12/05/2017 Le monde politique manque-t

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12/05/2017
Le monde politique manque-t-il d’imagination ?
« Imagination. — C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de
fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité,
si elle l'était infaillible du mensonge.
Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même
caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages; et c'est parmi eux que
l'imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le
prix aux choses.
Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour
montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses
heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier
la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages. Et rien ne nous dépite
davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière
que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents
ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec
hardiesse et confiance - les autres, avec crainte et défiance - et cette gaieté de visage leur donne
souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des
juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous mais elle les rend heureux, à l'envi de la
raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l'autre de honte.
Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux
lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante. Toutes les richesses de la terre [sont] insuffisantes
sans son consentement. Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le
respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur
nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles. Voyezle entrer dans un sermon, où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par
l'ardeur de sa charité; le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à
paraître, si la nature lui [a] donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait
mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je
parie la perte de la gravité de notre sénateur.
Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un
précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en
sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.
Je ne veux pas rapporter tous ses effets; qui ne sait que la vue de chats, de rats, l'écrasement d'un
charbon, etc. emportent la raison hors des gonds. Le ton de voix impose aux plus sages, et change un
discours et un poème de force.
L'affection ou la haine changent la justice de face, et combien un avocat bien payé par avance
trouve(-t-)il plus juste la cause qu'il plaide. Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux
juges, dupés par cette apparence. Plaisante raison qu'un vent manie, et à tous sens. Je rapporterais
presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison
a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l'imagination des hommes a
témérairement introduits en chaque lieu.
Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils
s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste
était fort nécessaire, et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs
n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le
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monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S'ils avaient la véritable justice, et si les
médecins avaient le vrai art de guérir, ils n'auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces
sciences serait assez vénérable d'elle-même, mais n'ayant que des sciences imaginaires il faut qu'ils
prennent ces vains instruments qui frappent l'imagination à laquelle ils ont affaire et par là en effet,
ils s'attirent le respect.
Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte parce qu'en effet leur part est plus
essentielle. Ils s'établissent par la force, les autres par grimace.
C'est ainsi que nos rois n'ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d'habits
extraordinaires pour paraître tels. Mais ils se font accompagner de gardes, de hallebardes. Ces
troupes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui
marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas
l’habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un
autre homme le grand seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires.
Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête sans une opinion
avantageuse de sa suffisance.
L’imagination dispose de tout; elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde.
Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des
livres, dell’ opinione regina del mondo. J'y souscris sans le connaître, sauf le mal, s'il y en a.
Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour
nous induire à une erreur nécessaire.
Blaise PASCAL, Pensées, édition Lafuma 44 (1670)
« En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n'est pas précisément à
diminuer nos désirs ; car, s'ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés
resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n'est pas non plus à étendre nos
facultés, car si nos désirs s'étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n'en deviendrions que
plus misérables : mais c'est à diminuer l'excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité
parfaite la puissance et la volonté. C'est alors seulement que, toutes les forces étant en action, l'âme
cependant restera paisible, et que l'homme se trouvera bien ordonné.
C'est ainsi que la nature, qui fait tout pour le mieux, l'a d'abord institué. Elle ne lui donne
immédiatement que les désirs nécessaires à sa conservation et les facultés suffisantes pour les
satisfaire. Elle a mis toutes les autres comme en réserve au fond de son âme, pour s'y développer au
besoin. Ce n'est que dans cet état primitif que l'équilibre du pouvoir et du désir se rencontre, et que
l'homme n'est pas malheureux. Sitôt que ses facultés virtuelles se mettent en action, l'imagination, la
plus active de toutes, s'éveille et les devance. C'est l'imagination qui étend pour nous la mesure des
possibles, soit en bien, soit en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les désirs par l'espoir de
les satisfaire. Mais l'objet qui paraissait d'abord sous la main fuit plus vite qu'on ne peut le poursuivre
; quand on croit l'atteindre. il se transforme et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays
déjà parcouru, nous le comptons pour rien ; celui qui reste à parcourir s'agrandit, s'étend sans cesse.
Ainsi l'on s'épuise sans arriver au terme ; et plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur
s'éloigne de nous.
Au contraire, plus l'homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés
à ses désirs est petite, et moins par conséquent il est éloigné d'être heureux. Il n'est jamais moins
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misérable que quand il paraît dépourvu de tout ; car la misère ne consiste pas dans la privation des
choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir.
Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini ; ne pouvant élargir l'un, rétrécissons
l'autre ; car c'est de leur seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment
malheureux. Otez la force, la santé, le bon témoignage de soi, tous les biens de cette vie sont dans
l'opinion ; ôtez les douleurs du corps et les remords de la conscience, tous nos maux sont
imaginaires. Ce principe est commun, dira-t-on ; j'en conviens ; mais l'application pratique n'en est
pas commune ; et c'est uniquement de la pratique qu'il s'agit ici.
Quand on dit que l'homme est faible, que veut-on dire ? Ce mot de faiblesse indique un rapport, un
rapport de l'être auquel on l'applique. Celui dont la force passe les besoins, fût-il un insecte, un ver,
est un être fort ; celui dont les besoins passent la force, fût-il un éléphant, un lion ; fût-il un
conquérant, un héros ; fût-il un dieu ; c'est un être faible. L'ange rebelle qui méconnut sa nature était
plus faible que l'heureux mortel qui vit en paix selon la sienne. L'homme est très fort quand il se
contente d'être ce qu'il est ; il est très faible quand il veut s'élever au-dessus de l'humanité. N'allez
donc pas vous figurer qu'en étendant vos facultés vous étendez vos forces ; vous les diminuez, au
contraire, si votre orgueil s'étend plus qu'elles. Mesurons le rayon de notre sphère, et restons au
centre comme l'insecte au milieu de sa toile ; nous nous suffirons toujours à nous-mêmes, et nous
n'aurons point à nous plaindre de notre faiblesse, car nous ne la sentirons jamais.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l'Éducation, Livre II, (1762)
« Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme
d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que
véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du
bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à
l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être
dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un
être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept
déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de
pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ?
Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une
manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont
pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez
de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue
souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où
aurait fait tomber une santé parfaite, etc… Bref, il est incapable de déterminer avec une entière
certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait
l’omniscience. On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d’après des principes déterminés, mais
seulement d’après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère,
l’économie, la politesse, la réserve, etc…, toutes choses qui, selon les enseignements de
l’expérience, contribuent en thèse [1] générale pour la plus grande part au bien être. Il suit de là que
les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c’est-à-dire
représenter des actions de manière objective comme pratiquement nécessaires, qu’il faut les tenir
plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (praecepta) de la raison : le
problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le
bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ».
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KANT, Fondements de la métaphysique de mœurs (1785)
« Ce qui nous plaît dans la beauté artistique, c'est précisément le caractère de liberté de sa
production et de ses formes qui nous soustrait, semble-t-il, par la production et par l'intuition
mêmes, aux liens de la règle et du réglé. Face à la rigueur de ce qui subit le joug des lois et face à la
sombre intériorité de la pensée, nous cherchons l'apaisement et l'animation dans les figures de l'art ;
face au royaume ténébreux des idées, une réalité animée et pleine de vie. Enfin, la source des
œuvres d'art est la libre activité de l'imagination qui, dans ses images mêmes, est plus libre que la
nature. Non seulement l'art dispose de l'entièreté du royaume des formes de la nature, dans leur
paraître multiple et bigarré, mais l'imagination créatrice se montre inépuisable dans les productions
qui lui sont propres. Face à cette plénitude démesurée de l'imagination et de ses libres réalisations, il
semble donc que la pensée doive renoncer au projet hardi de saisir intégralement de pareilles
réalisations, de les juger et de les ordonner sous ses formules universelles. [...] Il est vrai qu'il y a des
cas dans lesquels l'art peut être considéré comme un jeu éphémère destiné à l'amusement et à la
distraction, comme un ornement qui sert à enjoliver l'aspect extérieur des rapports de la vie ou à
mettre en relief, en les ornant, d'autres objets. Sous ce point de vue, il ne s'agit pas d'un art
indépendant et libre, mais d'un art asservi. Mais ce que nous proposons d'étudier, c'est
l'art libre dans sa fin et dans ses moyens. [...] L'art beau n'est véritablement art qu'en cette liberté
propre. »
HEGEL, Esthétique (1818-1829)
« Dans le cours de l'histoire, le moment de la conservation d'un peuple, d'un Etat, des sphères
subordonnées de sa vie, est un moment essentiel. C'est ce qui est assuré par l'activité des individus
qui participent à l'œuvre commune et concrétisent ses différents aspects. Mais il existe un autre
moment : c'est le moment où l'ordre existant est détruit parce qu'il a épuisé et complètement réalisé
