Gilles Boudinet Peinture, musique, philosophie : « intersections » et « correspondances » BOUDINET, G., Des Arts et des Idées au XX° Siècle. Musique, peinture, philosophie, sciences humaines et « intermezzos poétiques » : fragments croisés. Paris, L’Harmattan, 2000, 224 p. On dit souvent qu’une culture meurt lorsque meurent ses langues, ses mots, avec ces derniers la possibilité de penser, de conceptualiser qu’autorise le verbal et ses articulations logiques. Mais force est de constater qu’une culture meurt également lorsque s’éteignent ses langages artistiques et sensibles. L’un ne va pas sans l’autre. Le logos, à savoir toute la part du discours conceptuel, articulé par la logique verbale, un logos que l’on reconnaît dans la pensée philosophique, comme par ailleurs dans la science, ne se sépare pas si finalement du muthos, du mythe, de la pensée sensible, analogique et non plus sensible, où siègent les arts. L’un et l‘autre se réclament en réciprocité. Platon aurait probablement parlé de « noces barbares », et avec lui tous ceux qui l’on suivi. En effet, il faut se souvenir de la thèse platonicienne des langages que je qualifie d’un .paralléllisme » inégalitaire des langages. En haut, quelque part dans les étoiles, on a les Idées ; à savoir une sorte d’algorithme divin qui définit la proportion parfaire, et idéale, de chaque chose de l’univers. Les Idées sont la vrai. Mais, par leurs langages et techniques, les pauvres humains que nous sommes, nous ne faisons qu’imiter ces idées, sans toutefois y parvenir complètement. Les langages imitent, chacun à sa façon, ces Idées, en font des copies pour ainsi dire en parallèle. Le problème posé est que toute copie est toujours plus ou moins imparfaite par rapport au référent. Idées (prototype abstrait, équation mathématique) ↓ ↓ ↓↓ ↓ ↓↓ ↓ ↓↓ ↓ ↓ Langages, activité humaine (verbale, technique, artistique) ↓ ↓ ↓↓ ↓ ↓↓ ↓ ↓↓ ↓ ↓ Copies imparfaites des Idées Mais ce parallélisme entre les langages est inégalitaire : certains langages, marqués par l’abstraction, la précision, feront de meilleurs copies que d’autres langages. Ainsi, la précision mathématique, celle de la pensée conceptuelle et de la logique (le logos) feront de bonnes copies des Idées. La technique aussi, mais d’autres seront catastrophiques, comme les arts, incapables de fixer une vérité, imprécis, ne feront que de « mauvais simulacres ». Moralité, il faut renvoyer les artistes de la cité, ces menteurs, et ne retenir que les langages dignes de la précision rationnelle nécessaire à la connaissance des Idées…. Et l’on comprend ainsi le discrédit jeté depuis par les institutions scolaires envers les choses de l’art. Et ceci me semble s’être poursuivi bien après. Par exemple, au début du XXème siècle, E. Durkheim écrivit dans son Education morale que l’art est dangereux parce qu’il détourne de la vie réelle et donc de la vie morale » il ne fait que des rêveurs et non des citoyens actifs. C’est bien, vous l’avez deviné, contre ce modèle du parallélisme platonicien que cette série de conférences sera prononcée. Il s’agira, en s’appuyant sur quelques exemples, de suivre une autre perspective : celle non seulement, comme l’aurait dit Baudelaire, de « correspondances », mais encore de croisements tant des arts entre eux, que des arts avec le pensée propre au logos de la philosophie, puis des sciences humaines. Le postulat de ces conférences est celui d’un gros maillage entre les différents langages, dont ceux des arts et de la pensée philosophique qui se coalimenteraient en réciprocité, l’ensemble formant ce qu’U Eco qualifie de « système sémantique global », à savoir ce qu’on désigne comme la « culture. » On peut par exemple se souvenir de l’influence du romantisme sur la philosophie du XIXème siècle, où le sujet, seul face à la nature déchaînée, se replie sur lui-même pour trouver une force intérieure, aveugle, dont s’empareront des philosophes comme A. Schopenhauer ou Carl Gustav Carus, qui reprendra le vocable d’inconscient en ouvrant la voie aux interrogations