La rationalité dans l`histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg

La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg)
Implications pour l'esthétique
Maud Hagelstein
- Cet exposé s’inscrit dans le cadre général d’une interrogation épistémologique sur la tension
entre l’approche apriorique et l’approche historique de l’œuvre d’art, autrement dit, d’une
réflexion méthodologique sur les pratiques respectives du philosophe et de l’historien face à
l’objet culturel -
Lorsque Cassirer défend la possibilid’une « philosophie de l’histoire », il est forcé
de se demander si une contradiction n’apparaît pas d’emblée dans les termes : l’histoire n’est-
elle pas par définition non philosophique et la philosophie anhistorique ? Pourtant, il faut bien
admettre que l’histoire n’est pas sans lien avec la rationalité. Depuis Hegel, la philosophie ne
peut plus se contenter d’une « certaine conformité de l’histoire avec la raison », mais elle se
donne pour tâche de faire apparaître « une véritable identité entre la vie historique d’une part
et la vie spirituelle ou rationnelle d’autre part »1. Sans souscrire pour autant au texte hégélien,
je voudrais « tester » l’idée cassirérienne d’après laquelle les formes de notre culture (livrées
par l’histoire) obéissent à des structures rationnelles et que, donc, il y a une unité possible des
événements historiques. L’histoire en tant que discipline peut-elle réellement opérer une
« reconstruction symbolique » d’événements passés ? Peut-elle fusionner son matériau divers
et le synthétiser en une forme nouvelle ? J’utiliserai pour répondre à ces « impératifs »
cassirériens le travail de deux grands historiens de l’art qu’il a fréquenté à Hambourg dans les
années 20 : Aby Warburg (1866-1929) et Erwin Panofsky (1892-1968).
Confrontée à la théorie de l’art, l’opposition conceptuelle historique/transcendantal
résiste-t-elle longtemps à la déconstruction ? L’idée commune selon laquelle le philosophe
dépasserait le caractère événementiel et factuel de l’œuvre d’art auquel resterait rivé
l’historien ne tient évidemment pas la route on appellera plutôt chroniqueur ou archiviste
celui qui s’en tient à la facticité historique ; Cassirer le rappelle lui-même : le véritable
historien n’est pas un simple annaliste2. S’interdisant à son tour une acception réduite de
l’histoire comme succession de faits, Husserl a montré dans L’origine de la géométrie qu’un
sens ne pouvait véritablement « entrer en histoire » qu’à la condition paradoxale d’« avoir
1 Ernst CASSIRER, « La philosophie de l’histoire » (1944), L’idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres
écrits d’exil, trad. F. Capeillères, Paris, Cerf, 1988, p. 56.
2 Ibid., p. 64.
2
rompu toutes les amarres qui le retenaient au sol empirique de l’histoire »3. L’histoire des faits
doit, pour devenir intelligible, thématiser le sol universel sur lequel elle repose et explorer « le
puissant apriori structurel qui lui est propre »4. Telle est la tâche du philosophe. Mais en quoi
consiste celle de l’historien ? A vouloir mettre au jour la spécificité méthodologique de
l’histoire de l’art, on constate que sa pratique implique de nombreux choix philosophiques. En
ce sens, l’étude critique des conditions logiques du travail des grands historiens de l’art (parmi
lesquels Warburg et Panofsky) nous met face à l’ambition de trouver des raisons dans le flux
historique, de lui donner du sens, de dégager ses structures transcendantales, universelles et
nécessaires. Pour une fois donc, abstenons-nous, comme le propose Derrida, de devoir choisir
entre la Raison et l’Histoire5.
L’objectif de la lecture proposée ici sera de faire voir en quoi le néokantisme de
Cassirer offre à l’histoire de l’art ou, plus généralement, à l’histoire de la culture, de quoi
s’ériger en discipline scientifique. De son coté, Erwin Panofsky s’inscrit explicitement dans la
lignée du philosophe, comme de nombreux textes en attestent. Depuis son fameux article sur
la perspective comme forme symbolique, il n’est pas interdit de voir en lui, pour autant que
l’expression soit appropriée, un historien de l’art néokantien. Le cas d’Aby Warburg est plus
difficile. Son œuvre était pratiquement achevée lorsqu’il rencontra Cassirer leur première
rencontre eut lieu à Kreuzlingen, dans la fameuse clinique de Binswanger il était interné.
Pourtant, la rencontre fut décisive pour les deux hommes. Je voudrais esquisser ici une
analyse « néokantienne » du travail de Warburg en particulier de sa dernière oeuvre restée
inachevée, un atlas d’images ayant pour titre Mnemosyne. J’espère ainsi montrer en quoi le
surgissement d’une perspective kantienne dans le champ de l’histoire de l’art s’inscrit en
partie dans la continuité des exigences d’Aby Warburg – Mnemosyne devant être considérée à
mon sens comme une œuvre « critique ».
Aby WARBURG : un atlas d’image en guise d’histoire
Peut-on sans exagération dire de Warburg qu’il est une « figure de la rationalité » ?
