Kabbale Wikipedia Philosophie : Spinoza, Leibniz, Swedenborg, Bergson, RosenzweigModifier Baruch Spinoza Baruch Spinoza (1632-1677) prend une position hostile à la Kabbale dans son Traité théologico-politique. Il se situe résolument hors du champ de la mystique juive. Et pourtant, dès la fin du XVIIe siècle, lorsqu’est publiée L’Éthique, l’ouvrage le plus célèbre de Spinoza, les convergences entre la philosophie spinozienne et la kabbale sont mises en jeu par Johann Georg Wachter (1673-1757) dans son traité, Der Spinocismus im Judenthum (Le spinozisme dans le judaïsme)[89], où il tente de démontrer que le système de Spinoza « découle de sources kabbalistiques, et notamment des écrits d’Abraham Herrerra[90]». Il soulève un débat entre philosophes auquel Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) a participé. Spinoza « pousse à l’extrême » la Kabbale des Hébreux, selon Leibniz[91]. Dans la même perspective, Marc Halévy suppose que « Spinoza traduit, dans les termes de la métaphysique moderne, la vieille intuition secrète de la Kabbale ancienne : Dieu est le tout de ce qui existe (panthéisme), tout ce qui existe est en Dieu (panenthéisme) ; Dieu contient le monde et le monde manifeste Dieu ; Dieu est immanent et impersonnel (immanentisme) ; le monde n'est pas créé par Dieu, mais il émane de Dieu »[92]. Cependant la Kabbale, ainsi conçue, est considérée comme hérétique par les autorités rabbiniques comme par la plupart des kabbalistes. Spinoza a « cassé l’équilibre délicat » entre le monde divin et le monde humain, en « divinisant » l’humain par une « union vers le bas », selon Elie Benamozegh[93]. Leibniz estime que la philosophie spinozienne est « monstreuse »[91]. Gottfried Wilhelm Leibniz Leibniz trouve dans la Kabbale « la thèse que toute substance est esprit » et notamment « l’idée que Malkouth, la dernières des sefirot, signifie que Dieu gouverne tout irrésistiblement, mais doucement et sans violence, de sorte que l’homme croit suivre sa volonté, pendant qu’il exécute celle de Dieu », selon Renée Bouveresse[94]. Leibniz trouve, également, dans la Kabbale la source d’une « langue universelle », qu’il appelle lingua Adamica, la « langue Adamique », ou cabbala vera, la « kabbale vraie »[95]. La mystique juive est un savoir « axé sur le langage », souligne Scholem[96]. L’idée que les lettres de l’alphabet constituent « l’un des premiers événements cosmologiques » est présente dans la Kabbale depuis Isaac l'Aveugle au XIIe siècle[97]. Cette conception du langage (ce que Moshé Idel appelle la « kabbale linguistique ») a connu une grand succès auprès des kabbalistes chrétiens et des philosophes qui leur sont proches. Ainsi, selon Leibniz, la vraie kabbale repose « sur le postulat d’une harmonie universelle entre le monde des formes spirituelles et le monde réel », note Suzanne Edel[95]. La « vraie kabbale » se confond avec la kabbale linguistique. Leibniz l’oppose à la « fausse Kabbale », « un genre vulgaire de cabbala », liée à la magie et à la superstitution[95]. Emanuel Swedenborg Emanuel Swedenborg (1688-1772), un philosphe sudédois, publie une série d’ouvrages – Arcane Céleste, La Nouvelle Jérusalem, Ciel ou Enfer, L’Apocalypse Révélée, etc. – où l’influence de la Kabbale est si déterminante qu’il pourrait se ranger parmi les kabbalistes chrétiens. La kabbale linguistique occupe dans son œuvre une place considérable. Toutefois, entre kabbalistes juifs et kabbalistes chrétiens, il y a une différence fondamentale, particulièrement sensible chez Swedenborg. Dans le judaïsme, l’allégorie à la source de l’interprétation du langage « suppose tout à la fois l’existence de la vérité et l’épreuve de son absence : c’est parce qu’il est exilé du vrai que l’homme se fait allégoriste. Pour le christianisme, au contraire, c’est l’incarnation de Dieu qui fait l’allégorèse ; c’est parce que le divin est devenu visible, en la personne de Jésus-Christ, qu’elle apparaît possible et nécessaire », souligne Yves Hersant[98]. Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819) fait paraître en 1785 un ouvrage sur Spinoza [99], où la kabbale est identifiée au panthéisme et, par voie de conséquence, à l’athéisme. Confondue avec la base de la philosophie spinozienne, la kabbale fait ainsi son « entrée dans le discours romantique »[100]. Les théories de Jacobi intéressent des lecteurs « tels que Fichte et Hegel, Goethe et Herder, Novalis et Schelling », note Christoph Schulte[100]. Franz Molitor (1779-1860)[101] publie des travaux où la kabbale occupe, également, une place importante, associée à la philologie, à la théologie, à la philosophie de la langue ou à celle de l’histoire. Molitor y présente « le judaïsme et le christianisme comme deux pôles égaux en droits et en importance d’une même tradition et histoire du salut[100]». Les thèses de Jacobi et celles de Molitor mettent la Kabbale à la mode parmi les romantiques allemands. Se crée une « esthétique de la Kabbale », à base de vieux grimoires, de cryptes médiévales, d'hallucinations fantastiques, etc.[102] Le franc-maçon Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) se comprend dans le même mouvement. Ses œuvres diffusent en France les théories des kabbalistes chrétiens allemands, mais aussi la mode de la kabbale. Dans sa veine romantique, la kabbale « dégénère peu à peu en une matière ésotérique parmi d’autres, un sujet enveloppé de mystère qui est récupéré comme motif littéraire occulte », selon Schulte[100]. Toutefois son retentissement dans les cercles intellectuels en France produit un climat de sympathie pour la Kabbale parmi les chrétiens ; un climat qui permet à Adolphe Franck de livrer un ouvrage bien plus sérieux en 1843, et de renouveler son étude en France sur le plan philosophique. Henri Bergson, 1878 Les affinités de la pensée d’Henri Bergson (1859-1941) et de la Kabbale rappellent le débat que suscitait déjà Spinoza, dans la mesure où Bergson se situe, en partie au moins, dans une perspective spinozienne en philosophie ; dans la mesure aussi où Bergson appartient à une famille juive qui a joué, avant son émigration en France, un rôle important dans le développement du hassidisme en Pologne. Henri Sérouya, un élève de Bergson, met en jeu une « parenté foncière » entre la philosophie bergsonienne et la kabbale, dans sa veine hassidique en particulier. L’importance donnée à la joie, à l’enthousiasme, au courage par le Baal Shem Tov et son école, se retrouve chez Bergson, traduits en termes d’énergie créatrice, vitale et intuitive. Toutefois Bergson, lui-même, a nié cette influence. Interrogé par Sérouya au sujet de la Kabbale, Bergson lui a déclaré « qu’il l'ignorait, mais qu'il avait beaucoup lu les œuvres des Pères de l'Église, surtout saint Augustin[103]». Néanmoins, la thèse de Sérouya a été corroborée par de nombreux spécialistes de Bergson, en particulier par Vladimir Jankélévitch (l’un de ses disciples les plus remarquables), ainsi que par Éliane Amado Levy-Valensi, Catherine Chalier, Marc-Alain Ouaknin, etc. L’opposition de Bergson à « l’optique intellectualiste », renvoie à une intuition « gnostique », pour Jankélévitch. Il estime que Bergson met en valeur « le dynamisme de l’élan mystique » Un dynamisme qu’il attribue à « l’impulsion du judaïsme »[104]. Éliane Amado Levy-Valensi souligne que « dans le bergsonisme, la matière incarne doublement le mal : elle est le résidu et l’obstacle. Elle est l’élan retombé et ce que l’élan veut soulever à nouveau. » Une conception qu’Amado Levy-Valensi réfère à la kabbale de Gikatila, l’un des inspirateurs de Spinoza, mais également du Baal Shem Tov[105]. Henri Bergson vers 1930 Reste à savoir pourquoi Bergson a nié l’influence de la Kabbale sur sa pensée. Amado Levy-Valensi suppose que Bergson, après avoir envisagé de se convertir au christianisme, n’ose pas « réassumer explicitement son judaïsme[105]». Argument peu convaincant, dans la mesure où la kabbale se situe à l’un des points de jonction entre chrétiens et juifs. Le Père Jean de Menasce, un autre disciple de Bergson, n’hésitait pas, en tant que de chrétien d’origine juive, à exposer les thèses de la kabbale hassidique et à les célébrer. La plupart des représentants de l’école française de la kabbale au XXe siècle se situent dans le sillage de Bergson (Vulliaud, Menasce, Sérouya, etc.). Ce qui explique pourquoi elle s’est tellement développée en France, avec des retentissements notables chez Jankélévitch et chez