I La croissance en question Croissance,croissance, croissance

publicité
I La croissance en question
Croissance,croissance, croissance ! Economistes, politiques, entrepreneurs, journalistes, tous
n'ont que ce mot à l'esprit quand il s'agit de parler des solutions à apporter aux maux de la
société. Souvent, ils oublient même que leur mot fétiche n'est qu'un moyen, et le posent en
objectif absolu, qui vaudrait par lui-même.
Cette obsession, qui rassemble la droite et la gauche, est aveugle à l'ampleur de la crise
écologique : changement climatique, mais aussi crise historique de la biodiversité et
contamination chimique de l'environnement et des êtres. C'est que l'instrument qui sert de
boussole aux responsables, le PIB (produit intérieur brut), est dangereusement défectueux : il
n'inclut pas la dégradation de la biosphère. Cela signifie que nous contractons à l'égard de
celle-ci une dette toujours croissante. La dérégulation émergente des grands écosystèmes
planétaires est le prix de cette dette. Si rien ne change, les annuités ne vont plus cesser de s'en
alourdir.
L'obsession de la croissance est aussi idéologique, car elle fait abstraction de tout contexte social.
En fait, la croissance ne fait pas en soi reculer le chômage : " Entre 1978 et 2005, le PIB en
France a connu une croissance de plus de 80 %, remarque Nicolas Ridoux dans le journal La
Décroissance d'avril. Dans le même temps, non seulement le chômage n'a pas diminué, mais il a
doublé, passant de 5 à 10 %. " Le Bureau international du travail et la Conférence des Nations
unies sur le commerce et le développement confirment : malgré une hausse du PIB mondial de 5
% par an, le chômage ne diminue pas. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale
observent aussi que l'élévation du PIB ne fait pas reculer la pauvreté ni l'inégalité. En réalité,
l'invocation permanente de la croissance est un moyen de ne pas remettre en cause l'inégalité
extrême des revenus et des patrimoines, en faisant croire à chacun que son niveau de vie va
s'améliorer.
Il y a urgence à réinterroger le sens et le contenu de cette obsession moderne. Une piste nouvelle
est de viser la réduction des consommations matérielles, c'est-àdire des prélèvements que nous
faisons sur les ressources naturelles. Un rapport du Parlement européen, présenté en mars par la
députée Kartika Tamara Liotar, le propose : " Il convient de réduire par quatre, à l'horizon 2030,
la consommation de ressources primaires non renouvelables dans l'Union européenne. "
Rares sont les politiques qui prennent conscience de l'urgence. Le 16 janvier, dans une
conférence de presse à Paris, Alain Juppé déclarait : " C'est une autre croissance qu'il faut
inventer, qui s'accompagne d'une décroissance des gaspillages, et nous avons besoin, dans un
monde frappé par la pauvreté et les inégalités, d'une croissance moins consommatrice des
énergies et des ressources non renouvelables, une croissance respectueuse des équilibres
naturels, une croissance qui s'accompagne d'autres modalités de consommation et de
production. " Très beaux mots. Qu'il faut faire vivre, Monsieur le Ministre.
Hervé Kempf
II
Institutions La Banque mondiale révise sa doctrine sur le développement
La hausse du PIB n'est pas synonyme de recul de la pauvreté
La communauté des économistes internationaux est en train de réviser sa doctrine sur le
développement, qui date de près de vingt-cinq ans. Dans les années 1980, l'équation était simple
: il fallait favoriser la croissance du produit intérieur brut des pays en développement pour que le
niveau de vie de leurs habitants s'élève. En effet, estimait-on, pourrait alors s'enclencher un
cercle vertueux de la consommation et de l'investissement capable d'assurer un enrichissement
collectif, régulier et autoentretenu.
En 1989, l'économiste américain John Williamson énonça les dix commandements faits aux
économies sous-développées ou émergentes pour amorcer et alimenter cette croissance. Connus
sous le nom de " consensus de Washington ", ces dix préceptes s'appellent : discipline
budgétaire, suppression des subventions, orthodoxie monétaire, dévaluation de la monnaie,
libéralisation des échanges commerciaux, libéralisation des mouvements de capitaux,
privatisation, déréglementation, réforme fiscale et renforcement du droit de propriété.
ORTHODOXIE ÉCONOMIQUE
Fondée sur une confiance absolue dans le marché, cette doctrine a apparemment réussi. En 2007
et pour la cinquième année d'affilée, la croissance mondiale approchera selon le FMI (Fonds
monétaire international) les 5 %, renouant avec les scores des années 1960. La Chine continuera
à caracoler en tête avec plus de 10 % de croissance ; l'Inde sera juste derrière avec 8,4 %. Les
continents et les régions qui ont tant besoin de ces progrès seront à la fête : on annonce +6,2 %
pour l'Afrique longtemps laissée pour compte et +5,5 % pour l'Amérique latine, l'Europe centrale
ou le Moyen-Orient.
Pourtant, les critiques n'ont pas manqué à l'égard du consensus de Washington. Mais elles
commencent seulement à persuader la communauté internationale que la situation est moins rose
qu'il ne semble. Le Prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz et de nombreux autres chercheurs ont
démontré que la croissance n'est pas corrélée avec le respect de l'orthodoxie économique. Certes,
les " dragons " Hongkong et Singapour sont exemplaires d'une libéralisation totale, mais la Corée
ou le Chili - cités eux aussi pour leur réussite - ont maintenu des politiques hétérodoxes, où
déficits budgétaires et protectionnisme conservaient leur place.
D'autre part, on découvre que la croissance ne signifie pas automatiquement le développement ou
même le reflux de la pauvreté. Le Bureau international du travail (BIT), par la voix de son
directeur général, Juan Somavia, ne cesse de dénoncer le maintien d'un taux de chômage mondial
à plus de 6 % malgré la croissance élevée. La Conférence des Nations unies sur le commerce et
le développement (Cnuced) souligne que le monde vit une croissance " sans emplois " en raison
de la concurrence à outrance.
La Banque mondiale elle-même est en passe de reconnaître qu'elle s'est illusionnée. Fin 2006, un
audit qu'elle avait commandé a vivement critiqué une de ses études claironnant que " la
croissance est bonne pour les pauvres ", relevant que les conclusions de cette étude " étaient
fragiles et incertaines ". Son économiste en chef, le français François Bourguignon, a déclaré à
plusieurs reprises que les inégalités entre pays se sont accrues et que la pauvreté fait de la
résistance. Son homologue du FMI, Simon Johnson, a reconnu, en avril, lors de l'assemblée
annuelle des deux institutions, que la répartition des bénéfices de la mondialisation était inégale.
Dans une économie en croissance, il est inévitable que les écarts entre les pays et entre les
individus s'aggravent, selon ces économistes : en situation d'accélération économique, les agents
les mieux informés et organisés sont les premiers à profiter des opportunités de la croissance.
Mais la suppression des filets sociaux et des interventions étatiques empêche la correction de ces
déséquilibres.
C'est pourquoi réapparaît depuis deux ou trois ans dans les textes de la Banque mondiale, du FMI
et même de l'Organisation mondiale du commerce la nécessité d'une présence publique dans le
domaine des infrastructures, mais aussi de l'agriculture et de la protection sociale. L'Etat, lui
aussi, est nécessaire pour que la croissance se mue en développement durable. Sinon, laissée à
elle seule, elle semble ne pas y parvenir.