ses potentialités, parce que l'histoire et l'Esprit du Monde sont allés plus loin. Nous ne parlerons pas
ici de la position de l'individu à l'intérieur de la communauté, de son comportement moral et de ses
devoirs. Ce qui nous intéresse, c'est seulement l'Esprit avançant et s'élevant à un concept supérieur
de lui-même. Mais ce progrès est intimement lié à la destruction et la dissolution de la forme
précédente du réel, laquelle a complètement réalisé son concept. Ce processus se produit selon
l'évolution interne de l'Idée, mais, d'autre part, il est lui-même produit par les individus qui
l'accomplissent activement et qui assurent sa réalisation. C'est le moment justement où se
produisent les grands conflits entre les devoirs, les lois et les droits existants et reconnus, et les
possibilités qui s'opposent à ce système, le lèsent, en détruisent le fondement et la réalité, et qui
présentent aussi un contenu pouvant paraître également bon, profitable, essentiel et nécessaire. Ces
possibilités deviennent dès lors historiques ; elles contiennent un universel d'une autre espèce que
celui qui est à la base de l'existence du peuple ou de l'Etat. Cet universel est un moment de l'Idée
créatrice, un moment de l'élan de la vérité vers elle-même. »
HEGEL, La Raison dans l'histoire (1822 -1830)
« A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel
que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se
représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la
représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des
hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi
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le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les
fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du
processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases
matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que
les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie.
Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en
développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité
qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui
détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les
choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui
correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la
conscience uniquement comme Leur conscience.
Cette façon de considérer les choses n'est pas dépourvue de présuppositions. Elle part des prémisses
réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prémisses, ce sont les hommes, non pas isolés et
figés, de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement réel dans
des conditions déterminées, développement visible empiriquement. Dès que l'on représente ce
processus d'activité vitale, l'histoire cesse d'être une collection de faits sans vie, comme chez les
empiristes, qui sont eux-mêmes encore abstraits, ou l'action imaginaire de sujets imaginaires,
comme chez les idéalistes.
C'est là où cesse la spéculation, c'est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive,
l'analyse de l'activité pratique, du processus, de développement pratique des hommes. Les phrases
creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer. »
Marx, L’idéologie allemande (1845-1846)
« Dans ces derniers temps nous avons entendu dire de mille manières différentes : « Copiez la
nature ; ne copiez que la nature. Il n’y a pas de plus grande jouissance ni de plus beau triomphe
qu’une copie excellente de la nature. » Et cette doctrine, ennemie de l’art, prétendait être appliquée
non seulement à la peinture, mais à tous les arts, même au roman, même à la poésie. A ces
doctrinaires si satisfaits de la nature un homme imaginatif aurait certainement eu le droit de
répondre : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne
me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive. »
Cependant il eût été plus philosophique de demander aux doctrinaires en question, d’abord s’ils sont
bien certains de l’existence de la nature extérieure, ou, si cette question eût paru trop bien faite pour
réjouir leur causticité, s’ils sont bien sûrs de connaître toute la nature, tout ce qui est contenu dans la
nature. Un oui eût été la plus fanfaronne et la plus extravagante des réponses. Autant que j’ai pu
comprendre ces singulières et avilissantes divagations, la doctrine voulait dire, je lui fais l’honneur de
croire qu’elle voulait dire : l’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon qu’il voit et
qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature. Il doit éviter comme la mort d’emprunter
les yeux et les sentiments d’un autre homme, si grand qu’il soit ; car alors les productions qu’il nous
donnerait seraient, relativement à lui, des mensonges, et non des réalités. Or, si les pédants dont je
parle (il y a de pédanterie même dans la bassesse), et qui ont des représentants partout, cette
théorie flattant également l’impuissance et la paresse, ne voulaient pas que la chose fût entendue
ainsi, croyons simplement qu’ils voulaient dire : « Nous n’avons pas d’imagination, et nous décrétons
que personne n’en aura. »
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Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à toutes les autres; elle les excite, elle
les envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au point de se confondre avec elles, et
cependant elle est toujours bien elle-même, et les hommes qu’elle n’agite pas sont facilement
reconnaissables à je ne sais quelle malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de
l’Évangile.
