Leçon 9 Foucault et la modernité. Résumé. Selon Foucault, les Lumières n’inaugurent pas une période historique qu’il s’agirait de dépasser (comme le voudrait le postmodernisme) ou à laquelle il faudrait revenir (Habermas). Les Lumières sont une attitude philosophique qui est propre à la modernité. Cet êthos consiste en une interrogation critique sur sa propre actualité, sur son présent. L’état de majorité appelé de ses vœux par Kant n’est donc pas un événement réalisé au XVIIIe siècle, ni même un événement qui se réaliserait à la fin de l’histoire par le progrès indéfini des sciences, mais une attitude de courage vis-à-vis de la vérité, attitude qui est tout autant personnelle que politique. Ce courage, selon Foucault, passe aujourd’hui par une mise au jour des conditions d’énonciation et d’exercice de nos discours et de nos pratiques. Notre présent apparaît alors moins comme le triomphe d’une raison transparente à elle-même que comme un état contingent qui, nommé par le philosophe, peut alors commencer à se modifier. I. Foucault et Kant. a. Les Lumières (Aufklärung) comme période historique. i. La lumière est une notion qui entre en philosophie par le néoplatonisme et le christianisme. Chez Descartes, les lumières naturelles de la raison ne sont plus une clarté provenant de l’extérieur mais l’exercice par lequel la raison s’interroge sur les raisons de tenir toute chose pour vraie. ii. Les Lumières assument des formes parfois très différentes selon les pays. En France, les Lumières sont le fait d’Encyclopédistes et de philosophies souvent hostiles à la religion catholique. iii. On ne trouve pas une telle hostilité à la religion dans les Lumières allemandes. La question de la relation, plutôt que de l’opposition, entre foi et raison est plus directement posée. Cf. le cas du philosophe juif Moses Mendelssohn. b. Les Lumières comme pensée du présent, de l’actualité. i. Les Lumières constituent la première époque qui considère son propre rapport au temps comme problématique, qui envisage sa propre époque comme spécifique et neuve dans l’histoire. ii. Les Lumières s’interrogent sur leur propre identité, qui est incertaine : rapport entre sciences de la nature et métaphysique, entre raison et foi, etc. iii. Une démarche kantienne négative, en rupture avec l’état précédent. Démarche spécifique par rapport à ses autres textes qui fondent une téléologie de l’histoire confiante dans les capacités de la raison. c. L’autonomie de la raison. i. Sortie de l’état de minorité, qui est l’état de la volonté qui accepte l’autorité d’un tiers. Obéissance/usage de la raison ; usage privé/public de la raison ii. Une attitude individuelle, qui exige un acte de courage à effectuer personnellement : « Sapere aude ». Cf. son travail sur la notion de parrêsia dans ses cours au CDF. iii. Mais également, et indissolublement, une attitude politique. Un contrat implicite est passé avec le souverain : une institution politique pourra obtenir l’obéissance de ses sujets en leur garantissant un usage public de la raison et en étant fondée sur des normes rationnelles. II. La modernité comme attitude ou êthos apparue avec les Lumières. a. « L’Aufklärung, c’est l’âge de la Critique ». i. Le texte de Kant n’est pas suffisant pour penser la période historique des Lumières, mais il nous renseigne sur la démarche kantienne et son unité. ii. La philosophie critique inaugurée par Kant tient en trois questions : « Qui puis-je savoir ? », « Que dois-je faire ? », « Que m’est-il permis d’espérer ? », les deux premières questions ayant trouvé leur réponse dans la première et la seconde Critique, la troisième en tirant les conséquences pour la religion. iii. L’opuscule pose aussi de manière originale le rapport du kantisme à l’histoire. L’accent n’est plus mis sur la perspective rassurante d’un progrès dans le cours de la nature (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique), mais sur la responsabilité de notre époque pour la réalisation de ce mouvement. b. La modernité comme attitude vis-à-vis de sa propre actualité. i. Selon Foucault, la modernité n’est pas une période historique, qui aurait commencé par exemple avec la Révolution, ou la Réforme, etc. ii. La modernité est « un mode de relation à l’égard de l’actualité », c’està-dire une certaine attitude vis-à-vis du présent. C’est quelque chose qui se construit activement, une tâche à accomplir. iii. S’il