Philippe Askenazy

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Philippe Askenazy :
"Il faut reconstruire un système de pensée
économique"
Les Inrocks le 10/09/2011
Face à un séisme économique d’une ampleur inédite, il y a
urgence à trouver des solutions. A quelques mois de la
présidentielle, les politiques français sont sommés de
proposer des remèdes crédibles, tandis que certains
économistes se muent en activistes. Cynisme, opportunisme,
incompétence des dirigeants, crise démocratique : Philippe
Askenazy, membre du collectif des Economistes atterrés,
décrypte les causes de la crise.
Comment en est-on arrivé à la situation que nous
connaissons actuellement ?
Philippe Askenazy - Au début des années 80, avec Reagan
et Thatcher, s'est ouverte une vaste ère de libéralisme au
niveau des marchés financiers, du droit du travail, de la
réduction du rôle de l'Etat. Théoriquement, cela n'aurait pas
dû déboucher sur une crise systémique comme celle que
nous vivons. Le vrai tournant se situe à la charnière des
années 1990-2000, début d'une période dite de "la grande
modération".
Les financiers, les universitaires, les gouvernements de
gauche ou de droite étaient tous convaincus que l'on entrait
dans une phase de croissance mondiale qui allait se
prolonger durablement, et ce pour diverses raisons : par
exemple l'explosion d'internet et la montée des pays
émergents. Puis il y a eu le 11 Septembre. Les tours se sont
effondrées, la bulle internet a éclaté. Pourtant, pas de panique
économique parce que les banques centrales ont injecté des
tonnes de liquidités dans l'économie. On vivait donc sous une
double croyance : la croissance mondiale perpétuelle et la
confiance dans les autorités monétaires et budgétaires pour
gérer les crises.
Cette double croyance n'était-elle pas naïve, voire
irresponsable ?
Tant que les faits ne donnent pas tort à une croyance, on y
croit. Il y avait un troisième pilier de la confiance économique
globale : les acteurs financiers privés étant eux-mêmes
mondialisés, ils ne couraient aucun risque si un pays était en
difficulté, comme ce fut le cas pour l'Argentine. Ainsi, un
Lehman Brothers ne pouvait théoriquement pas chuter parce
que cette société était présente sur un portefeuille mondial.
Dans ce monde prétendu sans risques, on a laissé se
développer un certain nombre de pratiques, comme
l'innovation financière avec des outils de plus en plus
complexes. De leur côté, les Etats se sont laissés aller à un
certain laxisme budgétaire, notamment à travers une petite
compétition de dumping fiscal (instaurer une fiscalité plus
faible que celle des pays voisins afin d'attirer les capitaux
étrangers) dont les grands gagnants ont été les
multinationales, les hauts patrimoines et les hauts revenus.
En dehors de l'injustice fiscale moralement condamnable,
n'était-il pas suicidaire de laisser filer les déficits et se
creuser les dettes ?
Ce n'était pas vécu comme intenable. Prenez le cas américain
: sans compter les conflits irakien et afghan, les Etats-Unis ne
seraient pas tant que ça en déficit. Si la dette se creuse, il
suffit d'attendre quelques mois de croissance pour revenir à
une situation d'équilibre. C'était la vision dominante dans
beaucoup de pays. Souvenez-vous, Nicolas Sarkozy en 2007
avec le paquet fiscal. Il disait qu'il pouvait dépenser 15
milliards d'euros en cadeaux fiscaux parce que les prévisions
économiques le lui permettaient. En 2007, on prédisait
l'équilibre budgétaire pour 2010 !
Que s'est-il donc passé en 2008, au moment du début de
la crise ?
L'édifice de "la grande modération" s'est effondré avec
l'écroulement de son pilier finance. L'idée que la mutualisation
financière mondiale prévenait tout risque s'est envolée. C'est
l'inverse qui s'est produit.
Si un établissement tombait, il pouvait entraîner dans sa chute
l'ensemble de l'édifice financier. Cette crise résulte d'un
problème économique mais surtout théorique. On vivait selon
des théories complètement erronées et la chute de Lehman
Brothers en a été le grand révélateur. C'est terrifiant d'un point
de vue intellectuel et on est maintenant devant un enjeu
politique majeur : reconstruire un système de pensée
économique.
Cette chute était-elle inévitable ? Si Lehman Brothers
était sauvable, n'aurait-on pas dû le faire au vu des
conséquences catastrophiques de cette chute ?