Elle est l’analyse, elle est la synthèse; et cependant des hommes habiles dans l’analyse et
suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination. Elle est cela, et elle n’est
pas tout à fait cela. Elle est la sensibilité, et pourtant il y a des personnes très sensibles, trop sensibles
peut-être, qui en sont privées. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la
couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la
métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des
règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde
nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je
crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le gouverne. Que dit-on d’un guerrier sans
imagination ? Qu’il peut faire un excellent soldat, mais que, s’il commande des armées, il ne fera pas
de conquêtes. Le cas peut se comparer à celui d’un poète ou d’un romancier qui enlèverait à
l’imagination le commandement des facultés pour le donner, par exemple, à la connaissance de la
langue ou à l’observation des faits. Que dit-on d’un diplomate sans imagination ? Qu’il peut très bien
connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais qu’il ne devinera pas les traités et
les alliances contenus dans l’avenir. D’un savant sans imagination ? Qu’il a appris tout ce qui, ayant
été enseigné, pouvait être appris, mais qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées.
L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement
apparentée avec l’infini.
Sans elle, toutes les facultés, si solides ou si aiguisées qu’elles soient, sont comme si elles n’étaient
pas, tandis que la faiblesse de quelques facultés secondaires, excitées par une imagination
vigoureuse, est un malheur secondaire. Aucune ne peut se passer d’elle, et elle peut suppléer
quelques-unes. Souvent ce que celles-ci cherchent et ne trouvent qu’après les essais successifs de
plusieurs méthodes non adaptées à la nature des choses, fièrement et simplement elle le devine.
Enfin elle joue un rôle puissant même dans la morale ; car, permettez-moi d’aller jusque-là, qu’est-ce
que la vertu sans imagination ? Autant dire la vertu sans la pitié, la vertu sans le ciel; quelque chose
de dur, de cruel, de stérilisant, qui, dans certains pays, est devenu la bigoterie, et dans certains
autres le protestantisme.
Malgré tous les magnifiques privilèges que j’attribue à l’imagination, je ne ferai pas à vos lecteurs
l’injure de leur expliquer que mieux elle est secourue et plus elle est puissante, et, que ce qu’il y a de
plus fort dans les batailles avec l’idéal, c’est une belle imagination disposant d’un immense magasin
d’observations. »
Charles BAUDELAIRE, Salon de 1859
« Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu allège, tranquillise et satisfait
l’esprit, et procure en outre un sentiment de puissance. L’inconnu comporte le danger, l’inquiétude,
le souci — le premier instinct porte à supprimer cette situation pénible. Premier principe : une
explication quelconque est préférable au manque d’explication. Comme il ne s’agit au fond que de se
débarrasser de représentations angoissantes, on n’y regarde pas de si près pour trouver des moyens
d’y arriver : la première représentation par quoi l’inconnu se déclare connu fait tant de bien qu’on la
« tient pour vraie ». Preuve du plaisir (« de la force ») comme critérium de la vérité. — L’instinct de
cause dépend donc du sentiment de la peur qui le produit. Le « pourquoi », autant qu’il est possible,
ne demande pas l’indication d’une cause pour l’amour d’elle-même, mais plutôt une espèce de
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cause — une cause qui calme, délivre et allège. La première conséquence de ce besoin c’est que l’on
fixe comme cause quelque chose de déjà connu, de vécu, quelque chose qui est inscrit dans la
mémoire. Le nouveau, l’imprévu, l’étrange est exclu des causes possibles. On ne cherche donc pas
seulement à trouver une explication à la cause, mais on choisit et on préfère une espèce particulière
d’explications, celle qui éloigne le plus rapidement et le plus souvent le sentiment de l’étrange, du
nouveau, de l’imprévu, — les explications les plus ordinaires. — Qu’est-ce qui s’en suit ? Une
évaluation des causes domine toujours davantage, se concentre en système et finit
par prédominer de façon à exclure simplement d’autres causes et d’autres explications. — Le
banquier pense immédiatement à « l’affaire », le chrétien au « péché », la fille à son amour. »
Nietzsche, Les quatre grandes erreurs (1888)
« Comme beaucoup de problèmes psychologiques, les recherches sur l'imagination sont troublées
par la fausse lumière de l'étymologie. On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des
images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est
surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S'il n'y a pas
changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action
imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image
occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a
pas imagination. Il y a perception, souvenir d'une perception, mémoire familière, habitude des
couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image,
c'est imaginaire. La valeur d'une image se mesure à l'étendue de son auréole imaginaire. Grâce à
l'imaginaire, l'imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain
l'expérience même de l'ouverture, l'expérience même de la nouveauté. Plus que toute autre
puissance, elle spécifie le psychisme humain. Comme le proclame Blake : « L'imagination n'est pas un
état, c'est l'existence humaine elle-même1.» On se convaincra plus facilement de la vérité de cette
maxime si l'on étudie, comme nous le ferons systématiquement dans cet ouvrage, l'imagination
littéraire, l'imagination parlée, celle qui, tenant au langage, forme le tissu temporel de la spiritualité,
et qui par conséquent se dégage de la réalité.
