Σιωπηρές ιστορίες. Γυναίκες και φύλο στην

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Colloque du RING, Paris, octobre 2006
Les « études de genre » en Grèce : ce champ qui n’en est pas un ?
Efi Avdela
Université de Crète
Résumé
- Pour ou contre les « études de genre » : le débat précoce
- Le concept de genre dans les sciences sociales : anthropologie, histoire et autres disciplines
- Interdisciplinarité, transdisciplinarité, spécificités disciplinaires : le genre
entre recherche, théorie et enseignement
- Les effets pervers des malentendus conceptuels : le programme européen « Genre et égalité des femmes »
- Les tendances actuelles : thématiques, problématiques, politiques
Curriculum vitae
Efi Avdela est Professeure en Histoire contemporaine au Département d’Histoire et Archéologie de
l’Université de Crète. Depuis 1989, elle dispense des cours et anime des séminaires d’histoire des femmes et du
genre et d’historiographie du genre. Elle a publié des articles en grec, en anglais, en français, et en italien sur
l’histoire du féminisme et des femmes, l’histoire du travail et l’histoire du genre.
Livres :
Ο φεμινισμός στην Ελλάδα του Μεσοπολέμου. Μία ανθολογία [Le féminisme entre les deux guerres. Une
anthologie], direction et introduction, en collaboration avec Angelika Psarra, Editions Gnossi, Athènes 1985.
Δημόσιοι υπάλληλοι γένους θηλυκού. Καταμερισμός της εργασίας κατά φύλα στον δημόσιο τομέα, 1908-1955
[Fonctionnaires de genre féminin. Division sexuelle du travail dans la fonction publique, 1908-1955], Fondation
de Recherche et de Culture de la Banque Commerciale de Grèce, Athènes 1990.
Σιωπηρές ιστορίες. Γυναίκες και φύλο στην ιστορική αφήγηση [Histoires silencieuses. Femmes et genre dans la
narration historique], direction et introduction, en collaboration avec Angelika Psarra, Editions Alexandria,
Athènes 1997.
«Δια λόγους τιμής». Βία, συναισθήματα και αξίες στη μετεμφυλιακή Ελλάδα [« Pour cause d’honneur ». Violence,
émotions et valeurs dans la Grèce de l’après-guerre civile], Éditions Néféli, Athènes 2002.
Le genre entre la classe et la nation : essais d’historiographie grecque, Syllepse, Paris (sous presse.)
Efi Avdela est également :
Membre du Collectif Editorial de Gender & History.
Membre du comité scientifique international de la revue Nouvelles Questions Féministes.
Membre du comité scientifique international du la revue Clio. Histoire, Femmes et Sociétés.
Correspondante pour la Grèce de la Fédération internationale pour la Recherche de l’Histoire des Femmes.
1
Il est à peine exagéré d’avancer que, depuis 2002, les universités grecques vivent au
rythme des « études de genre » : une dizaine de programmes interdépartementaux de premier,
de deuxième ou de troisième cycle dans sept universités sont financés par le Programme
opérationnel pour l’éducation et la formation professionnelle initiale (ci-après PO Éducation)
conçu par les instances européennes afin − entre autres − de promouvoir en Grèce « le genre
et l’égalité des femmes ». Dans ce qui suit, je vais essayer de retracer les antécédents de ce
développement et de proposer un certain nombre de réflexions concernant son déroulement,
sa signification et ses conséquences.