Alain Faujas
III
Affaires Les entreprises explorent les promesses d'une " autre croissance "
Réduire les émissions de gaz carbonique sans diminuer l'activité économique, est possible
C roissance verte " ou" autre croissance ", l'idée n'est apparue que récemment. Les économistes
patentés prenaient soin d'ignorer les débats sur le développement durable. Le réchauffement
climatique a bousculé les frontières. Et il n'est plus rare de voir l'un de ces experts prôner
sérieusement une révolution écologique. Nicholas Stern, ancien économiste en chef de la Banque
mondiale et conseiller de Tony Blair, en est un peu devenu le symbole en publiant à l'automne
2006 son rapport sur " Les aspects économiques du réchauffement climatique " (Stern Review on
the Economics of Climate Change). Cette somme de 600 pages aura sans doute fait autant pour
secouer les consciences des milieux dirigeants que le spectacle de la fonte des glaciers ou les
dérèglements répétés du ciel. Son message est double : le premier affirme que l'inaction aurait un
coût infiniment plus lourd que l'action elle-même. Ne rien faire serait s'exposer à voir s'envoler
entre 5 % et 20 % du produit intérieur brut mondial à l'horizon 2050, alors qu'il " suffirait " de
dépenser chaque année 1 % de cette richesse pour limiter la hausse moyenne des températures à
2 degrés d'ici à la fin du siècle. Mais - c'est son second message -, " le monde n'a pas besoin de
choisir entre éviter le changement climatique et promouvoir la croissance ". Les deux objectifs
seraient compatibles, à condition d'inventer une nouvelle croissance économe en carbone pour
limiter les rejets de gaz à effet de serre. " C'est tout à fait possible, assure Philip Bagnoli,
économiste à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La
faisabilité technologique est moins un obstacle que l'absence de volonté politique. Or, pour
s'engager - que ce soit parce qu'émettre du carbone coûtera de plus en plus cher ou que ce soit
pour profiter d'incitations publiques à produire propre -, les entreprises ont besoin de visibilité.
" Celle-ci fait défaut. L'avenir du protocole de Kyoto demeure une inconnue après 2012. L'Union
européenne a lancé, seule, en 2005, ce qui est aujourd'hui le plus important marché de permis
d'émission de gaz à effet de serre, mais à l'avenir incertain.
Si seule une entreprise sur dix mesure totalement ses émissions de gaz carbonique, selon une
étude réalisée en mai par l'Economist Intelligence Unit auprès de 634 d'entre elles à travers le
monde, il semble cependant qu'elles sont de plus en plus nombreuses à se préoccuper de leur
impact écologique. " Tous les industriels européens cherchent à trouver des solutions
alternatives aux énergies fossiles, car elles font l'hypothèse que la tonne de CO2 émise pourrait
leur être facturée aux environ de 30 dollars d'ici une quinzaine d'années ", explique Eric
Duvaud, responsable du développement durable, chez Ernst & Young. La fin annoncée du
pétrole est évidemment une autre motivation.
Les économistes convertis mettent aussi en avant les gisements d'activité et d'emplois que recèle
cette nouvelle façon de penser la croissance, notamment dans le secteur de l'habitat et de la
construction, responsable d'un quart environ des rejets de CO2. La Commission européenne, qui
s'est engagée à réduire de 20 % sa consommation d'énergie d'ici à 2020, prévoit ainsi la création
d'un million d'emplois.
Il serait même possible de faire davantage, selon un rapport intitulé Changement climatique et
emploi, et présenté en mai au Congrès des syndicats européens par le cabinet d'expertise Syndex.
Les analystes estiment que les mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre
(GES) de 40 % d'ici à 2030 pourraient générer un million de postes dans le bâtiment, du fait des
travaux correspondant à une haute qualité énergétique. Le transport recèle aussi un " énorme
potentiel " de création d'emplois dans les modes de transports alternatifs, selon l'étude, soit
environ 300 000 emplois en Europe. Et les pertes d'emplois liées à une baisse de l'ordre de 16 %
de la consommation d'électricité seraient largement compensées par l'augmentation des énergies
renouvelables.
Faire des affaires tout en prenant soin de la planète semble ainsi pouvoir être une opération "
gagnant-gagnant " dans les secteurs à l'abri de la concurrence internationale. En revanche, sur
une scène mondiale où les règles ne sont pas - et pour longtemps encore - identiques, le "
dumping climatique " pourrait bien devenir une nouvelle arme dans la compétition internationale.
Laurence Caramel
IV " Décroissants " Ils travaillent moins, ils gagnent moins, et ils sont heureux
" Moins de biens, plus de liens " est un de leurs slogansLes " objecteurs de croissance "
inventent un nouveau mode de vie
CARHAIX-POUGUER (FINISTÈRE) ENVOYÉE SPÉCIALE
Le petit logement d'Arzhel et Anna n'est pas très différent de la moyenne. Le téléphone y sonne
souvent. Une chaîne audio trône dans le salon. Mais il n'y a ni télévision, ni réfrigérateur. Le
jeune couple franco-brésilien ne consomme que des céréales et des légumes frais biologiques.
Emmailloté dans des couvertures colorées, un bébé d'un mois sommeille. Anna a donné
naissance à Nawe dans l'appartement, aidée d'une sage-femme.
Avec pour seul revenu le salaire de cuistot d'Arzhel, le couple vit très simplement à
Peumerit-Quintin (Côtes-d'Armor). Par choix. " Pour moi, c'est la seule solution pour la planète,
affirme Anna. Si nous continuons à abuser de ses ressources, les générations futures n'auront
plus rien. " " Nous réduisons certaines choses comme la consommation de biens et d'énergie,
mais nous y gagnons du temps pour nous, et la possibilité d'organiser notre vie comme nous le
voulons ", poursuit Arzhel. Il a participé à des marches pour la décroissance, et estime faire
partie de ce mouvement, sans pour autant revendiquer l'étiquette de " décroissant ", jugée
réductrice - ni aucune autre d'ailleurs.
Le terme consacré est celui d'" objecteur de croissance ". Certains parlent de " simplicité
volontaire ", ou de " sobriété ". Leur engagement mêle souvent choix de vie personnel,
convictions écologistes et militantisme politique. Quand le reste de la société ne songe qu'à
augmenter son pouvoir d'achat, ils préfèrent travailler moins, gagner moins, et dépenser moins.
La majorité des gens a un régime alimentaire moyen de plus en plus industriel et calorique, passe
des heures devant la télévision, " s'évade " quelques jours au Maroc ou aux Maldives, utilise des
objets toujours plus vite remplacés. Les objecteurs mangent bio, végétarien, et local, ignorent la
télévision et préfèrent lire, se déplacent à pied, à vélo, ou en train et ne prennent l'avion qu'en
dernier recours, réparent les objets, les réutilisent, les échangent, et partagent ce qui peut l'être :
machines à laver, ordinateurs, voire logements.
Cela ne signifie pas renoncer à tout. " Je ne suis pas un homme des cavernes, sourit Armand, 30
ans, installé dans une petite maison de pierre bretonne. J'ai l'électricité - tout en surveillant ma
consommation. J'adore le téléphone. Et la voiture, quand on vit dans le centre de la Bretagne, ce
n'est pas négociable. " " La simplicité volontaire, c'est un concept en chantier, on ne signe pas
de charte ", relève-t-il. En revanche, malgré un revenu de quelques centaines d'euros par mois,
Armand ne mange que bio. " La décroissance est un objectif vers lequel on tend, chacun a ses
limites ", affirme également Christophe, rédacteur sur infogm.org, un site internet consacré aux
OGM.
Si le mensuel La Décroissance est parcouru chaque mois avec reconnaissance par des lecteurs
très méfiants vis-à-vis des médias grand public, il n'est donc pas pris au pied de la lettre. " Si tu
les écoutes, de toute façon, tout le monde a tort ", dit Armand.
Pour certains, le changement se fait par petites touches. Cela commence par l'alimentation ou les
déplacements. " Quand on est cycliste, on prend conscience de ce qu'est l'énergie parce qu'on
doit la produire soi-même, dit Pierre, un Parisien membre de l'association Vélorution. On réalise
l'extraordinaire gâchis autour de nous. "
Béatrice, elle, a tout lâché d'un coup. " J'avais un commerce à Brest, ça marchait bien, il ne
restait qu'à le faire grossir, raconte la jeune femme, aujourd'hui installée à Carhaix. On veut
gagner plus, avoir plus, mais à un moment on n'est pas satisfait de la vie qu'on a. On risque de
tomber dans l'engrenage boulot, stress, médicaments, passivité. " Béatrice travaille aujourd'hui
au développement du commerce équitable local. Elle est hébergée chez un ami et ne possède
rien. " Je sais que ça paraît difficile de vivre cette vie, mais très vite on se rend compte que c'est
très facile, et même très agréable ", dit-elle.