Une image qui quitte son principe imaginaire et qui se fixe dans une forme définitive prend peu à
peu les caractères de la perception présente. Bientôt, au lieu de nous faire rêver et parler, elle nous
fait agir. Autant dire qu'une image stable et achevée coupe les ailes à l'imagination. Elle nous fait
déchoir de cette imagination rêveuse qui ne s'emprisonne dans aucune image et qu'on pourrait
appeler pour cela une imagination sans images... Sans doute, en sa vie prodigieuse, l'imaginaire
dépose des images, mais il se présente toujours comme un au-delà des images, il est toujours un peu
plus que ses images.
Ainsi le caractère sacrifié par une psychologie de l'imagination qui ne s'occupe que de la constitution
des images est un caractère essentiel, évident, connu de tous : c'est la mobilité des images. Il y a
opposition dans le règne de l'imagination comme dans tant d'autres domaines entre la constitution
et la mobilité. Et comme la description des formes est plus facile que la description des mouvements,
on s'explique que la psychologie s'occupe d'abord de la première tâche. C'est pourtant la seconde qui
est la plus importante. L'imagination, pour une psychologie complète, est, avant tout, un type de
mobilité spirituelle, le type de la mobilité spirituelle la plus grande, la plus vive, la plus vivante. Il faut
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donc ajouter systématiquement à l'étude d'une image particulière l'étude de sa mobilité, de sa
fécondité, de sa vie.
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William Blake, Second Livre prophétique.
Gaston BACHELARD, L'air et les songes : essai sur l'imagination du mouvement (1943)
« Pour le philosophe réaliste comme pour le commun des psychologues, c'est la perception des
images qui détermine les processus de l'imagination. Pour eux, on voit les choses d'abord, on les
imagine ensuite; on combine, par l'imagination, des fragments du réel perçus, des souvenirs du réel
vécus, mais on ne saurait atteindre le règne d'une imagination foncièrement créatrice. Pour
richement combiner, il faut avoir beaucoup vu. Le conseil de bien voir, qui fait le fond de la culture
réaliste, domine sans peine notre paradoxal conseil de bien rêver, de rêver en restant fidèle à
l'onirisme des archétypes qui sont enracinés dans l'inconscient humain. Nous allons cependant /.../
réfuter cette doctrine nette et claire et essayer, sur le terrain qui nous est le plus défavorable,
d'établir une thèse qui affirme le caractère primitif, le caractère psychiquement fondamental de
l'imagination créatrice. Autrement dit, pour nous, l'image perçue et l'image créée sont deux
instances psychiques très différentes et il faudrait un mot spécial pour désigner l'image imagée. Tout
ce qu'on dit dans les manuels sur l'imagination reproductrice doit être mis au compte de la
perception et de la mémoire. L'imagination créatrice a de toutes autres fonctions que celles de
l'imagination reproductrice. A elle appartient cette fonction de l'irréel qui est psychiquement aussi
utile que la fonction du réel si souvent évoquée par les psychologues pour caractériser l'adaptation
d'un esprit à une réalité estampillée par les valeurs sociales. Précisément cette fonction de l'irréel
retrouvera des valeurs de solitude. La commune rêverie en est un des aspects les plus simples. Mais
on aura bien d'autres exemples de son activité si l'on veut bien suivre l'imagination imaginante dans
sa recherche d'images imagées. »
Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, (1948)
« Mythique ou scientifique, la représentation du monde que construit l'homme fait toujours une
large place à son imagination. Car contrairement à ce qu'on croit souvent, la démarche scientifique
ne consiste pas simplement à observer, à accumuler des données expérimentales pour en déduire
une théorie. On peut parfaitement examiner un objet pendant des années sans jamais en tirer la
moindre observation d'intérêt scientifique. Pour apporter une observation de quelque valeur, il faut
déjà, au départ, avoir une certaine idée de ce qu'il y a à observer. Il faut déjà avoir décidé ce qui est
possible. Si la science évolue, c'est souvent parce qu'un aspect encore inconnu des choses se dévoile
soudain; pas toujours comme conséquence de l'apparition d'un appareillage nouveau, mais grâce à
une manière nouvelle d'examiner les objets, de les considérer sous un angle neuf. Ce regard est
nécessairement guidé par une certaine idée de ce que peut bien être la « réalité ». Il implique
toujours une certaine conception de l'inconnu, de cette zone située juste au-delà de ce que la logique
et l'expérience autorisent à croire. Selon les termes de Peter Medawar1, l'enquête scientifique
commence toujours par l'invention d'un monde possible, ou d'un fragment de monde possible.
