Instrumentum_II_2017_05.01(1)

publicité
ATELIER DE PHILOSOPHIE
ANIMÉ PAR ALEXANDRE SCHILD
SAISON 1.2 (2016-2017)
« LA FIN DE LA PHILOSOPHIE » (I)
LA PENSÉE DE KARL MARX ET « LA FIN DE LA PHILOSOPHIE » (II)
INSTRUMENTUM II 1
–––––––––––––
1
À considérer avec la bienveillance due aux chantiers ! Merci de me signaler les erreurs, coquilles etc. !
2
I) ὌΡΓΑΝΟΝ
A) ALPHABET GREC
Majuscule
Minuscule
Romain
Nom
Α
α
a
ἄλφα
alpha
Β
β
b
βῆτα
bèta
Γ
γ
g
γάμμα
gamma
Δ
δ
d
δέλτα
delta
Ε
ε
é ou e*
ἒπσιλον
e[é]psilon
Ζ
ζ
z
ζῆτα
zèta
Η
η
è
ἤτα
èta
Θ
θ
th
θῆτα
thèta
Ι
ι
i
ἰῶτα
iôta
Κ
κ
k
κάππα
kappa
Λ
λ
l
λάμβδα
lambda
Μ
μ
m
μῦ
mu
Ν
ν
n
νῦ
nu
Χ
ξ
x
ξὶ
xi
Ο
ο
o
ὀμικρόν
omikron
Π
π
p
πῖ
pi
Ρ
ρ
r ou rh**
ῥῶ
rhô
Σ
σ ou ς (“s” final)
s
σῖγμα
sigma
Τ
τ
t
ταῦ
tau
Υ
υ
u ou y***
ὐψιλόν
upsilon
Φ
φ
ph
φῖ
phi
Χ
χ
kh ou ch
χῖ
chi
Ψ
ψ
ps
ψῖ
psi
Ω
ω
ô
ὦμέγα
ôméga
dans les diphtongues. Ainsi, par exemple, dans ἀληθεύειν, qu’il est en effet préférable
de transcrirepar « alètheuein » plutôt que « alèthéuéin ».
** Si surmonté par un « esprit [souffle] rude » : ῾ [transcrit par un “h” dit « aspiré »]. Comme dans
« ῥῶ », précisément, ou dans « ῥητορική [rhètorikè] », par exemple.
*** Ainsi, en caractères romains, φύσις et ψυχή peuvent être transcrits, respectivement, par « phusis »
ou, comme on le fait le plus souvent, par « physis », et par « psuchè » ou « psychè [mais là non sans
risque de confusion avec ce qu’en français, entre autres, on entend par « psychè »] ».
* Spécialement
3
II) RÉPERTOIRE DES PRINCIPALES CITATIONS (À SUIVRE…)2
26) MARX et la philosophie 1
[…] avec cette manière de voir les choses telles qu’effectivement elles sont et se sont produites
[en clair : le « matérialisme historique »], […] chaque problème philosophique profond se
dissout tout simplement en un fait empirique.3
27) MARX : “la tâche de la pensée”
[…] nous n’anticipons pas le monde dogmatiquement, […] ce n’est qu’à partir de la critique de
l’ancien monde que nous voulons trouver le nouveau. […] La construction de l’avenir et en finir
pour tous les temps n’étant pas notre affaire, ce que nous avons à accomplir présentement n’en
est que plus certain, et j’entends : la critique sans retenue de tout ce qui est établi [die
rücksichtslose Kritik alles Bestehenden], sans retenue également au sens où la critique ne craint
pas ses résultats et tout aussi peu le conflit avec les forces en présence.4
28) MARX : la méthode dans l’accomplissement de la susdite “tâche de la pensée”
1. […] mes résultats ont été obtenus par une analyse complètement empirique fondée sur une
étude critique de l’économie politique.5
2. […] la façon de procéder dans l’exposition [Darstellungsweise] doit se distinguer
formellement de la façon de procéder dans l’investigation [Forschungsweise]. L’investigation a à
s’approprier la matière dans le détail [sich den Stoff im Detail aneignen], à analyser ses
différentes formes de développement et à détecter leur lien interne. Ce n’est qu’une fois ce
travail accompli que le mouvement effectivement réel peut être exposé d’une manière qui lui
corresponde [entsprechend dargestellt]. Cela dût-il réussir, et la vie de la matière dût-elle alors
trouver à se refléter en miroir [je me permets de souligner et mettre en relief cette attestation du
maintien, jusque dans Le Capital, de la conception de la pensée comme « reflet [Spiegelung] »6
ou « expression réfléchissante [abspiegelnder Ausdruck] »]7 sur le plan des idées [sich nun ideell
widerspiegeln], qu’il pourrait du coup sembler qu’on ait là affaire à une construction a priori. 8
29) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », ontologie 1)
[…] Le soleil est l’objet de la plante, un objet qui lui est indispensable, qui garantit [bestätigend]
sa vie, comme la plante est objet du soleil en tant qu’extériorisation [Äußerung] des forces du
soleil qui éveillent la vie, des forces objectives constitutives de l’être [von der gegenständlichen
Wesenskräfte] du soleil.
