I La croissance en question Croissance,croissance, croissance ! Economistes, politiques, entrepreneurs, journalistes, tous n'ont que ce mot à l'esprit quand il s'agit de parler des solutions à apporter aux maux de la société. Souvent, ils oublient même que leur mot fétiche n'est qu'un moyen, et le posent en objectif absolu, qui vaudrait par lui-même. Cette obsession, qui rassemble la droite et la gauche, est aveugle à l'ampleur de la crise écologique : changement climatique, mais aussi crise historique de la biodiversité et contamination chimique de l'environnement et des êtres. C'est que l'instrument qui sert de boussole aux responsables, le PIB (produit intérieur brut), est dangereusement défectueux : il n'inclut pas la dégradation de la biosphère. Cela signifie que nous contractons à l'égard de celle-ci une dette toujours croissante. La dérégulation émergente des grands écosystèmes planétaires est le prix de cette dette. Si rien ne change, les annuités ne vont plus cesser de s'en alourdir. L'obsession de la croissance est aussi idéologique, car elle fait abstraction de tout contexte social. En fait, la croissance ne fait pas en soi reculer le chômage : " Entre 1978 et 2005, le PIB en France a connu une croissance de plus de 80 %, remarque Nicolas Ridoux dans le journal La Décroissance d'avril. Dans le même temps, non seulement le chômage n'a pas diminué, mais il a doublé, passant de 5 à 10 %. " Le Bureau international du travail et la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement confirment : malgré une hausse du PIB mondial de 5 % par an, le chômage ne diminue pas. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale observent aussi que l'élévation du PIB ne fait pas reculer la pauvreté ni l'inégalité. En réalité, l'invocation permanente de la croissance est un moyen de ne pas remettre en cause l'inégalité extrême des revenus et des patrimoines, en faisant croire à chacun que son niveau de vie va s'améliorer. Il y a urgence à réinterroger le sens et le contenu de cette obsession moderne. Une piste nouvelle est de viser la réduction des consommations matérielles, c'est-àdire des prélèvements que nous faisons sur les ressources naturelles. Un rapport du Parlement européen, présenté en mars par la députée Kartika Tamara Liotar, le propose : " Il convient de réduire par quatre, à l'horizon 2030, la consommation de ressources primaires non renouvelables dans l'Union européenne. " Rares sont les politiques qui prennent conscience de l'urgence. Le 16 janvier, dans une conférence de presse à Paris, Alain Juppé déclarait : " C'est une autre croissance qu'il faut inventer, qui s'accompagne d'une décroissance des gaspillages, et nous avons besoin, dans un monde frappé par la pauvreté et les inégalités, d'une croissance moins consommatrice des énergies et des ressources non renouvelables, une croissance respectueuse des équilibres naturels, une croissance qui s'accompagne d'autres modalités de consommation et de production. " Très beaux mots. Qu'il faut faire vivre, Monsieur le Ministre. Hervé Kempf II Institutions La Banque mondiale révise sa doctrine sur le développement La hausse du PIB n'est pas synonyme de recul de la pauvreté La communauté des économistes internationaux est en train de réviser sa doctrine sur le développement, qui date de près de vingt-cinq ans. Dans les années 1980, l'équation était simple : il fallait favoriser la croissance du produit intérieur brut des pays en développement pour que le niveau de vie de leurs habitants s'élève. En effet, estimait-on, pourrait alors s'enclencher un cercle vertueux de la consommation et de l'investissement capable d'assurer un enrichissement collectif, régulier et autoentretenu. En 1989, l'économiste américain John Williamson énonça les dix commandements faits aux économies sous-développées ou émergentes pour amorcer et alimenter cette croissance. Connus sous le nom de " consensus de Washington ", ces dix préceptes s'appellent : discipline budgétaire, suppression des subventions, orthodoxie monétaire, dévaluation de la monnaie, libéralisation des échanges commerciaux, libéralisation des mouvements de capitaux, privatisation, déréglementation, réforme fiscale et renforcement du droit de propriété. ORTHODOXIE ÉCONOMIQUE Fondée sur une confiance absolue dans le marché, cette doctrine a apparemment réussi. En 2007 et pour la cinquième année d'affilée, la croissance mondiale approchera selon le FMI (Fonds monétaire international) les 5 %, renouant avec les scores des années 1960. La Chine continuera à caracoler en tête avec plus de 10 % de croissance ; l'Inde sera juste derrière avec 8,4 %. Les continents et les régions qui ont tant besoin de ces progrès seront à la fête : on annonce +6,2 % pour l'Afrique longtemps laissée pour compte et +5,5 % pour l'Amérique latine, l'Europe centrale ou le Moyen-Orient. Pourtant, les critiques n'ont pas manqué à l'égard du consensus de Washington. Mais elles commencent seulement à persuader la communauté internationale que la situation est moins rose qu'il ne semble. Le Prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz et de nombreux autres chercheurs ont démontré que la croissance n'est pas corrélée avec le respect de l'orthodoxie économique. Certes, les " dragons " Hongkong et Singapour sont exemplaires d'une libéralisation totale, mais la Corée ou le Chili - cités eux aussi pour leur réussite - ont maintenu des politiques hétérodoxes, où déficits budgétaires et protectionnisme conservaient leur place. D'autre part, on découvre que la croissance ne signifie pas automatiquement le développement ou même le reflux de la pauvreté. Le Bureau international du travail (BIT), par la voix de son directeur général, Juan Somavia, ne cesse de dénoncer le maintien d'un taux de chômage mondial à plus de 6 % malgré la croissance élevée. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) souligne que le monde vit une croissance " sans emplois " en raison de la concurrence à outrance. La Banque mondiale elle-même est en passe de reconnaître qu'elle s'est illusionnée. Fin 2006, un audit qu'elle avait commandé a vivement critiqué une de ses études claironnant que " la croissance est bonne pour les pauvres ", relevant que les conclusions de cette étude " étaient fragiles et incertaines ". Son économiste en chef, le français François Bourguignon, a déclaré à plusieurs reprises que les inégalités entre pays se sont accrues et que la pauvreté fait de la résistance. Son homologue du FMI, Simon Johnson, a reconnu, en avril, lors de l'assemblée annuelle des deux institutions, que la répartition des bénéfices de la mondialisation était inégale. Dans une économie en croissance, il est inévitable que les écarts entre les pays et entre les individus s'aggravent, selon ces économistes : en situation d'accélération économique, les agents les mieux informés et organisés sont les premiers à profiter des opportunités de la croissance. Mais la suppression des filets sociaux et des interventions étatiques empêche la correction de ces déséquilibres. C'est pourquoi réapparaît depuis deux ou trois ans dans les textes de la Banque mondiale, du FMI et même de l'Organisation mondiale du commerce la nécessité d'une présence publique dans le domaine des infrastructures, mais aussi de l'agriculture et de la protection sociale. L'Etat, lui aussi, est nécessaire pour que la croissance se mue en développement durable. Sinon, laissée à elle seule, elle semble ne pas y parvenir. Alain Faujas III Affaires Les entreprises explorent les promesses d'une " autre croissance " Réduire les émissions de gaz carbonique sans diminuer l'activité économique, est possible C roissance verte " ou" autre croissance ", l'idée n'est apparue que récemment. Les économistes patentés prenaient soin d'ignorer les débats sur le développement durable. Le réchauffement climatique a bousculé les frontières. Et il n'est plus rare de voir l'un de ces experts