Levinas. L’école française est, principalement, une école bergsonienne. Catherine Chalier[106] et Marc-Alain Ouaknin en sont les représentants actuels, du moins ils témoignent de l’importance de la philosophie de Bergson dans la compréhension des grands thèmes du hassidisme. Dans les pays germaniques, l’ouvrage d’Adolphe Franck, traduit en allemand dans les années 1880, renouvelle l’intérêt pour la philosophie issue de la kabbale, mais les théories de Bergson, largement répandues en Europe au tournant du XIXe et du XXe siècle, lui créent également un climat favorable, même si Bergson ne la cite jamais nommément. Franz Rosenzweig Franz Rosenzweig accorde une place remarquable à la kabbale dans sa philosophie, inspirée par les thèses de Molitor en particulier. Rosenzweig cherche une autre voie à partir des deux extrêmes, « le dieu-esprit judéo-grec » et « le dieu-homme judéo-chrétien ». Rosenzweig ne la trouve pas « dans les grotesques égarement de la Kabbale à ses débuts », mais « dans la Kabbale à son apogée, dans sa phase tardive »[107]. Rosenzweig postule que l’objet de la philosophie n’est pas d’abord la pensée, mais le langage. Rosenzweig se réfère essentiellement à la kabbale linguistique dans sa veine lourianique, selon Moshé Idel[108]. Rosenzweig exerce sur Martin Heidegger une influence notable en ce qui concerne le langage. Parallèlement à ses travaux en philosophie, Rosenzweig travaille à une traduction allemande de la Bible avec son ami Martin Buber. Un autre de ses amis, Walter Benjamin, travaille de son côté à la traduction allemande d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Rosenzweig, Buber et Benjamin fondent une école de traducteurs où les concepts d’Isaac Louria (le tsimtsoum, la « brisure des vases », la « réparation ») prennent une importance considérable en retentissant sur leur philosophie. Gershom Scholem est très lié à ce groupe. Sur des bases différentes et, relativement éloignées, de l’école néo-bergsonienne française, l’embryon de l’école scholémienne de la Kabbale se crée autour de Rosenzweig. Walter Benjamin Walter Benjamin, en particulier, y a trouvé la source de ce qu’il appelle la « tâche du traducteur », c’est-à-dire le travail de tout philosophe, de tout artiste, de tout écrivain, selon lui : « De même que les débris d’un vase, pour qu’on puisse reconstituer le tout, doivent s’accorder dans les plus petits détails, mais non être semblables les uns aux autres, ainsi, au lieu de s’assimiler au sens de l’original, la traduction doit bien plutôt, amoureusement et jusque dans le détail, adopter dans sa propre langue le mode de visée de l’original, afin de rendre l’un et l’autre reconnaissables comme fragments d’un même vase, comme fragments d’un même langage plus grand. [...] Racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère, libérer en le transposant le pur langage captif dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur. Pour l’amour du pur langage, il brise les barrières vermoulues de sa propre langue[109]». C’est à cette école que se rattachent Maurice Blanchot[57], Jacques Lacan, Jacques Derrida, Bernard-Henri Lévy, Stéphane Mosès, etc. Psychanalyse et structuralisme : Freud, Lacan, DerridaModifier Sigmund Freud,1900 David Bakan (1921-2004), un psychanalyste américain, enseignant notamment à l’université de Princeton, publie Freud et la tradition mystique juive en 1955[110], où il affirme que « Freud, consciemment ou inconsciemment, a laïcisé le mysticisme juif » et que « la psychanalyse peut être valablement considérée comme cette laïcisation[110] ». Bakan met l’accent sur l’atmosphère hassidique dans laquelle se comprend la famille de Freud et sur ses rapports avec Wilhelm Fliess, un chirurgien berlinois passionné par la Kabbale, avec qui Freud élabora la théorie de la bisexualité. Bakan met également en jeu les relations de Freud avec le traducteur allemand d'Adolphe Franck, le rabbin Jellinek (1821-1898), qui officiait à Vienne et qui célébra le mariage de Freud[66], pour expliquer comment Freud aborda la Kabbale. Bakan expose des similitudes abondantes entre les textes freudiens sur le rêve, l’association libre, la bisexualité, et les textes du même sujet tirés de la Kabbale, notamment