" Pratiquer la décroissance apporte une richesse incroyable, car quand tu consommes moins, tu
travailles beaucoup plus ton imaginaire ", confirme Helena, une Suédoise de 37 ans qui a élevé
trois enfants en Bretagne, tout en vivant dans des conditions sommaires. La petite roulotte
familiale est aujourd'hui délaissée en faveur d'un gîte. Et Helena s'avoue un peu lasse de cuisiner
toute la journée pour sa famille. " La décroissance, ça prend du temps, il faut le savoir ",
sourit-elle. Elle aimerait " s'ouvrir davantage vers l'extérieur ". Si l'objectif ultime des objecteurs
de croissance est l'autonomie complète sur le plan matériel, la plupart n'apprécient pas la
solitude. " Moins de biens, plus de liens " est un de leurs slogans.
Ils constatent pourtant qu'une certaine agressivité les entoure. " 80 % des gens condamnent mon
mode de vie, 10 % sont intéressés, 10 % envient ma liberté ", résume Armand. Céline, architecte
à Carhaix, a vécu des conversations houleuses dans sa famille. " Des choix de vie extrêmes, ça
peut faire peur, on sent la crispation en face de nous, explique la jeune femme. La décroissance,
c'est un choix intellectuel, poursuit-elle. On doit avoir la culture et les capacités intellectuelles
pour le faire. Sinon, on est simplement pauvre. "
Ils se sont habitués à répondre toujours aux mêmes questions, à dissiper les mêmes malentendus.
" On peut parler de décroissance pour nous, dans les pays riches, parce que nous bénéficions de
structures collectives, de santé, d'éducation, de transports en commun, argumente Christophe.
On ne peut évidemment pas le faire pour les pays du Sud. Mais on peut les inciter à tirer parti de
nos erreurs. "
Au final, tous savent que leurs efforts pèsent autant qu'une goutte d'eau dans l'océan, mais peu
leur importe. Ils ont fait leur choix et ne désespèrent pas de convaincre, simplement par leur
exemple, ou grâce au militantisme. " Nous devons entrer dans une démarche politique, nous
battre pour obtenir des choses, donner la possibilité à tous d'aller vers un mode décroissant ",
affirme ainsi Christophe.
Gaëlle Dupont
V Outils La science économique découvre l'écologie
Depuis deux siècles, la science économique interprète les activités humaines à partir de deux
paramètres : le travail et le capital. Une approche plus ouverte mais encore précaire mûrit depuis
une génération. Dénommée par certains " bioéconomie ", elle propose de dépasser la vision de
l'économie comme pur mécanisme de production. Elle tente de considérer la société comme un
organisme vivant, dont la finalité ne serait pas l'accumulation de biens, mais le bien-être.
Le mouvement a commencé dans les années 1970, avec la publication en 1972 par le Club de
Rome du rapport resté fameux, Les Limites de la croissance. Au même moment, l'économiste
Nicholas Georgescu-Roegen avance qu'il est dangereux de croire que la croissance peut être
éternelle, puisque les ressources naturelles ne le sont pas. Il invente le concept de décroissance.
L'un de ses héritiers, Robert Ayres, élabore l'analyse du " cycle de vie ", utilisée maintenant dans
le monde entier pour quantifier le coût environnemental de la fabrication d'un objet, de
l'extraction des matières premières à sa mise au rebut. Mais si Ayres conçoit la croissance
comme une idéologie funeste, la plupart des économistes qui intègrent l'écologie dans leurs
travaux cherchent à se dégager du " totem " de la décroissance. Cela ne les empêche pas de bâtir
des instruments nouveaux d'analyse de l'activité économique.
Plusieurs laboratoires à travers le monde élaborent des modèles mesurant les conséquences
écologiques de divers scénarios d'évolution économique. Ces spécialistes, comme Henry Jacoby
(MIT), Wiliam Nordhaus (Yale University) ou les chercheurs du Potsdam Institute, en
Allemagne, et du Cired, en France, utilisent dans leurs calculs la monnaie non comme seul
étalon, mais comme une unité parmi d'autres, aux côtés du joule, de la tonne de carbone ou du
taux d'accidents du travail.
Par ailleurs sont élaborés des indices de " santé sociale " (par le Fordham Institute, aux
Etats-Unis) et de " satisfaction de vie " (université Erasmus de Rotterdam) : des indices qui
stagnent depuis trente ans dans les pays riches, malgré une croissance soutenue du PIB. Un autre
outil, " l'empreinte écologique ", construit par William Rees et Mathis Wackernagel, a acquis
une grande notoriété. Il conduit à constater par exemple que si toute l'humanité vivait de la même
façon que les Français, trois planètes seraient nécessaires pour satisfaire l'appétit matériel de
chacun.
Tous ces outils, encore imparfaits, mettent en évidence plusieurs impasses du système
économique actuel. Ce diagnostic a conduit l'économiste néoclassique et Prix Nobel d'économie
Kenneth Arrow à poser avec d'autres, dans le Journal of Economic Perspectives (été 2004), une
question provocante : " Est-ce que nous consommons trop ? "
Matthieu Auzanneau
VI Economistes Face à la crise écologique, faut-il changer la croissance ?
PHILIPPE MANIÈRE DIRECTEUR DE L'INSTITUT MONTAIGNE
Le génie du capitalisme est de s'adapter
Des sujets importants seraient beaucoup plus difficiles à traiter sans croissance. D'abord, le
développement des pays encore en retard ; il serait injuste de leur dire qu'au nom de la planète,
ils n'ont pas le droit d'évoluer comme les pays occidentaux. Ensuite, il y a des réformes de
structure nécessaires chez nous qui seraient plus délicates à mener sans croissance : en premier
lieu, la question de l'égalité des chances, qui conditionne les autres problèmes.
La croissance, c'est comme le soleil pour le vin : il n'y a pas que ça qui compte, il y a le terroir, le
cépage, la façon dont vous coupez la vigne, mais, sans soleil, c'est dur de faire du vin.
Cela ne veut pas dire qu'il faut continuer comme depuis cinquante ans sans se soucier de
l'environnement. Si on modifiait les règles du jeu pour diminuer les sources de pollution, on
ferait un investissement intéressant pour la croissance et l'environnement. Il y a, par exemple,
d'énormes possibilités dans l'isolement de l'habitat. La bonne piste, c'est de déterminer les
politiques publiques qui dopent la croissance tout en responsabilisant davantage les agents.
Sur le long terme, je suis très optimiste. L'histoire de l'humanité est faite de problèmes très
graves qui ont été résolus. Dans cinq ou dix ou quinze ans, il y aura des sources de croissance
inouïes avec des sources d'énergie différentes, des moyens de transport individuels et collectifs
fonctionnant sur un mode alternatif, etc. Le génie du capitalisme, c'est ça : s'adapter
continuellement aux nouvelles données de l'expérience.
Et puis, les représentations collectives vont changer. Aujourd'hui, avoir une grosse bagnole, ça
pose. Ce qui sera chic dans dix ans, ce sera la géothermie ou le vélo.
JACQUES GÉNÉREUX, PROFESSEUR À L'INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES
Opérer une révolution intellectuelle
Nous n'avons pas la possibilité physique de poursuivre la croissance selon les modalités
actuelles. La consommation de biens matériels doit diminuer impérativement. Ce n'est pas
contradictoire avec l'idée de croissance. Si l'on pense que le progrès, c'est de permettre une
meilleure qualité de relations entre les êtres humains, la piste de développement est celle des
services immatériels : éducation, culture, santé, aide à l'enfance, aide aux personnes dépendantes.