Avant l’entrée en vigueur du programme PO Éducation « Genre et égalité des
femmes », il n’y avait aucun financement institutionnel pour les études sur les femmes et le
genre en Grèce1. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de recherches, de publications et
d’enseignements qui exploraient, d’une manière ou d’une autre, la question de la différence
sexuelle, des rapports sociaux des sexes ou bien du genre en tant que concept analytique, fûtce de manière inégale dans les diverses disciplines. Mais les cours étaient peu nombreux et
dispersés dans les universités, les nouveaux départements d’éducation étant davantage prêts à
les inclure dans leurs programmes d’études que les autres. Jusqu’aux années 2000, le nombre
d’enseignant(e)s offrant des cours sur les femmes et le genre a été extrêmement limité. Dans
ce contexte, la recherche était une affaire personnelle et se déroulait surtout extra muros,
obligeant les rares intéressé(e)s à se diriger vers l’étranger pour leurs thèses. La seule activité
collective au sein des instances universitaires est restée pendant longtemps le « Groupe
d’études féminines » à l’université de Thessalonique. Ce groupe fonctionnait depuis 1983 de
manière informelle, avant d’être reconnu en 1988 comme « Programme interdépartemental de
1
À l’exception d’un certain nombre d’études d’histoire des femmes, financées au cours des années 1980 par
des centres de recherche semi-officiels et non académiques qui ont donné la possibilité à la génération pionnière
de la « nouvelle histoire grecque », exclue des centres traditionnels de reproduction du métier d’historien,
d’organiser la recherche, offrant aux plus jeunes aussi bien un financement pour cette recherche que la possibilité
de publier. Les plus importants de ces centres ont été la Fondation culturelle de la Banque nationale de Grèce, la
Fondation pour la recherche et la culture de la Banque commerciale de Grèce, la Fondation culturelle de la
Banque agricole ainsi que les Archives historiques de la jeunesse grecque rattachées au Secrétariat général pour
la jeune génération. Au début des années 1990, la plupart de ces centres ont progressivement interrompu leurs
activités. Quand un certain nombre d’entre eux se sont de nouveau mis à fonctionner à la fin des années 1990, la
situation institutionnelle de la « nouvelle histoire grecque » s’était radicalement transformée. Voir Efi
Avdela, «L’histoire des femmes au sein de l’historiographie grecque contemporaine», in Gisela Bock − Anne
Cova (sous la dir.), Écrire l’histoire des femmes en Europe du Sud, XIXe-XXe siècles. Writing Women’s History
in Southern Europe, 19th-20th Centuries, Celta Editora, Oeiras 2003, 81-96; idem, Le genre entre classe et
nation : essai d’historiographie grecque, Syllepse, Paris 2006, « Introduction : Histoire du genre, histoire
grecque », 13-25 ; idem, « Historia de las mujeres y de género en Grecia : ¿ un factor molesto ? », Cuandernos
de Historia Contemporánea 28 (2006) : 83-95.
2
recherche des études féminines de l’université de Thessalonique », sans pouvoir intervenir
dans les programmes d’études.
Le choix organisationnel du Groupe d’études féminines de Thessalonique non
seulement est resté unique, mais ne faisait pas non plus l’unanimité. En témoignent les deux
débats organisés en 1991 et 1993 à son instigation, et grâce à un climat politique plutôt
favorable, sur l’opportunité de l’institutionnalisation des « études féminines et/ou études de
genre » dans les universités grecques. Le groupe dont je faisais partie à l’époque − le comité
de publication de la revue féministe Dini − a successivement exprimé son scepticisme aussi
bien envers les termes « études féminines » ou « études sur les femmes » qu’envers la
perspective d’institutionnalisation d’en haut d’études de ce type, la raison principale étant
l’absence d’analyses féministes systématiques dans la plupart des disciplines. On se posait
alors la question du sens des « études » dont le sort se discutait (« féminines », « de genre »
ou bien « féministes ») : s’agirait-il d’un champ disciplinaire autonome, d’un secteur de
connaissances qui devrait s’intégrer à chacune des disciplines, ou bien d’une perspective
méthodologique, d’un point de vue, qui chercherait à interroger le lien entre les présupposés
et les fondements épistémologiques des disciplines académiques et la construction sociale et
culturelle de la différence sexuelle ?2
Il est vrai que jusqu’alors, la production d’études sur les femmes et le genre dans les
diverses disciplines représentait une réponse en soi. À l’exception de l’histoire et de
l’anthropologie (sur lesquelles je reviendrai plus tard), la recherche se référant aux femmes ou
au genre dans les sciences sociales était, sinon inexistante, du moins rare. C’est d’ailleurs une
des raisons pour lesquelles les élaborations théoriques et méthodologiques qui, dans d’autres
pays, ont produit et suivi le passage des études sur les femmes aux études sur le genre se sont
faites en Grèce de manière extrêmement inégale. En témoignent les interventions au colloque
organisé en 2003 à Mytilène par le département d’Anthropologie sociale et d’Histoire de
l’Université de la mer Égée, sous le titre « Le genre, lieu de rencontre des disciplines : un
premier bilan ». Ce colloque, qui a offert pour la première fois une image plus ou moins
systématique des études sur le genre en Grèce, a inauguré le programme de troisième cycle
« Femmes et genres : approches anthropologiques et historiques », financé par le PO
Éducation dont il a été question plus haut. Les interventions ont couvert plusieurs disciplines,
à savoir le droit, les sciences politiques, les sciences de l’éducation, l’histoire, l’anthropologie,
«Θεσμοθέτηση των ‘γυναικείων σπουδών’;» [Institutionnalisation des ‘études féminines’ ?], Dini, revue
féministe 6 (1997), p. 302-306. Voir également Οι γυναικείες σπουδές στην Ελλάδα και η ευρωπαϊκή εμπειρία
[Les études féminines en Grèce et l’expérience européenne], Paratiritis, Thessalonique 1996.