prôner sérieusement une révolution écologique. Nicholas Stern, ancien économiste en chef de la Banque mondiale et conseiller de Tony Blair, en est un peu devenu le symbole en publiant à l'automne 2006 son rapport sur " Les aspects économiques du réchauffement climatique " (Stern Review on the Economics of Climate Change). Cette somme de 600 pages aura sans doute fait autant pour secouer les consciences des milieux dirigeants que le spectacle de la fonte des glaciers ou les dérèglements répétés du ciel. Son message est double : le premier affirme que l'inaction aurait un coût infiniment plus lourd que l'action elle-même. Ne rien faire serait s'exposer à voir s'envoler entre 5 % et 20 % du produit intérieur brut mondial à l'horizon 2050, alors qu'il " suffirait " de dépenser chaque année 1 % de cette richesse pour limiter la hausse moyenne des températures à 2 degrés d'ici à la fin du siècle. Mais - c'est son second message -, " le monde n'a pas besoin de choisir entre éviter le changement climatique et promouvoir la croissance ". Les deux objectifs seraient compatibles, à condition d'inventer une nouvelle croissance économe en carbone pour limiter les rejets de gaz à effet de serre. " C'est tout à fait possible, assure Philip Bagnoli, économiste à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La faisabilité technologique est moins un obstacle que l'absence de volonté politique. Or, pour s'engager - que ce soit parce qu'émettre du carbone coûtera de plus en plus cher ou que ce soit pour profiter d'incitations publiques à produire propre -, les entreprises ont besoin de visibilité. " Celle-ci fait défaut. L'avenir du protocole de Kyoto demeure une inconnue après 2012. L'Union européenne a lancé, seule, en 2005, ce qui est aujourd'hui le plus important marché de permis d'émission de gaz à effet de serre, mais à l'avenir incertain. Si seule une entreprise sur dix mesure totalement ses émissions de gaz carbonique, selon une étude réalisée en mai par l'Economist Intelligence Unit auprès de 634 d'entre elles à travers le monde, il semble cependant qu'elles sont de plus en plus nombreuses à se préoccuper de leur impact écologique. " Tous les industriels européens cherchent à trouver des solutions alternatives aux énergies fossiles, car elles font l'hypothèse que la tonne de CO2 émise pourrait leur être facturée aux environ de 30 dollars d'ici une quinzaine d'années ", explique Eric Duvaud, responsable du développement durable, chez Ernst & Young. La fin annoncée du pétrole est évidemment une autre motivation. Les économistes convertis mettent aussi en avant les gisements d'activité et d'emplois que recèle cette nouvelle façon de penser la croissance, notamment dans le secteur de l'habitat et de la construction, responsable d'un quart environ des rejets de CO2. La Commission européenne, qui s'est engagée à réduire de 20 % sa consommation d'énergie d'ici à 2020, prévoit ainsi la création d'un million d'emplois. Il serait même possible de faire davantage, selon un rapport intitulé Changement climatique et emploi, et présenté en mai au Congrès des syndicats européens par le cabinet d'expertise Syndex. Les analystes estiment que les mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de 40 % d'ici à 2030 pourraient générer un million de postes dans le bâtiment, du fait des travaux correspondant à une haute qualité énergétique. Le transport recèle aussi un " énorme potentiel " de création d'emplois dans les modes de transports alternatifs, selon l'étude, soit environ 300 000 emplois en Europe. Et les pertes d'emplois liées à une baisse de l'ordre de 16 % de la consommation d'électricité seraient largement compensées par l'augmentation des énergies renouvelables. Faire des affaires tout en prenant soin de la planète semble ainsi pouvoir être une opération " gagnant-gagnant " dans les secteurs à l'abri de la concurrence internationale. En revanche, sur une scène mondiale où les règles ne sont pas - et pour longtemps encore - identiques, le " dumping climatique " pourrait bien devenir une nouvelle arme dans la compétition internationale. Laurence Caramel IV " Décroissants " Ils travaillent moins, ils gagnent moins, et ils sont heureux " Moins de biens, plus de liens " est un de leurs slogansLes " objecteurs de croissance " inventent un nouveau mode de vie CARHAIX-POUGUER (FINISTÈRE) ENVOYÉE SPÉCIALE Le petit logement d'Arzhel et Anna n'est pas très différent de la moyenne. Le téléphone y sonne souvent. Une chaîne audio trône dans le salon. Mais il n'y a ni télévision, ni réfrigérateur. Le jeune couple franco-brésilien ne consomme que des céréales et des légumes frais biologiques. Emmailloté dans des couvertures colorées, un bébé d'un mois sommeille. Anna a donné naissance à Nawe dans l'appartement, aidée d'une sage-femme. Avec pour seul revenu le salaire de cuistot d'Arzhel, le couple vit très simplement à Peumerit-Quintin (Côtes-d'Armor). Par choix. " Pour moi, c'est la seule solution pour la planète, affirme Anna. Si nous continuons à abuser de ses ressources, les générations futures n'auront plus rien. " " Nous réduisons certaines choses comme la consommation de biens et d'énergie, mais nous y gagnons du temps pour nous, et la possibilité d'organiser notre vie comme nous le voulons ", poursuit Arzhel. Il a participé à des marches pour la décroissance, et estime faire partie de ce mouvement, sans pour autant revendiquer l'étiquette de " décroissant ", jugée réductrice - ni aucune autre d'ailleurs. Le terme consacré est celui d'" objecteur de croissance ". Certains parlent de " simplicité volontaire ", ou de " sobriété ". Leur engagement mêle souvent choix de vie personnel, convictions écologistes et militantisme politique. Quand le reste de la société ne songe qu'à augmenter son pouvoir d'achat, ils préfèrent travailler moins, gagner moins, et dépenser moins. La majorité des gens a un régime alimentaire moyen de plus en plus industriel et calorique, passe des heures devant la télévision, " s'évade " quelques jours au Maroc ou aux Maldives, utilise des objets toujours plus vite remplacés. Les objecteurs mangent bio, végétarien, et local, ignorent la télévision et préfèrent lire, se déplacent à pied, à vélo, ou en train et ne prennent l'avion qu'en dernier recours, réparent les objets, les réutilisent, les échangent, et partagent ce qui peut l'être : machines à laver, ordinateurs, voire logements. Cela ne signifie pas renoncer à tout. " Je ne suis pas un homme des cavernes, sourit Armand, 30 ans, installé dans une petite maison de pierre bretonne. J'ai l'électricité - tout en surveillant ma consommation. J'adore le téléphone. Et la voiture, quand on vit dans le centre de la Bretagne, ce n'est pas négociable. " " La simplicité volontaire, c'est un concept en chantier, on ne signe pas de charte ", relève-t-il. En revanche, malgré un revenu de quelques centaines d'euros par mois, Armand ne mange que bio. " La décroissance est un objectif vers lequel on tend, chacun a ses limites ", affirme également Christophe, rédacteur sur infogm.org, un site internet consacré aux OGM. Si le mensuel La Décroissance est parcouru chaque mois avec reconnaissance par des lecteurs très méfiants vis-à-vis des médias grand public, il n'est donc pas pris au pied de la lettre. " Si tu les écoutes, de toute façon, tout le monde a tort ", dit Armand. Pour certains, le changement se fait par petites touches. Cela commence par l'alimentation ou les déplacements. " Quand on est cycliste, on prend conscience de ce qu'est l'énergie parce qu'on doit la produire soi-même, dit Pierre, un Parisien membre de l'association Vélorution. On réalise l'extraordinaire gâchis autour de nous. " Béatrice, elle, a tout lâché d'un coup. " J'avais un commerce à Brest, ça marchait bien, il ne restait qu'à le faire grossir, raconte la jeune femme, aujourd'hui installée à Carhaix. On veut gagner plus, avoir plus, mais à un moment on n'est pas satisfait