La rationalité dans l`histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg

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La rationalité dans l'histoire (Cassirer, Panofsky, Warburg)
Implications pour l'esthétique
Maud Hagelstein
- Cet exposé s’inscrit dans le cadre général d’une interrogation épistémologique sur la tension
entre l’approche apriorique et l’approche historique de l’œuvre d’art, autrement dit, d’une
réflexion méthodologique sur les pratiques respectives du philosophe et de l’historien face à
l’objet culturel -
Lorsque Cassirer défend la possibilité d’une « philosophie de l’histoire », il est forcé
de se demander si une contradiction n’apparaît pas d’emblée dans les termes : l’histoire n’estelle pas par définition non philosophique et la philosophie anhistorique ? Pourtant, il faut bien
admettre que l’histoire n’est pas sans lien avec la rationalité. Depuis Hegel, la philosophie ne
peut plus se contenter d’une « certaine conformité de l’histoire avec la raison », mais elle se
donne pour tâche de faire apparaître « une véritable identité entre la vie historique d’une part
et la vie spirituelle ou rationnelle d’autre part »1. Sans souscrire pour autant au texte hégélien,
je voudrais « tester » l’idée cassirérienne d’après laquelle les formes de notre culture (livrées
par l’histoire) obéissent à des structures rationnelles et que, donc, il y a une unité possible des
événements historiques. L’histoire en tant que discipline peut-elle réellement opérer une
« reconstruction symbolique » d’événements passés ? Peut-elle fusionner son matériau divers
et le synthétiser en une forme nouvelle ? J’utiliserai pour répondre à ces « impératifs »
cassirériens le travail de deux grands historiens de l’art qu’il a fréquenté à Hambourg dans les
années 20 : Aby Warburg (1866-1929) et Erwin Panofsky (1892-1968).
Confrontée à la théorie de l’art, l’opposition conceptuelle historique/transcendantal
résiste-t-elle longtemps à la déconstruction ? L’idée commune selon laquelle le philosophe
dépasserait le caractère événementiel et factuel de l’œuvre d’art auquel resterait rivé
l’historien ne tient évidemment pas la route – on appellera plutôt chroniqueur ou archiviste
celui qui s’en tient à la facticité historique ; Cassirer le rappelle lui-même : le véritable
historien n’est pas un simple annaliste2. S’interdisant à son tour une acception réduite de
l’histoire comme succession de faits, Husserl a montré dans L’origine de la géométrie qu’un
sens ne pouvait véritablement « entrer en histoire » qu’à la condition paradoxale d’« avoir
1
Ernst CASSIRER, « La philosophie de l’histoire » (1944), L’idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres
écrits d’exil, trad. F. Capeillères, Paris, Cerf, 1988, p. 56.
2
Ibid., p. 64.
2
rompu toutes les amarres qui le retenaient au sol empirique de l’histoire »3. L’histoire des faits
doit, pour devenir intelligible, thématiser le sol universel sur lequel elle repose et explorer « le
puissant apriori structurel qui lui est propre »4. Telle est la tâche du philosophe. Mais en quoi
consiste celle de l’historien ? A vouloir mettre au jour la spécificité méthodologique de
l’histoire de l’art, on constate que sa pratique implique de nombreux choix philosophiques. En
ce sens, l’étude critique des conditions logiques du travail des grands historiens de l’art (parmi
lesquels Warburg et Panofsky) nous met face à l’ambition de trouver des raisons dans le flux
historique, de lui donner du sens, de dégager ses structures transcendantales, universelles et
nécessaires. Pour une fois donc, abstenons-nous, comme le propose Derrida, de devoir choisir
entre la Raison et l’Histoire5.
L’objectif de la lecture proposée ici sera de faire voir en quoi le néokantisme de
Cassirer offre à l’histoire de l’art ou, plus généralement, à l’histoire de la culture, de quoi
s’ériger en discipline scientifique. De son coté, Erwin Panofsky s’inscrit explicitement dans la
lignée du philosophe, comme de nombreux textes en attestent. Depuis son fameux article sur
la perspective comme forme symbolique, il n’est pas interdit de voir en lui, pour autant que
l’expression soit appropriée, un historien de l’art néokantien. Le cas d’Aby Warburg est plus
difficile. Son œuvre était pratiquement achevée lorsqu’il rencontra Cassirer – leur première
rencontre eut lieu à Kreuzlingen, dans la fameuse clinique de Binswanger où il était interné.