2
3
la psychologie, la langue, l’espace, la santé et l’économie du travail. Premier d’une série de
rencontres de ce genre, organisées tour à tour par tous les établissements participant au
Programme « Genre et égalité des femmes », le colloque de Mytilène a permis de formuler un
certain nombre de remarques concernant l’utilisation du genre dans la recherche et
l’enseignement en Grèce à la veille du paysage actuel.
D’abord, dans la plupart des cas, les intervenantes ont confirmé l’absence – ou au
mieux la présence limitée –, dans la pratique de leur discipline en Grèce, de recherches et de
publications originales se référant au genre. En fait, elles représentaient souvent elles-mêmes
les seules ou bien l’une des rares chercheuses travaillant dans ce domaine. Ce fait est en
rapport avec deux facteurs : d’une part, les recherches et analyses du point de vue du genre au
sein de chaque discipline au niveau international et le dialogue que les chercheuses grecques
ont pu y forger, et, d’autre part, les résistances envers les travaux sur le genre auxquelles elles
se sont heurtées au sein des établissements académiques. L’exemple des départements
d’Études Anglaises ou Américaines, où plusieurs chercheuses ont fait la rencontre du genre à
travers les études littéraires anglophones, est significatif. Est également liée à l’histoire de la
discipline en Grèce l’absence de la sociologie au colloque de Mytilène. L’anthropologie et
l’histoire ont vérifié, quant à elles, leur position de disciplines ayant la plus longue tradition
de recherche sur les femmes et le genre en Grèce, fût-ce de manière radicalement différente.
Une deuxième remarque concerne les conséquences qui découlent de l’absence, de la
plupart des sciences sociales en Grèce, d’une tradition concernant l’utilisation du concept de
genre. Il est peut-être vrai, comme l’a remarqué dans son intervention l’anthropologue
Alexandra Bakalaki, que « la notion de genre ne surprend plus ». Et de poursuivre : « Or,
quand, tout de même, nous nous demandons ‘qu’est-ce donc que le genre ?’, nous constatons
que la réponse est plus difficile qu’elle ne l’était il y a vingt ans – ce qui implique que le sens
de la question a également changé »3. Les interventions au colloque de Mytilène montrent que
le genre est souvent utilisé de manière descriptive, et synonyme de « femmes ». Les aspects
relationnels, antiessentialistes et constructionnistes du concept sont loin d’être toujours pris en
compte. L’utilisation descriptive a évidemment des conséquences. Outre le fait qu’elle
conduit à une identification du genre aux femmes, en laissant une fois de plus les hommes en
dehors de l’étude de la construction de la différence sexuelle, elle entrave également la
problématisation des lieux communs. Le genre synonyme de femmes devient de nouveau
Alexandra Bakalaki, «Χρήσεις και καταχρήσεις του κοινωνικού φύλου στην ανθρωπολογία» [Usages et
abus du genre en anthropologie]. Ιntervention au Colloque « Le genre, lieu de rencontre des disciplines : un
premier bilan », Université de la mer Égée, 11-12 octobre 2003, p. 2, http://www.aegean.gr/genderpostgraduate/Documents/Praktika_Synedriou/Praktika_Synedriou.htm.