Lehman Brothers était peut-être sauvable mais d'autres
établissements financiers étaient dans le même type de
situation. Pour les sauver, il aurait fallu mettre énormément
d'argent sur la table. D'une certaine manière, il a fallu aller
jusqu'au déclenchement d'une crise pour pouvoir ensuite
justifier les plans massifs d'aide aux banques sur le dos des
peuples. Et peut-être que la banque centrale des Etats-Unis
(FED), enfermée dans la vision idéologique de "la grande
modération", ne pensait pas à ce moment-là que le problème
Lehman Brothers allait entraîner les autres banques dans la
tourmente. A l'époque, on n'avait pas les éléments de
compréhension du jeu de domino financier. Ce mécanisme a
entraîné comme l'on sait des plans de sauvetage massifs par
les Etats, un resserrement du crédit au niveau mondial. Puis
la croissance s'est arrêtée. La crise a touché plus de la moitié
de l'économie dans le monde, ce qui n'était pas arrivé depuis
la Seconde Guerre mondiale.
Sur le site Mediapart, l'économiste Robert Boyer pense
que cette crise est plus grave que celle de 1929. Partagezvous ce diagnostic ?
Elle est plus grave parce qu'en 1929 on a su trouver
rapidement une vision économique alternative, le
keynésianisme. Mais aujourd'hui, on n'en a pas. On n'utilise
que des rustines, les pouvoirs politiques sont faibles, on est
dans un vide sidéral où on ne sait pas quoi faire.
La faiblesse des réponses politiques est plus une affaire
d'impuissance, voire d'incompétence, que de cynisme ou
de corruption ?
Premier élément, en Europe : la mauvaise structure politique
européenne. Pendant "la grande modération", l'Europe a cru
bon de laisser les clés du contrôle des Etats aux marchés
financiers. Ce sont eux qui prêtent aux Etats et non la Banque
centrale, comme c'est le cas dans les autres pays. Deuxième
problème : la grande faiblesse des gouvernements
européens. Zapatero est sur le départ, Sarkozy va de défaite
en défaite électorale, sa cote de popularité est basse, etc. Or
pour changer la donne de la dépendance aux marchés, il
faudrait changer les traités européens. Et pour cela, il faudrait
au moins un dirigeant européen avec la compétence et le
poids politique national suffisants pour porter un tel projet. Ce
n'est malheureusement pas le cas.
Pourtant, des solutions existent, elles sont noir sur blanc
dans le manifeste d'Economistes atterrés : redistribution
fiscale, pas vers le fédéralisme, mutualisation de la dette
par l'émission d'euro-obligations, projets de relance
économique à l'échelle européenne...
On parle de ces solutions en France mais pas aux Pays-Bas
ou en Finlande. Il existe au contraire des courants populistes
ou nationalistes qui ne veulent pas entendre parler de
mutualisation.
La crise en zone euro est-elle plus ou moins grave que la
crise américaine ?
n'empêchera pas par ailleurs la versatilité et la fragilité de la
sphère financière.
Les Etats-Unis ont une dette plus importante que celle de la
zone euro mais elle est détenue en grande partie par des
Américains (fonds de pension, etc.). Celle de l'Europe est
fragmentée, les créanciers plus nombreux. D'autre part, les
Etats-Unis ont la FED qui peut intervenir à tout moment,
racheter de la dette américaine. La faiblesse de l'Europe, ce
sont des institutions inadaptées à un monde en crise. La
Banque centrale européenne (BCE) refuse d'avoir les
prérogatives de la FED.
Est-il possible d'interdire les outils financiers à hauts
risques ?
Pourquoi refuser si la situation l'exige ?
On peut se demander si la BCE n'est pas sous l'influence de
grands acteurs financiers, qui auraient beaucoup à perdre si
un changement institutionnel intervenait.
Les marchés semblent réclamer tout et son contraire, du
désendettement par l'austérité et de la croissance. Ces
comportements sont-ils irrationnels ou cyniquement
concertés, comme l'écrit Edwy Plenel, qui évoque une
guerre des marchés contre les peuples ?
J'ai du mal à me faire une religion. Mon collègue André
Orléan dénonce l'irrationalité de marchés absurdement
panurgistes. Il existe clairement des éléments d'irrationalité
dans le fonctionnement des marchés. A l'autre bout existe
cette vision d'un marché cynique qui spécule en toute
connaissance de cause contre les Etats. Faire chuter la
Grèce, c'est faire ensuite chuter d'autres pays, ce qui permet
à chaque fois aux spéculateurs d'empocher des sommes
astronomiques. Un troisième schéma, dit de l'opportunité,
envisage que la crise est l'occasion de pousser plus loin des
réformes structurelles libérales et antidémocratiques :
démantèlement de l'Etat, des services publics, flexibilité du
travail, etc. Ces trois schémas (irrationalité, cynisme,
opportunisme) coexistent sans doute.