On peut avoir une croissance tirée par le développement de ces activités de service. Comment la
financer ? L'erreur des néolibéraux est de penser que les activités non marchandes sont payées
par un prélèvement sur les activités marchandes. Mais le PIB est composé de biens et services
marchands aussi bien que non marchands. Il n'y a pas de différence entre la productivité d'une
infirmière dans le secteur non marchand et une du privé, sinon la modalité de fixation de leur
prix : dans un cas, il est fixé par le marché, dans l'autre, administré par les autorités publiques au
moyen de l'impôt.
Une large fraction de la population des pays riches ne manque pas de biens matériels. Quelle part
du revenu voulons-nous consacrer au renouvellement de nos automobiles, téléphones cellulaires,
écrans au plasma, et quelle part à l'éducation des enfants, au soutien des personnes âgées, à un
environnement de qualité ? La réponse sera claire pour 99 % des gens. Mais il faut que ce débat
leur soit présenté comme tel. La demande politique existe pour cet autre modèle de croissance,
ce qui manque, c'est l'offre. Dire que les biens valent mieux que les liens est une révolution
intellectuelle. Elle peut difficilement venir de la droite, qui a une culture individualiste. Elle
aurait dû venir de la gauche, mais celle-ci n'a pas encore opéré cette mutation.
CHRISTIAN DE BOISSIEU, PRÉSIDENT DU CONSEIL D'ANALYSE ÉCONOMIQUE
Le problème, c'est le contenu de la croissance
Le monde a toujours besoin d'une croissance forte. D'abord, parce que c'est la meilleure manière
d'améliorer le niveau de vie. Il y a des problèmes d'inégalités : il est plus difficile de les traiter
avec moins de croissance qu'avec plus de croissance, au plan mondial ou à l'intérieur de chaque
pays. Ensuite, nous avons besoin de croissance pour lutter contre le chômage.
Cela dit, l'environnement peut-il supporter longtemps une croissance chinoise à 11 % et une
croissance indienne à 8 ? Certes, la Chine ne va pas rester éternellement à 10 %, elle va atterrir.
Mais cela pose vraiment des problèmes de soutenabilité écologique. En fait, la variable
d'ajustement, ce n'est pas la croissance, c'est le contenu de la croissance. Le débat pour nous tous
est de réduire fortement son contenu en gaz à effet de serre. La démarche du rapport Stern,
publié en Grande-Bretagne à la fin 2006, a été importante : on sait que si on ne fait rien, on va
perdre plus que si on fait quelque chose. Et là, il y a plusieurs voies : d'abord améliorer
l'efficacité énergétique et modifier le " mix " énergétique. Ensuite, en investissant dans la
recherche sur les nouvelles technologies permettant de réduire le contenu en CO2 des activités.
On n'investit pas assez dans cette recherche. Comment gérer les changements technologiques ?
Combien cela va-t-il coûter ? On ne sait pas encore. Mais les technologies sont la question
centrale.
La clé, c'est l'inflexion des comportements des individus, des entreprises et de l'Etat. Je crois
beaucoup à une démarche locale : la décentralisation bien vécue peut changer en profondeur les
comportements. Enfin, les gens modifieront leurs comportements s'ils sont persuadés que les
autres font pareil. Il faut une intense concertation européenne et internationale.
Si, dans dix ans, il s'avère que l'on n'arrive pas à changer la croissance, parce que les
technologies ne sont pas à la hauteur, parce que l'on n'arrive pas à infléchir les comportements,
on verra.
PATRICK VIVERET, CONSEILLER À LA COUR DES COMPTES
Sortir du mode de l'avoir
Nous vivons une croissance insoutenable : pour des raisons écologiques, mais aussi sociales et
culturelles. Socialement, parce qu'elle s'accompagne d'un excès de richesse d'un côté, et d'une
misère artificiellement provoquée de l'autre. Et culturellement, parce que, quand on propose
comme seul projet de vie une croissance de l'ordre de l'avoir et qu'on interdit un développement
de l'ordre de l'être, on crée une crise spirituelle, une crise de civilisation.
Notre mode de croissance est de nature toxicomane, il vient compenser des éléments de mal-être
dans la société. Mais on ne peut se contenter de dire que, pour des raisons de nécessité
écologique, il faut organiser un sevrage. Si l'on ne propose pas de solutions positives, notre
société sera comme un toxicomane qui préférera garder sa toxicomanie, quitte à en crever, plutôt
que d'accepter la cure. C'est pourquoi il est essentiel de travailler autant sur l'espérance et le désir
que sur la lucidité et l'alerte.
Le sociologue Max Weber disait que l'on était passé de l'économie du salut au salut par
l'économie. Eh bien, nous vivons la fin de ce grand cycle culturel du salut par l'économie. Dès
lors, l'idée qui se répand dans les milieux économiques qu'une " autre croissance " va permettre
un rebond de l'économie est totalement insuffisante. Bien sûr, les technologies sont utiles, parce
que l'ampleur du problème est telle qu'il faut avancer sur tous les terrains à la fois, et il n'y a
aucune raison de se priver de cette approche. Mais comme le coeur du problème est lié aux
grandes industries de mal-être et de maltraitance, si on ne va pas attaquer les causes de ce
mal-être et de cette maltraitance, on n'aura rien résolu.
Par exemple, si l'on utilisait ne serait-ce que 10 % des dépenses passives de mal-être - la
publicité, l'armement, les stupéfiants - vers des dépenses actives de mieux-être, cela permettrait
de traiter les grands problèmes du Sud - faim, malnutrition, eau, santé -, et cela permettrait aussi
de changer fondamentalement les modes de production, de consommation, et de vie, dans notre
propre système de développement.
JEAN-MARIE HARRIBEY, UNIVERSITÉ BORDEAUX-IV
Réduire la consommation des riches
La croissance est impulsée par la logique du capitalisme, qui veut tout rendre marchand. Mais il
faut cesser de croire que changer les rapports de production pourrait aller sans changer la
production elle-même. Il faut changer radicalement son contenu, en réduisant drastiquement les
productions qui ont une empreinte écologique trop importante.
Ensuite, il convient de distinguer le cas des pays pauvres, qui doivent augmenter leur production,
de celui des pays riches, et d'autre part, les productions dévastatrices de celles qui sont utiles. Il
faut privilégier la production socialisée, non marchande, par laquelle les besoins des populations
les plus démunies peuvent être satisfaites : l'éducation, la santé, les systèmes de retraite, mais
aussi les biens communs tels que l'eau ou les connaissances.
Une solution peut-elle être trouvée dans le progrès technique ? Peut-il répondre aux problèmes
causés par le développement tel que nous l'avons connu, nous fournir les ressources de
substitution aux ressources que nous aurons épuisées ? C'est un pari sans fondement, hasardeux.
Et qui laisse de côté la question de l'emploi. Les économistes libéraux ne conçoivent la recherche
du plein emploi que par le biais d'une forte croissance. Or on peut atteindre le plein emploi à
condition de réorienter les activités économiques vers les services non marchands et les biens
répondant à un réel besoin, et en utilisant les gains de productivité pour réduire le temps de
travail.
Faut-il réduire la consommation matérielle ? On ne peut pas donner la même réponse pour tous
les habitants de la planète, et même à l'intérieur des pays dits riches, parce que les politiques
néolibérales ont entraîné une recrudescence de la pauvreté de masse. Réduire la consommation,
oui. Mais celle des riches, pas de tout le monde.
NICOLAS RIDOUX, AUTEUR DE " LA DÉCROISSANCE POUR TOUS "
Relocaliser l'économie
Une croissance économique infinie est un déséquilibre permanent, un déséquilibre en avant. On
ne nous dit pas que la solution est de rétablir l'équilibre, mais qu'il faut courir toujours plus vite.
Eh bien non. Il faut sortir de l'idéologie de croissance et s'interroger : vers quelle société
voulons-nous vraiment aller ?
La croissance aujourd'hui ne crée plus de travail, elle ne crée que de la richesse, qui est d'ailleurs
extrêmement mal répartie. Pour retrouver l'emploi, il nous faut aller vers la relocalisation de
l'économie, qui recèle un énorme gisement d'activités. Il faudra aussi avoir recours davantage à
la main-d'oeuvre, du fait que nous risquons de bientôt sortir de la période du pétrole bon marché.
