Science Frictions La guerre entre les économistes français a été relancée par le pamphlet de Pierre Cahuc et André Zylberberg, " Le Négationnisme économique ". Au-delà des querelles de chapelle, ce brûlot pose la question de la place de la discipline dans le champ de la connaissance Cette fois, c'est la guerre. Le Négationnisme économique (Flammarion, 240 p., 18 euro), le brûlot qu'ont publié les économistes Pierre Cahuc et André Zylberberg, universitaires reconnus, pour dénoncer le " charlatanisme ", l'" obscurantisme ", la " démagogie " et les " impostures " de certains de leurs collègues nommément désignés, a suscité - comme il se devait - un intense et violent débat entre économistes. Le raisonnement de ces deux auteurs, respectivement professeurs à Polytechnique et à l'Ecole d'économie de Paris, est simple : grâce à " l'accès à d'immenses bases de données " et à " la démultiplication des capacités de traitement de l'information ", l'économie est devenue une " science expérimentale " comme une autre. A l'instar de la physique ou de la biologie, l'économie peut, selon eux, à partir de l'observation des faits réels ou d'expériences qui les reconstituent, déterminer les lois qui guident le comportement des acteurs économiques - et donc permettre aux décideurs politiques de prendre les mesures les plus efficaces pour modifier ces comportements. Contester les résultats de cette " science expérimentale ", poursuivent-ils, c'est se comporter tels les climatosceptiques, qui nient les preuves du réchauffement. Que ce soit pour des raisons idéologiques - par haine du capitalisme - ou par intérêt - pour défendre tel ou tel lobby -, ces contestataires sont des " négationnistes ", comme les historiens qui nient la réalité des chambres à gaz. La charge est forte, et sa cible clairement définie. Elle vise en premier lieu les Economistes atterrés et l'Association française d'économie politique (AFEP), deux cercles d'économistes de gauche qui se sont régulièrement prononcés contre les thèses défendues par Cahuc et Zylberberg (opposition aux 35 heures, soutien à la loi El Khomri). Elle vise encore la défense, par certains politiques, comme Arnaud Montebourg, d'une relance budgétaire keynésienne de l'économie protégée par une dose de protectionnisme. Les économistes favorables à la fin de l'austérité et au progrès social sont donc les premiers mis en cause, et la querelle a rapidement tourné à une classique empoignade droite-gauche. " Rapport au réel " Elle mérite pourtant mieux que ça. Le Négationnisme économique se veut une réflexion sur le statut de l'économie dans le champ de la connaissance, et c'est bien la question épistémologique qui vaut d'être posée. Cette discipline est-elle une science ? Est-elle capable de prévoir le futur de notre monde complexe ? Comme le montre Annie Cot, professeure à l'université Panthéon-Sorbonne (Paris-I), le débat a eu lieu à plusieurs reprises dans l'histoire ancienne de la discipline. Mais les économistes, " à la fin du XIXe siècle, ont délibérément éludé la question du rapport au réel et au terrain ", observe Armand Hatchuel, professeur de gestion à l'Ecole des mines. Selon lui, les questions relatives à l'observation empirique, aux présupposés du chercheur, au statut de la théorie, hier portées par les sociologues, le sont aujourd'hui par les anthropologues, les historiens, les chercheurs en gestion. " Mais pas par les économistes ", qui préfèrent s'accuser mutuellement de " ne pas faire de la science ". Ce dédain pour la confrontation des méthodes et des concepts serait-il lié " au poids des hypothèses morales ou politiques dans les théories économiques, à la participation de l'économiste lui-même au monde qu'il étudie ", comme le suggère Pierre-Cyrille Hautcoeur, président de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ? En tout état de cause, il faut s'en alarmer. Car, comme le rappelle le président de l'AFEP, André Orléan, le pluralisme en économie est aujourd'hui une donnée primordiale de notre vie démocratique. Antoine Reverchon