Ainsi commence la pensée mythique. Mais cette dernière s'arrête là. Après avoir construit ce qu'elle
considère non seulement comme le meilleur des mondes mais comme le seul possible, elle insère
sans peine la réalité dans le cadre qu'elle a créé. Chaque fait, chaque événement est interprété
comme un signe qui est émis par les forces régissant le monde et qui, par là même, prouve leur
existence et leur importance. Pour la pensée scientifique, au contraire, l'imagination n'est qu'un
élément du jeu. A chaque étape, il lui faut s'exposer à la critique et à l'expérience pour limiter la part
du rêve dans l'image du monde qu'elle élabore. Pour la science, il y a beaucoup de mondes possibles,
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mais le seul intéressant est celui qui existe et qui, depuis longtemps déjà, a fait ses preuves. La
démarche scientifique confronte sans relâche ce qui pourrait être et ce qui est. C'est le moyen de
construire une représentation du monde toujours plus proche de ce que nous appelons « la réalité ».
L'une des principales fonctions des mythes a toujours été d'aider les êtres humains à supporter
l'angoisse et l'absurdité de leur condition. Ils tentent de donner un sens à la vision déconcertante que
l'homme tire de l'expérience, de lui rendre confiance en la vie malgré les vicissitudes, la souffrance et
la misère. C'est donc une vue du monde étroitement liée à la vie quotidienne et aux émotions
humaines que proposent les mythes. En outre, dans une culture donnée, un mythe qui est répété
sous la même forme, avec les mêmes mots, de génération en génération, n'est pas simplement une
histoire dont on peut tirer des conclusions sur le monde. Un mythe a un contenu moral. Il porte sa
signification propre. Il sécrète ses valeurs. Dans un mythe, les êtres humains trouvent leur loi, au
sens le plus élevé du mot, sans même avoir à l'y chercher.
Même en l'y cherchant, ils ne peuvent trouver de loi ni dans la conservation de la masse et de
l'énergie, ni dans la soupe primordiale de l'évolution. En fait, la démarche scientifique représente un
effort pour libérer de toute émotion la recherche et la connaissance. Le scientifique tente de se
soustraire lui-même du monde qu'il essaie de comprendre. Il cherche à se mettre en retrait, à se
placer dans la position d'un spectateur qui ne ferait pas partie du monde à étudier. Par ce
stratagème, le scientifique espère analyser ce qu'il considère être « le monde réel autour de lui ». Ce
prétendu « monde objectif » devient ainsi dépourvu d'esprit et d'âme, de joie et de tristesse, de désir
et d'espoir. Bref, ce monde scientifique ou « objectif » devient complètement dissocié du monde
familier de notre expérience quotidienne. Cette attitude sous-tend tout le réseau de connaissance
développé depuis la Renaissance par la science occidentale.
1
Biologiste britannique, auteur de L'Espoir du progrès (1973).