de la vie qu'on a. On risque de tomber dans l'engrenage boulot, stress, médicaments, passivité. " Béatrice travaille aujourd'hui au développement du commerce équitable local. Elle est hébergée chez un ami et ne possède rien. " Je sais que ça paraît difficile de vivre cette vie, mais très vite on se rend compte que c'est très facile, et même très agréable ", dit-elle. " Pratiquer la décroissance apporte une richesse incroyable, car quand tu consommes moins, tu travailles beaucoup plus ton imaginaire ", confirme Helena, une Suédoise de 37 ans qui a élevé trois enfants en Bretagne, tout en vivant dans des conditions sommaires. La petite roulotte familiale est aujourd'hui délaissée en faveur d'un gîte. Et Helena s'avoue un peu lasse de cuisiner toute la journée pour sa famille. " La décroissance, ça prend du temps, il faut le savoir ", sourit-elle. Elle aimerait " s'ouvrir davantage vers l'extérieur ". Si l'objectif ultime des objecteurs de croissance est l'autonomie complète sur le plan matériel, la plupart n'apprécient pas la solitude. " Moins de biens, plus de liens " est un de leurs slogans. Ils constatent pourtant qu'une certaine agressivité les entoure. " 80 % des gens condamnent mon mode de vie, 10 % sont intéressés, 10 % envient ma liberté ", résume Armand. Céline, architecte à Carhaix, a vécu des conversations houleuses dans sa famille. " Des choix de vie extrêmes, ça peut faire peur, on sent la crispation en face de nous, explique la jeune femme. La décroissance, c'est un choix intellectuel, poursuit-elle. On doit avoir la culture et les capacités intellectuelles pour le faire. Sinon, on est simplement pauvre. " Ils se sont habitués à répondre toujours aux mêmes questions, à dissiper les mêmes malentendus. " On peut parler de décroissance pour nous, dans les pays riches, parce que nous bénéficions de structures collectives, de santé, d'éducation, de transports en commun, argumente Christophe. On ne peut évidemment pas le faire pour les pays du Sud. Mais on peut les inciter à tirer parti de nos erreurs. " Au final, tous savent que leurs efforts pèsent autant qu'une goutte d'eau dans l'océan, mais peu leur importe. Ils ont fait leur choix et ne désespèrent pas de convaincre, simplement par leur exemple, ou grâce au militantisme. " Nous devons entrer dans une démarche politique, nous battre pour obtenir des choses, donner la possibilité à tous d'aller vers un mode décroissant ", affirme ainsi Christophe. Gaëlle Dupont V Outils La science économique découvre l'écologie Depuis deux siècles, la science économique interprète les activités humaines à partir de deux paramètres : le travail et le capital. Une approche plus ouverte mais encore précaire mûrit depuis une génération. Dénommée par certains " bioéconomie ", elle propose de dépasser la vision de l'économie comme pur mécanisme de production. Elle tente de considérer la société comme un organisme vivant, dont la finalité ne serait pas l'accumulation de biens, mais le bien-être. Le mouvement a commencé dans les années 1970, avec la publication en 1972 par le Club de Rome du rapport resté fameux, Les Limites de la croissance. Au même moment, l'économiste Nicholas Georgescu-Roegen avance qu'il est dangereux de croire que la croissance peut être éternelle, puisque les ressources naturelles ne le sont pas. Il invente le concept de décroissance. L'un de ses héritiers, Robert Ayres, élabore l'analyse du " cycle de vie ", utilisée maintenant dans le monde entier pour quantifier le coût environnemental de la fabrication d'un objet, de l'extraction des matières premières à sa mise au rebut. Mais si Ayres conçoit la croissance comme une idéologie funeste, la plupart des économistes qui intègrent l'écologie dans leurs travaux cherchent à se dégager du " totem " de la décroissance. Cela ne les empêche pas de bâtir des instruments nouveaux d'analyse de l'activité économique. Plusieurs laboratoires à travers le monde élaborent des modèles mesurant les conséquences écologiques de divers scénarios d'évolution économique. Ces spécialistes, comme Henry Jacoby (MIT), Wiliam Nordhaus (Yale University) ou les chercheurs du Potsdam Institute, en Allemagne, et du Cired, en France, utilisent dans leurs calculs la monnaie non comme seul étalon, mais comme une unité parmi d'autres, aux côtés du joule, de la tonne de carbone ou du taux d'accidents du travail. Par ailleurs sont élaborés des indices de " santé sociale " (par le Fordham Institute, aux Etats-Unis) et de " satisfaction de vie " (université Erasmus de Rotterdam) : des indices qui stagnent depuis trente ans dans les pays riches, malgré une croissance soutenue du PIB. Un autre outil, " l'empreinte écologique ", construit par William Rees et Mathis Wackernagel, a acquis une grande notoriété. Il conduit à constater par exemple que si toute l'humanité vivait de la même façon que les Français, trois planètes seraient nécessaires pour satisfaire l'appétit matériel de chacun. Tous ces outils, encore imparfaits, mettent en évidence plusieurs impasses du système économique actuel. Ce diagnostic a conduit l'économiste néoclassique et Prix Nobel d'économie Kenneth Arrow à poser avec d'autres, dans le Journal of Economic Perspectives (été 2004), une question provocante : " Est-ce que nous consommons trop ? " Matthieu Auzanneau VI Economistes Face à la crise écologique, faut-il changer la croissance ? PHILIPPE MANIÈRE DIRECTEUR DE L'INSTITUT MONTAIGNE Le génie du capitalisme est de s'adapter Des sujets importants seraient beaucoup plus difficiles à traiter sans croissance. D'abord, le développement des pays encore en retard ; il serait injuste de leur dire qu'au nom de la planète, ils n'ont pas le droit d'évoluer comme les pays occidentaux. Ensuite, il y a des réformes de structure nécessaires chez nous qui seraient plus délicates à mener sans croissance : en premier lieu, la question de l'égalité des chances, qui conditionne les autres problèmes. La croissance, c'est comme le soleil pour le vin : il n'y a pas que ça qui compte, il y a le terroir, le cépage, la façon dont vous coupez la vigne, mais, sans soleil, c'est dur de faire du vin. Cela ne veut pas dire qu'il faut continuer comme depuis cinquante ans sans se soucier de l'environnement. Si on modifiait les règles du jeu pour diminuer les sources de pollution, on ferait un investissement intéressant pour la croissance et l'environnement. Il y a, par exemple, d'énormes possibilités dans l'isolement de l'habitat. La bonne piste, c'est de déterminer les politiques publiques qui dopent la croissance tout en responsabilisant davantage les agents. Sur le long terme, je suis très optimiste. L'histoire de l'humanité est faite de problèmes très graves qui ont été résolus. Dans cinq ou dix ou quinze ans, il y aura des sources de croissance inouïes avec des sources d'énergie différentes, des moyens de transport individuels et collectifs fonctionnant sur un mode alternatif, etc. Le génie du capitalisme, c'est ça : s'adapter continuellement aux nouvelles données de l'expérience. Et puis, les représentations collectives vont changer. Aujourd'hui, avoir une grosse bagnole, ça pose. Ce qui sera chic dans dix ans, ce sera la géothermie ou le vélo. JACQUES GÉNÉREUX, PROFESSEUR À L'INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES Opérer une révolution intellectuelle Nous n'avons pas la possibilité physique de poursuivre la croissance selon les modalités actuelles. La consommation de biens matériels doit diminuer impérativement. Ce n'est pas contradictoire avec l'idée de croissance. Si l'on pense que le progrès, c'est de permettre une meilleure qualité de relations entre les êtres humains, la piste de développement est celle des services immatériels : éducation, culture, santé, aide à l'enfance, aide aux personnes dépendantes. On peut avoir une croissance tirée par le développement de ces activités de service. Comment la financer ? L'erreur des néolibéraux est de