n’y a pas de modernité en un sens historique, il n’y a pas non plus d’époque prémoderne, ni de postmodernité. En ce sens, contrairement à la façon dont on lit Foucault, il ne se présente pas lui-même comme postmoderne. Et il est dubitatif face aux tentatives d’auteurs comme Habermas d’en revenir à la modernité par-delà les égarements de la postmodernité, en d’autres termes de parachever les Lumières par l’élaboration de normes rationnelles et universelles. c. L’héroïsation du temps présent : détour « presque nécessaire » par Baudelaire. i. La modernité n’est pas l’éloge du changement pour lui-même, mais la conscience de la singularité du moment présent. ii. Baudelaire cite le cas de Constantin Guys, qui exprime par le dessin ce qu’il y a d’éternel dans l’instant présent. Il s’agit de dépasser le réel, par l’imagination artistique, en le révélant à lui-même. iii. C’est aussi une manière de remettre en cause le présent, d’y réinjecter d’autres possibles. L’attitude du « dandy » est celle d’une construction de soi par un exercice personnel ascétique qui refuse le naturel pour lui préférer l’artifice. III. L’êthos philosophique comme « critique permanente de notre être historique ». a. Le chantage à l’Aufklärung. i. Il faut sortir du débat « pour ou contre les Lumières », tel qu’on l’exprime parfois de manière réductrice : comme si toute critique de ce qu’a pu donner, historiquement, le mouvement des Lumières revenait à rejeter tout rationalisme, voire toute humanité. C’est effectivement ce qu’on a pu reprocher à la « pensée 68 » (cf. l’ouvrage de L. Ferry et A. Renaut). ii. De même, le débat humanisme vs. anti-humanisme n’a pas de sens, car le sens du terme humanisme est trop vague. Tout le monde a pu se réclamer de l’humanisme, et on est toujours l’anti-humaniste de quelqu’un. Ici encore, cela renvoie à des débats qui font rage à l’époque entre intellectuels de tous bords politiques. iii. Etre fidèle à la modernité ne passe pas par l’adhésion à des thèses précises qui ont été, historiquement, soutenues par les Lumières : optimisme du progrès, confiance dans la raison, etc. Il faut se demander ce qui, dans l’attitude des Lumières, peut être réactualisé par le philosophe. b. La modernité comme attitude-limite : « il faut être aux frontières ». i. L’êthos philosophique est une attitude-limite en ce qu’elle analyse et remet en question les limites qui sont celles de la société actuelle. ii. Foucault s’inscrit donc dans la perspective critique kantienne, qui se voulait une pensée des limites de la raison. Mais Kant posait des limites qu’il ne fallait pas franchir, tandis que Foucault cherche à examiner quelles limites peuvent être franchies. iii. Les limites qui paraissent naturelles, nécessaires, inévitables, sont en réalité contingentes. Elles dépendent de déterminations historiques plus ou moins récentes, que l’on peut remettre en cause en les analysant. c. La modernité comme attitude expérimentale. i. La philosophie doit être archéologique par sa méthode. Ici, cela signifie qu’elle traite tout discours, même le discours philosophique, comme un événement historique, et donc analysable comme tel (à partir de son contexte d’énonciation, de ses conditions de production, etc). ii. La philosophie doit être archéologique par sa finalité : l’archéologie nous permet de nous rendre compte du caractère contestable et contingent de notre pensée, et par conséquent d’ouvrir à une autre pensée, à d’autres modes d’action. iii. Foucault est donc fidèle aux Lumières par son attention à l’actualité, mais il est prêt à remettre en question les Lumières définies comme l’affirmation péremptoire d’une raison normative, universelle et nécessaire. Lectures conseillées. - Notes de « Qu’est-ce que les Lumières ? » réalisées par Frédéric GROS pour l’édition Pléiade des Œuvres de Michel Foucault (t. II). Emmanuel KANT, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985. Egalement disponible dans des éditions séparées, en GF notamment, et sur Internet. Pour la prochaine fois. Travail à rendre par écrit (une page maximum) pour le dimanche 9 avril (et non pas le 2 avril comme annoncé précédemment) : Dans quelle mesure peut-on dire de Surveiller et punir qu’il correspond bien à cette ontologie du temps présent prônée par Foucault dans « Qu’est-ce que les Lumières ? » ? Sélectionnez quelques exemples tirés de SP pour illustrer votre thèse.