Un être [Wesen] qui n’a pas sa nature [Natur] en dehors de lui, n’est pas un être naturel [kein
natürliches Wesen], il ne prend [n’a] pas part [nimmt nicht Teil] à l’être de la nature [am Wesen
–––––––––––––
2
État aux alentours de la dernière séance de notre Atelier. Nota bene : au fil des séances à venir, et des aléas du
cheminement de notre travail, les citations ultérieures seront insérées dans le présent document, mais après un saut
de page, et cependant numérotation continue des pages.
3
Die deutsche Ideologie, in : MEW, Bd. 3, 1983 (11958) [ci-après DI], p. 43 / L’Idéologie allemande (« Conception
matérialiste et critique du monde. ») 1845-1846, in : Œ III [ci-après IA], p. 1079.
4
Briefe aus den „Deutsch-Französischen Jahrbüchern”, in : MEW, Bd. 1, 1970, p. 344 / Une correspondance de 1843, in :
ΠIII, p. 343.
5
ÖPM, p. 467 / ÉP, p. 5.
6
Voir Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung [ci-après ZKHR-E], in : MEW, Bd. 1, p. 383 / Pour une
critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction [ci-après PCPDH-I], in : Œ III, pp. 388.
7
Voir, entre autres, ÖPM, p. 575 / ÉP, p. 127 :
[Chez Hegel] l’aliénation de la conscience de soi n’est pas considérée comme l’expression, l’expression se reflétant [sich
abspiegelnder Ausdruck] dans le savoir et la pensée, de l’aliénation effectivement réelle de l’être humain [des menschlichen
Wesens].
8
K. I, p. 27 / C. I, p. 558.
4
der Natur]. Un être qui n’a aucun objet [Gegenstand] en dehors de lui n’est pas un être objectif.
Un être qui n’est pas lui-même objet pour un troisième être [pour un tiers, si l’on veut : für ein
drittes Wesen9], n’a aucun être pour objet sien [hat kein Wesen zu seinem Gegenstand], c.-à-d.
qu’il ne se comporte [verhält sich] pas objectivement, son Être n’est rien d’objectif [sein Sein ist
kein gegenständliches10].
||XXVII| Un être non objectif [ein ungegenständliches Wesen11] est un monstrueux non-être
[ein Unwesen12].
Posez un être qui n’est pas lui-même objet et n’a pas plus un objet. Un tel être serait déjà
[erstens13] l’être unique, il n’existerait pas d’être en dehors de lui, il existerait solitaire et tout
seul [einsam und allein]. Car aussitôt qu’il y a [es gibt] des objets en dehors de moi, aussitôt que
je ne suis pas tout seul, je suis quelque chose d’autre [ein andres], une autre réalité effective
[Wirklichkeit14] que lui, c.-à-d. son objet. Un être qui n’est pas objet d’un autre être suppose donc
qu’aucun être objectif n’existe. Aussitôt que j’ai un objet, cet objet m’a pour objet. Mais un être
non-objectif est un être sans réalité effective [unwirklich], dépourvu de sensibilité [unsinnlich],
c.-à-d. un être seulement imaginé [eingebildet], un être de l’abstraction. Être sensible, c.-à-d. être
effectivement réel, c’est être objet du sens [des Sinns (i. e. de la faculté sensible, de sentir etc.)],
être objet sensible, donc avoir des objets sensibles en dehors de soi, avoir des objets [à portée] de
sa sensiblilité [Sinnlichkeit]. Être sensible, c’est être leidend.15
30) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 1)
Denken und Sein sind […] zwar unterschieden, aber zugleich in Einheit miteinander.