Comment sortir de ce bourbier ?
Il faudrait d'abord que les Etats desserrent l'étau de leur
dépendance à la sphère financière. Ce serait un premier pas
nécessaire mais pas suffisant. Il faudrait ensuite réguler à
nouveau le monde de la finance puis se lancer dans des
grands projets au niveau européen : fiscalité européenne
unifiée allant à l'envers du dumping fiscal des dernières
années en revenant aux niveaux de prélèvement des années
90, croissance verte, etc. Pour avoir une chance de réussite,
ces projets doivent être portés par des gouvernements forts et
pro-européens.
On en est loin quand François Fillon déclare que le plus
important est de conserver le AAA de la France.
En effet. Il serait beaucoup plus judicieux d'essayer de
construire un AAA européen.
Pour réduire la dette, on parle beaucoup de baisser les
dépenses de l'Etat, on promet l'austérité. Pourquoi parlet-on si peu d'augmenter les recettes en allant ponctionner
hauts revenus et bénéfices des multinationales ?
Les gouvernements des grands pays européens sont de
droite, ce n'est donc pas surprenant. Il faudrait un
changement de majorité en France ou en Allemagne, voire
dans les deux pays. A moins que les peuples ne se réveillent
avant. Les mouvements d'indignés peuvent-ils se transformer
en une internationale des indignés portant des solutions
structurées ? Ce n'est pas impossible.
Que pensez-vous
financières ?
de
la
taxation
des
transactions
Pourquoi pas, mais le problème, c'est qu'on ne sait pas du
tout ce que sera le produit de cette taxe, et jusqu'à quel point
les acteurs financiers la contourneront. Ce type de taxe
On pourrait le faire mais ça ne changera pas la philosophie
des acteurs financiers, qui ne se tournent pas vers l'économie
réelle. Je préférerais la création d'une grande banque
publique d'investissement européenne qui soutiendrait les
grands projets européens. Si une telle institution existait, la
sphère financière privée perdrait de son importance et se
tournerait à son tour vers l'économie réelle. Il faut une sorte
de plan Marshall pour l'économie européenne.
Dans les solutions à plus court terme, que pensez-vous
des euro-obligations évoqués un peu partout ?
Ça rassurerait les spéculateurs, qui seraient ainsi sûrs de ne
pas perdre leur argent. Les euro-obligations limiteraient la
spéculation, empêcheraient le risque de chute de l'ensemble
de la zone euro, tout en étant un cadeau fait aux
spéculateurs.
Que pensez-vous des candidats de gauche en lice pour la
présidentielle ?
Je les trouve très timorés. A cause de la primaire, ils n'ont
peut-être pas toute leur autonomie d'expression, mais aucune
des personnalités politiques de gauche ne me semble avoir
une ampleur intellectuelle telle qu'elle pourrait porter des
idées vraiment puissantes. Les candidats ne font pas le poids
comparés à François Mitterrand. Peut-être l'un, l'une ou l'autre
va se révéler plus tard dans la campagne, mais pour le
moment, c'est mou et on ne sent pas un grand travail
théorique derrière.
Comment définir la période que nous vivons ?
Vaste question. Je pense que l'on connaît une crise du
capitalisme doublée d'une crise démocratique profonde. Le
financier et l'économique ont pris le pas sur le politique et le
démocratique. Les peuples sont exclus du jeu, on observe
des inégalités profondes, alors que les acteurs financiers sont
dans une recherche du profit à court terme aux dépens des
investissements de long terme. Au moment de la crise des
années 1930, on a eu, d'un côté, l'Allemagne qui a sombré
dans le nazisme et, de l'autre, l'Amérique rooseveltienne.
Aujourd'hui, on pourrait basculer d'un côté ou de l'autre.
Résoudre la crise démocratique permettra de résoudre celle
du capitalisme. Ce sont des gouvernements forts et des
peuples écoutés qui remettront le capitalisme sur les bons
rails. Mais la crise actuelle est inquiétante. On voit progresser
les extrêmes en Europe, le Tea Party aux Etats-Unis, signes
de la profondeur de la crise du capitalisme et de la
démocratie. Ce n'est pas "les gouvernants tous pourris", c'est
"les gouvernants tous impuissants". Si l'avenir penche vers
les hypothèses pessimistes, je ne crois pas à une guerre type
Seconde Guerre mondiale, je crains plutôt un état perpétuel
de crises successives avec leurs conséquences : inégalités
de plus en plus creusées, climat de plus en plus délétère.
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