freudiennes. Inversement, on se souvient de l’impact qu’eut la psychanalyse auprès, pour citer l’exemple le plus connu, peut-être un peu forcé par A. Breton, du surréalisme. Tout se passe comme si ce qu’un artiste déposait en culture pouvait être repris par une pensée philosophique, voire scientifique, ou inversement. Mais qu’est-ce qu’un artiste dépose en culture ? Le sculpteur Jaccometti disait « une façon de mordre dans le réel », une façon nouvelle de voir les choses, de faire surgir ce qui n’avait pas encore été vu comme cela, une façon de dévoiler un invu, de faire entendre un inouï, une nouvelle façon de se positionner dans le monde. Et cette façon, parce qu’elle est nouvelle, inédite, interroge, étonne, et l’on se rappelle du célèbre postulat d’Aristote qui voyait dans l’étonnement la source de la philosophie. Mais qu’est-ce qu’un philosophe dépose en culture ? On dira des concepts. Mais comment naît un concept ? Là aussi dans une nouvelle façon de penser le monde. Le philosophe n’invente pas vraiment un monde nouveau, nous ne cessons de penser sur les mêmes choses depuis Parménide. Mais ce que la philosophie inaugure ce sont des nouvelles façons de penser le monde, de se positionner dans le réel que nous ne pourrons jamais saisir totalement. Et cette nouvelle façon de penser, de se positionner peut à son tour alimenter le travail artistique, lui offrir de nouvelles perspectives… Il en va de même pour la science, les techniques… C’est bien sous cet angle de la posture, de la façon d’entendre, de regarder ou de penser le monde que je propose de décliner mes interactions ou correspondances entre les arts, la philosophie… Ceci, en suivant quelques étapes de l’histoire occidentale pour lesquelles je renvoie au document de présentation des conférences. La première que je propose aujourd’hui est celle de la Renaissance. On ne peut introduire cette période sans évoquer, même très sommairement, avant la période médiévale. Pour celleci, je reprendrai volontiers la thèse que développe M. Foucault dans les Mots et les choses. Pour résumer à l’extrême, la conception médiévale est celle de l’Unité, de l’Un, d’un monde voulu unitaire, puisqu’il est à l’image du « grand » Un, Dieu. Par exemple, la pièce de monnaie n’est pas un signe qui renverrait à une valeur monétaire, mais elle est elle-même sa propre valeur, elle vaut son pesant d’or. C’est aussi la thèse des « signatures » : Dieu est présent dans chaque chose du monde et y laisse sa signature selon des chaînes de ressemblances accordées son unité : une plante qui ressemble à des bronches sert à soigner les bronches. C’est bien connu, les myrtilles soignent les yeux. Ceci vaut aussi pour le mot. « Au commencement était le Verbe et le Verbe était dieu ». Le verbe est dieu, le mot est la chose qu’il désigne et non un simple signe linguistique dont la forme verbale signifiante renvoie à un sens signifié totalement différent de lui. Le sens, comme dieu, s’incarne dans la forme sonore du mot qui le porte. Avec cette conception de l’Un, et en plein héritage des Idées dites platoniciennes, l’Univers est régi par une même équation, par une même proportion qui gouverne chaque domaine. Ainsi, les proportions entre les étoiles sont-elles postulées comme les mêmes que celles entre les sons (l’harmonie universelle), ou encore que celles de statut entre les humains. On comprend d’ailleurs ce qui va occuper la recherche de nombreux moines appliqués à mesurer les vibrations sonores sur des cordes tendues, non pour faire de la musique, mais pour atteindre enfin la clef divine de l’équation magique du ciel, de la proportion divine de l’univers entier…. Les distances entre les sons sont les mêmes que les distances stellaires. Cette conception hérite du mythe pamphylien de la musique des sphères qui, d’ailleurs conclut la République de Platon. Les étoiles, les sphères produiraient une musique qui serait celle de l’harmonie universelle, tant musicale que stellaire. Observer les étoiles ou écouter les vibrations sonores sont une même