Pensée et être sont […] à vrai dire différents, mais tout aussi bien en [une] unité l’un avec
l’autre.16
31) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 2)
La conscience [das Bewußtsein] ne peut jamais être quelque chose d’autre que l’être conscient
[das bewußte Sein], et l’être [das Sein] des hommes, c’est le processus effectivement réel de leur
vie [ihr wirklicher Lebensprozess].
Où Marx résume le développement suivant :
La production des idées, ou représentations, de la conscience, est d’abord immédiatement
imbriquée dans l’activité matérielle et le commerce matériel [materieller Verkehr] des hommes,
elle est le langage de la vie réelle. L’activité de représenter [das Vorstellen], la pensée [Denken],
le commerce spirituel [geistiger Verkehr] des hommes, apparaissent […] comme découlant
directement de leur comportement matériel [als direkter Ausfluß ihres materiellen Verhalten]. Et
il en est de même pour la production spirituelle [geistige Produktion] qui s’expose dans le
langage de la politique, des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique etc., d’un
peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, idées etc., mais les
–––––––––––––
« pour autrui », traduisent inconsidérement, mais à coup sûr intentionnellement (conformément à l’interprétation
“rubelienne” du « jeune Marx » comme promoteur d’« une éthique informulée parce que vécue [!!!] » ), Jean Malaquais et
Claude Orsoni ! Alors que ce que Marx dit là n’est ni plus ni moins que ce qui est à proprement parler, c’est : 1) l’objet
qu’est tout étant, 2) l’ensemble des objets hors de lui dont il fait partie sans pour autant être, immédiatement du moins, en
rapport avec tous, et 3) l’objet hors de lui dont il se trouve être lui-même l’objet – « comme la plante est l’objet du soleil »,
par exemple, – condition sine qua non de son objectivité à lui !
10
Malaquais et Orsoni : « son existence est immatérielle » !
11
M&O insistent : « un être immatériel » !
12
M&O se contentent de : « un monstre » ! Pour ma part, j’oserais dire, moyennant explications : « un monstre de “nonétantité” [puisque “non-substanciel”] » !
13
On ne trouve pas de « zweitens » plus loin !
14
M&O se contentent de : « une réalité » !
15
ÖPM, pp. 578-579 / ÉP, pp. 129-131.
16
ÖPM, p. 539 / ÉP, p. 82. Où s’entend l’écho (médiatisé par la conception hégélienne de l’« esprit [Geist] ») du Fragment
III du Poème de Parménide : « τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι [ainsi le même est penser & être]. »
9
5
hommes effectivement réels, opérants [wirkende], tels qu’ils sont conditionnés [bedingt]17 par un
développement déterminé de leurs forces productives et du commerce, jusque dans ses formes
les plus élevées, qui correspond à celles-ci.18
32) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 3)
L’homme est de l’ordre du soi [selbstisch]. Son œil, son oreille etc. est de l’ordre du soi ;
chacune des forces constitutives de son être a en elle la propriété d’être de l’ordre du soi [die
Eigenschaft der Selbstigkeit]. Mais c’est pourquoi il est alors tout à fait faux de dire : la
conscience de soi a œil, oreille, force constitutive de l’être. C’est bien plutôt la conscience de soi
qui est une qualité de la nature humaine, de l’œil humain etc., et non pas la nature humaine qui
est une qualité de la conscience de soi.19
33) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 4)
[Chez Hegel] l’aliénation de la conscience de soi n’est pas considérée comme l’expression,
l’expression se reflétant [sich abspiegelnder Ausdruck] dans le savoir et la pensée, de l’aliénation
effectivement réelle de l’être humain [des menschlichen Wesens].20
34) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 5)
L’élément21 de la pensée [das Denken] elle-même, le langage [die Sprache], est de nature
sensible.22
Où Marx prend évidemment le contre-pied de la thèse hégélienne selon laquelle la pensée serait
« l’élément » du réel que serait une « idée » initialement suprasensible23.
35) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 6)
[…] l’homme a aussi “de la conscience”. Mais […] il ne l’a pas d’emblée, comme une
conscience “pure”. L’ “esprit” a d’emblée sur lui la malédiction d’être “entaché” par la matière,
laquelle survient là sous la forme de couches d’air en mouvement, de sons, bref, du langage. Le
langage est donc aussi ancien que la conscience – le langage est la conscience effectivement
réelle pratique, qui existe aussi pour d’autres hommes, et qui n’existe qu’alors seulement pour
moi-même aussi ; et le langage ne survient [entsteht], comme la conscience, que du besoin, de
l’indigence qui fait la nécessité du commerce [erst aus dem Bedürfnis, der Notdurft des
Verkehrs] avec d’autres hommes [Biffé dans le manuscrit : « Mon rapport [Verhältnis] avec ce
qui m’entoure [Umgebung (mon « environnement », dit-on aujourd’hui, mais Merleau-Ponty en
parlait encore en termes d’« entourage »)] est ma conscience]. Là où il existe un rapport, là il
existe pour moi [je souligne], la bête [das Tier] ne se « rapporte [comporte] » envers rien et [ne
se comporte] en somme pas du tout [„verhält” sich zu Nichts und überhaupt nicht]. Pour la bête,
son rapport [Verhältnis] aux autres n’existe pas en tant que rapport [als Verhältnis]. La
conscience est donc d’emblée déjà un produit social et le reste somme toute aussi longtemps que
les hommes existent.24
–––––––––––––
17
Au sens, mutatis mutandis, où Kant entend que la pensée humaine serait « bedingt », à savoir : conditionnée, certes, mais
par la « sensibilité [Sinnlichkeit] » en l’occurrence, et cela au sens littéral où il reviendrait à celle-ci de la “doter”, comme le
signale le préfixe be-, des « choses [Dinge] » que, faute de pouvoir les produire elle-même, il ne serait pas en son pouvoir
de connaître que sous cette… condition.
18
DI, p. 26 / IA, p. 1056.
19
ÖPM, p. 575 / ÉP, p. 127.
20
Idem.
21
Au sens où l’eau est l’élément des êtres aquatiques !
22
ÖPM, p. 544 / ÉP, p. 87.
23
Voir avant tout la définition de la logique au § 19 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé.
24
DI, pp. 30-31 / IA, p. 1061. NB : la suite de ce propos fait l’objet de la citation n° 43 !
6
36) FEURBACH
La réponse la plus simple et la plus générale, la plus populaire aussi, à [la] question [quelle est
cette différence essentielle entre l’homme et l’animal ?] est : la conscience [das Bewußtsein] —
mais conscience au sens strict ; car conscience au sens du sentiment de soi [Selbstgefühl], de la
faculté de discerner par les sens, de percevoir et même de juger les choses extérieures d’après
certains indices sensibles, une telle conscience ne peut être refusée aux animaux. Conscience au
sens le plus strict il n’y a que là où un être a son genre [Gattung], son essentialité [Wesenheit]
pour objet. L’animal est bien objet pour lui en tant qu’individu — aussi a-t-il le sentiment de soi
—, mais pas en tant que genre — aussi lui manque-t-il la conscience, dont le nom dérive de
science [Wissen]. Là où il y a conscience, là il y a aptitude à la science [Wissenschaft]. La
science est la conscience des genres. Dans la vie, nous avons affaire à des individus, dans la
science à des genres. Or, seul un être qui a son propre genre, son essentialité, pour objet, peut
prendre pour objet d’autres choses ou d’autres êtres tels qu’en leur nature essentielle.25
37) MARX et la philosophie 2
Le comportement empirique, matériel, de l’homme ne peut […] pas ne serait-ce qu’être compris
[verstanden] avec l’outillage théorique hérité de Hegel. Feuerbach ayant mis en évidence que le
monde religieux était l’illusion du monde terrestre qui chez lui-même [?] [même chez lui ?]