Pourtant, la rencontre fut décisive pour les deux hommes. Je voudrais esquisser ici une
analyse « néokantienne » du travail de Warburg – en particulier de sa dernière oeuvre restée
inachevée, un atlas d’images ayant pour titre Mnemosyne. J’espère ainsi montrer en quoi le
surgissement d’une perspective kantienne dans le champ de l’histoire de l’art s’inscrit en
partie dans la continuité des exigences d’Aby Warburg – Mnemosyne devant être considérée à
mon sens comme une œuvre « critique ».
Aby WARBURG : un atlas d’image en guise d’histoire
Peut-on sans exagération dire de Warburg qu’il est une « figure de la rationalité » ?
L’expression s’applique peut-être avec un peu moins d’évidence à son cas qu’à celui de
Panofsky. Warburg est-il réellement à la recherche d’une forme de rationalité en histoire ?
N’intègre-t-il pas plutôt folie et déraison dans les processus historiques ? Comme il l’indique
3
Jacques DERRIDA, « Introduction » à HUSSERL, L’origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, p. 53.
HUSSERL, L’origine de la géométrie, op. cit., p. 205.
5
Jacques DERRIDA, « Introduction », op. cit., p. 160.
4
3
dans ses notes inédites conservées à l’Institut Warburg, l’atlas Mnemosyne doit être considéré
comme une « critique de la déraison pure » [Kritik der reinen Unvernunft]. Cette note
énigmatique semble avoir dissuadé d’emblée toute lecture « kantienne » de son travail. Or, on
sait que Warburg s’était familiarisé avec la pensée de Kant, en suivant notamment un cours de
Ziegler sur les Prolégomènes. Selon Claude Imbert, « Warburg fut avec Cassirer au nombre
de ceux qui prirent le criticisme sérieusement »6. On sait en outre, d’après le témoignage de
Saxl (assistant de Warburg), que Mnemosyne fut considéré à l’époque comme une tentative
fondatrice de concilier une vision historique et une vision philosophique des images. Le projet
d’un Atlas d’images ne correspondait-il pas à l’idéalisme critique prôné par Cassirer, qui
s’assigne pour mission de faire ressortir les « structures idéelles élémentaires » qui surgissent
à différents moments de l’histoire, structures dont la récurrence ne peut plus s’expliquer en
termes d’influence ? Partant de là, nous essaierons de montrer qu’une lecture « néokantienne » de l’œuvre de Warburg n’est pas artificielle7. Elle amène à tout le moins de
nouvelles clés de lecture8.
Pathosformeln
La Pathosformel (« formule du pathos », « formule pathique ») est un concept tout à
fait central de l’œuvre de Warburg, sur lequel il convient de se pencher préalablement pour
saisir l’enjeu de Mnemosyne. Les Pathosformeln sont des formes archétypales liées à
l’expression du pathos (douleur, désir, deuil). Héritage païen de notre civilisation moderne,
ces « gestes » qui traduisent les passions (bras levés, bouches ouvertes, torsions du corps, etc.
- autant de mouvements superlatifs) ressurgissent d’époque en époque et constituent comme
un « fond gestuel » dans lequel viendraient s’alimenter les artistes. Pour Warburg, et sur ce
point il s’oppose explicitement à Winckelmann (considéré comme le fondateur de l’histoire
de l’art moderne), l’« influence » de l’Antiquité sur la Renaissance italienne ne peut donc
s’expliquer uniquement en termes d’imitation des anciens. En effet, les « structures
élémentaires » que sont les pathosformeln empruntent des voies (des voies « migratoires », dit
6
Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », L’homme. Revue française d’anthropologie, n°165,
janvier/mars 2003, p. 34.
7
Lecture que Cassirer propose d’ailleurs entre les lignes de sa conférence intitulée « Le concept de forme
symbolique dans l’édification des sciences de l’esprit », conférence qui s’adresse à la communauté scientifique
de la Bibliothèque Warburg et qui sera publiée dans les Vorträge der Bibliothek Warburg. La voie interprétative
qui consisterait à retrouver chez Warburg des perspectives kantiennes, rarement empruntée, est pourtant
suggérée de manière tout à fait originale par Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », art. cit., pp. 11-37.
