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dans ses notes inédites conservées à l’Institut Warburg, l’atlas Mnemosyne doit être considéré
comme une « critique de la déraison pure » [Kritik der reinen Unvernunft]. Cette note
énigmatique semble avoir dissuadé d’emblée toute lecture « kantienne » de son travail. Or, on
sait que Warburg s’était familiarisé avec la pensée de Kant, en suivant notamment un cours de
Ziegler sur les Prolégomènes. Selon Claude Imbert, « Warburg fut avec Cassirer au nombre
de ceux qui prirent le criticisme sérieusement »6. On sait en outre, d’après le témoignage de
Saxl (assistant de Warburg), que Mnemosyne fut considéré à l’époque comme une tentative
fondatrice de concilier une vision historique et une vision philosophique des images. Le projet
d’un Atlas d’images ne correspondait-il pas à l’idéalisme critique prôné par Cassirer, qui
s’assigne pour mission de faire ressortir les « structures idéelles élémentaires » qui surgissent
à différents moments de l’histoire, structures dont la récurrence ne peut plus s’expliquer en
termes d’influence ? Partant de là, nous essaierons de montrer qu’une lecture « néo-
kantienne » de l’œuvre de Warburg n’est pas artificielle7. Elle amène à tout le moins de
nouvelles clés de lecture8.
Pathosformeln
La Pathosformel (« formule du pathos », « formule pathique ») est un concept tout à
fait central de l’œuvre de Warburg, sur lequel il convient de se pencher préalablement pour
saisir l’enjeu de Mnemosyne. Les Pathosformeln sont des formes archétypales liées à
l’expression du pathos (douleur, désir, deuil). Héritage païen de notre civilisation moderne,
ces « gestes » qui traduisent les passions (bras levés, bouches ouvertes, torsions du corps, etc.
- autant de mouvements superlatifs) ressurgissent d’époque en époque et constituent comme
un « fond gestuel » dans lequel viendraient s’alimenter les artistes. Pour Warburg, et sur ce
point il s’oppose explicitement à Winckelmann (considéré comme le fondateur de l’histoire
de l’art moderne), l’« influence » de l’Antiquité sur la Renaissance italienne ne peut donc
s’expliquer uniquement en termes d’imitation des anciens. En effet, les « structures
élémentaires » que sont les pathosformeln empruntent des voies (des voies « migratoires », dit
6 Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », L’homme. Revue française d’anthropologie, n°165,
janvier/mars 2003, p. 34.
7 Lecture que Cassirer propose d’ailleurs entre les lignes de sa conférence intitulée « Le concept de forme
symbolique dans l’édification des sciences de l’esprit », conférence qui s’adresse à la communauté scientifique
de la Bibliothèque Warburg et qui sera publiée dans les Vorträge der Bibliothek Warburg. La voie interprétative
qui consisterait à retrouver chez Warburg des perspectives kantiennes, rarement empruntée, est pourtant
suggérée de manière tout à fait originale par Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », art. cit., pp. 11-37.
8 Elle contrasterait à coup sûr avec la lecture plus psychanalitique et néanmoins tout à fait féconde de Georges
Didi-Huberman (E.H.E.S.S., historien de l’art et philosophe contemporain, pionnier de la réception française de
l’œuvre de Warburg). Cf. Georges DIDI-HUBERMAN, L’image survivante, Paris, Minuit, 2000.