n’intervenait [lui-même ?] [, s’il intervenait] encore [,] plus que comme une phrase [die Illusion
der bei ihm selbst nur noch als Phrase vorkommenden irdischen Welt], s’ensuivit naturellement
[ergab sich von selbst], y compris pour la théorie allemande, la question à laquelle il n’avait pas
répondu : comment s’est-il fait que des hommes se sont “mis” ces illusions “dans la tête” [diese
Illusionen „in den Kopf setzten”] ? Cette question a, même pour les théoriciens allemands,
ouvert le chemin vers une vision du monde [Anschauung der Welt] matérialiste [certes] non sans
présuppositions, mais [parce qu’] observant empiriquement les présuppositions effectivement
réelles, matérielles, comme telles, alors seulement effectivement critique [den Weg zur
materialistischen, nicht voraussetzungslosen, sondern die wirklichen materiellen
Voraussetzungen als solche beobachtenden26 und darum erst wirklich kritischen Anschauung der
Welt]. Cette voie était déjà indiquée dans les Annales franco-allemandes, dans l’Introduction à
la critique de la philosophie du droit de Hegel et À propos de la question juive. Parce qu’à
l’époque, cela s’est encore fait dans une phraséologie philosophique, les expressions
philosophiques, comme « être humain [menschliches Wesen] », « genre [Gattung] » etc., faisant
là traditionnellement leur travail de sape, ont donné aux théoriciens allemands l’occasion qu’ils
souhaitaient de mécomprendre l’évolution effectivement réelle et de croire qu’il ne s’agissait là
derechef que d’un nouveau retournement de leur jaquette théorique usée – tout de même que le
Dottore Graziano de la philosophie allemande, le Docteur Arnold Ruge27 28, lui aussi, croyait
qu’il pouvait continuer à taper autour de lui avec ses membres empotés [maladroits, gauche,
emprunté etc.] et porter son masque pédantement burlesque. Il faut « laisser la philosophie de
côté » (Wig[and29,] p. 187, cf. Hess, Les Derniers philosophes, p. 830), il faut [man muß] en sortir
en sautant hors d’elle [aus ihr herausspringen] et se vouer, comme un homme ordinaire, à
l’étude de la réalité effective, pour laquelle il existe, même sur le plan littéraire, un matériel
–––––––––––––
Ludwig Feuerbach, Das Wesen des Christentums, in : Sämtliche Werke, neu hrsg. von W. Bolin und F. Jodl, 6. Bd., 2.
unveränd. Aufl., Stuttgart-Bad Cannstatt : Frohmann-Holzboog, 1960, pp. 1-2 / L’essence du christianisme, traduit de
l’allemand par Jean-Pierre Osier […], Paris : tel Gallimard, 2015 (11992) [ci-après ECH], p. 117.
26
Celui qui « beobachtet » est… « der Beobachter », soit « L’Observateur », dût-il un jour s’appeler « Le Nouvel
Observateur ». Ce qui est à relever en se rappelant que le « Völkischer Beobachter [Observateur populaire (?)] » fut
l’organe de presse officiel du Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (NSDAP) – Parti national-socialiste allemand
des travailleurs (pour reprendre la traduction de Roger Bonnard, Le droit et l’État dans la doctrine nationale-socialiste,
Paris : Librairie générale de droit & de jurisprudence, 1936), – de 1920 à 1945.
27
Bergen, 13 septembre 1802 – Brighton, 31 déembre 1880.
28
Voir Moses Hess (Bonn, 21 juin 1812 - Paris, 6 avril 1875), Dottore Graziano oder Doktor Arnold Ruge in Paris [?].
29
Otto Friedrich Wigand (Göttingen, 10 août 1795 – Leipzig, 1er septembre 1870), éditeur et homme politique.
30
Moses Hess, Die letzten Philosophen, Darmstadt : C. W. Leske [Juni] 1845.
25
7
énorme naturellement inconnu des philosophes ; de sorte que si l’on se retrouve de nouveau face
à des gens comme Krummacher31 ou “Stirner”32, on découvre alors qu’on les a depuis longtemps
“derrière” et sous soi. La philosophie est à l’étude du monde effectivement réel ce que
l’onanisme est à l’amour sexuel.33
– … en clair : de la masturbation (intellectuelle !) improductive quant à ne serait-ce que l’étude (en
quel sens au juste ?), et donc, à fortiori, la connaissance, voire la science, du monde effectivement
réel !34 ; et à ce propos, voir, entre autres, les deux passages ci-après, le premier de Hegel et le second
de Feuerbach.
38) À propos de 37), HEGEL : “le jeu de l’amour de Dieu avec lui-même”
[Das Wahre (« nicht als Substanz, sondern ebensosehr als Subjekt »)] ist das Werden seiner
selbst, der Kreis, der sein Ende als seinen Zweck voraussetzt und zum Anfange hat und nur
durch die Ausführung und sein Ende wirklich ist.