Enfin, la décroissance appelle la répartition du travail. Cela va à l'opposé des heures
supplémentaires défiscalisées : au lieu de faire travailler davantage ceux qui ont un boulot, il faut
répartir la charge de travail de façon plus équitable. Et cela rééquilibrera ce que Hannah Arendt
appelait la vita activa et la vita contemplativa. Dans la vie active de l'homme, il y a le travail
laborieux, la création, et la vie politique. La contemplation est aussi nécessaire, parce que nous
avons besoin de temps pour réfléchir, pour donner du sens à la vie. Ainsi, il faut rééquilibrer la
vie active dans le sens de la création, de la politique, et de la vie contemplative.
Qui doit décroître ? Les pays les plus riches, pour être en cohérence avec leur valeur d'égalité. Il
s'agit de laisser de la place aux pays du sud qui sont en situation de sous-consommation. Et dans
les pays développés, la question de l'a-croissance se pose au premier chef à ceux qui sont en
situation de surconsommation. Donc, bien sûr, aux riches. Mais aussi à une grande partie de la
classe moyenne.
Entretiens réalisés par Hervé Kempf
VII Japon L'Archipel a surmonté une décennie de croissance modérée
La faible progression du PIB n'a pas ébranlé la richesse du Japon. Mais la société a été
profondément transformée
Le Japon a renoué avec la croissance en 2003. Cette nouvelle phase de développement succède à
dix années de quasi-stagnation du produit intérieur brut (PIB), une période souvent qualifiée de "
décennie perdue ".
Au cours de cette période qui a suivi l'éclatement, en 1991, de la bulle spéculative, la croissance
annuelle moyenne n'a pas dépassé les 1,1 %, contre 3,3 % dans les années 1980. La productivité
s'est fortement dégradée, tout comme les comptes publics. Les déficits se sont creusés en raison
de la multiplication des dépenses, près de 1 400 milliards de dollars utilisés par le gouvernement
pour financer des travaux publics, une politique destinée à soutenir l'activité.
Sur le plan social, le chômage a presque triplé, passant de 2 % en 1992 à 5,5 % en 2002. Les
multiples restructurations des entreprises et l'adaptation aux exigences de la mondialisation ont
fait exploser le nombre des contrats précaires. De 20 % en 1995, la part des personnes employées
à temps partiel est passée à 33 % en 2005.
Le professeur Atsushi Seike, spécialiste de l'économie du travail à l'université Keio, estime que
les jeunes arrivés sur le marché du travail après 1992 ont vécu une période très difficile. "
Traditionnellement, explique-t-il, les jeunes diplômés étaient recrutés pour la vie par les
entreprises qui se chargeaient de les former. Dans les années 1990, ce système s'est délité.
Beaucoup ont dû multiplier les emplois précaires et souffrent aujourd'hui d'un manque de
qualification. "
Cet " abandon " des jeunes a favorisé l'émergence, ou l'exacerbation, de phénomènes sociaux tels
que les freeters - terme composé de l'anglais free (libre) et du mot allemand Arbeit (travail) -, qui
sert à désigner les " petits boulots " au Japon - encore appelés NEETs, les Not in Employment,
Education or Training (pas en emploi, ni en enseignement ni en formation).
Dans ce contexte, la criminalité a augmenté. Le sentiment d'abandon chez une partie des
travailleurs, habitués au système de l'emploi à vie, a favorisé le développement d'une forme de
violence conjugale qu'Osamu Mizutani, enseignant engagé dans l'aide aux jeunes en déshérence
considère comme le résultat d'un " cycle de l'échec ". " Le père subit depuis le début des années
1990 un stress grandissant dans l'entreprise, explique-t-il. Il exprime sa frustration en s'en
prenant violemment à sa femme, qui, ensuite, rejette ses frustrations sur ses enfants. "
Le blues des salariés est aussi à l'origine d'une forte augmentation des suicides et d'une crise du
modèle familial, de plus en plus de femmes refusant d'épouser un homme n'ayant pas une
situation stable.
Pour autant, cette période difficile n'a pas provoqué les violents bouleversements sociaux, ni
même l'effondrement du Japon, prédits par certains Cassandre. James C. Abegglen, auteur
d'ouvrages sur la gestion des entreprises au Japon, fait remarquer que l'Archipel " reste un pays
riche. L'épargne des ménages demeure élevée, autour de 13 millions de yens - 79 480 euros - par
foyer. Et une relative homogénéité dans les salaires comme dans la protection sociale a été
préservée ".
Il est possible d'affirmer que les bouleversements des années 1990 ont pu avoir un impact positif
sur la société japonaise. Ainsi, les femmes sont aujourd'hui plus à même de mener une vraie
carrière professionnelle. Une forme de reconnaissance qui favorise une évolution de leurs
relations avec les hommes. Elles sont plus nombreuses à s'impliquer dans la vie de la cité, à
assumer une certaine forme d'indépendance par le choix d'un célibat actif, et à accéder à des
fonctions élevées dans les sociétés.
Dans les entreprises, le développement des nouvelles technologies a bouleversé la gouvernance
autrefois fondée sur l'ancienneté. De jeunes entrepreneurs, à l'image de Hiroshi Mikitani,
fondateur du portail Internet Rakuten, ont pu donner naissance à des groupes aujourd'hui
puissants. Les sociétés ont évolué vers un fonctionnement plus conforme aux exigences du
temps. Les banques se sont regroupées et ont travaillé à apurer leurs mauvaises créances. Les
groupes industriels ont optimisé leur réseau de fournisseurs et se sont recentrés sur leur activité
essentielle. La profitabilité est devenue le maître mot des dirigeants.
De surcroît, la mondialisation a amené le pays à s'ouvrir un peu plus aux influences extérieures,
économiques aussi bien que culturelles.
Plus qu'une " décennie perdue ", la période 1992-2002 pourrait être considérée comme une "
décennie de maturation ". James C. Abegglen explique que l'expression " décennie perdue " est
impropre car elle suggère que " rien d'important n'a eu lieu pendant cette période ". Au
contraire, souligne-t-il, le Japon " est passé d'une ère de forte croissance à une période de
maturité, concrétisée par la prise de conscience, tant par le gouvernement que par les acteurs du
privé, de la nécessité du changement ".
Avec le recul, et sans nier les nouveaux défis qu'il doit affronter, il apparaît que le Japon est
parvenu à se transformer, dans un contexte de croissance quasi nulle. La vitesse à laquelle ces
bouleversements ont pu être mis en oeuvre peut même surprendre.
Malgré ces évolutions, l'Archipel n'a pas renoncé à son ancien système de valeurs. " Les
entreprises japonaises restent des organisations sociales, note M. Abegglen, et non pas de
simples outils économiques pour enrichir les actionnaires et les dirigeants. L'emploi à vie existe
encore et l'employé reste un élément important du groupe. "
Tentant de tirer les leçons de cette période unique, le professeur Seike note que la question de la
durabilité d'une croissance nulle peut se poser. Pour lui, " une telle situation n'est viable à long
terme que si le PIB par tête se maintient ou progresse ". Or, souligne-t-il, " ce n'était pas le cas
dans les années 1990 et, pour l'instant, je ne vois pas comment soutenir un tel système ".
Philippe Mesmer
VIII Inde " Il nous faut un autre développement "
SUNITA NARAIN Directrice du Centre for Science and Environnement, à New Delhi, elle a
coprésidé avec Alain Juppé une session de la conférence " Citoyens de la Terre " à Paris,
début février
Quelle est la situation écologique de l'Inde ?
Nous vivons une croissance très rapide. Nous voulons faire partie des grands de la planète, mais,
comme dans le reste du monde, l'intensité des changements économiques se traduit par des coûts
environnementaux très importants. Nous suivons le mode occidental de développement, qui
suppose d'exploiter au maximum les ressources, ce qui a un prix écologique, mais requiert aussi
d'énormes investissements pour nettoyer et réparer. Le problème est que nous n'avons pas
l'argent suffisant pour polluer d'abord et nettoyer ensuite. Quand j'explique cela à nos
responsables politiques, ils répondent que la croissance générera l'argent nécessaire pour
nettoyer. C'est le genre de formule que l'Occident a posée pour ce qui concerne l'environnement.