8
Elle contrasterait à coup sûr avec la lecture plus psychanalitique et néanmoins tout à fait féconde de Georges
Didi-Huberman (E.H.E.S.S., historien de l’art et philosophe contemporain, pionnier de la réception française de
l’œuvre de Warburg). Cf. Georges DIDI-HUBERMAN, L’image survivante, Paris, Minuit, 2000.
4
Warburg) que l’on ne peut dans tous les cas reconstituer positivement. S’il est évident que
Donatello avait eu sous les yeux les sarcophages antiques et que ses bas-reliefs ont pris leur
gestuelle endeuillée pour modèle, on n’imagine pas l’indien Hopi s’inspirant du Laocoon pour
son rituel du serpent – deux images que Warburg « rapproche » pourtant dans Mnemosyne.
Ces images se « ressemblent » parce qu’elles sont issues d’une structure fondamentale. Il faut
se demander si les pathosformeln n’indiquent pas une fonction conceptuelle.
Quel parallèle pourrions-nous dès lors tenter entre le symbole cassirérien et la
pathosformel 9? Dans Langage et mythe, Cassirer définit la mise en forme symbolique comme
« concentration », « amplification » ou « intensification » de l’intuition sensible. Cette
intensification est pour lui au fondement de toute mise en forme10. Les pathosformeln que
Warburg traque dans notre culture - auxquels semblent convenir particulièrement bien les
notions d’intensification et d’« accent » - ne sont-ils pas également produits d’un
élargissement d’une intuition singulière et sensible au-delà de ses limites temporelles ? Selon
l’expression de Claude Imbert, la pathosformel, en effet, « saisit la configuration de l’affect en
style public »11.
Mnemosyne
Ultime projet warburgien qui rassemble le matériel iconographique de toute une vie,
l’atlas Mnemosyne voit le jour en 1924 et n’aura de fin que celle de son inventeur en 1929. On
y retrouve en images tous les protagonistes qui ont hanté la vie du chercheur : la ménade et la
nymphe, le Laocoon et la figure du serpent, entre autres. Toutes ces images appartenant à
l’histoire des Beaux-Arts (mais également aux arts mineurs, à l’actualité, à la presse, à la
publicité) sont organisées selon un ordre qui n’est pas stable ; disons qu’elles restent
constamment prises dans un processus d’organisation qu’elles font d’ailleurs apparaître12.
Travail resté en chantier que Warburg emporte partout avec lui dans ses derniers
déplacements, ne trouvant pas sa forme définitive, Mnémosyne est une oeuvre sans mots - il
n’est accompagné d’aucun texte, d’aucun commentaire, ce qui pose, d’un point de vue
9
Dans les notes de son voyage au Nouveau-Mexique (1896), Warburg écrit qu’il a « trois fers au feu, trois os à
ronger, trois pierres à retourner », dont le plus important semble être : « 1. Symbolisme, qu’es-tu donc ? ». Cf.
Aby WARBURG, Le rituel du serpent, trad. S. Muller, Paris, Macula, 2003, p. 142.
10
Ernst CASSIRER, Langage et mythe. A propos des noms de dieux, Paris, Minuit, 1973, p 111.
11
Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », art. cit., p. 16. Je souligne.
12
Selon Didi-Huberman, la notion d’ « intervalle » fait bien voir où tout se joue dans les panneaux de
Mnemosyne. Les images importent moins que leurs rapports. Dynamique des rapports. N’est-ce pas ainsi qu’on
pourrait définir le projet de la PFS ?
5
épistémologique, des questions intéressantes sur lesquelles nous ne nous attarderons pourtant
pas ici.