Das Leben Gottes und das göttliche Erkennen mag also wohl als ein Spielen der Liebe mit
sich selbst ausgesprochen werden.
[Le vrai (« non comme substance [i. e. comme ce qui est vrai, l’étant-vrai], mais tout autant
comme sujet [i. e. la pensée consciente de soi] », selon l’incipit dudit paragraphe)] est le devenir
de lui-même, le cercle qui présuppose sa fin comme son but et l’a pour commencement, et qui
n’est effectivement réel que moyennant son parcours complet et sa fin.
La vie de Dieu et la connaissance en Dieu peut donc parfaitement être exprimé comme un jeu
[au sens de l’activité de jouer] de l’amour avec lui-même.35
39) À propos de 37)(bis), FEUERBACH : de « la doctrine spéculative de Hegel, qui fait de la
conscience humaine de Dieu la conscience de soi de Dieu »
La personnalité de Dieu est […] le moyen par lequel l’homme fait des déterminations et
représentations de sa propre essence [Wesen], des déterminations et des représentations d’un
autre être [eines a n d e r n W e s e n ], d’un être extérieur [ausser] à lui. La personnalité de Dieu
n’est elle-même rien d’autre que la personnalité externalisée, réduite à un objet
[e n t ä u ß e r t e 36, v e r g e g e n s t ä n d l i c h t e P e r s ö n l i c h k e i t ], de l ’ h o m m e .
C’est sur ce processus [Prozess] de l’externalisation de soi [Selbstentäußerung] que repose
aussi la doctrine spéculative de Hegel, qui fait de la conscience humaine de Dieu la conscience
de soi de Dieu. Dieu, c’est par nous qu’il est pensé, su [gedacht, gewußt]. Qu’il en vienne à être
son être-pensé [Dieses sein Gedachtwerden], cela devient, suivant la spéculation [ist der
Spekulation zufolge], le se-penser [Sich Denken ([…] le « se-penser-soi-même [Sich-selbst–––––––––––––
Friedrich Wilhelm Krummacher (Moers-am-Rhein, 28 janvier 1796 – Potsdam, 10 décembre 1868), théologien et réputé
prédicateur “réformé” (protestant).
32
Johann Kaspar Schmidt (Bayreuth, 25 octobre 1806 - Berlin, 26 juin 1856), auteur de Der Einzig und sein Eigentum
[L’Unique et sa propriété], 1844 (daté de 1845).
33
DI, pp. 217-218 / IA, pp. 1199-1200.
34
S’agissant de ce passage, que nous avons raccourci de quelques lignes seulement, Rubel de commenter :
31
Voilà un geste d’autocritique bien sévère, à supposer que l’auteur de cette brutale condamnation de la philosophie soit Marx et
non Engels. Feuerbach se trouve donc rejeté pour avoir légué à ses disciples le menschliches Wesen (l’essence humaine) et la
Gattung (l’être générique) dont Stirner a beau jeu de se gausser. Et quelle sinistre caricature de Ruge, jadis cofondateur, avec
Marx, des Deutsch-Französische Jahrbücher ! [Etc.]
Ce qui permet de situer assez précisément de quoi “ma lecture” de Marx, et du “jeune Marx” pour commencer, devrait
permettre de nous démarquer !
35
G. W. H. Hegel, Phänomenologie des Geistes, in : Werke in zwanzig Bänden [ci-après WzB], Frankfurt am Main :
Suhrkamp Verlag, Band 3, 11970, 1982 [ci-après PG], pp. 23-24 / La phénoménologie de l’esprit, Traduction de Jean
Hyppolite, Paris : Aubier, Éditions Montaigne (Philosophie de l’esprit), T. 1 (sans date) [ci-après PE 1], p. 18.
36
J’introduis dès à présent ce que, sous la pression de la barbarie anglomaniaque de ce qui étend aujourd’hui son empire
planétaire sous le nom de « management », l’évolution de la langue française nous offre désormais comme solution pour
traduire distinctement ces deux termes corrélatifs que sont, chez Marx, « Entäußerung [« externalisation » (« transfert de
tout ou partie d’une fonction d’une organisation, entreprise ou administration, vers un partenaire externe », selon “wiki”),
dirons-nous donc] » et « Entfremdung [aliénation] ».