Mais elle est déraisonnable pour l'Occident et déraisonnable pour nous. Parce que l'Occident n'a
jamais vraiment réparé les dégâts écologiques qu'il a causés, et que, pour chaque problème
résolu, un nouveau problème apparaît. Un pays comme l'Inde doit donc trouver un chemin de
croissance complètement différent. Nous ne pouvons pas nous offrir le mode de vie du monde
occidental.
Les ressources nécessaires existent-elles d'ailleurs pour une croissance à l'occidentale ?
Dans l'histoire écologique du monde, l'Occident est passé par les phases que traversent en ce
moment l'Inde et la Chine. Après la seconde guerre mondiale, toutes vos villes étaient choquées
par la pollution, vos rivières étaient aussi encombrées de déchets que nos rivières aujourd'hui.
L'Europe, le Japon, les Etats-Unis ont découvert qu'il fallait investir énormément pour contrôler
cette pollution. Mais il y avait deux choses dont nous manquons aujourd'hui : des ressources,
parce que votre croissance est intervenue au terme d'une longue période coloniale, qui vous a
permis d'accumuler de la richesse, grâce à laquelle vous avez pu investir pour compenser les
impacts négatifs de la croissance. Une deuxième chose est que le coût du pétrole était beaucoup
plus bas, donc le coût du développement était modéré. En Inde, nous n'avons pas ce type de
ressources. Et donc notre croissance est beaucoup plus coûteuse.
La crise écologique pourrait-elle stopper la croissance en Inde ?
L'Inde est unique en ce sens qu'il y a un mouvement écologique très actif et une forte démocratie.
Le gouvernement et le capitalisme indiens sont en train de comprendre que s'ils ne résolvent pas
les problèmes environnementaux qui affectent les gens les plus pauvres, ceux-ci réagiront
énergiquement. Aujourd'hui, tous les projets de quelque importance sont soumis à contestation, à
procédure juridique, de la part des communautés locales qui ne veulent pas subir la pollution
qu'ils impliquent. La solution que trouve le gouvernement est d'affaiblir la démocratie. Les
médias deviennent moins vigilants, parce que nous commençons à suivre le modèle américain,
où les médias sont contrôlés par de grandes firmes. C'est mauvais parce que cela signifie que les
voix critiques ne seront pas entendues. Si la dégradation environnementale se poursuit, ce sera
mauvais pour les affaires, ce sera mauvais pour la santé, cela créera des tensions sociales. C'est le
défi majeur que doit relever aujourd'hui notre économie.
La croissance de l'économie ne permet-elle cependant pas d'alléger le fardeau de la
pauvreté ?
Comme dans le reste du monde, le système augmente les disparités entre les riches et les
pauvres. Il n'y a pas un seul pays qui suive cette voie actuelle de croissance et où les inégalités ne
s'accroissent pas. Notre gouvernement a adopté le " consensus de Washington ", qui consiste en
l'ouverture totale de l'économie. Mais les tensions sociales s'accroissent : on recense en Inde près
de 200 districts en état de rébellion, avec le mouvement naxalite. C'est important de le
comprendre en termes géographiques : c'est au coeur de l'Inde, au centre du pays, que se trouvent
les districts les plus pauvres. C'est aussi là que sont les massifs forestiers, les principales réserves
d'eau, les ressources minérales, et là où est implanté le naxalisme. Ainsi, les plus pauvres vivent
sur les terres des plus riches. Il faut utiliser ces richesses de façon à assurer leur pérennité, et que
les communautés locales en profitent. Si l'on n'y parvient pas, nous allons au-devant de grands
troubles.
A quoi ressemblerait un autre chemin
de croissance ?
Ne prenons pas la route qu'a suivie le reste du monde, qui est une série de petits pas progressifs.
Regardons ce qu'a appris le monde, les meilleures réponses qu'il a trouvées, et passons
directement à ce stade. Si on fait cela, on découvrira qu'on est déjà au bord d'une situation
durable.
Plus de 70 % des Indiens vivent de l'agriculture. Comment leur assurer un niveau de vie
décent ?
Les responsables politiques disent qu'il y a trop d'habitants dans les campagnes, et qu'il faut les
amener en ville. Mais où est le modèle de croissance qui crée de l'emploi pour tous ? En fait, les
gens se retrouvent dans des bidonvilles. Cela me stupéfie que les gens continuent à proposer
cette solution, c'est irresponsable. La réponse à la pauvreté est dans l'emploi, et l'emploi est à la
campagne, dans l'agriculture. Si les petits fermiers ont des difficultés économiques, ce n'est pas
parce qu'ils sont paresseux ou incompétents, mais parce qu'ils ne peuvent pas résister aux
subventions qui existent dans l'agriculture des autres pays, et parce qu'ils manquent de moyens
d'investissements.
Mais n'y a-t-il pas un problème démographique ?
En Inde, la démographie a toujours été un problème. Mais il est possible de créer des emplois
dans l'agriculture. C'est un blocage psychologique de croire que la terre ne peut pas faire vivre un
grand nombre de gens. Sinon, en Inde, qu'est-ce qui fera vivre un milliard de personnes ?
L'industrie n'a jamais été capable de créer des emplois à cette échelle. Elle prend les ressources,
elle prend l'eau, mais elle ne génère pas les emplois. L'avenir est dans la terre et dans l'eau.
Comment le problème du changement climatique se pose-t-il ?
C'est une catastrophe comme on n'en a jamais vu dans notre existence. L'Inde est
particulièrement exposée et subira un impact important sur ses ressources en eau, sur sa sécurité
alimentaire, et sur les habitants des régions côtières. L'Inde et la Chine ont besoin d'espace pour
croître, elles ont un droit au développement. Il faut que le Nord nous crée cet espace en réduisant
ses émissions, pour que nous allions vers une économie faiblement émettrice de gaz carbonique.
Propos recueillis par H. K.
IX Chine-Bresil Le match inattendu
Au Brésil, la croissance a atteint 3,7 % en 2006, fort loin des +10 % que réalise la Chine année
après année. Il n'est pourtant pas sûr que la voie chinoise soit plus durable, si l'on en croit les 80
000 " incidents " - c'est-à-dire manifestations - plus ou moins violents que la Chine a connus en
2005 ou encore l'aggravation des inégalités entre villes et campagnes : le revenu net moyen du
paysan chinois est plus de trois fois inférieur à celui du citadin.
Le Parti communiste est bien conscient des dangers de ce déséquilibre : il parle depuis un an et
demi d'infléchir le cours de la croissance pour qu'elle contribue à l'édification d'une " société
socialiste harmonieuse ". Cela impliquerait de se soucier de domaines considérés jusque-là
comme négligeables, tels l'environnement, les droits sociaux ou le pouvoir d'achat des plus
démunis.
GOULOTS D'ÉTRANGLEMENT
Il s'agit désormais de " réduire l'écart des revenus ". Cette réorientation aurait sans doute pour
effet de ralentir la croissance. C'est bien ce qu'escomptent les pays industrialisés qui font le siège
du président Hu Jintao pour qu'il dope la consommation intérieure, donc les salaires, et se soucie
des pensions de retraite de ses concitoyens.
Au Brésil, en revanche, la politique de Lula Da Silva a été dictée par la situation sociale : le pays
est un des plus inégalitaires du monde, selon l'indice de Gini que publie le Programme des
Nations unies pour le développement (PNUD). Si la Chine est au 81e rang pour le
développement humain, derrière le Brésil, classé 69e, elle reste nettement moins inégalitaire. Le
gouvernement brésilien a donc fait le choix de privilégier une progression de 4,5 % du salaire
moyen en dix ans. Il a aussi mis sur pied une Bolsa familia (Bourse aux familles) qui apporte à
11 millions de Brésiliens un complément alimentaire et favorise la scolarisation des enfants les
plus pauvres. 4,5 millions d'emplois ont été créés, et les crédits aux petits agriculteurs ont triplé
depuis l'élection de Lula en 2002.