3
4
sexe, un fait physiologique, une évidence qui réintroduit par la fenêtre le substrat biologique
inhérent à la conception de la dualité intrinsèque du sexe, qui semblait être sorti par la porte
avec les élaborations féministes et constuctionnistes du genre des années précédentes. Les
difficultés de traduction du terme « genre » dans la langue grecque, connues déjà pour
plusieurs autres langues, ne font rien pour dissiper les confusions.
Le cas de l’anthropologie et de l’histoire, par son caractère exceptionnel, mérite qu’on
s’y attarde davantage.
L’anthropologie est une discipline très jeune en Grèce. Le département qui nous a
accueillis pour le colloque en question a été le premier établi, il y a à peine vingt ans. Or, dès
le début, le genre, conçu en tant que construction sociale et culturelle, a eu au sein des
recherches anthropologiques de la société grecque une place privilégiée et même constitutive,
non seulement comme champ d’études mais aussi comme outil analytique. Les raisons en sont
multiples et se réfèrent – comme c’est souvent le cas – à l’histoire de la discipline.
En tant que région ethnographique, la Grèce a attiré l’intérêt d’anthropologues
étrangers à partir des années 1950. Les pionniers ont été l’Anglais John Campbell et
l’Américaine Ernestine Friedl. Dans son étude des nomades éleveurs Sarakatsanes, Campbell
a constaté le poids considérable des modèles normatifs de l’identité sexuelle et de la sexualité
dans la construction du système de valeur dit « de l’honneur et de la honte ». Friedl, pour sa
part, dans son étude de Vassilika, un village de la Grèce centrale, a confirmé les trouvailles de
Campbell et a également attiré l’attention des ethnographes sur l’importance de la division
sexuelle des activités et du partage complémentaire des compétences au sein de l’unité
conjugale4. Si ce contexte n’était pas suffisant « pour apporter progressivement et à travers
une multitude de métamorphoses, le genre au centre », selon la formule d’un anthropologue
grec, Friedl a été de surcroît l’une des premières anthropologues à s’aligner sur
l’anthropologie féministe naissante des années 1970 5 . À travers elle et ses élèves,
l’ethnographie grecque a contribué à « une révision critique du modèle des motifs universels »
de l’anthropologie des femmes 6 . Le passage à une anthropologie du genre a signifié le
4
John K. Campbell, Honour, Family, and Patronage. A Study of Institutions and Moral Values in a Greek
Mountain Community, Oxford University Press, New York et Oxford 1964; Ernestine Friedl, Vasilika. A village
in Modern Greece, Holt, Rinehart & Winston, New York 1962.
5
Evthymios Papataxiarchis, «Έκκεντρη σκέψη. Οι ανθρωπολογικές ιδέες στην Ελλάδα του 20ού αιώνα»
[Pensée décentrée. Les idées anthropologiques en Grèce au 20e siècle], étude en préparation.
6
Evthymios Papataxiarchis, «Από τη σκοπιά του φύλου. Ανθρωπολογικές θεωρήσεις της σύγχρονης
Ελλάδας» [Du point de vue du genre. Approches anthropologiques de la Grèce contemporaine]. In E.
Papataxiarchis - T. Paradellis (sous la dir.), Ταυτότητες και φύλο στη σύγχρονη Ελλάδα. Ανθρωπολογικές
προσεγγίσεις [Identités et genre en Grèce contemporaine. Approches anthropologiques], Kastaniotis, Athènes
1992, 11-98, la citation, p. 61.
5
déplacement des débats concernant les « hommes » et les « femmes » vers l’étude de la
société grecque du point de vue du genre, apportant ainsi l’ethnographie de la Grèce sur le
terrain de l’avant-garde anthropologique.
Ces développements ont ouvert la voie à l’application au cas grec, par une nouvelle
génération d’anthropologues, d’une problématique théorique qui utilise clairement le genre
comme outil analytique afin de dénaturaliser les conceptions du soi et de poser de nouvelles
questions concernant l’identité et la sociabilité. C’est dans ce contexte que, dans la seconde
moitié des années 1980, se sont multipliées les thèses de la première génération
d’anthropologues grecs dans des universités étrangères, surtout en Angleterre et en France. Ce
n’est donc pas un hasard si la plupart de ces recherches mettent le genre au centre de leurs
préoccupations. En tant que programme idéologique et théorique, le genre offrait aux
anthropologues grecs une issue aux impasses du marxisme, à travers la rencontre avec la
théorie féministe et à un moment de remise en cause radicale des fondements
épistémologiques de la connaissance anthropologique.