8
Denken] »)] de Dieu ; elle [la spéculation] unit ces deux côtés que la religion sépare l’un à part
de l’autre [auseinandertrennt]. En quoi la spéculation est de loin plus profonde que la religion,
car l’être-pensé [das Gedachtsein] de Dieu n’est pas comme celui d’un objet extérieur. Dieu est
un être intérieur, spirituel, la pensée, la conscience, un acte intérieur, spirituel, donc l’être-pensé
de Dieu le « oui » à ce que Dieu est, l’essence de Dieu confirmée comme [étant en] acte [die
B e j a h u n g d e s s e n , w a s Gott ist, das Wesen Gottes a l s A k t b e t ä t i g t ].37
40) MARX et la philosophie 3 : à propos de la théorie… « allemande » versus celle des communistes
Le communisme est purement inconcevable pour notre saint [Max qua Stirner], cela parce que
les communistes ne font valoir ni l’égoïsme contre le sacrifice de soi [Aufopferung], ni le
sacrifice de soi contre l’égoïsme, et que sur le plan théorique, ils ne saisissent pas cette
contradiction sous cette forme-là, aussi sentimentale qu’exaltée, idéologique [und theoretisch38
diesen Gegensatz weder in jener gemütlichen noch in jener überschwenglichen, ideologischen
Form fassen] ; ils documentent [nachweisen] bien plutôt les lieux matériels d’où elle [cette
contradiction] est née [seine materielle Geburtsstätte] et avec lesquels elle est en train de
disparaître [verschwindet (au présent de l’indicatif !)] de par elle-même. Les communistes ne
prêchent somme toute aucune morale, [alors que c’est] ce que Stirner fait au-delà de toute
mesure [im ausgedehntesten Masse]. Ils n’imposent pas aux hommes l’exigence morale : Aimezvous les uns les autres, ne soyez pas égoïstes pp. [= sur des pages et des pages?] ; ils savent au
contraire très bien que dans certaines situations, l’égoïsme tout comme le sacrifice de soi est une
forme nécesssaire de l’établissement [Durchsetzung39] des individus. Les communistes ne
veulent donc en aucune façon, comme le croit saint Max et comme son fidèle Dottore Graziano
(Arnold Ruge) ne cesse de le répéter après lui (raison pour laquelle Saint Max, Wigand, p. 192,
le qualifie de « tête extraordinairement retorse et politique »), abolir « l’homme privé » en faveur
de l’homme « général », celui qui se sacrifice – représentation imaginaire dont les deux auraient
déjà pu aller chercher l’explication nécessaire dans les Annales franco-allemandes. Les
communistes théoriciens, les seuls à avoir le temps de s’occuper de l’histoire, se distinguent
précisément par ceci qu’eux seuls ont découvert que l’« intérêt général » a été créé par des
individus qui tout au long de l’histoire ont été déterminés comme « hommes privés ». Ils savent
que cette opposition n’est qu’apparente, parce que l’un des côtés, le prétendu « général » [das
sogenannte Allgemeine], est en permanence généré [erzeugt] par l’autre, l’intérêt privé, et n’est
en aucune façon, contre lui, une puissance indépendante [selbständig] avec une histoire
indépendante ; que c’est donc toujours pratiquement que cette contradiction est anéantie et
générée [daß also dieser Gegensatz fortwährend praktisch vernichtet und erzeugt wird]. Il ne
s’agit donc pas d’une « unité négative » à la Hegel, de deux côtés d’une contradiction, mais de
l’anéantissement matériellement conditionné d’un mode d’existence des individus qui jusqu’à
présent aura été matériellement conditionné, et avec lequel c’est du coup cette contradiction-là
qui disparaît avec son unité [um die materiell bedingte Vernichtung einer bisherigen40 materiell
bedingten Daseinsweise der Individuen, mit welcher41 zugleich jener Gegensatz samt seiner
Einheit verschwindet].42
41) MARX et la philosophie 4 : pensée – langage – philosophie
Pour les philosophes, l’une des tâches les plus difficiles est de redescendre des hauts du monde
de la pensée [Gedanke] dans le monde effectivement réel. La réalité effective immédiate de la
–––––––––––––
ECH, p. 377.
Rubel oublie de traduire !