On objectera que cette politique sociale généreuse s'est traduite par une réduction des budgets
d'investissement de l'Etat, qui est confronté à des goulots d'étranglement en matière
d'infrastructures (ports, aéroports, routes et voies ferrées). Il n'empêche que sous la présidence
atypique de l'ex-métallo de Sao Paolo - il s'est bien gardé de nationaliser quoi que ce soit ou de
déplaire aux bailleurs de fonds internationaux -, l'indice des inégalités a reculé de 7 % au Brésil.
Malgré sa croissance inférieure, le " grenier du monde " pourrait bien gagner contre " l'usine du
monde " le match pour le label du développement le plus durable.
Alain Faujas
Aide au développement : "le problème c'est l'exclusion de la mondialisation"
LEMONDE.FR | 30.05.07 | 11h51 • Mis à jour le 01.06.07 | 17h46
L'intégralité du débat avec L'intégralité du débat Pierre Jacquet, directeur exécutif et
chef-économiste à l'Agence française de développement (AFD). Il analyse la mission de la
Banque mondial
amienEtudiant : Pensez-vous que l'arrivée d'un nouveau président à la Banque mondiale
permettra de donner une réelle impulsion à l'aide au développement de certains pays ?
Pierre Jacquet : Je pense que l'un des enjeux aujourd'hui, c'est un enjeu de gouvernance à la tête
de la Banque mondiale. Et je crois en effet, comme votre question le suggère, que la Banque
mondiale joue un rôle tout à fait important dans l'architecture de l'aide au développement.
Avec une Banque mondiale qui parvient à définir des stratégies claires, je pense qu'on en tirera
une réelle impulsion pour l'aide publique au développement dans son ensemble.
Au-delà de l'affaire qui a conduit Paul Wolfowitz à la démission, l'un des avantages de la crise,
semble-t-il, c'est qu'elle a fait ressortir le besoin de stratégie pour la Banque mondiale.
Delphine : Paul Wolfowitz avait fait de la lutte contre la corruption l'un des points forts de
son action. Son départ et surtout les raisons de ce départ peuvent-ils modifier la démarche
de la Banque mondiale sur ce sujet ?
Pierre Jacquet : Sur un plan éthique, je pense évidemment que la lutte contre la corruption est
un bon combat. Il me semble qu'un des problèmes fondamentaux de la période Wolfowitz à la
Banque, c'est que ce mot d'ordre de lutte contre la corruption n'a pas pu être décliné en véritable
stratégie opérationnelle.
Car la corruption n'est pas tant un handicap pour le développement qu'une caractéristique du
sous-développement. Donc faire de la lutte contre la corruption une sorte de préalable, c'est
méconnaître la difficulté profonde du sous-développement.
Clément : Quelles devraient être les priorités de la Banque ?
Pierre Jacquet : Je pense que c'est trois choses : la lutte contre la pauvreté, bien évidemment, et
cela a été amplement reconnu. C'est aussi de ne pas oublier qu'une réduction durable de la
pauvreté passe par la croissance économique. Troisième chose : ce sont les biens communs de
l'humanité, le fait qu'on a besoin d'institutions pour favoriser, promouvoir l'action collective
internationale contre le réchauffement climatique, contre les grandes pandémies, pour la
protection de la biodiversité.
Toutes ces luttes nécessaires qui échappent à l'action individuelle de n'importe quel pays et dans
lesquelles les pays en développement, bien sûr les grands pays émergents, mais pas seulement,
sont déjà des acteurs majeurs. Par exemple, si l'on s'intéresse à la lutte contre les grandes
pandémies, l'état de déliquescence des systèmes de santé nationaux dans les pays pauvres est un
grand problème. Et on voit donc à travers cet exemple que l'objectif de développement est très
compatible avec ce bien public mondial qu'est la lutte contre les pandémies.
Jo : Le FMI et la Banque mondiale ont contraint les pays d'Afrique de l'Ouest à ouvrir leur
marché alors que les pays du Nord ne sont pas prêts à le faire pour leur agriculture. La
Banque et le FMI peuvent revenir sur leur position et permettre aux pays du Sud de
protéger et soutenir leurs agricultures ?
Pierre Jacquet : Cette question, qui en comprend plusieurs, fait le lien entre plusieurs aspects
très différents.
La première chose, c'est qu'il y a eu en effet des positions favorables à l'ouverture, aussi bien
commerciale que financière. Sur ce point, je crois que ce que l'on peut critiquer, c'est l'unicité
idéologique qui a guidé les actions pendant un certain temps.
Depuis quelques années, des analyses beaucoup plus pragmatiques sont à l'œuvre dans ces
institutions, et par exemple la Banque mondiale s'intéresse beaucoup plus aujourd'hui à la
dynamique de l'ouverture et à la façon de la mettre en œuvre, plutôt qu'au mot d'ordre final
d'avoir des marchés complètement ouverts. Et à mon avis, c'est un angle important. Et je crois
d'ailleurs que dans le monde actuel, il serait contre-productif de prôner la non-ouverture.
Finalement, l'une des caractéristiques des pays mal développés, ce n'est pas la mondialisation,
c'est l'exclusion de la mondialisation. C'est un premier point, sur lequel on pourrait débattre
longtemps.
Deuxième aspect : l'ouverture financière. Elle est en effet, à mon avis, beaucoup plus difficile
encore à gérer, et franchement, je crois qu'il n'y a pas d'urgence. Ce qui me paraît essentiel, c'est
la qualité des services financiers, car c'est à travers les services financiers que se finance l'activité
économique. Donc l'ouverture, quand elle apparaît nécessaire, n'est qu'un moyen d'améliorer
cette qualité, et elle doit être conçue comme telle.
Et il y a un troisième aspect : la cohérence de nos propres politiques, nous, pays donneurs. Il est
vrai que nous prônons pour les autres beaucoup de vertus que nous hésitons à nous appliquer à
nous-mêmes. Et on pense évidemment aux politiques agricoles, qui ne nous mettent pas dans une
position très crédible dans les négociations commerciales internationales dans lesquelles nous
prônons l'ouverture des pays pauvres.
Prebal : Peut-on sérieusement espérer un quelconque renouvellement de la politique d'aide
au développement à partir d'une base de connaissance aussi fruste et une éthique de la
recherche qui laisse à désirer, selon le rapport d'évaluation de Ken Rogoff des activités de
recherche de la Banque mondiale ?
Pierre Jacquet : Je trouve la question très sévère, parce que finalement, c'est déjà très
remarquable qu'une institution organise, comme a su le faire l'équipe de la Banque, un vrai
travail d'évaluation de sa propre production. Cela montre à mon avis que la Banque est non
seulement capable, mais désireuse d'apprendre et de se réformer. Donc je prends cela plutôt pour
un élément encourageant.
Maintenant, je partage l'un des présupposés de votre question, qui à mon avis s'applique à
l'ensemble des donneurs, des bailleurs de fonds, qui est que nous devons apprendre à être
beaucoup plus modestes dans nos analyses et nos prescriptions concernant le développement.
Notre tendance est souvent d'aboutir à des conclusions qui méconnaissent les caractéristiques
locales et qui sont essentiellement marquées par la connaissance que nous avons de nos propres
sociétés.
Roseline : La Banque mondiale a-t-elle encore un rôle à jouer aujourd'hui lorsque l'on voit
les réserves financières dont disposent certains pays dits en développement ?
Pierre Jacquet : En fait, dans ce métier que pratiquent non seulement la Banque mondiale mais
toutes les institutions d'aide au développement, comme l'AFD, on se rend compte assez vite que
ce ne sont pas seulement les financements qui comptent.
Quand nous échangeons avec nos partenaires sur notre action dans les pays en développement,
ils nous disent qu'ils apprécient surtout l'appui que nous pouvons leur apporter à la définition et à
la mise en œuvre de leur propre politique. Donc en fait, le financement n'est pas tant là pour
apporter des ressources – même si c'est parfois indispensable – que comme vecteur d'un
ensemble de services d'appui et de construction de capacités.