chose. « Il semble écrit d’ailleurs Platon que les yeux onrt été formées pour l’astronomie et les oreilles pour le musique, et que ces deux sciences sont sœurs ». Mais cette musique, là-haut dans les astres est la musique divine, ce qu’on va nommer la musica mundana. Au musicien de la rejoindre de s’élever vers elle. Un exemple anachronique, me semble très révélateur de cette esthétique musicale, avec des « fusées » de voix des anges qui montent vers le ciel. Il s’agit du Stabat Mater que Pergolèse composé en 1736. La musique doit être accordée à la même unité que celle du cosmos que nous ferait entendre la musica mundana. musica mundana (les sphères) musica humana, musica in instrumentis Pergolèse Stabat Mater (1736) On retrouvera aussi, pour la musica humana, la musique chantée, produite par la voix humaine, le même souci d’unité dans l’Antiphonaire, recueil de chants liturgiques imposé par Grégoire premier au VIè siècle, socle du chant grégorien, qui se base sur le plain-chant : tout le monde devant chanter en même temps la même note. Il s’agit bien d’unifier les fidèles selon le principe du même. Certes ceci ne signifie pas que le monde ne soit pas composé de différences, comme celles de rang entre les hommes, du roi au serf. Mais ces différences sont en fait accordées à une même raison, celle d’une proportion voulue par Dieu et étant Dieu lui-même, dont les hiérarchies sont ainsi subordonnées à l’harmonie pré-établie d’une unité divine qui transcende l’univers entier. Commentons ceci au niveau déjà de l’image, à qui j’opposerai la perspective florentine. Avec cette unicité divine qui fixe l’ordre du monde, l’iconographie médiévale propose souvent le seul point du vue qui vaille, à savoir un regard depuis l’œil de Dieu, en position de plongée sur le monde, planant légèrement au-dessus de celui-ci. Il s’agit de montrer ainsi l’ordre du monde et la hiérarchie de ses personnages accordée à la détermination divine. Les Très Riches Heures du duc de Berry vers 1440 Le monde est Un et à l’artiste d’imiter Dieu, de le faire préssentir au travers de son regard qu’il épouse-puisque Dieu est aussi dans l’artiste- , mais comment est-ce possible, puisque Dieu est inconnaissable ? C’est bien ceci que va rompre la Renaissance florentine. 35 ans après la précédente image : La Cité idéale 1475 Piero della Francesca ? Luciano Laurana ? Francesco di Giorgio Martini ? On mesure toute la mutation introduite par le XVème siècle florentin, avec l’arrivée de la perspective, du moins avec l’usage privilégié de la perspective. Cette dernière est connue depuis l’antiquité, et parfois critiquée au titre d’un art du trompe l’œil qui ne fait que mentir selon Platon. Mais elle va alors faire l’objet d’une codification systématique, comme pour mettre en avant un autre point de vue que celui de Dieu, planant légèrement au-dessus des choses et des êtres. En effet, le monde n’est plus vu depuis l’oeil de Dieu, mais depuis, selon la règle d’Alberti, l’œil humain qui regarde une scène de théâtre ou qui regarde par une fenêtre. On met au centre le sujet humain qui regarde la nature, les objets, et qui peut analyser la nature. Analyser la nature, ceci signifie aussi que la perspective florentine émerge dans un contexte où l’on systématise les mesures empiriques, au lieu de chercher l’équation divine d’une harmonie universelle par des calculs hermétiques. Filippo Brunelleschi, orfèvre, horloger, architecte, est reconnu comme le père des principes de la perspective florentine, en inventant une technique de mesure et de figuration de l’espace qui préfigure la camera obscura. Mais horloger, notre homme faisait aussi des machines pour compter le temps, comme par ailleurs il trouvera la technique pour couvrir le Duomo de Florence. Pratiquement dans le même contexte, Galilée père, puis plus tard Zarlino, s’intéressent aux calculs des vibrations sonores sur les cordes tendues pour préfigurer les lois de l’harmonie musicale moderne. Notons que les découvertes vont d’emblée montrer que ce que l’on mesure dans