penser que les activités non marchandes sont payées par un prélèvement sur les activités marchandes. Mais le PIB est composé de biens et services marchands aussi bien que non marchands. Il n'y a pas de différence entre la productivité d'une infirmière dans le secteur non marchand et une du privé, sinon la modalité de fixation de leur prix : dans un cas, il est fixé par le marché, dans l'autre, administré par les autorités publiques au moyen de l'impôt. Une large fraction de la population des pays riches ne manque pas de biens matériels. Quelle part du revenu voulons-nous consacrer au renouvellement de nos automobiles, téléphones cellulaires, écrans au plasma, et quelle part à l'éducation des enfants, au soutien des personnes âgées, à un environnement de qualité ? La réponse sera claire pour 99 % des gens. Mais il faut que ce débat leur soit présenté comme tel. La demande politique existe pour cet autre modèle de croissance, ce qui manque, c'est l'offre. Dire que les biens valent mieux que les liens est une révolution intellectuelle. Elle peut difficilement venir de la droite, qui a une culture individualiste. Elle aurait dû venir de la gauche, mais celle-ci n'a pas encore opéré cette mutation. CHRISTIAN DE BOISSIEU, PRÉSIDENT DU CONSEIL D'ANALYSE ÉCONOMIQUE Le problème, c'est le contenu de la croissance Le monde a toujours besoin d'une croissance forte. D'abord, parce que c'est la meilleure manière d'améliorer le niveau de vie. Il y a des problèmes d'inégalités : il est plus difficile de les traiter avec moins de croissance qu'avec plus de croissance, au plan mondial ou à l'intérieur de chaque pays. Ensuite, nous avons besoin de croissance pour lutter contre le chômage. Cela dit, l'environnement peut-il supporter longtemps une croissance chinoise à 11 % et une croissance indienne à 8 ? Certes, la Chine ne va pas rester éternellement à 10 %, elle va atterrir. Mais cela pose vraiment des problèmes de soutenabilité écologique. En fait, la variable d'ajustement, ce n'est pas la croissance, c'est le contenu de la croissance. Le débat pour nous tous est de réduire fortement son contenu en gaz à effet de serre. La démarche du rapport Stern, publié en Grande-Bretagne à la fin 2006, a été importante : on sait que si on ne fait rien, on va perdre plus que si on fait quelque chose. Et là, il y a plusieurs voies : d'abord améliorer l'efficacité énergétique et modifier le " mix " énergétique. Ensuite, en investissant dans la recherche sur les nouvelles technologies permettant de réduire le contenu en CO2 des activités. On n'investit pas assez dans cette recherche. Comment gérer les changements technologiques ? Combien cela va-t-il coûter ? On ne sait pas encore. Mais les technologies sont la question centrale. La clé, c'est l'inflexion des comportements des individus, des entreprises et de l'Etat. Je crois beaucoup à une démarche locale : la décentralisation bien vécue peut changer en profondeur les comportements. Enfin, les gens modifieront leurs comportements s'ils sont persuadés que les autres font pareil. Il faut une intense concertation européenne et internationale. Si, dans dix ans, il s'avère que l'on n'arrive pas à changer la croissance, parce que les technologies ne sont pas à la hauteur, parce que l'on n'arrive pas à infléchir les comportements, on verra. PATRICK VIVERET, CONSEILLER À LA COUR DES COMPTES Sortir du mode de l'avoir Nous vivons une croissance insoutenable : pour des raisons écologiques, mais aussi sociales et culturelles. Socialement, parce qu'elle s'accompagne d'un excès de richesse d'un côté, et d'une misère artificiellement provoquée de l'autre. Et culturellement, parce que, quand on propose comme seul projet de vie une croissance de l'ordre de l'avoir et qu'on interdit un développement de l'ordre de l'être, on crée une crise spirituelle, une crise de civilisation. Notre mode de croissance est de nature toxicomane, il vient compenser des éléments de mal-être dans la société. Mais on ne peut se contenter de dire que, pour des raisons de nécessité écologique, il faut organiser un sevrage. Si l'on ne propose pas de solutions positives, notre société sera comme un toxicomane qui préférera garder sa toxicomanie, quitte à en crever, plutôt que d'accepter la cure. C'est pourquoi il est essentiel de travailler autant sur l'espérance et le désir que sur la lucidité et l'alerte. Le sociologue Max Weber disait que l'on était passé de l'économie du salut au salut par l'économie. Eh bien, nous vivons la fin de ce grand cycle culturel du salut par l'économie. Dès lors, l'idée qui se répand dans les milieux économiques qu'une " autre croissance " va permettre un rebond de l'économie est totalement insuffisante. Bien sûr, les technologies sont utiles, parce que l'ampleur du problème est telle qu'il faut avancer sur tous les terrains à la fois, et il n'y a aucune raison de se priver de cette approche. Mais comme le coeur du problème est lié aux grandes industries de mal-être et de maltraitance, si on ne va pas attaquer les causes de ce mal-être et de cette maltraitance, on n'aura rien résolu. Par exemple, si l'on utilisait ne serait-ce que 10 % des dépenses passives de mal-être - la publicité, l'armement, les stupéfiants - vers des dépenses actives de mieux-être, cela permettrait de traiter les grands problèmes du Sud - faim, malnutrition, eau, santé -, et cela permettrait aussi de changer fondamentalement les modes de production, de consommation, et de vie, dans notre propre système de développement. JEAN-MARIE HARRIBEY, UNIVERSITÉ BORDEAUX-IV Réduire la consommation des riches La croissance est impulsée par la logique du capitalisme, qui veut tout rendre marchand. Mais il faut cesser de croire que changer les rapports de production pourrait aller sans changer la production elle-même. Il faut changer radicalement son contenu, en réduisant drastiquement les productions qui ont une empreinte écologique trop importante. Ensuite, il convient de distinguer le cas des pays pauvres, qui doivent augmenter leur production, de celui des pays riches, et d'autre part, les productions dévastatrices de celles qui sont utiles. Il faut privilégier la production socialisée, non marchande, par laquelle les besoins des populations les plus démunies peuvent être satisfaites : l'éducation, la santé, les systèmes de retraite, mais aussi les biens communs tels que l'eau ou les connaissances. Une solution peut-elle être trouvée dans le progrès technique ? Peut-il répondre aux problèmes causés par le développement tel que nous l'avons connu, nous fournir les ressources de substitution aux ressources que nous aurons épuisées ? C'est un pari sans fondement, hasardeux. Et qui laisse de côté la question de l'emploi. Les économistes libéraux ne conçoivent la recherche du plein emploi que par le biais d'une forte croissance. Or on peut atteindre le plein emploi à condition de réorienter les activités économiques vers les services non marchands et les biens répondant à un réel besoin, et en utilisant les gains de productivité pour réduire le temps de travail. Faut-il réduire la consommation matérielle ? On ne peut pas donner la même réponse pour tous les habitants de la planète, et même à l'intérieur des pays dits riches, parce que les politiques néolibérales ont entraîné une recrudescence de la pauvreté de masse. Réduire la consommation, oui. Mais celle des riches, pas de tout le monde. NICOLAS RIDOUX, AUTEUR DE " LA DÉCROISSANCE POUR TOUS " Relocaliser l'économie Une croissance économique infinie est un déséquilibre permanent, un déséquilibre en avant. On ne nous dit pas que la solution est de rétablir l'équilibre, mais qu'il faut courir toujours plus vite. Eh bien non. Il faut sortir de l'idéologie de croissance et s'interroger : vers quelle société voulons-nous vraiment aller ? La croissance aujourd'hui ne crée plus de travail, elle ne crée que de la richesse, qui est d'ailleurs extrêmement mal répartie. Pour retrouver