Gilles Boudinet
Peinture, musique, philosophie : « intersections » et
« correspondances »
BOUDINET, G., Des Arts et des Idées au XX° Siècle. Musique, peinture, philosophie,
sciences humaines et « intermezzos poétiques » : fragments croisés. Paris, L’Harmattan, 2000,
224 p.
On dit souvent qu’une culture meurt lorsque meurent ses langues, ses mots, avec ces derniers
la possibilité de penser, de conceptualiser qu’autorise le verbal et ses articulations logiques.
Mais force est de constater qu’une culture meurt également lorsque s’éteignent ses langages
artistiques et sensibles. L’un ne va pas sans l’autre. Le logos, à savoir toute la part du discours
conceptuel, articulé par la logique verbale, un logos que l’on reconnaît dans la pensée
philosophique, comme par ailleurs dans la science, ne se sépare pas si finalement du muthos,
du mythe, de la pensée sensible, analogique et non plus sensible, siègent les arts. L’un et
l‘autre se réclament en réciprocité. Platon aurait probablement parlé de « noces barbares », et
avec lui tous ceux qui l’on suivi.
En effet, il faut se souvenir de la thèse platonicienne des langages que je qualifie d’un
.paralléllisme » inégalitaire des langages.
En haut, quelque part dans les étoiles, on a les Idées ; à savoir une sorte d’algorithme divin
qui définit la proportion parfaire, et idéale, de chaque chose de l’univers. Les Idées sont la
vrai. Mais, par leurs langages et techniques, les pauvres humains que nous sommes, nous ne
faisons qu’imiter ces idées, sans toutefois y parvenir complètement. Les langages imitent,
chacun à sa façon, ces Idées, en font des copies pour ainsi dire en parallèle.
Le problème posé est que toute copie est toujours plus ou moins imparfaite par rapport au
référent.
Idées (prototype abstrait, équation mathématique)
↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓
Langages, activité humaine (verbale, technique, artistique)
↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓
Copies imparfaites des Idées
Mais ce parallélisme entre les langages est inégalitaire : certains langages, marqués par
l’abstraction, la précision, feront de meilleurs copies que d’autres langages. Ainsi, la précision
mathématique, celle de la pensée conceptuelle et de la logique (le logos) feront de bonnes
copies des Idées. La technique aussi, mais d’autres seront catastrophiques, comme les arts,
incapables de fixer une vérité, imprécis, ne feront que de « mauvais simulacres ».
Moralité, il faut renvoyer les artistes de la cité, ces menteurs, et ne retenir que les langages
dignes de la précision rationnelle nécessaire à la connaissance des Idées…. Et l’on comprend
ainsi le discrédit jeté depuis par les institutions scolaires envers les choses de l’art. Et ceci me
semble s’être poursuivi bien après. Par exemple, au début du XXème siècle, E. Durkheim
écrivit dans son Education morale que l’art est dangereux parce qu’il détourne de la vie réelle
et donc de la vie morale » il ne fait que des rêveurs et non des citoyens actifs.
C’est bien, vous l’avez deviné, contre ce modèle du parallélisme platonicien que cette série de
conférences sera prononcée. Il s’agira, en s’appuyant sur quelques exemples, de suivre une
autre perspective : celle non seulement, comme l’aurait dit Baudelaire, de
« correspondances », mais encore de croisements tant des arts entre eux, que des arts avec le
pensée propre au logos de la philosophie, puis des sciences humaines.
Le postulat de ces conférences est celui d’un gros maillage entre les différents langages, dont
ceux des arts et de la pensée philosophique qui se coalimenteraient en réciprocité, l’ensemble
formant ce qu’U Eco qualifie de « système sémantique global », à savoir ce qu’on désigne
comme la « culture. »
On peut par exemple se souvenir de l’influence du romantisme sur la philosophie du XIXème
siècle, le sujet, seul face à la nature déchaînée, se replie sur lui-même pour trouver une
force intérieure, aveugle, dont s’empareront des philosophes comme A. Schopenhauer ou Carl
Gustav Carus, qui reprendra le vocable d’inconscient en ouvrant la voie aux interrogations
freudiennes. Inversement, on se souvient de l’impact qu’eut la psychanalyse auprès, pour citer
l’exemple le plus connu, peut-être un peu forcé par A. Breton, du surréalisme. Tout se passe
comme si ce qu’un artiste déposait en culture pouvait être repris par une pensée
philosophique, voire scientifique, ou inversement.
Mais qu’est-ce qu’un artiste dépose en culture ? Le sculpteur Jaccometti disait « une façon de
mordre dans le réel », une façon nouvelle de voir les choses, de faire surgir ce qui n’avait pas
encore été vu comme cela, une façon de dévoiler un invu, de faire entendre un inouï, une
nouvelle façon de se positionner dans le monde. Et cette façon, parce qu’elle est nouvelle,
inédite, interroge, étonne, et l’on se rappelle du célèbre postulat d’Aristote qui voyait dans
l’étonnement la source de la philosophie. Mais qu’est-ce qu’un philosophe dépose en culture ?
On dira des concepts. Mais comment naît un concept ? aussi dans une nouvelle façon de
penser le monde. Le philosophe n’invente pas vraiment un monde nouveau, nous ne cessons
de penser sur les mêmes choses depuis Parménide. Mais ce que la philosophie inaugure ce
sont des nouvelles façons de penser le monde, de se positionner dans le réel que nous ne
pourrons jamais saisir totalement. Et cette nouvelle façon de penser, de se positionner peut à
son tour alimenter le travail artistique, lui offrir de nouvelles perspectives… Il en va de même
pour la science, les techniques…
C’est bien sous cet angle de la posture, de la façon d’entendre, de regarder ou de penser le
monde que je propose de décliner mes interactions ou correspondances entre les arts, la
philosophie…
Ceci, en suivant quelques étapes de l’histoire occidentale pour lesquelles je renvoie au
document de présentation des conférences.