un domaine n’est absolument pas applicable à un autre, comme les raisons harmoniques entre les sons et les distances entre les étoiles. Notons que ce sera plus tard, après la Renaissance, Descartes qui dans son Abrégé de musique, scellera définitivement la fin de la musique des sphères en soulignant en quoi les mesures astronomiques n’ont rein à voir avec celles des rasions musicales. L’astrolabe n’est qu’une métaphore pour la réflexion sur la musique. La voie ouverte conduira au Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, et non stellaires, que publiera J.P. Rameau au XVIIIe siècle. Nous y reviendrons. Bref, on met à mal la thèse médiévale de l’unicité divine, pour placer au centre le regard de l’homme, un regard qui découpe et analyse la nature tout en instaurant des techniques de mesure de l’espace, du temps, des sons, tout en montrant que ces mesures ne sont pas transférables d’un domaine à un autre. On voit ici se préfigurer, dans la révélation de domaines différents, régis pour chacun par des lois spécifiques, la science moderne telle va voir le jour après le renaissance, on dira vers le XVII siècle. En effet, celle-ci procède en découpant, en classant le réel selon des grandes catégorisations, ce qu’on nomme les grandes taxinomies, qui vont fonder les disciplines scientifiques comme la botanique, la zoologie, la géologie… c’est alors que commencent les premières collections, comme les fossiles, les plantes, les animaux… L’unicité d’une équation universelle du monde, avec une même règle de proportion valable pour tous les domaines est alors compromise. Ainsi, Panofsky parle d’une « vision déthéologisée du monde » où émerge l’humanisme de la Renaissance. Ceci va avoir plusieurs conséquences : la fin de l’Un le jeu du fini et de l’infini l’avènement du signe. La fin de l’Un Le monde se découvre non plus comme l’Un, mais sous le régime d’une multiplicité, avec des domaines non transférables les uns aux autres : les sons ne sont pas transférables auprès des distances stellaires, la biologie n’est pas transférable auprès du politique, et ainsi de suite. Cette fin de l’Un trouve d’ailleurs sur le terrain musical son exemple : du plain-chant à la polyphonie . on passe peu à peu de la musica mundana à la musique humaine. Cette multiplicité, cette diversité, est renforcée par la découverte des nouveaux continents, et d’autres cultures. Les autres sont-ils dignes de l’humanité, elle-même à l’image de dieu (on se souvient de la controverse de Valladoïd) Le grand débat qui s’instaure alors sera celui de concilier le dogme de l’Unité, et d’une unité qui se fissure de plus en plus, avec la diversité du monde, des êtres, qui s’impose alors. C’est ce ébat qui va en fait conduire ensuite aux Lumières. Ainsi retrouvera-t-on en 1750, sous la plume de Baumgarten, la naissance de l’esthétique : concilier le jugement de goût, toujours individuel, particulier, et le sentiment d’un beau qu’on postule alors comme absolu et universel. Comment concilier le particulier et le général : telle sera la problématique. Le jeu du fini et de l’infini Mais qu’on ne s’y trompe pas ! Le divin n’a pas disparu, il est relayé par sa création : la nature que l’homme peut alors mesurer. Il ne s’agit plus d’imiter directement l’autre divin à l’instar de la musica mundana, mais de poser une instance médiatrice entre dieu et les hommes : la nature que l’humain peut alors « objectivement » analyser, mesurer. Si la nature est multiple, si elle relève d’un monde qui apparaît fini et composé de particularités autonomes, derrière se tient le créateur de ce monde, qui lui, reste inaccessible. On ne peut connaître que les phénomènes de la nature. La nature, objective, analysable, devient la médiatrice d’un autre divin qui, lui, restera à tout jamais inaccessible. Bref le fini connaissable par l’entendement humain laisse supposer que derrière se tient un infini dont l’homme peut avoir une idée, mais qu’il ne pourra jamais directement connaître, du moins sur le mode qu’il utilise pour mesurer et analyser