l'emploi, il nous faut aller vers la relocalisation de l'économie, qui recèle un énorme gisement d'activités. Il faudra aussi avoir recours davantage à la main-d'oeuvre, du fait que nous risquons de bientôt sortir de la période du pétrole bon marché. Enfin, la décroissance appelle la répartition du travail. Cela va à l'opposé des heures supplémentaires défiscalisées : au lieu de faire travailler davantage ceux qui ont un boulot, il faut répartir la charge de travail de façon plus équitable. Et cela rééquilibrera ce que Hannah Arendt appelait la vita activa et la vita contemplativa. Dans la vie active de l'homme, il y a le travail laborieux, la création, et la vie politique. La contemplation est aussi nécessaire, parce que nous avons besoin de temps pour réfléchir, pour donner du sens à la vie. Ainsi, il faut rééquilibrer la vie active dans le sens de la création, de la politique, et de la vie contemplative. Qui doit décroître ? Les pays les plus riches, pour être en cohérence avec leur valeur d'égalité. Il s'agit de laisser de la place aux pays du sud qui sont en situation de sous-consommation. Et dans les pays développés, la question de l'a-croissance se pose au premier chef à ceux qui sont en situation de surconsommation. Donc, bien sûr, aux riches. Mais aussi à une grande partie de la classe moyenne. Entretiens réalisés par Hervé Kempf VII Japon L'Archipel a surmonté une décennie de croissance modérée La faible progression du PIB n'a pas ébranlé la richesse du Japon. Mais la société a été profondément transformée Le Japon a renoué avec la croissance en 2003. Cette nouvelle phase de développement succède à dix années de quasi-stagnation du produit intérieur brut (PIB), une période souvent qualifiée de " décennie perdue ". Au cours de cette période qui a suivi l'éclatement, en 1991, de la bulle spéculative, la croissance annuelle moyenne n'a pas dépassé les 1,1 %, contre 3,3 % dans les années 1980. La productivité s'est fortement dégradée, tout comme les comptes publics. Les déficits se sont creusés en raison de la multiplication des dépenses, près de 1 400 milliards de dollars utilisés par le gouvernement pour financer des travaux publics, une politique destinée à soutenir l'activité. Sur le plan social, le chômage a presque triplé, passant de 2 % en 1992 à 5,5 % en 2002. Les multiples restructurations des entreprises et l'adaptation aux exigences de la mondialisation ont fait exploser le nombre des contrats précaires. De 20 % en 1995, la part des personnes employées à temps partiel est passée à 33 % en 2005. Le professeur Atsushi Seike, spécialiste de l'économie du travail à l'université Keio, estime que les jeunes arrivés sur le marché du travail après 1992 ont vécu une période très difficile. " Traditionnellement, explique-t-il, les jeunes diplômés étaient recrutés pour la vie par les entreprises qui se chargeaient de les former. Dans les années 1990, ce système s'est délité. Beaucoup ont dû multiplier les emplois précaires et souffrent aujourd'hui d'un manque de qualification. " Cet " abandon " des jeunes a favorisé l'émergence, ou l'exacerbation, de phénomènes sociaux tels que les freeters - terme composé de l'anglais free (libre) et du mot allemand Arbeit (travail) -, qui sert à désigner les " petits boulots " au Japon - encore appelés NEETs, les Not in Employment, Education or Training (pas en emploi, ni en enseignement ni en formation). Dans ce contexte, la criminalité a augmenté. Le sentiment d'abandon chez une partie des travailleurs, habitués au système de l'emploi à vie, a favorisé le développement d'une forme de violence conjugale qu'Osamu Mizutani, enseignant engagé dans l'aide aux jeunes en déshérence considère comme le résultat d'un " cycle de l'échec ". " Le père subit depuis le début des années 1990 un stress grandissant dans l'entreprise, explique-t-il. Il exprime sa frustration en s'en prenant violemment à sa femme, qui, ensuite, rejette ses frustrations sur ses enfants. " Le blues des salariés est aussi à l'origine d'une forte augmentation des suicides et d'une crise du modèle familial, de plus en plus de femmes refusant d'épouser un homme n'ayant pas une situation stable. Pour autant, cette période difficile n'a pas provoqué les violents bouleversements sociaux, ni même l'effondrement du Japon, prédits par certains Cassandre. James C. Abegglen, auteur d'ouvrages sur la gestion des entreprises au Japon, fait remarquer que l'Archipel " reste un pays riche. L'épargne des ménages demeure élevée, autour de 13 millions de yens - 79 480 euros - par foyer. Et une relative homogénéité dans les salaires comme dans la protection sociale a été préservée ". Il est possible d'affirmer que les bouleversements des années 1990 ont pu avoir un impact positif sur la société japonaise. Ainsi, les femmes sont aujourd'hui plus à même de mener une vraie carrière professionnelle. Une forme de reconnaissance qui favorise une évolution de leurs relations avec les hommes. Elles sont plus nombreuses à s'impliquer dans la vie de la cité, à assumer une certaine forme d'indépendance par le choix d'un célibat actif, et à accéder à des fonctions élevées dans les sociétés. Dans les entreprises, le développement des nouvelles technologies a bouleversé la gouvernance autrefois fondée sur l'ancienneté. De jeunes entrepreneurs, à l'image de Hiroshi Mikitani, fondateur du portail Internet Rakuten, ont pu donner naissance à des groupes aujourd'hui puissants. Les sociétés ont évolué vers un fonctionnement plus conforme aux exigences du temps. Les banques se sont regroupées et ont travaillé à apurer leurs mauvaises créances. Les groupes industriels ont optimisé leur réseau de fournisseurs et se sont recentrés sur leur activité essentielle. La profitabilité est devenue le maître mot des dirigeants. De surcroît, la mondialisation a amené le pays à s'ouvrir un peu plus aux influences extérieures, économiques aussi bien que culturelles. Plus qu'une " décennie perdue ", la période 1992-2002 pourrait être considérée comme une " décennie de maturation ". James C. Abegglen explique que l'expression " décennie perdue " est impropre car elle suggère que " rien d'important n'a eu lieu pendant cette période ". Au contraire, souligne-t-il, le Japon " est passé d'une ère de forte croissance à une période de maturité, concrétisée par la prise de conscience, tant par le gouvernement que par les acteurs du privé, de la nécessité du changement ". Avec le recul, et sans nier les nouveaux défis qu'il doit affronter, il apparaît que le Japon est parvenu à se transformer, dans un contexte de croissance quasi nulle. La vitesse à laquelle ces bouleversements ont pu être mis en oeuvre peut même surprendre. Malgré ces évolutions, l'Archipel n'a pas renoncé à son ancien système de valeurs. " Les entreprises japonaises restent des organisations sociales, note M. Abegglen, et non pas de simples outils économiques pour enrichir les actionnaires et les dirigeants. L'emploi à vie existe encore et l'employé reste un élément important du groupe. " Tentant de tirer les leçons de cette période unique, le professeur Seike note que la question de la durabilité d'une croissance nulle peut se poser. Pour lui, " une telle situation n'est viable à long terme que si le PIB par tête se maintient ou progresse ". Or, souligne-t-il, " ce n'était pas le cas dans les années 1990 et, pour l'instant, je ne vois pas comment soutenir un tel système ". Philippe Mesmer VIII Inde " Il nous faut un autre développement " SUNITA NARAIN Directrice du Centre for Science and Environnement, à New Delhi, elle a coprésidé avec Alain Juppé une session de la conférence " Citoyens de la Terre " à Paris, début février Quelle est la situation écologique de l'Inde ? Nous vivons une croissance très rapide. Nous voulons faire partie des grands de la planète, mais, comme dans le reste du monde, l'intensité des changements économiques se traduit par des coûts environnementaux