A quoi ressemble Mnemosyne ? Il s’agit d’une série de 63 grands panneaux noirs
(140x170cm) sur lesquels Warburg a agencé des photographies d’œuvres d’art - uniquement
des reproductions donc - mais aussi des coupures de journaux et documents divers (timbres,
publicités, arbres généalogiques,..)13. L’entreprise, à cause de sa structure, est d’une
modernité évidente ; on l’a comparée au travail du montage (cinéma) ou au travail du
collage : « […] au principe essentiellement plastique qui structure le collage d’un Braque,
d’un Picasso ou d’un Schwitters, Warburg substitue un principe sémantique »14. En effet, le
montage est pour Warburg une manière (spatiale) d’écrire l’histoire, de faire apparaître du
sens, ce que Didi-Huberman appellera une « poétique ». L’atlas mobilise, sur le mode
mnémonique, l’ « inaliénable patrimoine héréditaire » de la civilisation humaine15. D’abord
simple inventaire de formes antiques qui ont marqué l’imaginaire humaniste, le projet ne
cache pas qu’il cherche à atteindre une mémoire collective. Warburg, dans un bref texte
introductif non publié de son vivant, décrit lui-même son objectif : « L’Atlas de
‘Mnémosyne’, avec son matériel iconographique, veut illustrer ce processus que l’on pourrait
décrire comme une tentative pour assimiler, à travers la représentation du mouvement vivant,
un fonds de valeurs expressives préformées »16.
Que cherchait Warburg avec son projet Mnemosyne ? Que quelque chose émerge de la
juxtaposition des documents, de leur coïncidence. Cet objectif est bien celui que Cassirer
assignait à l’histoire, qu’il considérait comme « synthèse intellectuelle et imaginative » de
fragments du passé. Mais si Warburg tente de faire voir à sa manière l’unité et la consistance
des images qu’il a collectées, a-t-il réellement pu amener ces fragments à un ordre cohérent ?
Il force en tout cas les images à réfléchir (sur) leurs propres pouvoirs – comme si elles
donnaient à voir visuellement leur condition de possibilité, elles mettent en avant une
« grammaire » du pathos.
13
D’après Claude Imbert, l’une des premières planches de Mnemosyne (planche C) peut être considérée comme
un « hommage à Cassirer », pour qui l’ellipse de Kepler était la première forme symbolique. Ce « patronage »
képlérien sous lequel se place Warburg, serait l’indice d’une continuité entre « forme symbolique » et
Pathosformel. Cf. Claude IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », art. cit., p. 29. Pour les planches de
Mnemosyne, cf. Aby WARBURG, Der Bilderatlas MNEMOSYNE. Gesammelte Schriften II.1, Berlin, Akademie
Verlag, 2003.
14
Roland RECHT, « L’écriture de l’histoire de l’art devant les modernes » (Remarque à partir de Riegl,
Wölfflin, Warburg et Panofsky), Les cahiers du MNAM, n°97, 1994, p. 18.
15
Aby WARBURG, « Introduction à l’atlas Mnemosyne », trad. P. Rusch, Trafic, n°9, 1994, p. 38.
16
Ibid., p. 39.
6
Ernst CASSIRER : unité des événements qui constituent l’histoire
L’objectif sera ici de faire apparaître les exigences cassirériennes qui semblent
correspondre au projet de Warburg et qui trouvent écho dans une histoire de l’art
« néokantienne » comme celle de Panofsky.
Il n’est pas étonnant que Cassirer ait été amené lui aussi à élaborer des études
« historiques », puisque seule l’analyse historique particulière et détaillée garantit selon lui
une authentique universalité. Tout en s’essayant à l’exercice historique, il défend le principe
selon lequel le monde de l’histoire doit être ramené et réduit à ses lois fondamentales17.
L’historien ne peut donc se contenter d’une juxtaposition empirique de formes données, il doit
fonder théoriquement leur pluralité. La première urgence est de rassembler les différences en
une unité ferme qui est la condition de leur survie : elle sauve les différences du « déclin
complet » qui serait inévitable sans les liens qui les relient à un tout. Cassirer : « là où les
formes singulières cherchent à sortir du tout et à s’opposer les unes aux autres dans la
prétention à un caractère spécifique, elles semblent au contraire se déraciner elles-mêmes et
abandonner une partie de leur propre essence »18. Le danger est bien réel, compte tenu du fait
qu’un fait singulier, dans son individualité simple, ne peut véritablement être « connu » ; il
devient un authentique objet pour la connaissance que corrélé à un énoncé général.