la nature. Pour revenir à la perspective florentine, d’une part, n’oublions pas que le maître mot utilisée par Alberti dans son livre de référence, De Pictura ou par Piero della Francesca dans De prospectiva Pingendi (La perspective de la peinture) est celui de "comensuratio", à savoir la juste proportion. Simplement, comme nous l’avons vu, cette juste proportion n’est plus une unité générale accessible directement. Elle est à chercher empiriquement dans la multiplicité des différents espaces de la nature, visuelle, sonore, spatiale ou temporelle, tout en ne pouvant être transférée d’un espace sur un autre. Ces espaces sont délimités et finis. Considérons ce qui est en bleu : DIA de l’espace visuel ↑ Nature ↑ diverses proportions de l’espace sonore ↑ Sujet humain terme de la perspective des étoiles ↑ du temps MONDE FINI ↑ ET MESURABLE En revanche, la nature que l’homme peut ainsi regarder et mesurer est bien l’œuvre de Dieu, au-dessus. Il faut regarder ce qui est en rouge. Et là, dans ce monde au-dessus de la nature physique, autrement dans ce monde métaphysique, nous sommes dans le domaine de l’infini. de l’espace visuel ↑ Dieu ↓ Nature ↑ diverses proportions de l’espace sonore ↑ Sujet humain MONDE INFINI terme de la perspective des étoiles ↑ du temps MONDE FINI ↑ ET MESURABLE Aussi, toute la perspective se construit selon un système de lignes qui a un terme, qui est fini. Perspective d’Alberti La limite entre le fini et l’infini n’est rien d’autre que le terme de la perspective, le point où se focalisent et convergent les lignes de de composition. Regardons ce terme dans l’Ecole d’Athènes de Raphaël (1510). Il se centre sur les deux personnages centraux. L’école d’Athènes, par 1510 , par Raphaël Au centre deux personnages : Platon (traits de L. de Vinci ?) qui désigne le ciel, les Idées en tenant son Timée Et Aristote, qui tenant en ses mains l’Ethique, désigne la terre. Et devant tous les philosophes qui fondent le savoir humain. Le savoir humain s’ouvre devant nous, selon un espace qui commence avec Aristote et Platon qui sont le terme (ou l’origine) de la perspective. L’œuvre laisse supposer que la connaissance humaine sera toujours finie, du moins limitée et incomplète au regard de ce qui se tient derrière, au-delà du point de perspective représenté par Aristote et Platon. Le fini de la perspective, offert aux hommes par l’allégorie des grands philosophes, atteste de l’infini inaccessible, illimité, derrière, invisible, mais deviné, où se tient l’immensité divine. de l’espace visuel ↑ Dieu ↓ Nature ↑ diverses proportions de l’espace sonore ↑ Sujet humain MONDE INFINI terme de la perspective des étoiles ↑ du temps MONDE FINI ↑ ET MESURABLE Ce principe du fini annoncé, délimité dans le tableau par le point de perspective, fait du même coup ressentir qu’il y a un autre infini, au-delà. Il y a toujours la profondeur infinie de Dieu, derrière la limite de la finitude où se tient l’humain. Celui-ci est au centre, mais loin d’une sorte de valorisation narcissique, il est limité, en état d’incomplétude, d’inachèvement. L’homme n’est plus l’image fidèle de Dieu, l’Un, mais au contraire un être faible, demandant précisément l’éducation et les savoirs pour se parfaire. A lui de faire le travail… Cette thématique sera au centre des écrits du philosophe Jean Pic de la Mirandole (14631494). Pic de la Mirandole, à la fin du Quadroccento, est très influencé par le mythe d’Epiméthée, qui aurait fait des humains inachevés, et d’Epiméthée (qui aurait alors volé aux dieux le savoir pour le donner aux hommes et leur permettre de se parfaire), notamment dans son Discours sur la dignité humaine (1486). L’idée est que l’homme est déjà inachevé, incomplet, en imperfection. Aussi, avant de se confier à Dieu, il doit déjà se finir lui-même, se combler ou de parfaire lui-même. Dieu n’est pas rejeté, mais Pic de la Mirandole définit comme une nouvelle alliance entre les hommes et Dieu. Dieu a fait des êtres parfaits, sauf un (l’homme), et s’il a fait un homme inachevé, imparfait, c’est