleux) était un des ministres les plus importants du gouvernement de l’époque et compagnon du général de Gaulle – ce qui ne l’empêchait pas de se sentir comme moi, je ne sais pourquoi, un exilé, un exclu de la société (peut-être parce que son père – dont j’appris plus tard qu’il était infirme, n’était parvenu qu’à être un modeste professeur d’histoire au lycée Henri IV). Il était donc animé d’un frénétique désir de réussir mais son ambition se portait exclusivement sur le théâtre. C’est avec lui que je parcourais les rues de Saint-Étienne, que je mangeais une choucroute dans un petit bar de Lille, que je partais à la recherche de Saint-Hilaire dans la vieille ville de Poitiers. Il avait des vues très désabusées sur la vie et cultivait un pessimisme cynique auquel il se livrait avec une grande délectation. Il se voulait arriviste sans en avoir les moyens et au fond c'était un naïf. Il se vantait de son intimité avec Jean-Pierre Miquel, persuadé qu'un jour il prendrait sa place. En attendant il se contentait de mon amitié. En matière de femmes il montrait une audace aussi ridicule qu’inefficace, se lançant dans des entreprises téméraires auxquelles il ne semblait pas croire lui-même, selon le principe qu'il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre… etc. C'est ainsi que même les petites amies des anciens ne lui faisaient pas peur. Vamps aux cheveux blonds, sirènes au corps de rêve, il les prenait par l'épaule, leur faisait la cour, leur dérobait un baiser, les faisait rire. Moi, je n’avais qu’une seule amie c'était ma nymphomane. Elle s’appelait Claudie Collasse. NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier) Vous pouvez lire les commentaires et ajouter le votre sur le format parchemin du site internet.