La question du rapport entre singulier et universel/général, bien que toujours
complexe, est suffisamment connue chez Cassirer pour qu’on ne l’aborde dans ses tous
détails. Néanmoins, on doit se demander en quels termes se pose le problème dans le cadre
d’une interrogation sur la nature des concepts historiques. De son côté, le philosophe tente de
cerner et de décrire les processus spirituels par lesquels le particulier s’élève au général. Que
fait l’historien ? Comment s’opère au sein de sa discipline le passage des représentations
particulières au concept générique ? Ce passage est-il tout simplement possible ? Cassirer
entend défaire le partage entre la science historique dont les concepts ne viseraient que
l’ « ici-et-maintenant » et les sciences de la nature dont les concepts « généralisants »
n’envisagent le cas singulier que dans la mesure où il s’y manifeste une règle universelle.
Même si, bien entendu, la tâche de l’historien est de saisir la particularité de faits qui sont
spécifiques, il est évident par ailleurs aux yeux de Cassirer qu’une singularité ne contient pas
17
Ernst CASSIRER, Individu et cosmos dans la philosophie de la renaissance (1927), trad. Pierre Quillet, Paris,
Minuit, 1983, p. 141.
18
Ernst CASSIRER, Langage et mythe, op. cit., pp. 61-62.
7
en elle sa « forme spécifique » : « toute singularité ne tient son sens que des rapports dans
lesquels elle s’inscrit »19. La tâche de l’historien sera d’exhiber ces rapports. Dans le champ
historique, on ne peut pas proprement parler de loi générale sous laquelle subsumer les
événements ; il faut néanmoins intégrer ceux-ci à une « série événementielle déterminée »,
dans un « nexus téléologique déterminé »20.
L’idée de l’histoire
Le 26 mai 1936, Cassirer présente à l’Institut Warburg (déjà « transféré » à Londres)
une conférence intitulée « L’idéalisme critique comme philosophie de la culture ». L’absence
de Warburg se fait sentir depuis plusieurs années déjà, et Cassirer choisit d’évoquer sa pensée
au cours de son analyse. Il est difficile de ne pas lire dans certains passages de cette
conférence une volonté très claire de faire se recouper leurs terrains de recherche respectifs à
partir de questions méthodologiques. Le titre de l’intervention dit bien son enjeu : montrer que
l’idéalisme critique ou transcendantal – qui depuis Kant se distingue des autres idéalismes en
ce qu’il désigne un mode de connaissance a priori – bouleverse, un fois opéré
l’« élargissement » requis par Cassirer, la philosophie de la culture. Celle-ci devient
« critique » dans la mesure où elle « entend connaître les grandes orientations générales et
fondamentales de la culture, aboutir à une compréhension des principes universels de cette
mise en forme »21.
Pour montrer qu’il existe bien quelque chose comme une « grammaire » de l’art et des
formes vivantes de l’expression, Cassirer invite ses auditeurs à observer les étagères de la
bibliothèque dans laquelle ils se trouvent, fameuse bibliothèque qu’Aby Warburg avait
organisée en fonction des problèmes qui l’occupaient. Selon Cassirer, le travail du fondateur
de cette bibliothèque dépassait celui du strict historien de l’art : « Un tel travail s’appuie sur
une étonnante et immense connaissance des faits empiriques, mais, en même temps, il est
dirigé vers une visée philosophique générale et est inspiré par une pensée philosophique dont
la puissance est peu commune »22. Le mot Mnemosyne, que Warburg avait aussi fait inscrire à
l’entrée de la bibliothèque à Hambourg, indique bien que sa démarche ne se résumait pas à
celle d’un collectionneur, mais qu’il aspirait à reconstruire quelque chose comme
19
Ibid., pp. 43-44.
Ibid., p. 44.
21
Ernst CASSIRER, « Fondation naturaliste et fondation humaniste de la philosophie de la culture » (1939),
L’idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, op. cit., p. 49.
22
Ernst CASSIRER, « L’idéalisme critique comme philosophie de la culture » (1936), L’idée de l’histoire. Les
inédits de Yale et autres écrits d’exil, op. cit., p. 12.