précisément pour que l’homme fasse lui-même le dur labeur de s’accomplir, de s’achever et de se parfaire un peu. .L’homme est donc l’artisan de sa destinée, de sa liberté allouée par Dieu, à condition qu’on lui fasse ressentir son inachèvement, son inaccomplissement. Dia 12 Nous ne t’avons donné ni place précise, ni forme qui te soit propre, ni fonction particulière, Adam, afin que selon tes envies et ton discernement, tu puisses prendre et posséder la place, la forme et les fonctions que tu désireras. Toi, que nulle limite ne contraint, conformément à la libre volonté que nous avons placée dans tes mains, décideras tes propres limites de ta nature. Nous t’avons placé au centre du monde pour que, de là, tu puisses plus facilement en observer les choses. Nous ne t’avons créé ni du ciel, ni de terre ; ni immortel, ni mortel, pour que, par ton libre arbitre, comme si tu étais le créateur de ton propre moule, tu puisses choisir de ta façonner dans la forme que tu préféreras…. L’Architecte Suprême a choisi l’homme, créature d’une nature imprécise, et, le plaçant au centre du monde, s’adressa à lui en ces termes : « Nous ne t’avons donné ni place précise, ni forme qui te soit propre, ni fonction particulière, Adam, afin que selon tes envies et ton discernement, tu puisses prendre et posséder la place, la forme et les fonctions que tu désireras. La nature de toutes les autres choses est limitée et contenue à l’intérieur des lois que nous leur avons prescrites. Toi, que nulle limite ne contraint, conformément à la libre volonté que nous avons placée dans tes mains, décideras tes propres limites de ta nature. Nous t’avons placé au centre du monde pour que, de là, tu puisses plus facilement en observer les choses. Nous ne t’avons créé ni du ciel, ni de terre ; ni immortel, ni mortel, pour que, par ton libre arbitre, comme si tu étais le créateur de ton propre moule, tu puisses choisir de ta façonner dans la forme que tu préféreras…. » La troisième conséquence sera celle de l’avènement du signe On pourrait dire, avec la perspective, que c’est alors l’homme qui regarde et mesure un espace ordonné, donné par la nature, mais que cet espace est le médiateur d’un autre infini qui se tient derrière, et qui reste inaccessible, mais ressenti. L’œuvre fonctionne alors pleinement comme un signe, mais un signe infini, on dira un symbole, dont le propre est toujours de renvoyer à autre chose. La construction de la perspective dans la forme finie du tableau renvoie à un infini. Les mesures de l’espace sonore ou visuel renvoient à la nature, qui elle-même renvoie à son créateur. Ce qui s’instaure alors dans l’art, c’est le renvoi à, le signe. Pour continuer ma petite histoire, cet avènement du signe qui se prépare alors avec la Renaissance nous amène ensuite à la seconde moitié du XVIIè siècle et à la première moitiés du siècle suivant. Pour citer M. Foucault, on découvre alors, à la suite de la grammaire de Port royal, que le mot n’est pas la chose, qu’il n’est qu’une forme sonore qui renvoie à un sens distinct de celle-ci. C’est d’ailleurs à cette époque que l’on commence à inventer les méthodes syllabiques dans l’apprentissage de la lecture. Ainsi, par ailleurs, l’introduction de l’assignat qui se contente de renvoyer symboliquement à la valeur que le Louis d’or incarnait. Le monde se découvre comme qu’un monde de renvois et de signes. L’autre qui fait penser dans l’œuvre n’est plus l’incarnation immédiate du regard de Dieu. Il est alors à chercher dans un système de renvois et de regards croisés inépuisables, de signes ouverts sur des renvois infinis, sur des re-présentations ouvertes sur d’autres re-présentations. Et ce n’est pas un hasard si la notion de re-présentation qui va trouver au XVIII è siècle son avènement avec Kant –du monde je ne peux en savoir que la représentation que j’en fais- se prépare alors. Ce monde de renvois qui s’annonce alors, de signes qui renvoient à d’autres signes, et qui va marquer le XVII e siècle, puis le XVIIIè siècle, un tableau me semble