suppose que je m'en détache, et que je ne lui accorde une valeur absolue que parce que je pourrais
ne la lui pas accorder ? Ce qui fait la réalité de l'amour, c'est donc un libre jugement de l'esprit sur la
valeur de l'être aimé. Mais l'objet de l'amour peut être par lui-même sans valeur ? L'amour ne va pas
toujours à l'objet le plus digne ? C'est même souvent son triomphe que de transformer son objet, de
lui prêter des qualités qu'il n'a pas, de lui ôter des défauts trop réels ? Oui ; mais en disant que l'objet
de l'amour c'est la perfection, on ne veut pas dire que ce soit la perfection réelle, réalisée, ce qui
serait une impossibilité. Nous ne pouvons aimer que la perfection : cela ne veut pas dire que nous
ne pouvons aimer que la perfection que nous trouvons réellement dans les choses, mais bien que
nous ne pouvons aimer les choses que parce que nous trouvons en elles, non la Perfection mais la
puissance d'être parfaites, le principe d'où résulte, dans les choses particulières, la mesure de
perfection qu'elles peuvent présenter. Autrement dit, si nous aimons des êtres ou des choses
indignes d'amour, dans ce qu'elles sont réellement, cela même est la preuve du caractère de liberté
que nous avons tout à l'heure reconnu dans l'amour. L'amour va toujours à la perfection,
disions-nous, et vient toujours de la liberté. Si l'amour était déterminé par le spectacle de la
perfection réalisée dans les objets, on ne pourrait pas dire qu'il vient de la liberté, et, à vrai dire, il
ne s'adresserait pas, à proprement parler, à la perfection, puisque la perfection réalisée, déterminée,
déjà faite, et incapable par suite d'être autre chose que ce qu'elle est, n'est pas la perfection véritable.
Il n'y a perfection que dans l'action même qui réalise progressivement la perfection. Autrement dit,
c'est dans l'affirmation de l'aptitude à réaliser la perfection, dans l'affirmation du caractère absolu de
la causalité de l'être dont l'amour fait son objet, que consiste la plus parfaite manifestation de la
liberté dans l'amour. Un amour qui serait enchaîné d'avance â n'aimer que la perfection déterminée,
réalisée, qui serait incapable de dégager, dans l'être aimé, l'aptitude latente, qui est le fond même de
cet être, à réaliser progressivement la perfection, ne serait pas un amour véritable. Nous ne pouvons
aimer que la perfection, mais non la perfection réelle, c'est-à-dire déterminée.
Ainsi l'objet de notre sensibilité c'est le bonheur ; or, dans l'idée du bonheur se trouve impliquée
l'idée d'une perfection de la sensibilité. Maintenant l'objet de l'intelligence, son essence, c'est
l'affirmation d'une mesure absolue des jugements qu'elle porte sur le vrai, sur le beau, sur le bien,
c'est-à-dire l'affirmation d'une perfection. Enfin l'acte proprement dit de la volonté, l'acte
véritablement créateur est celui par lequel elle sort d'elle-même, elle s'élève au-dessus de la nature â
laquelle elle se trouve liée. Agir en s'élevant au-dessus de soi, c'est aimer, car il est impossible d'agir
sans but ; mais une action qui ne tend qu'à un but sensible, à un but égoïste, comme le bonheur,
n'est pas une action véritable. Autrement dit, l'acte réel, véritable, c'est l'acte de l'amour. Nous
n'agissons véritablement que quand nous aimons ; et nous ne pouvons aimer qu'à la condition de
justifier parfaitement à nos propres yeux cette action même, c'est-à-dire d'attribuer une valeur
absolue à l'être qui en est l'objet : l'amour ne va qu'à la perfection. On peut dire que tout acte de la
pensée, tout mouvement de la sensibilité, toute action proprement dite a la perfection pour objet,
c'est-à-dire que nous ne pouvons ni nous abandonner au cours de notre sensibilité, ni penser, ni agir,
sans affirmer la réalité de la fin que nous poursuivons dans nos sentiments, dans nos pensées, dans
nos actions. Chacune de nos pensées, au sens le plus général du mot, implique donc l'affirmation de
la réalité du parfait.
Ce n'est pas là une preuve proprement dite de l'existence de Dieu, car la preuve doit avoir un
caractère démonstratif ; ici nous ne faisons que constater que notre nature pose spontanément la
réalité du parfait. D'autre part, pour qu'il y ait là une vraie preuve, il faudrait qu'il y eût une
définition de cette perfection que notre nature postule : c'est ce qui n'est pas. Il ne suffit pas de
postuler l'existence du parfait, il faut encore dire en quoi consiste cette perfection pour avoir le droit
de dire : Dieu existe. Autrement dit, il n'y a là qu'une preuve morale, non une preuve proprement
dite.
A cette preuve, l'objection qui s'oppose naturellement, c'est qu'il ne suffit pas de souhaiter ou
d'affirmer sans preuve, d'exiger impérieusement cette existence, pour l'établir. En effet, rien ne
prouve que la réalité soit faite pour satisfaire aux exigences de notre nature, qu'elle puisse, qu'elle
doive nous fournir ce que nous réclamons. Cette preuve ne saurait en effet se suffire à elle-même.
Elle ne peut avoir de valeur qu'à la condition que l'on se soit préalablement demandé ce que peut