Frères d’armes
Tome II
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1ère Partie
Terménès
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Chapitre 1
A cette heure de la fin d’après-midi, le soleil était rouge, rouge sang, tout
comme la terre sèche et craquelée qui meurtrissait les pieds des bagnards. Nappées de sueurs,
leurs épaules se creusaient sous la charge des sacs. Même si la tâche y était éreintante, l’arrivée
dans la mine, au petit matin, était un soulagement. Tandis que porter les sacs de beaurithe à
découvert, le soir, jusqu’au convoyeur parqué à cinquante mètres de l’immense entrée de la
mine, était un calvaire. A l’ouest, bien que parfaitement immobiles, les bouleaux de la forêt
d’Amnos ondoyaient au fil des ondes qui rayonnaient depuis un sol saturé par quatorze heures
de soleil ininterrompues. Dans ce même flux, à six kilomètres au nord, les miradors du camp
dansaient tels des serpents se préparant à mordre. L’énorme masse de métal du convoyeur aussi,
semblait prête à se dissoudre dans l’air ambiant.
Prisonnier, relevez-vous !
La voix désincarnée du veilleur planant résonna au milieu du souffle des bagnards. La file
indienne, rectiligne jusqu’alors, se bossela tandis que les hommes évitaient le prisonnier qui
venait de s’effondrer sur le sol. Personne, parmi les bagnards, ne lui adressa le moindre coup
d’oeil. Le veilleur descendit d’un mètre.
Prisonnier, relevez-vous ! Répéta l’engin, aussi stupide qu’implacable.
Un gardien, bien humain, juché sur sa plateforme à trois mètres au dessus du sol et protégé par
une ombrelle stat, s’avança jusqu’à la forme étendue sur le sol.
Tu as entendu. Relève-toi, sale chien ?
Le prisonnier redressa vers le geôlier deux yeux vitreux où se mêlaient, à parts égales,
souffrance et terreur. Sa main tâtonna sur le tissu du sac pour prendre un appui, l’autre
s’enfonça dans les fissures du sol. Il parvint à se mettre sur les genoux, resta à quatre pattes, tête
basse, le cou rougi comme de la braise qu’un coup de vent aurait suffit à ranimer.
Debout ! Hurla encore le geôlier. Si tu ne te relèves pas… Continua-t-il, laissant la fin de sa
phrase en suspens.
Le prisonnier banda ses muscles, en vain. Lentement, il secoua la tête. Le garde envoya un
signal sur sa console. En réponse, une diode verte clignota trois fois de suite sur son panneau de
commande. Le gardien regarda une dernière fois le bagnard. Pour lui donner une chance ? Pour
s’excuser par avance ? Pour lui montrer qu’il ne prenait à tout cela aucun plaisir ? Son pouce
appuya sur le mamelon noir fiché en bas à droite de son panneau, celui que tous les bagnards
apprenaient à détester. Greffé dans la nuque du prisonnier, à la racine de la moelle épinière,
l’imp envoya sa décharge. Défiant toutes les lois de la physique, le corps du bagnard sarqua en
arrière, ses muscles tétanisés. Aucun son ne sortit de sa bouche béante. Dans le regard qu’il
adressa au garde, cette fois, la souffrance l’emportait. De très loin.
Craignant, même si c’était impossible, de recevoir une décharge par erreur, la file des
prisonniers s’écarta encore d’avantage du supplicié. Le gardien releva son pouce. Le bagnard
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s’affala à plat ventre, le corps flasque, comme vidé de toute substance. La diode verte clignota
de nouveau. Le garde appuya sur la commande une seconde fois. Le corps du bagnard s’agita
d’un soubresaut, puis se délita pour de bon. L’incrustation sur l’écran du geôlier lui confirma le
décès du bagnard. Le cœur avait lâché. Le gardien se retourna vers la file ininterrompue des
hommes qui courrait depuis les chariots jusqu’au convoyeur. Il chercha d’abord vers la gueule
monstrueuse de la mine, puis plissa les yeux comme il se tournait vers le convoyeur dont la
coque lui renvoyait l’éclat du soleil.
Les deux, cria-t-il à l’adresse d’une paire d’hommes qui arrivait à proximité du convoyeur.
Déchargez vos sacs et venez me ramassez ce tas d’excréments.
Parfait, qui arrivait à hauteur du rebord de la barge, se délesta de son sac d’un coup d’épaule
précis. Les deux bagnards chargés de l’arrangement du convoyeur ramassèrent le sac et le
hissèrent au dessus des autres. A la suite de Parfait, Orio déchargea à son tour. Côte à côte, sans
hâte, les deux alcidiens se dirigèrent vers le cadavre du prisonnier. Orio lui saisit les pieds tandis
que Parfait glissait ses mains sous les aisselles. Ensemble, ils le soulevèrent. Il n’était pas lourd.
Moins lourd qu’un sac de beaurithe. C’était toujours ça de gag. Parfait, qui avançait à
reculons, était obligé de tourner la tête pour voir il mettait les pieds. Estéban jeta un bref
coup d’œil au visage du mort. Sans ressentir la moindre émotion. De toute façon, ce bagnard
était mort depuis longtemps. Depuis son arrivée, en fait, deux mois plus tôt. Dès le début, il
s’était mis à parler, trop, pour conjurer son angoisse. Il allait d’un prisonnier à l’autre, posait des
questions, s’inquiétait de ne recevoir que des embryons de réponse, quand il ne récoltait pas des
rebuffades. Il n’était pas non plus aguerri aux travaux de force. Au bout de deux jours, lAncien
était venu le voir, il lui avait demandé de ne plus se poser de question, ni d’en poser aux autres,
mais d’observer. L’homme s’était tu, sans pour autant parvenir à masquer son angoisse. Une
maladresse lui avait valu sa première décharge d’imp. Il avait renversé son plateau sur les pieds
d’un maton. La douleur d’une première décharge vous prenait toujours par surprise. Vous ne
maîtrisiez plus votre corps. Il était comme écartelé, transpercé de millier d’aiguilles brûlantes.