du Zohar. Cette thèse sur Freud est corroborée par Albert Memmi[111], par Francis Pasche[112], par Éliane Amado Levy-Valensi[113], etc. Une thèse également admise par Charles Mopsik. La concepts de la kabbale, en ce qui concerne la sexualité, ont eu « une répercussion importante dans la psychanalyse moderne à travers la conception freudienne de la libido », remarque Idel[114]. Jacques Lacan a évoqué l’influence de la kabbale sur Freud, dans plusieurs de ses conférences, notamment en 1972, en se demandant, à propos de Freud : « Qui sait la graine de mots ravis qui a pu lever dans son âme d’un pays où la Cabale cheminait ? À toute matière, il faut beaucoup d’esprit, et de son cru, car sans cela d’où lui viendrait-il ?»[115]. Toutefois, Freud n’a jamais mentionné la Kabbale parmi ses sources d’inspiration. Sur ce point, il pose le même problème que Bergson. Albert Memmi pense que Freud n’a exploré la mystique juive que pour la rationaliser et que « c'est du judaïsme que Freud veut libérer le Juif moderne[111]». En tout état de cause, Freud n’avait guère d’intérêt à associer la psychanalyse au domaine médico-mystique de la Kabbale, son domaine le plus contesté par les autorités rabbiniques depuis les temps médiévaux. Gérard Haddad reconnaît l'influence du judaisme sur Freud, mais il soutient la thèse que Freud se réfère, non à la Kabbale, mais au Talmud, à travers l’école maïmonidienne en particulier. Les références à la Kabbale sont considérées avec méfiance, d’une manière générale, jusqu'à ce que la diffusion des ouvrages de Gershom Scholem et de Jacques Derrida développe l’idée que les concepts kabbalistiques jouent un rôle considérable dans les domaines qui touchent à la langue et à la linguistique. Derrida renvoie « à tous les processus sémantiques issus de la Kabbale », souligne Susan Handelman[116]. Jacques Lacan Gérard Haddad, même s’il conteste la thèse de Bakan sur Freud, ne nie pas, en revanche, les influences de la Kabbale sur Jacques Lacan, à travers sa lecture de Mallarmé, en particulier. Haddad signale que Lacan s’est aussi intéressé à Elie Benamozegh[117]. Marc-Alain Ouaknin a également mis en jeu les rapports entre Lacan et la Kabbale[118]. Toutefois, Idel observe une différence essentielle entre les penseurs modernes (philosophes, linguistes, psycanalystes, etc.) qui s’intéressent à la Kabbale et les kabbalistes, proprement dits : « Les penseurs modernes considèrent que ce n’est pas le monde en lui-même qui est conditionné par le langage humain, mais la perception du monde par l’homme. Le passage d’une vision cosmogonique à une vision épistémologique du langage représente le point de divergence le plus fondamental des Modernes par rapport aux conceptions qui prévalaient dans le judaïsme médiéval sur l’appréciation du langage[119]». Littérature : Balzac, Baudelaire, Mallarmé, ProustModifier L’esthétique romantique de la Kabbale, à la mode en Allemagne au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, fournit aux poètes, aux romanciers, aux peintres, une source d’inspiration considérable. Elle est remarquable chez Gœthe, dans son Faust en particulier. Gœthe s’est construit une culture théogonique et cosmologique « à partir des manuels alchimistes et gnostiques les plus divers, et d’œuvres ésotériques juives et chrétiennes », selon Christoph Schulte[100]. Le laboratoire du docteur Faust en témoigne. Cependant Gœthe ne partage qu’une sympathie, propre au romantisme, pour la Kabbale, sans l’aborder profondément. Honoré de Balzac En revanche, chez Balzac – dans des œuvres comme La Recherche de l’absolu, La Peau de chagrin, Louis Lambert, Le Chef d’œuvre inconnu, Séraphîta, etc. – la Kabbale joue un rôle important. Les spécialistes de Balzac qui se sont intéressés à cette question, notamment Henri Gauthier[120], Marc Eigeldinger[121], Anne-Marie Baron[122], supposent que c’est par le biais des travaux de Swedenborg, de Louis-Claude de Saint-Martin et de Joseph de Maistre, que Balzac a abordé la Kabbale – une kabbale essentiellement chrétienne (et même antisémite chez De Maistre), imprégnée par les idéaux de la franc-maçonnerie[122]. Balzac y trouve la source du « pouvoir caché » dont découle l’essence comme l’existence de toute