très importants. Nous suivons le mode occidental de développement, qui suppose d'exploiter au maximum les ressources, ce qui a un prix écologique, mais requiert aussi d'énormes investissements pour nettoyer et réparer. Le problème est que nous n'avons pas l'argent suffisant pour polluer d'abord et nettoyer ensuite. Quand j'explique cela à nos responsables politiques, ils répondent que la croissance générera l'argent nécessaire pour nettoyer. C'est le genre de formule que l'Occident a posée pour ce qui concerne l'environnement. Mais elle est déraisonnable pour l'Occident et déraisonnable pour nous. Parce que l'Occident n'a jamais vraiment réparé les dégâts écologiques qu'il a causés, et que, pour chaque problème résolu, un nouveau problème apparaît. Un pays comme l'Inde doit donc trouver un chemin de croissance complètement différent. Nous ne pouvons pas nous offrir le mode de vie du monde occidental. Les ressources nécessaires existent-elles d'ailleurs pour une croissance à l'occidentale ? Dans l'histoire écologique du monde, l'Occident est passé par les phases que traversent en ce moment l'Inde et la Chine. Après la seconde guerre mondiale, toutes vos villes étaient choquées par la pollution, vos rivières étaient aussi encombrées de déchets que nos rivières aujourd'hui. L'Europe, le Japon, les Etats-Unis ont découvert qu'il fallait investir énormément pour contrôler cette pollution. Mais il y avait deux choses dont nous manquons aujourd'hui : des ressources, parce que votre croissance est intervenue au terme d'une longue période coloniale, qui vous a permis d'accumuler de la richesse, grâce à laquelle vous avez pu investir pour compenser les impacts négatifs de la croissance. Une deuxième chose est que le coût du pétrole était beaucoup plus bas, donc le coût du développement était modéré. En Inde, nous n'avons pas ce type de ressources. Et donc notre croissance est beaucoup plus coûteuse. La crise écologique pourrait-elle stopper la croissance en Inde ? L'Inde est unique en ce sens qu'il y a un mouvement écologique très actif et une forte démocratie. Le gouvernement et le capitalisme indiens sont en train de comprendre que s'ils ne résolvent pas les problèmes environnementaux qui affectent les gens les plus pauvres, ceux-ci réagiront énergiquement. Aujourd'hui, tous les projets de quelque importance sont soumis à contestation, à procédure juridique, de la part des communautés locales qui ne veulent pas subir la pollution qu'ils impliquent. La solution que trouve le gouvernement est d'affaiblir la démocratie. Les médias deviennent moins vigilants, parce que nous commençons à suivre le modèle américain, où les médias sont contrôlés par de grandes firmes. C'est mauvais parce que cela signifie que les voix critiques ne seront pas entendues. Si la dégradation environnementale se poursuit, ce sera mauvais pour les affaires, ce sera mauvais pour la santé, cela créera des tensions sociales. C'est le défi majeur que doit relever aujourd'hui notre économie. La croissance de l'économie ne permet-elle cependant pas d'alléger le fardeau de la pauvreté ? Comme dans le reste du monde, le système augmente les disparités entre les riches et les pauvres. Il n'y a pas un seul pays qui suive cette voie actuelle de croissance et où les inégalités ne s'accroissent pas. Notre gouvernement a adopté le " consensus de Washington ", qui consiste en l'ouverture totale de l'économie. Mais les tensions sociales s'accroissent : on recense en Inde près de 200 districts en état de rébellion, avec le mouvement naxalite. C'est important de le comprendre en termes géographiques : c'est au coeur de l'Inde, au centre du pays, que se trouvent les districts les plus pauvres. C'est aussi là que sont les massifs forestiers, les principales réserves d'eau, les ressources minérales, et là où est implanté le naxalisme. Ainsi, les plus pauvres vivent sur les terres des plus riches. Il faut utiliser ces richesses de façon à assurer leur pérennité, et que les communautés locales en profitent. Si l'on n'y parvient pas, nous allons au-devant de grands troubles. A quoi ressemblerait un autre chemin de croissance ? Ne prenons pas la route qu'a suivie le reste du monde, qui est une série de petits pas progressifs. Regardons ce qu'a appris le monde, les meilleures réponses qu'il a trouvées, et passons directement à ce stade. Si on fait cela, on découvrira qu'on est déjà au bord d'une situation durable. Plus de 70 % des Indiens vivent de l'agriculture. Comment leur assurer un niveau de vie décent ? Les responsables politiques disent qu'il y a trop d'habitants dans les campagnes, et qu'il faut les amener en ville. Mais où est le modèle de croissance qui crée de l'emploi pour tous ? En fait, les gens se retrouvent dans des bidonvilles. Cela me stupéfie que les gens continuent à proposer cette solution, c'est irresponsable. La réponse à la pauvreté est dans l'emploi, et l'emploi est à la campagne, dans l'agriculture. Si les petits fermiers ont des difficultés économiques, ce n'est pas parce qu'ils sont paresseux ou incompétents, mais parce qu'ils ne peuvent pas résister aux subventions qui existent dans l'agriculture des autres pays, et parce qu'ils manquent de moyens d'investissements. Mais n'y a-t-il pas un problème démographique ? En Inde, la démographie a toujours été un problème. Mais il est possible de créer des emplois dans l'agriculture. C'est un blocage psychologique de croire que la terre ne peut pas faire vivre un grand nombre de gens. Sinon, en Inde, qu'est-ce qui fera vivre un milliard de personnes ? L'industrie n'a jamais été capable de créer des emplois à cette échelle. Elle prend les ressources, elle prend l'eau, mais elle ne génère pas les emplois. L'avenir est dans la terre et dans l'eau. Comment le problème du changement climatique se pose-t-il ? C'est une catastrophe comme on n'en a jamais vu dans notre existence. L'Inde est particulièrement exposée et subira un impact important sur ses ressources en eau, sur sa sécurité alimentaire, et sur les habitants des régions côtières. L'Inde et la Chine ont besoin d'espace pour croître, elles ont un droit au développement. Il faut que le Nord nous crée cet espace en réduisant ses émissions, pour que nous allions vers une économie faiblement émettrice de gaz carbonique. Propos recueillis par H. K. IX Chine-Bresil Le match inattendu Au Brésil, la croissance a atteint 3,7 % en 2006, fort loin des +10 % que réalise la Chine année après année. Il n'est pourtant pas sûr que la voie chinoise soit plus durable, si l'on en croit les 80 000 " incidents " - c'est-à-dire manifestations - plus ou moins violents que la Chine a connus en 2005 ou encore l'aggravation des inégalités entre villes et campagnes : le revenu net moyen du paysan chinois est plus de trois fois inférieur à celui du citadin. Le Parti communiste est bien conscient des dangers de ce déséquilibre : il parle depuis un an et demi d'infléchir le cours de la croissance pour qu'elle contribue à l'édification d'une " société socialiste harmonieuse ". Cela impliquerait de se soucier de domaines considérés jusque-là comme négligeables, tels l'environnement, les droits sociaux ou le pouvoir d'achat des plus démunis. GOULOTS D'ÉTRANGLEMENT Il s'agit désormais de " réduire l'écart des revenus ". Cette réorientation aurait sans doute pour effet de ralentir la croissance. C'est bien ce qu'escomptent les pays industrialisés qui font le siège du président Hu Jintao pour qu'il dope la consommation intérieure, donc les salaires, et se soucie des pensions de retraite de ses concitoyens. Au Brésil, en revanche, la politique de Lula Da Silva a été dictée par la situation sociale : le pays est un des plus inégalitaires du monde, selon l'indice de Gini que publie le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Si la Chine est au 81e rang pour le développement humain, derrière le Brésil, classé 69e, elle reste nettement moins inégalitaire. Le gouvernement brésilien a donc fait le choix de privilégier une progression de 4,5 % du salaire moyen en dix ans. Il a aussi mis sur pied une Bolsa familia (Bourse aux familles) qui apporte à 11 millions de Brésiliens un complément alimentaire et favorise la scolarisation des enfants les plus pauvres. 