La première que je propose aujourd’hui est celle de la Renaissance. On ne peut introduire
cette période sans évoquer, même très sommairement, avant la période médiévale. Pour celle-
ci, je reprendrai volontiers la thèse que développe M. Foucault dans les Mots et les choses.
Pour résumer à l’extrême, la conception médiévale est celle de l’Unité, de l’Un, d’un monde
voulu unitaire, puisqu’il est à l’image du « grand » Un, Dieu.
Par exemple, la pièce de monnaie n’est pas un signe qui renverrait à une valeur monétaire,
mais elle est elle-même sa propre valeur, elle vaut son pesant d’or. C’est aussi la thèse des
« signatures » : Dieu est présent dans chaque chose du monde et y laisse sa signature selon
des chaînes de ressemblances accordées son unité : une plante qui ressemble à des bronches
sert à soigner les bronches. C’est bien connu, les myrtilles soignent les yeux. Ceci vaut aussi
pour le mot. « Au commencement était le Verbe et le Verbe était dieu ». Le verbe est dieu, le
mot est la chose qu’il désigne et non un simple signe linguistique dont la forme verbale
signifiante renvoie à un sens signifié totalement différent de lui. Le sens, comme dieu,
s’incarne dans la forme sonore du mot qui le porte.
Avec cette conception de l’Un, et en plein héritage des Idées dites platoniciennes, l’Univers
est régi par une même équation, par une même proportion qui gouverne chaque domaine.
Ainsi, les proportions entre les étoiles sont-elles postulées comme les mêmes que celles entre
les sons (l’harmonie universelle), ou encore que celles de statut entre les humains.
On comprend d’ailleurs ce qui va occuper la recherche de nombreux moines appliqués à
mesurer les vibrations sonores sur des cordes tendues, non pour faire de la musique, mais pour
atteindre enfin la clef divine de l’équation magique du ciel, de la proportion divine de
l’univers entier…. Les distances entre les sons sont les mêmes que les distances stellaires.
Cette conception hérite du mythe pamphylien de la musique des sphères qui, d’ailleurs
conclut la République de Platon. Les étoiles, les sphères produiraient une musique qui serait
celle de l’harmonie universelle, tant musicale que stellaire. Observer les étoiles ou écouter les
vibrations sonores sont une même chose. « Il semble écrit d’ailleurs Platon que les yeux onrt
été formées pour l’astronomie et les oreilles pour le musique, et que ces deux sciences sont
sœurs ».
Mais cette musique, là-haut dans les astres est la musique divine, ce qu’on va nommer la
musica mundana. Au musicien de la rejoindre de s’élever vers elle. Un exemple
anachronique, me semble très révélateur de cette esthétique musicale, avec des « fusées » de
voix des anges qui montent vers le ciel. Il s’agit du Stabat Mater que Pergolèse composé en
1736. La musique doit être accordée à la même unité que celle du cosmos que nous ferait
entendre la musica mundana.
musica mundana (les sphères)
musica humana, musica in instrumentis
Pergolèse Stabat Mater (1736)
On retrouvera aussi, pour la musica humana, la musique chantée, produite par la voix
humaine, le même souci d’unité dans l’Antiphonaire, recueil de chants liturgiques imposé par
Grégoire premier au VIè siècle, socle du chant grégorien, qui se base sur le plain-chant : tout
le monde devant chanter en même temps la même note. Il s’agit bien d’unifier les fidèles
selon le principe du même.
Certes ceci ne signifie pas que le monde ne soit pas composé de différences, comme celles de
rang entre les hommes, du roi au serf. Mais ces différences sont en fait accordées à une même
raison, celle d’une proportion voulue par Dieu et étant Dieu lui-même, dont les hiérarchies
sont ainsi subordonnées à l’harmonie pré-établie d’une unité divine qui transcende l’univers
entier.
Commentons ceci au niveau déjà de l’image, à qui j’opposerai la perspective florentine.
Avec cette unicité divine qui fixe l’ordre du monde, l’iconographie médiévale propose
souvent le seul point du vue qui vaille, à savoir un regard depuis l’œil de Dieu, en position de
plongée sur le monde, planant légèrement au-dessus de celui-ci. Il s’agit de montrer ainsi
l’ordre du monde et la hiérarchie de ses personnages accordée à la détermination divine.
Le monde est Un et à l’artiste d’imiter Dieu, de le faire préssentir au travers de son regard
qu’il épouse-puisque Dieu est aussi dans l’artiste- , mais comment est-ce possible, puisque
Dieu est inconnaissable ?
C’est bien ceci que va rompre la Renaissance florentine. 35 ans après la précédente image :
On mesure toute la mutation introduite par le XVème siècle florentin, avec l’arrivée de la
perspective, du moins avec l’usage privilégié de la perspective. Cette dernière est connue
depuis l’antiquité, et parfois critiquée au titre d’un art du trompe l’œil qui ne fait que mentir
selon Platon. Mais elle va alors faire l’objet d’une codification systématique, comme pour
Les Très Riches Heures du duc de Berry vers 1440
La Cité idéale 1475
Piero della Francesca ? Luciano Laurana ? Francesco di Giorgio Martini ?
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