20
8
l’ « origine » des formes vivantes de notre civilisation moderne23. C’est là que sa méthode
dépasse le savoir empirique et devient spéculative (pour Cassirer, seule la métaphysique ne se
satisfait pas de la sphère du devenir historique et tend à s’élever au dessus d’elle). Elle semble
en tout cas obéir au principe suivant : « Au lieu de suivre les phénomènes isolément et de les
lier sur le fil de l’histoire, au lieu de les considérer dans leur succession ou leur connexion de
cause à effet, nous enquêtons sur la nature des différentes fonctions dont dépendent les
phénomènes pris comme un tout »24. En effet, Mnemosyne est une œuvre marginale qui ne
respecte pas le « fil de l’histoire » (elle va à l’encontre du souci de périodisation tellement
cher à l’historien de l’art classique), qui ne se contente pas des explications courantes
(imitation des anciens, etc.) et qui cherche le mouvement plus fondamental des formes de la
culture.
La forme symbolique et le transcendantal
Quand Panofsky décide en 1924 de faire de la perspective une véritable « forme
symbolique » au sens que Cassirer a donné à ce terme, il introduit le concept de
transcendantal au sein de la démarche historique, de l’approche historique de l’objet pictural.
Il adhère du même coup à l’idée d’après laquelle l’unité des phénomènes et événements de la
culture, l’unité de ses « formations », réside dans la fonction de mise en forme. Qu’importe
qu’il ait pris l’entière mesure de l’audace philosophique de son geste. Le primat kantien de la
forme générale de la connaissance sur son objet, exploité par Cassirer dans sa Philosophie des
formes symboliques, trouvera dans la théorie de l’art panofskienne un développement tout à
fait inédit. Pour cette raison, la « révolution copernicienne » de Kant est considérée à juste
titre par Cassirer comme une « voie de salut » pour le savoir et en particulier pour le langage,
le mythe, et l’art qui risquent d’être considérés comme des fictions auxquelles le critère
rigoureux de vérité ne conviendrait pas. La fonction générale de symbolisation apparaîtra
comme l’opération constitutive des formes de la culture. Il n’y a pas de doute pour Panofsky,
les œuvres d’art déploient des significations dont il faut prendre la mesure. Or, le néokantisme
nous apprend qu’il y a sens lorsque l’esprit humain rapporte une perception aux formes
fondamentales de la connaissance dont il a en lui le modèle. Cette thèse appliquée au champ
artistique implique qu’une œuvre ne doit plus être envisagée dans son rapport à une extériorité
23
La question de l’origine est une question philosophique. Cassirer s’engage sur une voie qui n’est pas éloignée
sur ce point de celle de Husserl. Ce n’est évidemment pas l’origine historique des faits qui importe, mais la
« structure » qui les conditionne (Ernst CASSIRER, « L’idéalisme critique comme philosophie de la culture »,
art. cit., p. 15).
24
Id.
9
qu’elle imiterait. Il faut reconnaître en elle (c’est là que ce situe le renversement que Kant a
rendu possible) des règles de production, une manière de « mise en forme »25. En ce sens, l’art
peut être considéré comme un symbole, il crée un univers de sens à partir de lui-même, il rend
possible un univers de sens.
Erwin Panofsky : la perspective comme forme symbolique
Le problème de la perspective tel qu’il est développé dans l’article de 1924-1925 (« La
perspective comme forme symbolique », texte paru dans les Vorträge de la bibliothèque
Warburg) est paradigmatique et pourrait être développé selon trois axes.
1. On doit déceler dans les analyses de Panofsky une ambition véritablement
philosophique qui remet en question le partage strict entre Raison et histoire. En effet,
assigner à la forme perspective une valeur ou une fonction symbolique (hypothèse annoncée
dans le titre de l’article), ne va pas sans difficulté au regard de l’histoire26. Le texte de
Panofsky suit d’un an la publication du premier volume de la PFS sur lequel il vient en
quelque sorte se « greffer ». Ce faisant, Panofsky pense retrouver pour l’histoire de la peinture
l’universalité requise par la pensée de Cassirer, celle d’un « point de vue théorique
systématique ». Il est bien question de point de vue en effet (ce double sens sera habilement
exploité par Hubert Damisch). La perspective, qui fonctionne pour les théoriciens du
Quattrocento selon un modèle rationnel et géométrique, est considérée par Panofsky comme
une des formes majeures par lesquelles l’esprit artistique appréhende et interprète le monde.
En ce sens, elle doit être considérée comme une forme symbolique.