C’est ainsi que le moment de l’institutionnalisation de l’anthropologie en Grèce, le
moment de la création des premiers départements d’anthropologie dans les universités
grecques, a coïncidé avec l’essor de l’anthropologie du genre7. Dans les années suivantes, un
certain nombre de travaux d’anthropologues grecs ont poussé davantage la problématique du
genre : non seulement ils ont multipliés les sites d’étude, en allant de l’entité conjugale aux
lieux d’homosociabilité, de la parenté aux rapports sociaux et culturels de genre, et du village
à la ville, mais ils ont également mis en avant l’aspect culturel des rapports sociaux, où la
construction culturelle du genre et ses versions multiples jouent un rôle déterminant8.
Depuis, l’anthropologie grecque a étendu ses préoccupations. La dénaturalisation du
genre et son approche en termes de construction ont ouvert la voie à l’étude de la construction
de la différence en général, qu’il s’agisse de l’identité ethnique, des émotions, de la sexualité,
du corps, etc. Si le genre n’est plus traité comme le « point de vue » majeur de la période
précédente, c’est parce qu’il est désormais incorporé comme une composante inéluctable de la
recherche anthropologique9.
Il s’est matérialisé par la création du premier département d’Anthropologie sociale à l’Université de la mer
Égée en 1986, suivie plusieurs années plus tard de quelques autres. Aujourd’hui, il y a trois départements
universitaires dans l’intitulé desquels figure l’Anthropologie sociale (Université de la mer Égée, Université
Panteion, Université de Thessalie).
8
Peter Loizos − Evthymios Papataxiarchis (sous la dir.), Contested identities. Gender and Kinship in Modern
Greece, Princeton University Press, Princeton 1991; E. Papataxiarchis - T. Paradellis (sous la dir.), Ταυτότητες
και φύλο στη σύγχρονη Ελλάδα. Ανθρωπολογικές προσεγγίσεις [Identités et genre en Grèce contemporaine.
Approches anthropologiques], Kastaniotis, Athènes 1992.
9
Voir à titre indicatif, Ethnologie française 35/2 (2005), no spécial : « Grèce, Figures d’altérité ».
7
6
Le cas de l’histoire apparaît radicalement différent. La présence de l’histoire de la
Grèce moderne sur la scène académique internationale est plutôt maigre. Et pour peu que
l’histoire de la Grèce moderne ait attiré l’intérêt d’historiens étrangers, les femmes et/ou le
genre n’ont jamais compté parmi leurs préoccupations. Les premières études de l’histoire des
femmes ont été publiées en Grèce au cours de la seconde moitié des années quatre-vingt. Plus
d’une sont des thèses de doctorat amorcées dans des universités étrangères, notamment
françaises. On ne soulignera jamais assez, en particulier, la contribution de l’accueil généreux
réservé par Michelle Perrot, à l’université Paris 7, au développement de l’histoire des femmes
et du genre en Grèce. Sur place, les chercheuses concernées ont trouvé abri et financement
dans les centres de recherche semi-officiels et non académiques qui fonctionnaient dans les
années 1980 10 , où elles partageaient avec leurs collègues masculins une position extra
institutionnelle et un intérêt certain pour le renouvellement de l’écriture. Or, ce cheminement
commun devait être de courte durée. Dans les années suivantes, la « nouvelle histoire
grecque » a pu s’intégrer aux institutions universitaires du pays, et surtout aux nouvelles
universités de province. En revanche, l’histoire des femmes et du genre est restée dans une
position de marginalité, sans reconnaissance ni visibilité dans les programmes d’études, donc
sans mécanismes de reproduction. Elle a eu de surcroît à faire face à la méfiance, voire à
l’hostilité du milieu historien, qui la tient pour partiale, politisée et donc sans valeur
scientifique. Il n’en est que plus étonnant que, malgré la méfiance ou la dérision auxquelles
ses adeptes devaient souvent faire face, la recherche en histoire des femmes et du genre ait
continué tant bien que mal11.