4,5 millions d'emplois ont été créés, et les crédits aux petits agriculteurs ont triplé depuis l'élection de Lula en 2002. On objectera que cette politique sociale généreuse s'est traduite par une réduction des budgets d'investissement de l'Etat, qui est confronté à des goulots d'étranglement en matière d'infrastructures (ports, aéroports, routes et voies ferrées). Il n'empêche que sous la présidence atypique de l'ex-métallo de Sao Paolo - il s'est bien gardé de nationaliser quoi que ce soit ou de déplaire aux bailleurs de fonds internationaux -, l'indice des inégalités a reculé de 7 % au Brésil. Malgré sa croissance inférieure, le " grenier du monde " pourrait bien gagner contre " l'usine du monde " le match pour le label du développement le plus durable. Alain Faujas Aide au développement : "le problème c'est l'exclusion de la mondialisation" LEMONDE.FR | 30.05.07 | 11h51 • Mis à jour le 01.06.07 | 17h46 L'intégralité du débat avec L'intégralité du débat Pierre Jacquet, directeur exécutif et chef-économiste à l'Agence française de développement (AFD). Il analyse la mission de la Banque mondial amienEtudiant : Pensez-vous que l'arrivée d'un nouveau président à la Banque mondiale permettra de donner une réelle impulsion à l'aide au développement de certains pays ? Pierre Jacquet : Je pense que l'un des enjeux aujourd'hui, c'est un enjeu de gouvernance à la tête de la Banque mondiale. Et je crois en effet, comme votre question le suggère, que la Banque mondiale joue un rôle tout à fait important dans l'architecture de l'aide au développement. Avec une Banque mondiale qui parvient à définir des stratégies claires, je pense qu'on en tirera une réelle impulsion pour l'aide publique au développement dans son ensemble. Au-delà de l'affaire qui a conduit Paul Wolfowitz à la démission, l'un des avantages de la crise, semble-t-il, c'est qu'elle a fait ressortir le besoin de stratégie pour la Banque mondiale. Delphine : Paul Wolfowitz avait fait de la lutte contre la corruption l'un des points forts de son action. Son départ et surtout les raisons de ce départ peuvent-ils modifier la démarche de la Banque mondiale sur ce sujet ? Pierre Jacquet : Sur un plan éthique, je pense évidemment que la lutte contre la corruption est un bon combat. Il me semble qu'un des problèmes fondamentaux de la période Wolfowitz à la Banque, c'est que ce mot d'ordre de lutte contre la corruption n'a pas pu être décliné en véritable stratégie opérationnelle. Car la corruption n'est pas tant un handicap pour le développement qu'une caractéristique du sous-développement. Donc faire de la lutte contre la corruption une sorte de préalable, c'est méconnaître la difficulté profonde du sous-développement. Clément : Quelles devraient être les priorités de la Banque ? Pierre Jacquet : Je pense que c'est trois choses : la lutte contre la pauvreté, bien évidemment, et cela a été amplement reconnu. C'est aussi de ne pas oublier qu'une réduction durable de la pauvreté passe par la croissance économique. Troisième chose : ce sont les biens communs de l'humanité, le fait qu'on a besoin d'institutions pour favoriser, promouvoir l'action collective internationale contre le réchauffement climatique, contre les grandes pandémies, pour la protection de la biodiversité. Toutes ces luttes nécessaires qui échappent à l'action individuelle de n'importe quel pays et dans lesquelles les pays en développement, bien sûr les grands pays émergents, mais pas seulement, sont déjà des acteurs majeurs. Par exemple, si l'on s'intéresse à la lutte contre les grandes pandémies, l'état de déliquescence des systèmes de santé nationaux dans les pays pauvres est un grand problème. Et on voit donc à travers cet exemple que l'objectif de développement est très compatible avec ce bien public mondial qu'est la lutte contre les pandémies. Jo : Le FMI et la Banque mondiale ont contraint les pays d'Afrique de l'Ouest à ouvrir leur marché alors que les pays du Nord ne sont pas prêts à le faire pour leur agriculture. La Banque et le FMI peuvent revenir sur leur position et permettre aux pays du Sud de protéger et soutenir leurs agricultures ? Pierre Jacquet : Cette question, qui en comprend plusieurs, fait le lien entre plusieurs aspects très différents. La première chose, c'est qu'il y a eu en effet des positions favorables à l'ouverture, aussi bien commerciale que financière. Sur ce point, je crois que ce que l'on peut critiquer, c'est l'unicité idéologique qui a guidé les actions pendant un certain temps. Depuis quelques années, des analyses beaucoup plus pragmatiques sont à l'œuvre dans ces institutions, et par exemple la Banque mondiale s'intéresse beaucoup plus aujourd'hui à la dynamique de l'ouverture et à la façon de la mettre en œuvre, plutôt qu'au mot d'ordre final d'avoir des marchés complètement ouverts. Et à mon avis, c'est un angle important. Et je crois d'ailleurs que dans le monde actuel, il serait contre-productif de prôner la non-ouverture. Finalement, l'une des caractéristiques des pays mal développés, ce n'est pas la mondialisation, c'est l'exclusion de la mondialisation. C'est un premier point, sur lequel on pourrait débattre longtemps. Deuxième aspect : l'ouverture financière. Elle est en effet, à mon avis, beaucoup plus difficile encore à gérer, et franchement, je crois qu'il n'y a pas d'urgence. Ce qui me paraît essentiel, c'est la qualité des services financiers, car c'est à travers les services financiers que se finance l'activité économique. Donc l'ouverture, quand elle apparaît nécessaire, n'est qu'un moyen d'améliorer cette qualité, et elle doit être conçue comme telle. Et il y a un troisième aspect : la cohérence de nos propres politiques, nous, pays donneurs. Il est vrai que nous prônons pour les autres beaucoup de vertus que nous hésitons à nous appliquer à nous-mêmes. Et on pense évidemment aux politiques agricoles, qui ne nous mettent pas dans une position très crédible dans les négociations commerciales internationales dans lesquelles nous prônons l'ouverture des pays pauvres. Prebal : Peut-on sérieusement espérer un quelconque renouvellement de la politique d'aide au développement à partir d'une base de connaissance aussi fruste et une éthique de la recherche qui laisse à désirer, selon le rapport d'évaluation de Ken Rogoff des activités de recherche de la Banque mondiale ? Pierre Jacquet : Je trouve la question très sévère, parce que finalement, c'est déjà très remarquable qu'une institution organise, comme a su le faire l'équipe de la Banque, un vrai travail d'évaluation de sa propre production. Cela montre à mon avis que la Banque est non seulement capable, mais désireuse d'apprendre et de se réformer. Donc je prends cela plutôt pour un élément encourageant. Maintenant, je partage l'un des présupposés de votre question, qui à mon avis s'applique à l'ensemble des donneurs, des bailleurs de fonds, qui est que nous devons apprendre à être beaucoup plus modestes dans nos analyses et nos prescriptions concernant le développement. Notre tendance est souvent d'aboutir à des conclusions qui méconnaissent les caractéristiques locales et qui sont essentiellement marquées par la connaissance que nous avons de nos propres sociétés. Roseline : La Banque mondiale a-t-elle encore un rôle à jouer aujourd'hui lorsque l'on voit les réserves financières dont disposent certains pays dits en développement ? Pierre Jacquet : En fait, dans ce métier que pratiquent non seulement la Banque mondiale mais toutes les institutions d'aide au développement, comme l'AFD, on se rend compte assez vite que ce ne sont pas seulement les financements qui comptent. Quand