François JACOB, Le Jeu des possibles (1981)
« Je vais parler de l’imaginaire et de l’imagination sous l’angle de leur crise actuelle dans les sociétés
occidentales ; crise de l’imaginaire social instituant, crise de l’imagination des êtres humains
singuliers. (…)
Et d’abord, pourquoi imaginaire ? Il faudrait sans doute, dans ce festival, dire quelques mots sur
cette notion. Imaginaire, parce que l’histoire de l’humanité est l’histoire de l’imaginaire humain et de
ses œuvres. Histoire et œuvres de l’imaginaire radical, qui apparaît dès qu’il y a une collectivité
humaine : imaginaire social instituant qui crée l’institution en général (la forme institution) et les
institutions particulières de la société considérée, imagination radicale de l’être humain singulier.
Quelques mots seulement sur le destin de la notion dans l’histoire de la philosophie. Dans cette
histoire, la notion d’imaginaire a été soit ignorée, soit maltraitée. (…)
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Mais enfin, on peut dire que, tant bien que mal, il y a eu ce traitement de l’imagination dans l’histoire
de la philosophie avec ses recouvrements successifs. Mais ce que l’on y chercherait en vain est ce
que j’appelle l’imaginaire social instituant, c’est-à-dire la reconnaissance de ce fait fondamental que
l’on ne peut « expliquer » ni la naissance de la société ni les évolutions de l’histoire par des facteurs
naturels, biologiques ou autres, pas plus que par une activité « rationnelle » d’un être « rationnel »
(l’homme). On constate dans l’histoire dès l’origine l’émergence du nouveau radical, et, si l’on ne
veut pas recourir à des facteurs transcendants pour en rendre compte, on doit bien postuler une
puissance de création, une vis formandi, immanente aux collectivités humaines comme aux êtres
humains singuliers. Il est dès lors tout à fait naturel d’appeler cette faculté de novation radicale, de
création et de formation, imaginaire et imagination. Le langage, les coutumes, les normes, la
technique ne peuvent pas « être expliqués » par des facteurs extérieurs aux collectivités humaines.
Aucun facteur naturel, biologique ou logique ne peut en rendre compte. Tout au plus, ils peuvent en
constituer des conditions nécessaires (la plupart du temps extérieures et triviales), jamais suffisantes.
Nous devons donc admettre qu’il y a dans les collectivités humaines une puissance de création,
une vis formandi, que j’appelle l’imaginaire social instituant. Pourquoi la philosophie n’a-t-elle pas su
reconnaître cette nécessité, et pourquoi toujours maintenant recule-t-elle avec horreur et irritation
devant cette idée ? On me demande toujours : qu’est-ce que c’est, cet imaginaire instituant ? C’est
l’imagination de qui ? Montrez-nous les individus qui … ou les facteurs qui…, etc. Mais précisément
c’est là une faculté constitutive des collectivités humaines, et, plus généralement, du champ socialhistorique. Ce qui dans cette affaire hérisse et irrite les représentants de la philosophie héritée,
comme ceux de la science établie d’ailleurs, est la nécessité de reconnaître l’imaginaire collectif,
comme du reste l’imagination radicale de l’être humain singulier, comme une puissance de création.
Création ici veut dire création ex nihilo, le faire-être d’une forme qui n’était pas là, la création de
nouvelles formes d’être. Création ontologique : de formes comme le langage, l’institution, la
musique, la peinture – ou alors de telle forme particulière, de telle œuvre musicale, picturale,
poétique, etc. Pourquoi cette impossibilité de la philosophie héritée de reconnaître le fait de la
création ? Parce que cette philosophie est soit théologique, donc réserve la création à Dieu – la
création a eu lieu une fois pour toutes, ou elle est création divine continuée –, soit rationaliste ou
déterministe, et doit donc déduire tout ce qui est à partir de premiers principes (et à partir de quoi
donc déduit-on ces premiers principes ?) ou alors le produire à partir de causes (et à partir de quoi
donc produit-on les premières causes ?). Mais la création appartient à l’être en général (…) et la
création appartient de façon dense et massive à l’être social-historique, comme l’attestent la
création de la société en tant que telle, des différentes sociétés, et l’altération historique incessante,
lente ou soudaine, de ces sociétés.
Comment détailler cette œuvre de l’imaginaire social instituant ? Elle consiste d’une part dans les
institutions. Mais la considération de ces institutions montre qu’elles sont animées par des – ou
porteuses de – significations, significations qui ne se réfèrent ni à la réalité ni à la logique, c’est
pourquoi je les appelle des significations imaginaires sociales. Ainsi Dieu, le Dieu des religions
monothéistes, est une signification imaginaire sociale, portée par une foule d’institutions – telles que
l’Église. Mais le sont aussi les dieux des religions polythéistes ou les héros fondateurs, les totems, les
tabous, les fétiches, etc. Lorsque nous parlons de l’État, il s’agit d’une institution animée par des
significations imaginaires. De même le capital, la marchandise (le « hiéroglyphe social » de Marx),
l’intérêt, etc.