Le champ de référence des études historiques grecques sur les femmes et le genre est la
société urbaine depuis la création de l’État grec en 1833 et jusqu’après la Deuxième Guerre
mondiale. Nombre d’historiennes se sont mises à rechercher comment s’est construit et
transformé historiquement le contenu de la différence sexuelle et quelles en ont été les
conséquences sur l’organisation des rapports sociaux de genre. En même temps, elles se sont
mises à suivre les traces des interventions publiques qui, au cours du temps, ont placé dans le
collimateur de la critique ces mêmes rapports. La recherche s’est d’emblée concentrée sur les
deux moments forts de la protestation féminine et féministe : le dernier quart du XIXe siècle,
période de formulation de la première critique systématique des femmes sur le sort réservé à
leur sexe ; et l’entre-deux-guerres, avec son mouvement féministe actif et pluriel.
10
11
Voir note 1.
Pour la bibliographie sur l’histoire des femmes et du genre en Grèce, voir les références note 1.
7
Il est intéressant de signaler que l’histoire des femmes et du genre s’est dès l’abord
différenciée en Grèce des intérêts de la « nouvelle histoire », en plein essor au cours des
années 1980. Elle s’est penchée sur les dynamiques de la transformation sociale, sur les
versions multiples de la modernité, visibles dans les contenus changeants attribués à la
différence sexuelle, sur les manières dont le genre devient enjeu et objet de négociation entre
discours et pratiques, tout en forgeant des rapports de pouvoir. En mettant au centre de leurs
analyses ces groupes de femmes dont les activités faisaient d’elles les agents d’une action
délibérée sur le champ social, d’une manière aussi bien individuelle que collective, les études
en question ont dirigé l’intérêt historique ailleurs que sur les mécanismes économiques et
l’État – les champs de prédilection de la « nouvelle histoire » de la période –, vers les rapports
sociaux, les sujets historiques et leur action publique.
Deux champs thématiques se dégagent de cette historiographie : d’une part, les droits
civiques, sociaux et surtout politiques, ou ce qu’on appellerait aujourd’hui le contenu genré de
la citoyenneté. Dans le contexte historique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, ce
concept est synonyme d’identité nationale, tandis que pour la période suivante, il est plutôt lié
à la question sociale et aux revendications des droits politiques. L’autre champ thématique est
le travail, par rapport aux formes de la division sexuelle et aux manières dont elle
s’entrecroise avec les rapports de classe, et en tant que fondement de la construction des
identités et de l’organisation de l’action collective. Il devient évident que même si une grande
partie de ces travaux se réfèrent aux « femmes », ce sont les processus historiques de
construction des significations de la différence sexuelle et leurs conséquences dans les
rapports sociaux, à savoir l’interconnexion du genre au pouvoir, qui sont véritablement
examinés.
Maintes recherches ont mis en évidence les dimensions genrées de la construction
sociale des couches moyennes entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe : leurs
empreintes sont visibles dans la réévaluation de la famille, de la maternité et de l’enfance,
dans les nouvelles significations attribuées à la différence sexuelle, dans le processus de
construction de la distinction entre un espace public et un espace privé dont les confins
deviennent d’autant plus précis qu’ils sont mouvants, dans la division sexuelle du travail
qu’elle engendre. La recherche a relevé l’importance du genre pour la constitution des réseaux
de sociabilité, de solidarité et de patronage, ainsi que pour la conceptualisation de la nation en
une période d’effervescence nationaliste. En même temps, ces études ont posé pour le XIXe
siècle grec  en avance sur l’historiographie environnante  la question de la contestation
sociale collective. La recherche a analysé les revendications formulées par les femmes
8
instruites des couches moyennes en faveur de droits pour leur sexe pendant les dernières
décennies du XIXe siècle et les premières du XXe, les moyens employés pour arriver à leurs
fins et les multiples formes de leur intervention politique. Il en est ressorti la nécessité d’une
approche plus complexe du politique, élargie par rapport à celle qui le réduit à la scène
centrale, aux partis politiques ou au mieux à la sphère publique.