L’expression s’applique peut-être avec un peu moins d’évidence à son cas qu’à celui de
Panofsky. Warburg est-il réellement à la recherche d’une forme de rationalité en histoire ?
N’intègre-t-il pas plutôt folie et déraison dans les processus historiques ? Comme il l’indique
3 Jacques DERRIDA, « Introduction » à HUSSERL, L’origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, p. 53.
4 HUSSERL, L’origine de la géométrie, op. cit., p. 205.
5 Jacques DERRIDA, « Introduction », op. cit., p. 160.
3
dans ses notes inédites conservées à l’Institut Warburg, l’atlas Mnemosyne doit être considéré
comme une « critique de la déraison pure » [Kritik der reinen Unvernunft]. Cette note
énigmatique semble avoir dissuadé d’emblée toute lecture « kantienne » de son travail. Or, on
sait que Warburg s’était familiarisé avec la pensée de Kant, en suivant notamment un cours de
Ziegler sur les Prolégomènes. Selon Claude Imbert, « Warburg fut avec Cassirer au nombre
de ceux qui prirent le criticisme sérieusement »6. On sait en outre, d’après le témoignage de
Saxl (assistant de Warburg), que Mnemosyne fut considéré à l’époque comme une tentative
fondatrice de concilier une vision historique et une vision philosophique des images. Le projet
d’un Atlas d’images ne correspondait-il pas à l’idéalisme critique prôné par Cassirer, qui
s’assigne pour mission de faire ressortir les « structures idéelles élémentaires » qui surgissent
à différents moments de l’histoire, structures dont la récurrence ne peut plus s’expliquer en
termes d’influence ? Partant de là, nous essaierons de montrer qu’une lecture « néo-
kantienne » de l’œuvre de Warburg n’est pas artificielle7. Elle amène à tout le moins de
nouvelles clés de lecture8.
Pathosformeln
La Pathosformel (« formule du pathos », « formule pathique ») est un concept tout à
fait central de l’œuvre de Warburg, sur lequel il convient de se pencher préalablement pour
saisir l’enjeu de Mnemosyne. Les Pathosformeln sont des formes archétypales liées à
l’expression du pathos (douleur, désir, deuil). Héritage païen de notre civilisation moderne,
ces « gestes » qui traduisent les passions (bras levés, bouches ouvertes, torsions du corps, etc.
- autant de mouvements superlatifs) ressurgissent d’époque en époque et constituent comme
un « fond gestuel » dans lequel viendraient s’alimenter les artistes. Pour Warburg, et sur ce
point il s’oppose explicitement à Winckelmann (considéré comme le fondateur de l’histoire
de l’art moderne), l’« influence » de l’Antiquité sur la Renaissance italienne ne peut donc
s’expliquer uniquement en termes d’imitation des anciens. En effet, les « structures
élémentaires » que sont les pathosformeln empruntent des voies (des voies « migratoires », dit
6 Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », L’homme. Revue française d’anthropologie, n°165,
janvier/mars 2003, p. 34.
7 Lecture que Cassirer propose d’ailleurs entre les lignes de sa conférence intitulée « Le concept de forme
symbolique dans l’édification des sciences de l’esprit », conférence qui s’adresse à la communauté scientifique
de la Bibliothèque Warburg et qui sera publiée dans les Vorträge der Bibliothek Warburg. La voie interprétative
qui consisterait à retrouver chez Warburg des perspectives kantiennes, rarement empruntée, est pourtant
suggérée de manière tout à fait originale par Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », art. cit., pp. 11-37.
8 Elle contrasterait à coup sûr avec la lecture plus psychanalitique et néanmoins tout à fait féconde de Georges
Didi-Huberman (E.H.E.S.S., historien de l’art et philosophe contemporain, pionnier de la réception française de
l’œuvre de Warburg). Cf. Georges DIDI-HUBERMAN, L’image survivante, Paris, Minuit, 2000.
4
Warburg) que l’on ne peut dans tous les cas reconstituer positivement. S’il est évident que
Donatello avait eu sous les yeux les sarcophages antiques et que ses bas-reliefs ont pris leur
gestuelle endeuillée pour modèle, on n’imagine pas l’indien Hopi s’inspirant du Laocoon pour
son rituel du serpent deux images que Warburg « rapproche » pourtant dans Mnemosyne.
Ces images se « ressemblent » parce qu’elles sont issues d’une structure fondamentale. Il faut
se demander si les pathosformeln n’indiquent pas une fonction conceptuelle.
Quel parallèle pourrions-nous dès lors tenter entre le symbole cassirérien et la
pathosformel 9? Dans Langage et mythe, Cassirer définit la mise en forme symbolique comme
« concentration », « amplification » ou « intensification » de l’intuition sensible. Cette
intensification est pour lui au fondement de toute mise en forme10. Les pathosformeln que
Warburg traque dans notre culture - auxquels semblent convenir particulièrement bien les
notions d’intensification et d’« accent » - ne sont-ils pas également produits d’un
élargissement d’une intuition singulière et sensible au-delà de ses limites temporelles ? Selon
l’expression de Claude Imbert, la pathosformel, en effet, « saisit la configuration de l’affect en
style public »11.