chose, mais également le moteur de sa propre littérature, de ses thèmes et de ses intrigues romanesques, selon Anne-Marie Baron[122], qui souligne que Balzac éprouvait pour les juifs une sympathie remarquable, peu fréquente à son époque. Les juifs, dans son œuvre, « ne sont plus des stéréotypes mais des êtres humains d’exception, que Balzac met en évidence et auxquels il s’identifie », selon Baron[122]. Balzac « a réussi à édifier un système philosophique, politique, social, métaphysique fondé sur la dialectique du secret révélé et caché en même temps », remarque Baron[122]. Ses rapports avec la kabbale juive ne tiennent pas seulement à une mode, mais à un intérêt plus profond pour les concepts qu’elle met en jeu. Charles Baudelaire par Nadar, 1855. Charles Baudelaire a été l’un des premiers critiques littéraires à signaler l’influence de la Kabbale sur Victor Hugo, via Swedenborg[123]. Swedenborg enseignait que « le ciel est un très grand homme », écrit Baudelaire, et « que tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel est significatif, converse, correspondant[124]». Cette conception des choses, héritée de la Kabbale, Baudelaire l’observe également chez Balzac, mais Baudelaire lui confère d'abord une place essentielle dans sa propre œuvre. À propos de La Lutte de Jacob avec l'Ange peint par Delacroix à l’église Saint-Sulpice, Baudelaire signale que l’interprétation de la peinture dépend d’une allégorie que « ceux de la Kabbale [juive] et de la Nouvelle Jérusalem [chrétienne] traduisent sans doute dans des sens différents[125]», ce qui laisse supposer que Baudelaire avait lu l’ouvrage d’Adolphe Franck, selon Patrick Labarte[123]. Dans une lettre à Malassis, son éditeur, Baudelaire signale lui-même qu’il lit « la Kabbale et particulièrement le Zohar[126]». Georges Blin, Georges Le Breton, Richard E. Knowles retrouvent la même influence chez Gérard de Nerval[127]. Knowles la retrouve chez Michelet, chez Villiers de l’Isle-Adam, chez Rimbaud, chez Mallarmé, etc.[128] Stéphane Mallarmé par Édouard Manet, 1876. « Ce n’est pas avec des idées que l’on fait des vers, c’est avec des mots », disait Mallarmé[129]. « Cette vénération pour la puissance de la lettre en tant que lettre », signale Charles Massé, « était admise à l’époque de Mallarmé par les philologues dont les hypothèses sont alors singulièrement proches de celles des occultistes[130]. Mallarmé s’est initié à la Kabbale vers 1866, selon Brigitte Level[131]. Influence déterminante : « Pour Mallarmé, comme pour les gnostiques et les kabbalistes, tout dans la nature visible est signe et correspondance », remarque Anatole France[132]. La « singularité de Mallarmé », observe Paul Valéry, « fut de méditer sur ce que personne ne songe à méditer : la nature et les possiblités du langage[133]. Marcel Proust L’importance que Marcel Proust accorde aux « signes » le situe dans la même lignée littéraire et poétique qui ramène à la Kabbale, sans ambiguité, puisque Proust signale, lui-même, dans l’un de ses carnets de notes, qu’il est un lecteur du Zohar[134]. « Il dépend de nous, écrivait Proust, de rompre l’enchantement qui rend les choses prisonnières, de les hisser jusqu’à nous, de les empêcher de retomber pour jamais dans le néant[135]». Cette exigence, chez Proust, rappelle la métaphore des kelippot, des « coquilles » qui emprisonnent les étincelles de lumière céleste, après la « brisure des vases ». Cette exigence, « c’est ce que Proust a si bien exprimé », remarque Charles Mopsik, en ouvrant le « chemin où l’homme amasse les noix pour en briser la coquille, selon une image prisée par Isaac Louria[15]». Les ressemblances entre l’œuvre de Proust et la Kabbale ont été notamment signalées par Juliette Hassine[136], par Julia Kristeva, par Bernard-Henri Lévy, par Robert Kahn, par Patrick Mimouni, etc. « La vision prophétique kabbalistisque se poursuit d’elle-même jusque dans la modernité, réfléchissant une parole incertaine qu’elle ne parvient jamais à restituer intégralement », note Hélène Domon. « Cette parole absente, « défunte nue dans le miroir » (Mallarmé) hante toute l’écriture[137]». On repère sa trace chez Kafka, chez Joyce, chez Borgès, chez Isaac Bashevis Singer, chez Umberto Eco, etc.