La rupture de l’entre-deux-guerres a été également vite relevée comme étant le seul
moment où la revendication des droits politiques des femmes fut conçue comme préalable
aussi bien à leur égalité politique qu’à la réalisation des réformes juridiques nécessaires pour
leur égalité sociale et civique. S’il est vrai que l’histoire des droits politiques du point de vue
du genre n’est pas encore entièrement écrite pour la Grèce, la recherche a néanmoins établi les
vives réactions provoquées par la perspective du vote des femmes et les controverses autour
de cette question au Parlement, dans la presse quotidienne et périodique, ainsi que parmi les
groupes défendant des projets divergents d’émancipation des femmes.
Enfin, les études concernant la période bouleversante des années 1940 ont mis en
évidence la participation significative des femmes aux confrontations politiques et militaires.
En même temps, elles ont laissé apparaître que cette participation s’est faite sous condition
d’un retour aux conceptualisations traditionnelles de la différence sexuelle et surtout à
l’identification des femmes avec la maternité et la domesticité. Dans ce contexte, l’obtention
des droits politiques aux débuts des années 1950 a été présentée comme une récompense
offerte aux femmes pour l’accomplissement de leurs devoir féminins.
La recherche concernant le travail rémunéré et les rapports entre genre et classe s’est
davantage concentrée sur la première moitié du XXe siècle et sur le monde ouvrier. Les études
concernées ont alimenté une réflexion sur le rapport entre le travail rémunéré des femmes et
leur subordination sociale, légale et familiale. La question de la protection du travail industriel
des femmes, les conceptions anti-féministes concernant leur travail salarié, les relations entre
appartenance de classe, rapports de genre et identités ethniques dans les luttes ouvrières, les
conceptualisations de la masculinité et de la féminité que laissent apparaître les rapports des
inspecteurs du travail sont quelques-unes des pistes suivies par les études en question.
Imprégnées de préoccupations d’ordre aussi bien historique que théorique sur les rapports entre
genre et classe, ces recherches se heurtent aussi directement à certaines des récentes
interprétations sur la formation historique de la classe ouvrière grecque. Ces études ont permis
d’élargir l’expression « question sociale » afin d’y inclure les rapports de genre à côté des
rapports de classe dans les circonstances spécifiques des transformations de la société grecque
au cours de la première moitié du XXe siècle.
9
Ces dernières années, les historiennes intéressées par le concept de genre s’orientent
vers de nouvelles thématiques : la philanthropie, la maternité, le corps, l’immigration, le
nationalisme deviennent les sujets d’un certain nombre de thèses de doctorat. Mais l’image est
loin d’être rose. Malgré l’expansion des études de troisième cycle dans les universités
grecques et la multiplication des jeunes chercheuses, c’est toujours les universités de
l’étranger qui abritent la plupart de ces thèses. Les réticences de l’institution universitaire
envers l’histoire des femmes et du genre continuent à façonner ce qui est intéressant et
acceptable. Et cela malgré le fait que ces dernières années, le nombre d’enseignantes dans les
départements d’histoire disposées à accueillir des thématiques sur les femmes et le genre,
voire à les encourager, a augmenté. Qui plus est, les publications d’histoire des femmes et du
genre sont rarement citées et encore plus rarement utilisées par nos collègues historiens.
L’histoire des femmes et du genre commence à peine à dépasser le statut de facteur
« dérangeant » au sein de la « nouvelle histoire grecque ». Mais en même temps, et malgré ses
lacunes importantes, elle se présente comme beaucoup plus avancée que la recherche sur le
genre dans les autres sciences sociales, à l’exception de l’anthropologie.
Devant l’image que j’ai essayé d’esquisser ci-dessus, les questions qui se posent vont
de soi : s’il en va ainsi, comment se fait-il que le Programme « Genre et égalité des femmes »
ait mobilisé tant de forces ? Qui enseigne les cours innombrables introduits ces dernières
années dans les programmes d’études ? D’un autre côté, que signifie le « genre » dans
l’intitulé de ce financement, accompagné comme il l’est de « l’égalité des femmes » ? Ne
s’agit-il pas là de deux projets théoriques et politiques incompatibles, dont le rapprochement
se prête aux malentendus conceptuels ?