Plus de voix, plus de souffle. Vous étiez persuadé que votre heure était venue. Et puis non, la
décharge passée, le sang se remettait à circuler dans vos veines, l’air à pénétrer dans vos
poumons. Cette première décharge n’avait fait qu’augmenter l’angoisse du nouveau bagnard.
Les hommes s’étaient mis à l’éviter comme s’il avait été porteur d’une maladie contagieuse. Il
s’était aussi mis à faire des cauchemars, à parler dans son sommeil. Si sa couchette n’avait pas
été à côté de celle de Parfait, les autres bagnards l’auraient tué de leurs propres mains.
D’ailleurs, au bout de quelques jours, lAncien était venu voir les Alcidiens.
« S’il ne s’arrête pas, vous allez devoir vous en occuper vous même ! Les avait-il avertis ».
« Il est presque mort, lui avait répondu Parfait. Il n’en a plus que pour quelques jours. »
« D’accord, je te fais confiance. Mais n’oublie pas ce que je vous ai dis à votre arrivée. Le
sommeil nous est vital. Les cauchemars de cet homme nous mettent tous en danger ! »
« Economie ! » : voilà ce que leur avait appris l’Ancien quelques semaines après leur arrivée
dans le camp. Il y avait dix mois. Au début de la saison des pluies.
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Après les huit mois qu’avait durée leur traversée dans l’espace, de se retrouver sur la terre
ferme, même une terre hostile, leur était d’abord apparu comme une libération. Les rares sorties
au sol qu’ils avaient pu effectuer durant leur périple, pour telle ou telle corvée, ne faisaient que
briser la monotonie du voyage. Grâce à leur sérieux, ils avaient pu gagner le droit de travailler
dans le vaisseau de transport. Encore heureux. Le pire de tout était l’inaction.
Sur Terménès, tout commençait dans la « cabine ». Celle dans laquelle on vous enfermait nu
dès que vous passiez les portes du camp. Une boite de deux mètres sur trois, basse de plafond.
On vous disait d’attendre. On vous ordonnait de vous asseoir par terre. Sans vous préciser que
c’était pour éviter que vous vous blessiez en tombant. Et vous vous réveilliez six heures plus
tard, avec mal au crâne et un implant greffé à l’arrière de votre nuque. Un gardien attendait que
vous ayez retrouvé vos esprits, puis il se campait devant vous, effleurait sa commande.
Impossible de réfréner un cri. Vos membres se raidissaient devant vous, vous sentiez vos
cheveux se dresser sur la tête. Vous saisissiez alors votre nuque à pleine main, comme pour
chercher à atteindre la source de la douleur. Mais, comment chasser ce qui venait de l’intérieur ?
« C’est l’intensité la plus faible ! Vous annonçait enfin le garde avec un sourire satisfait. La
plus forte, c’est la mort. Chaque acte de rébellion, de désobéissance, est sanctionné de trois
secondes à l’intensité intermédiaire.»
« Personne ne s’est jamais évadé de Terménès, leur avait annon un peu plus tard le
contremaître du camp. Tenter de s’évader, c’est mourir, avait-il continué. Faites votre travail,
tenez vous à carreaux, et nous vous laisserons tranquille.»
Mais, comment deux alcidiens imprégnés du sens de la justice, de celui de la loyauté, pour qui
faire preuve de courage était aussi naturel que n’importe quelle autre fonction vitale, auraient-ils
pu rester indifférents aux traitements que subissaient les bagnards dans le camp ? Et comment
ne pas répondre aux gardes, quand leurs ordres allaient jusqu’à l’absurdité ?
Des décharges intermédiaires, Parfait et Estéban en avaient eu leur compte. Au bout d’une
semaine, Intervenir, Résister, étaient devenus leur marque de fabrique. Quand bien même à
chaque fois ils devaient se tordre de douleur. Ils se galvanisaient l’un l’autre. Et quand l’un
subissait une décharge, il n’était pas rare que l’autre en subisse une à son tour dans les minutes
qui suivaient. C’est à cette époque, qu’on s’était mis à les surnommer « les deux !». S’en
prendre à l’un, c’était s’en prendre à l’autre. Peu à peu, ils étaient devenus le centre de
l’attention du camp. Leur résistance dépassait l’entendement. Les bagnards les plus faibles se
mettaient sous leur protection. La haine des deux chevaliers, leur sentiment de révolte se
nourrissaient de chaque charge supplémentaire. Bien sûr, à cette cadence, ils marchaient à la
mort. Ce n’était qu’une question de temps.
Alors, l’Ancien était intervenu. C’était un homme de soixante-cinq ans, au crâne dégarni.
Seules, quelques touffes de cheveux blancs poussaient derrière ses oreilles. Au milieu des
profondes rides qui creusaient son visage, son regard gris acier étincelait d’une lucidité
extraordinaire. Sous sa peau, saillait une couche de muscles rôdés, endurcis par trente-cinq
années de travaux forcés. Enfin sa peau, noircie par le travail en plein air et par l’air vicié de la
mine, se fendillait de petites veinules roses.
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