l’illustrer particulièrement. Telles sont les célèbres Ménines de Velasquez, peintes en 1656. DIA Les Ménines, Vélasquez, 1656 Alors on dira : « il était une fois une petite fille avec son chien, sa naine, son nain, ses servantes » « non, il était une fois l’infante marguerite d’Espagne, à côté d’un peintre » « non, il était une fois Velasquez qui peignit le roi d’Espagne vu de l’œil du monarque en train de se faire peindre alors que l’infante lui rendit visite » C’est toute la question de la re-présentation qui est au centre : l’immortel monarque Philippe IV que représente Vélasquez n’est pas le papa que regarde la sa petite fille ; l’infante Marguerite-Thérèse , le peinte se représente au travers du regard royal de celui qu’il est en train de représenter et ainsi de suite… Et, on est loin d’avoir épuisé l’énigme des Ménines, leur jeu de renvois multiples, infinis, exprimée dans la forme finie de l’oeuvre… Avec la médiation de la nature analysable que me semble avoir inaugurée la Renaissance, ce que l’homme regarde, finalement, c’est un système de signes. Ce que l’artiste pose c’est aussi un système de signes (de symboles) Bien évidemment, qui dit signes, dit codifications, normes, canons, grammaires. Et la période de la Renaissance aux Lumières, sera aussi celle de l’éclosion des grammaires, celle des traités de langue, de peinture ou de musique. Ainsi va-t-on s’intéresser aux harmonies des couleurs, à la proportion, ainsi va-t-on en musique chercher à unifier les instruments par le tempérament. Ainsi fixe-t-on aussi les grammaires de la langue. C’est parce qu’on sait alors que le mot n’est pas la chose, qu’il n’en est qu’un signe, qu’on peut alors traiter de son fonctionnement grammatical, en faire un système rationnel coordonné de signes. Dieu ↓ Nature ↑ Calcul des diverses proportions : GRAMMAIRES, SYSTEMES DE SIGNES Sujet humain MONDE INFINI MONDE FINI ET MESURABLE Ainsi, le XVIIe et surtout le XVIIIe siècle seront l’époque des grammaires, des traités. On pourrait dire qu’avec ces grammaires, on va ordonner le savoir en systèmes de signes, de langages. On rationalise les langages, et les pensées qui s’y véhiculent par ces grammaires, ou par les systèmes codifiés de la culture. Dès lors, on voit se poser un gros problème : le signe, les grammaires qui guident la représentation, et la liberté du sujet. Ce débat, engagé dès la Renaissance, va mener aux conceptions des Lumières. On se souvient de Pic de la Mirandole : à l’homme de se parfaire lui-même par son libre-arbitre, de sa fabriquer lui-même comme le disait Montaigne. Là est toute l’éducation. Or c’est en s’assujettissant aux langages, aux systèmes de signes et de savoirs de la culture, aux grammaires que l’homme devient sujet du libre arbitre. Mais ici nous sommes dans une ambivalence. D’un côté on l’homme s’est affranchi du dogme de l’Un pour pouvoir bénéficier, par son libre arbitre, de quoi se parfaire lui-même garce aux savoirs qu’il va élaborer face à la nature. D’un autre côté, ces savoirs, devenus des systèmes de signes, des grammaires, vont aussi avoir un aspect contraignant –c’est le propre de la grammaire qui permet au langage de fonctionner, mais qui contraint en même temps- , voire limitant, qui, finalement peut apparaître opposé à la liberté et à la possibilité même de penser pour créer du nouveau. Etre dans le système, y fonctionner au mieux, faire tourner mécaniquement le système, ce qu’on nomme la cause efficiente et s’y tenir. Sortir du système pour au contraire déployer la pensée en visant le « là de l’au-delà », ce qu’on nomme la cause finale. Tel sera le grand débat entre Leibniz, et sa théorie du système d’une harmonie, et, un siècle plus tard, Kant qui cherche comment atteindre la cause finale avec l’invention de la raison transcendantale. J’anticipe en disant que deux esthétiques fondamentales se dessinent alors : être dans les normes représentées du système, et y fonctionner ; c’est le beau ; en sortir vers la démesure : c’est le sublime. C’est ce que nous verrons la prochaine fois.