Vu que le Programme « Genre et égalité des femmes » est encore aujourd’hui en cours
– il devrait se terminer à la fin de 2007 – le bilan est loin d’être fait. Il est cependant possible
dès aujourd’hui d’avancer un certain nombre d’observations. Premièrement, l’afflux d’euros
qui a accompagné ce programme a plus d’une fois amoindri les résistances envers les
thématiques se référant au genre, qui avaient auparavant entravé leur introduction dans les
programmes d’études. Il a de surcroît attiré l’intérêt de personnes que ne s’étaient pas
auparavant occupées de cette problématique. Deuxièmement, la réussite du travail collectif
nécessaire pour faire tourner un programme interdépartemental dans un établissement
universitaire s’est avérée dépendre directement de l’existence préalable dans l’établissement
concerné d’un noyau de personnes déjà qualifiées sur l’étude du genre dans leurs disciplines
respectives et ayant déjà collaboré dans le passé. Sinon, l’application du programme donne
naissance à un mécanisme hiérarchique et bureaucratique, avec peu d’échanges et de débats
10
entre ses membres. Troisièmement, la durée de toute cette activité s’identifie à la durée des
financements du PO Éducation. Dès qu’ils cesseront, il ne sera plus possible de financer les
colloques, les tables de données, et surtout les postes d’enseignement. Qui plus est, le
programme ne finançant pas la recherche, cette activité risque de ne laisser que des traces
insignifiantes.
Reste l’enseignement, le grand apport des développements actuels. Malgré les
confusions conceptuelles, il offre tout de même une possibilité de stimuler l’intérêt des
étudiants et des étudiantes, de les inciter à poser des questions, à lire et à critiquer. Reste à
voir si, dans l’état actuel des choses, cet enseignement aboutira également au renouveau de la
recherche sur le genre, à travers des mémoires et des thèses.
Je terminerai cette intervention par quelques réflexions sur la question de
l’interdisciplinarité ou transdisciplinarité dans les « études de genre », que je considère en
rapport avec ce qui a précédé. Il va de soi que cette question est intimement liée au contenu
conceptuel donné chaque fois au genre. À mon avis, les questions d’autrefois restent valables.
Que sont, en fait, les « études de genre » ? Constituent-elles un « champ cognitif » distinct ou
bien regroupent-elles des secteurs de connaissances appartenant à chaque discipline
individuelle ? S’agit-il d’autre chose qu’une nouvelle appellation des mêmes efforts de jadis,
qui, sous le nom d’« études sur les femmes », cherchaient à inscrire dans le milieu
académique comme légitime la recherche systématique sur les rapports sociaux et culturels se
référant à la différence sexuelle et à disposer de catégories nouvelles pour l’analyse et la
compréhension des rapports de pouvoir qui lui sont liés ?
L’expérience récente du PO Éducation « Genre et égalité des femmes » ainsi que du
déroulement des « études de genre » dans d’autres pays n’ont rien fait pour dissiper mon
scepticisme d’autrefois. Je pense que les « études de genre » ne peuvent, pas plus que les
« études sur les femmes », constituer un champ distinct. La problématique du genre, à savoir
la théorie du genre, acquiert sens et contenu à travers son alimentation par et son application à
des champs de connaissances spécifiques, dans chacune des sciences sociales. Elle n’existe
pas en dehors de cette interconnexion. C’est de cette manière qu’elle peut devenir
« catégorie
utile » d’analyse, « point de vue » de la recherche, et contribuer au
renouvellement critique des diverses disciplines, en focalisant la recherche, d’une part, sur la
réfutation du caractère « naturel » de la différence sexuelle et, d’autre part, sur les rapports de
pouvoir que la différence sexuelle, avec ses significations historiquement changeantes,
construit et reproduit. Sinon, elle n’est plus théorie mais, en se fermant sur soi, devient
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« philosophie du genre », développement d’ailleurs, en cours à l’heure actuelle, surtout aux
Etats-Unis.
Si ce développement s’avère productif là où les études sur le genre, ayant déjà une
base documentaire solide, peuvent avancer à travers un dialogue à double sens entre recherche
et théorie, cela n’est pas toujours le cas. Entre indifférence, confusion et bureaucratie, est-il
exagéré de voir à cette quasi-« philosophie du genre » non pas le produit d’un rapprochement
entre les diverses sciences sociales, mais plutôt le substitut aussi bien de celles-ci que de
l’intervention politique que le féminisme a représentée dans le passé ? La réponse est
évidemment ouverte au débat.
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