2. La Renaissance apparaît dans ce texte comme la période où tout se joue (l’intérêt
pour cette époque est d’ailleurs commun aux trois auteurs). La Renaissance serait en marche
vers la Raison, elle serait le lieu d’une prise de conscience réflexive sur ses propres enjeux en
tant que période de changement intellectuel. Enfin, elle serait aussi à la source d’une vision
universelle de l’histoire : un penseur comme Pic de la Mirandole s’efforce selon Cassirer
« d’ouvrir un horizon plus grand, plus englobant pour le monde historique »27. Souvent,
l’analyse de ces grands changements intellectuels passe par une réflexion sur l’espace. A cet
égard, Cassirer a renforcé dans Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance
25
Ernst CASSIRER, Langage et mythe, op. cit., p. 16.
Hubert Damisch se demande si ce n’est pas finalement l’histoire (en tout cas, dit-il, une certaine manière
d’histoire) qui fonctionne par rapport à la perspective comme un « obstacle épistémologique ». J’essaierai de
développer ce point. Cf. Hubert DAMISCH, L’origine de la perspective (1987), Paris, Flammarion, 1993, p. 26.
26
27
Ernst CASSIRER, « Le concept d’histoire durant la Renaissance » (1941), L’idée de l’histoire. Les inédits de
Yale et autres écrits d’exil, op. cit., p. 113.
10
(1927) la thèse panofskienne selon laquelle la perspective, et le nouveau concept d’espace né
à la Renaissance, correspondent à une pensée qui s’élabore selon de nouvelles conditions.
L’un des enjeux philosophiques et scientifiques de l’époque était, selon Cassirer, de remplacer
« l’espace-agrégat par l’espace-système » et « l’espace-substrat par l’espace-fonction ». L’espace
devient alors une structure ordinale, une « architecture linéaire idéale » obéissant au principe universel
28
« d’homogénéité » . Dans son exposition, Cassirer renvoie très justement à l’article de Panofsky. Il
remarque ainsi que cette découverte d’un nouvel espace à conquérir trouve d’abord des résultats
intéressants dans le domaine des arts plastiques et de la théorie de l’art. Sur ce point, une comparaison
critique du texte de Panofsky sur la perspective dans la représentation picturale et des développements
cassirériens sur l’espace renaissant permet de clarifier de nombreux éléments : la nécessité de poser
des points fixes pour décrire le mouvement, le principe d’homogénéité de l’espace, le point de vue,
etc.
3. Le problème de l’origine est dans ce texte particulièrement délicat et soumettra son
auteur à de nombreuses critiques (notamment celle de Hubert Damisch). En effet, Panofsky
évite la question de l’origine de la forme symbolique et n’explique pas pourquoi la
perspective apparaît seulement à partir de la Renaissance, ni pourquoi les conceptions de
l’espace antérieures n’étaient pas parvenues à la même objectivité. Or, il y a lieu de
s’interroger sur l’historicité de cette structure sensée être universelle et transcendantale. Si la
perspective est bien condition de possibilité de la représentation picturale, comment se fait-il
qu’elle ait été imparfaite ou carrément inopérante en des temps où l’homme, déjà, peignait ?
Sans doute, Panofsky aurait pu trouver chez Cassirer de quoi défendre mieux ses hypothèses.
C’est notamment dans Langage et mythe que Cassirer envisage la question de l’origine (celle
des noms de dieux). Il partage avec Husserl l’idée selon laquelle l’origine est à saisir dans son
autonomie à l’égard du simple événement historique empiriquement déterminable29. L’origine
doit être comprise comme appartenant à une structure de sens qui se déploie « à partir
d’elle ». Ailleurs, Cassirer reconnaît que le monde symbolique est plus « instable et
inconstant » que celui des objets des sciences de la nature et que les formes symboliques
« sont bien plus sujettes au changement et au déclin »30. La permanence ou la persistance ne
sont pas des qualités de la forme symbolique qui, évidemment, est soumise à des changements
de signification au cours du temps. Seule la fonction garantit chez Cassirer l’unité du monde
des symboles, seule la structure symbolique générale est constante.
28
Ernst CASSIRER, Individu et cosmos, op. cit., pp. 230-231.
Ernst CASSIRER, Langage et mythe, op. cit., p. 33.
30
Ernst CASSIRER, « Séminaire sur la philosophie de l’histoire » (1942), L’idée de l’histoire. Les inédits de
Yale et autres écrits d’exil, op. cit., p. 83.
29
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