nous échangeons avec nos partenaires sur notre action dans les pays en développement, ils nous disent qu'ils apprécient surtout l'appui que nous pouvons leur apporter à la définition et à la mise en œuvre de leur propre politique. Donc en fait, le financement n'est pas tant là pour apporter des ressources – même si c'est parfois indispensable – que comme vecteur d'un ensemble de services d'appui et de construction de capacités. Dans ce sens-là, bien entendu, la Banque mondiale, le FMI et l'aide au développement restent absolument nécessaires, même dans un monde caractérisé par un excès de liquidités. Frédéric : Quel peut être l'impact pour la Banque mondiale de la Banque du Sud, visant à promouvoir la solidarité entre pays latino-américains, lancée en février par M. Chavez ? Pierre Jacquet : Je crois qu'une façon de répondre à cette question, c'est de constater que le marché de l'aide est de plus en plus concurrentiel. Et cette concurrence pousse l'ensemble des institutions d'aide à mettre davantage l'accent sur la qualité des services qu'elles rendent. Donc finalement, c'est plutôt une bonne nouvelle. Dante : La Banque mondiale ne devrait-elle pas contrôler l'utilisation de ses "prêts" pour être sûre que l'argent dépensé est un argent utile et véritablement destiné au développement des pays les plus pauvres? Les fonds sont-ils suivis ? Pierre Jacquet : Vous n'imaginez pas la quantité de procédures et l'exigence de rigueur que l'on trouve à la Banque mondiale et dans les institutions d'aide. La difficulté qui subsiste toujours, c'est que, comme on dit, l'argent est fongible. Donc même lorsque les ressources que l'on apporte sont contrôlées avec la plus grande rigueur, le fait même qu'on les apporte libère d'autres possibilités de financement sur lesquelles on n'a pas de contrôle. C'est pour cela que l'effort d'aide s'inscrit de plus en plus dans l'exigence d'une programmation cohérente de la part des pays bénéficiaires. En même temps, vous voyez bien que cela revient à accroître le poids de la conditionnalité à une époque où, pour faire le lien avec la question précédente, les possibilités de financement alternatives, par exemple auprès d'autres donneurs, sont de plus en plus importantes. Euroméditerranéen : Comment peut évoluer la politique méditerranéenne de la France dans les cinq ans à venir et quel rôle peut jouer la Banque mondiale dans cette région ? Pierre Jacquet : Comme vous le savez, on est à la veille d'une redéfinition de cette politique méditerranéenne. Il est très clair que pour la France et pour l'Europe, c'est une région tout à fait fondamentale, avec laquelle nous avons des liens économiques, culturels, sociaux, historiques qui en font un partenaire très important. Or le rôle des agences d'aide, c'est de contribuer au développement de cette zone et il me semble que c'est caractérisé par au moins trois enjeux : le premier, c'est la réduction de la pauvreté ; le deuxième, c'est la mise à niveau des économies dans le contexte de l'ouverture à l'Europe ; et le troisième, c'est une pression considérable sur les ressources naturelles, liée aux problèmes environnementaux, à la pression démographique, et à la pression urbaine. Une agence comme l'AFD, par exemple, s'attache à travailler dans ces trois domaines, et est très présente notamment pour tout ce qui concerne le secteur de l'eau. Teresa : Croyez-vous que Robert Zoellick va vraiment travailler avec une vision multilatérale ? Pierre Jacquet : Parmi les noms qui ont circulé, c'est probablement celui qui paraît le plus prometteur en matière d'action multilatérale de la Banque. M. Zoellick a, dans ses fonctions passées, notamment lorsqu'il était négociateur des Etats-Unis à l'OMC, montré son attachement aux solutions multilatérales. Donc je crois qu'on peut lui faire ce crédit et considérer qu'il aura à cœur de placer la Banque mondiale dans un réseau de partenariats avec l'ensemble des autres agences. Pierrotalyon : Le précédent directeur de la Banque mondiale était favorable à une redéfinition de la politique générale de l'institution en faveur de l'Afrique. Qu'en est-il de son successeur ? A-t-il déjà fait part de son avis sur le développement africain ? En quels termes ? Pierre Jacquet : Je ne peux pas prédire ce que va faire M. Zoellick. Je pense qu'il y a un enjeu très clair pour le continent africain aujourd'hui, c'est vraiment le continent où la réduction de la pauvreté a le plus de mal à s'engager de façon durable. Donc il y a vraiment un enjeu spécifique africain. Je crois qu'il y a d'autres priorités aussi pour la Banque, mais qui sont de nature différente et qui ne se feront pas au détriment de l'Afrique. Et ce sont d'ailleurs des enjeux qui se posent aussi aux autres donneurs. C'est ce qui concerne ce dont je parlais tout à l'heure, les biens publics globaux. Je crois qu'il faut penser les agences d'aide, aussi bien multilatérales que bilatérales, pas seulement comme des agents de solidarité, mais aussi comme des institutions capables de faire le lien entre les pays du Nord et les grands pays émergents, dont on sent bien qu'ils vont jouer un rôle majeur dans la mondialisation. Par exemple, on parlait tout à l'heure du multilatéralisme. Aujourd'hui, celui-ci ne peut pas se définir sans la participation du Brésil, de la Chine, de l'Inde, d'autres encore. Et je crois que par leur savoir-faire et leurs instruments, les agences d'aide peuvent jouer un rôle très important. Dante : "Une programmation cohérente de la part des pays bénéficiaires" ne signifie-t-elle pas que la Banque mondiale s'immisce dans les affaires des Etats en voie de développement pour établir une politique qui leur est avantageuse, c'est-à-dire une politique libérale ? Cela expliquerait pourquoi M. Chavez a décidé la création de la Banque du Sud. Qu'en pensez-vous ? Pierre Jacquet : Je crois qu'il y a deux catégories de pays. Il y a ceux qui sont bien gouvernés, et qui vont être capables tout seul, finalement, de rédiger leur programme de réduction de la pauvreté et de croissance économique. Et dans ce cas-là, les donneurs interviennent en finançant telle ou telle partie de ce programme. Et leur influence est relativement limitée. Un pays comme le Vietnam est dans cette catégorie. Et puis il y a des pays dans lesquels les institutions sont faibles et dans lesquels les donneurs sont appelés à être beaucoup plus présents dans la définition même des politiques. Et là, en effet, les donneurs ont une influence et une responsabilité importantes. Je n'entrerai pas dans le débat libéral ou pas libéral, parce que je crois que le mot libéral est très mal utilisé en France. Je préfère dire qu'il est parfois tentant pour un donneur de penser qu'il a les solutions aux problèmes rencontrés par les bénéficiaires. Toute notre expérience des dernières décennies doit nous amener à être beaucoup plus modestes, tout en assumant en même temps ce devoir de prescription, puisqu'il faut bien parvenir à intervenir, y compris dans les pays mal gouvernés. C'est un dilemme très difficile, et je crois qu'on s'efforce régulièrement de trouver de meilleures réponses. LIVRES Attac, Le développement a-t-il un avenir ? Pour une société solidaire et économe, Mille et une nuits, 2004, 242p., 10 Christian de Boissieu, Division par quatre des émissions de gaz à effet de serre de la France à l'horizon 2050, La Documentation française, 2006, 144 p., 16 Jacques Généreux, La Dissociété, Seuil, 2006, 555 p., 22 Hervé-René Martin, Eloge de la simplicité volontaire,Flammarion, 2007, 288 p., 18 Nicolas Ridoux, La Décroissance pour tous, Parangon, 2006, 155 p., 8¤. Patrick Viveret, Pourquoi ça ne va pas plus mal, Fayard, 2005, 264 p., 18 ¤. REVUES Ecorev', " Sens de la décroissance ", avril 2007, 7 . Entropia, n° 1, " Décroissance et politique ", 224 p., 15 SITES INTERNET www.decroissance.org www.decroissance.info www.simplicitevolontaire.org www.institutmontaigne.org www.reporterre.net