Une fois créées, aussi bien les significations imaginaires sociales que les institutions se cristallisent ou
se solidifient, et c’est ce que j’appelle l’imaginaire social institué. Celui-ci assure la continuité de la
société, la reproduction et la répétition des mêmes formes, qui désormais règlent la vie des hommes
et qui restent là aussi longtemps qu’un changement historique lent ou une nouvelle création massive
ne viennent les modifier ou les remplacer radicalement par d’autres.
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Considérons l’imagination de l’être humain singulier. C’est là la détermination essentielle (l’essence)
de la psyché humaine. Cette psyché est imagination radicale d’abord en tant qu’elle est flux ou flot
incessant de représentations, de désirs et d’affects. Ce flot est émergence continue. On a beau
fermer ses yeux, boucher ses oreilles – il y aura toujours quelque chose. Cette chose se passe
« dedans » : des images, des souvenirs, des souhaits, des craintes, des « états d’âme » surgissent de
façon que parfois nous pouvons comprendre ou même « expliquer », et d’autres fois absolument
pas. Il n’y a pas là de pensée « logique », sauf exceptionnellement et discontinûment. Les éléments
ne sont pas reliés de façon rationnelle ou même raisonnable entre eux, il y a surgissement, il y a
mélange indissociable. Il y a surtout des représentations sans aucune fonctionnalité. (…) Chez l’être
humain, l’imagination est défonctionnalisée. Les humains peuvent se faire tuer pour la gloire. Qu’estce que la « fonctionnalité » de la gloire ? Au plus, ce sera un nom inscrit sur un monument, lui-même
éminemment périssable. La gloire est le corollaire subjectif d’une valeur sociale imaginaire qui
constitue le pôle de l’activité des humains, de certains d’entre eux au moins, qui fait exister un désir
qui se dirige vers elle. Ou bien que sont les différents affects humains, en particulier les affects les
moins banals – par exemple, l’affect de nostalgie ? C’est une création de l’imagination radicale de la
psyché.
Si les êtres humains étaient livrés sans plus à cette imagination radicale, ils ne pourraient pas
survivre, ils n’auraient pas survécu. Ce flot n’est pas nécessairement relié ni à la logique ni à la réalité,
il leur est au départ tout à fait étranger, et les désirs qui y surgissent ne portent pas le sujet vers la
vie en commun. Un des affects les plus puissants qui s’y rencontrent, et qui se manifeste ou pas au
grand jour, est par exemple l’affect de haine, qui va jusqu’au désir de meurtre. (…) Il faut donc que
cette imagination radicale des êtres humains soit domptée, canalisée, régulée et rendue conforme à
la vie en société et aussi à ce que nous appelons « réalité ». Cela se fait moyennant leur socialisation,
au cours de laquelle ils absorbent l’institution de la société et ses significations, les intériorisent,
apprennent le langage, la catégorisation des choses, ce qui est juste et injuste, ce que l’on peut faire
et ce que l’on ne doit pas faire, ce qu’il faut adorer et ce qu’il faut haïr. Lorsque cette socialisation
s’opère, l’imagination radicale est, jusqu’à un certain point, étouffée dans ses manifestations les plus
importantes, son expression est rendue conforme et répétitive. Dans ces conditions, la société dans
son ensemble est hétéronome. Mais hétéronome sont aussi les individus, qui ne jugent par euxmêmes qu’en apparence, en fait ils jugent selon les critères sociaux. (…)
Les sociétés dans lesquelles se manifestent la possibilité et la capacité de mettre en question les
institutions et les significations établies sont une infime exception dans l’histoire de l’humanité. En
fait, nous n’en avons que deux exemples : un premier exemple en Grèce ancienne, avec la naissance
de la démocratie et de la philosophie, et un deuxième en Europe occidentale, après la longue période
hétéronome du Moyen Âge.
Cornelius Castoriadis (1922-1997), Figures du pensable Les carrefours du labyrinthe VI, « Imaginaire
et imagination au carrefour », septembre 1999
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