Mnemosyne
Ultime projet warburgien qui rassemble le matériel iconographique de toute une vie,
l’atlas Mnemosyne voit le jour en 1924 et n’aura de fin que celle de son inventeur en 1929. On
y retrouve en images tous les protagonistes qui ont hanté la vie du chercheur : la ménade et la
nymphe, le Laocoon et la figure du serpent, entre autres. Toutes ces images appartenant à
l’histoire des Beaux-Arts (mais également aux arts mineurs, à l’actualité, à la presse, à la
publicité) sont organisées selon un ordre qui n’est pas stable ; disons qu’elles restent
constamment prises dans un processus d’organisation qu’elles font d’ailleurs apparaître12.
Travail resté en chantier que Warburg emporte partout avec lui dans ses derniers
déplacements, ne trouvant pas sa forme définitive, Mnémosyne est une oeuvre sans mots - il
n’est accompagné d’aucun texte, d’aucun commentaire, ce qui pose, d’un point de vue
9 Dans les notes de son voyage au Nouveau-Mexique (1896), Warburg écrit qu’il a « trois fers au feu, trois os à
ronger, trois pierres à retourner », dont le plus important semble être : « 1. Symbolisme, qu’es-tu donc ? ». Cf.
Aby WARBURG, Le rituel du serpent, trad. S. Muller, Paris, Macula, 2003, p. 142.
10 Ernst CASSIRER, Langage et mythe. A propos des noms de dieux, Paris, Minuit, 1973, p 111.
11 Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », art. cit., p. 16. Je souligne.
12 Selon Didi-Huberman, la notion d’ « intervalle » fait bien voir tout se joue dans les panneaux de
Mnemosyne. Les images importent moins que leurs rapports. Dynamique des rapports. N’est-ce pas ainsi qu’on
pourrait définir le projet de la PFS ?
5
épistémologique, des questions intéressantes sur lesquelles nous ne nous attarderons pourtant
pas ici.
A quoi ressemble Mnemosyne ? Il s’agit d’une série de 63 grands panneaux noirs
(140x170cm) sur lesquels Warburg a agencé des photographies d’œuvres d’art - uniquement
des reproductions donc - mais aussi des coupures de journaux et documents divers (timbres,
publicités, arbres généalogiques,..)13. L’entreprise, à cause de sa structure, est d’une
modernité évidente ; on l’a comparée au travail du montage (cinéma) ou au travail du
collage : « […] au principe essentiellement plastique qui structure le collage d’un Braque,
d’un Picasso ou d’un Schwitters, Warburg substitue un principe sémantique »14. En effet, le
montage est pour Warburg une manière (spatiale) d’écrire l’histoire, de faire apparaître du
sens, ce que Didi-Huberman appellera une « poétique ». L’atlas mobilise, sur le mode
mnémonique, l’ « inaliénable patrimoine héréditaire » de la civilisation humaine15. D’abord
simple inventaire de formes antiques qui ont marqué l’imaginaire humaniste, le projet ne
cache pas qu’il cherche à atteindre une mémoire collective. Warburg, dans un bref texte
introductif non publié de son vivant, décrit lui-même son objectif : « L’Atlas de
‘Mnémosyne’, avec son matériel iconographique, veut illustrer ce processus que l’on pourrait
décrire comme une tentative pour assimiler, à travers la représentation du mouvement vivant,
un fonds de valeurs expressives préformées »16.
Que cherchait Warburg avec son projet Mnemosyne ? Que quelque chose émerge de la
juxtaposition des documents, de leur coïncidence. Cet objectif est bien celui que Cassirer
assignait à l’histoire, qu’il considérait comme « synthèse intellectuelle et imaginative » de
fragments du passé. Mais si Warburg tente de faire voir à sa manière l’unité et la consistance
des images qu’il a collectées, a-t-il réellement pu amener ces fragments à un ordre cohérent ?
Il force en tout cas les images à réfléchir (sur) leurs propres pouvoirs comme si elles
donnaient à voir visuellement leur condition de possibilité, elles mettent en avant une
« grammaire » du pathos.
13 D’après Claude Imbert, l’une des premières planches de Mnemosyne (planche C) peut être considérée comme
un « hommage à Cassirer », pour qui l’ellipse de Kepler était la première forme symbolique. Ce « patronage »
képlérien sous lequel se place Warburg, serait l’indice d’une continuité entre « forme symbolique » et
Pathosformel. Cf. Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », art. cit., p. 29. Pour les planches de
Mnemosyne, cf. Aby WARBURG, Der Bilderatlas MNEMOSYNE. Gesammelte Schriften II.1, Berlin, Akademie
Verlag, 2003.
14 Roland RECHT, « L’écriture de l’histoire de l’art devant les modernes » (Remarque à partir de Riegl,
Wölfflin, Warburg et Panofsky), Les cahiers du MNAM, n°97, 1994, p. 18.
15 Aby WARBURG, « Introduction à l’atlas Mnemosyne », trad. P. Rusch, Trafic, n°9, 1994, p. 38.
16 Ibid., p. 39.
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