Dans ce sens-là, bien entendu, la Banque mondiale, le FMI et l'aide au développement restent
absolument nécessaires, même dans un monde caractérisé par un excès de liquidités.
Frédéric : Quel peut être l'impact pour la Banque mondiale de la Banque du Sud, visant à
promouvoir la solidarité entre pays latino-américains, lancée en février par M. Chavez ?
Pierre Jacquet : Je crois qu'une façon de répondre à cette question, c'est de constater que le
marché de l'aide est de plus en plus concurrentiel. Et cette concurrence pousse l'ensemble des
institutions d'aide à mettre davantage l'accent sur la qualité des services qu'elles rendent. Donc
finalement, c'est plutôt une bonne nouvelle.
Dante : La Banque mondiale ne devrait-elle pas contrôler l'utilisation de ses "prêts" pour
être sûre que l'argent dépensé est un argent utile et véritablement destiné au
développement des pays les plus pauvres? Les fonds sont-ils suivis ?
Pierre Jacquet : Vous n'imaginez pas la quantité de procédures et l'exigence de rigueur que l'on
trouve à la Banque mondiale et dans les institutions d'aide. La difficulté qui subsiste toujours,
c'est que, comme on dit, l'argent est fongible. Donc même lorsque les ressources que l'on apporte
sont contrôlées avec la plus grande rigueur, le fait même qu'on les apporte libère d'autres
possibilités de financement sur lesquelles on n'a pas de contrôle. C'est pour cela que l'effort
d'aide s'inscrit de plus en plus dans l'exigence d'une programmation cohérente de la part des pays
bénéficiaires.
En même temps, vous voyez bien que cela revient à accroître le poids de la conditionnalité à une
époque où, pour faire le lien avec la question précédente, les possibilités de financement
alternatives, par exemple auprès d'autres donneurs, sont de plus en plus importantes.
Euroméditerranéen : Comment peut évoluer la politique méditerranéenne de la France
dans les cinq ans à venir et quel rôle peut jouer la Banque mondiale dans cette région ?
Pierre Jacquet : Comme vous le savez, on est à la veille d'une redéfinition de cette politique
méditerranéenne. Il est très clair que pour la France et pour l'Europe, c'est une région tout à fait
fondamentale, avec laquelle nous avons des liens économiques, culturels, sociaux, historiques
qui en font un partenaire très important.
Or le rôle des agences d'aide, c'est de contribuer au développement de cette zone et il me semble
que c'est caractérisé par au moins trois enjeux : le premier, c'est la réduction de la pauvreté ; le
deuxième, c'est la mise à niveau des économies dans le contexte de l'ouverture à l'Europe ; et le
troisième, c'est une pression considérable sur les ressources naturelles, liée aux problèmes
environnementaux, à la pression démographique, et à la pression urbaine. Une agence comme
l'AFD, par exemple, s'attache à travailler dans ces trois domaines, et est très présente notamment
pour tout ce qui concerne le secteur de l'eau.
Teresa : Croyez-vous que Robert Zoellick va vraiment travailler avec une vision
multilatérale ?
Pierre Jacquet : Parmi les noms qui ont circulé, c'est probablement celui qui paraît le plus
prometteur en matière d'action multilatérale de la Banque. M. Zoellick a, dans ses fonctions
passées, notamment lorsqu'il était négociateur des Etats-Unis à l'OMC, montré son attachement
aux solutions multilatérales. Donc je crois qu'on peut lui faire ce crédit et considérer qu'il aura à
cœur de placer la Banque mondiale dans un réseau de partenariats avec l'ensemble des autres
agences.
Pierrotalyon : Le précédent directeur de la Banque mondiale était favorable à une
redéfinition de la politique générale de l'institution en faveur de l'Afrique. Qu'en est-il de
son successeur ? A-t-il déjà fait part de son avis sur le développement africain ? En quels
termes ?
Pierre Jacquet : Je ne peux pas prédire ce que va faire M. Zoellick. Je pense qu'il y a un enjeu
très clair pour le continent africain aujourd'hui, c'est vraiment le continent où la réduction de la
pauvreté a le plus de mal à s'engager de façon durable. Donc il y a vraiment un enjeu spécifique
africain.
Je crois qu'il y a d'autres priorités aussi pour la Banque, mais qui sont de nature différente et qui
ne se feront pas au détriment de l'Afrique. Et ce sont d'ailleurs des enjeux qui se posent aussi aux
autres donneurs. C'est ce qui concerne ce dont je parlais tout à l'heure, les biens publics globaux.
Je crois qu'il faut penser les agences d'aide, aussi bien multilatérales que bilatérales, pas
seulement comme des agents de solidarité, mais aussi comme des institutions capables de faire le
lien entre les pays du Nord et les grands pays émergents, dont on sent bien qu'ils vont jouer un
rôle majeur dans la mondialisation.
Par exemple, on parlait tout à l'heure du multilatéralisme. Aujourd'hui, celui-ci ne peut pas se
définir sans la participation du Brésil, de la Chine, de l'Inde, d'autres encore. Et je crois que par
leur savoir-faire et leurs instruments, les agences d'aide peuvent jouer un rôle très important.
Dante : "Une programmation cohérente de la part des pays bénéficiaires" ne signifie-t-elle
pas que la Banque mondiale s'immisce dans les affaires des Etats en voie de développement
pour établir une politique qui leur est avantageuse, c'est-à-dire une politique libérale ? Cela
expliquerait pourquoi M. Chavez a décidé la création de la Banque du Sud. Qu'en
pensez-vous ?
Pierre Jacquet : Je crois qu'il y a deux catégories de pays. Il y a ceux qui sont bien gouvernés,
et qui vont être capables tout seul, finalement, de rédiger leur programme de réduction de la
pauvreté et de croissance économique. Et dans ce cas-là, les donneurs interviennent en finançant
telle ou telle partie de ce programme. Et leur influence est relativement limitée. Un pays comme
le Vietnam est dans cette catégorie.
Et puis il y a des pays dans lesquels les institutions sont faibles et dans lesquels les donneurs sont
appelés à être beaucoup plus présents dans la définition même des politiques. Et là, en effet, les
donneurs ont une influence et une responsabilité importantes.
Je n'entrerai pas dans le débat libéral ou pas libéral, parce que je crois que le mot libéral est très
mal utilisé en France. Je préfère dire qu'il est parfois tentant pour un donneur de penser qu'il a les
solutions aux problèmes rencontrés par les bénéficiaires.
Toute notre expérience des dernières décennies doit nous amener à être beaucoup plus modestes,
tout en assumant en même temps ce devoir de prescription, puisqu'il faut bien parvenir à
intervenir, y compris dans les pays mal gouvernés. C'est un dilemme très difficile, et je crois
qu'on s'efforce régulièrement de trouver de meilleures réponses.
LIVRES
Attac, Le développement a-t-il un avenir ? Pour une société solidaire et économe, Mille et une
nuits, 2004, 242p., 10
Christian de Boissieu, Division par quatre des émissions de gaz à effet de serre de la France à
l'horizon 2050, La Documentation française, 2006, 144 p., 16
Jacques Généreux, La Dissociété, Seuil, 2006, 555 p., 22
Hervé-René Martin, Eloge de la simplicité volontaire,Flammarion, 2007, 288 p., 18
Nicolas Ridoux, La Décroissance pour tous, Parangon, 2006, 155 p., 8¤.
Patrick Viveret, Pourquoi ça ne va pas plus mal, Fayard, 2005, 264 p., 18 ¤.
REVUES
Ecorev', " Sens de la décroissance ", avril 2007, 7 .
Entropia, n° 1, " Décroissance et politique ", 224 p., 15
SITES INTERNET
www.decroissance.org
www.decroissance.info
www.simplicitevolontaire.org
www.institutmontaigne.org
www.reporterre.net
Téléchargement