39
L’« affirmation de soi », si l’on veut (comme Rubel), mais surtout l’accession à quelque position, voire “positionnement
[Setzung]”, stable – autrement dit : ne serait-ce qu’accéder à l’être de façon à se trouver en mesure d’y… « persévérer ». –
40
Question : que caractérise au juste ce « bisherig » ?
41
Question : à quoi renvoie au juste ce « welcher » ? À ladite Vernichtung (comme pour les traducteurs des Éditions
sociales, p. 245), ou à ladite Daseinsweise (comme pour Rubel) ?
42
DI, p. 229 / IA, pp. 1203-1204.
37
38
9
pensée est le langage. De même que les philosophes ont rendu la pensée autonome, de même il
leur a fallu faire du langage son propre empire autonome. Voilà le secret du langage
philosophique, où les pensées ont en tant que mots un contenu qui leur est propre. Le problème
de la redescente hors du monde des pensées dans les monde effectivement réel se transforme en
problème de la redescente hors du langage dans la vie.
[…] tout le problème du passage de la pensée à la réalité effective, et donc du langage à la
vie, n’existe que dans l’illusion philosophique, c.-à-d. qu’elle n’est justifiée que pour la
conscience philosophique, à laquelle il est impossible être au clair sur la constitution et l’origine
de sa séparation d’avec la vie.43
42) MARX et la philosophie 5 : le projet de L’Idéologie allemande selon la Contribution à la critique
de l’économie politique de 1859
Friedrich Engels, avec qui, depuis la parution de sa géniale esquisse en vue d’une critique de
l’économie politique, j’entretenais par écrit un échange d’idées permanent, était, par un autre
chemin [que moi] (voir son Lage der arbeitenden Klasse in England44), parvenu avec moi [mit
mir]45 au même résultat [que moi]. Et quand au printemps 1845, il s’est lui aussi établi à
Bruxelles, nous décidâmes de travailler à dégager en commun ce qui oppose notre point de vue à
celui, idéologique, de la philosophie allemande ; en fait, de régler son compte à notre conscience
philosophique d’antan [in der Tat, mit unserm ehemaligen philosophischen Gewissen46
abzurechnen]. Le propos a été développé sous la forme d’une critique de la philosophie posthégélienne.
43) MARX et la philosophie 6 : la philosophie comme idéologie (selon L’Idéologie allemande)
La conscience, naturellement, n’est d’abord qu’une conscience portant sur l’environnement
sensible le plus proche [die nächste sinnliche Umgebung], et conscience de la co-dépendance
[Zusammenhang] bornée avec d’autres personnes et d’autres choses en dehors de l’individu qui
devient conscient de soi ; elle est en même temps conscience de la nature qui, au
commencement, vient faire face aux hommes comme une puissance complètement étrangère,
toute-puissante et inattaquable, envers laquelle les hommes se comportent de façon purement
bestiale, par laquelle ils s’en laissent imposer comme le bétail ; et donc une conscience purement
bestiale de la nature (religion de la nature).
[Mais (au vu de ce qui précède comme de ce qui suit)] ce que l’on voit là est tout aussitôt que
cette religion de la nature, ou ce comportement caractérisé envers la nature [dies bestimmte
Verhalten zur Natur]47, est conditionné[/e] par la forme sociale [Gesellschaftsform], et
inversement. Là comme partout, l’identité de la nature et de l’homme [die Identität von Natur
und Mensch]48 ressort aussi de la façon suivante : le comportement borné des hommes envers la
–––––––––––––
43
DI, pp. 432 et 435 / IA, pp. 1324-1325.
Die Lage der arbeitenden Klasse in England, nach eigner Anschauung und authentischen Quellen [La situation de la
classe [laborieuse] des travailleurs en Angleterre. D’après un constat personnel de première main [de visu (cf. le sens de
“Anschauung” chez Kant)] et des sources [documents] authentiques], Leipzig : Druck und Verlag von Otto Wigand, 1845.
45
Négligé dans la traduction de Rubel !
46
« Gewissen » et non pas « Bewußtsein », soit la conscience, peut-être, mais de quelque impératif et, corrélativement, de
quelque volonté ; et en l’occurrence la conscience que c’est philosophiquement qu’il s’agit – par nécessité ou alors par
devoir (cf. la distinction kantienne), – de s’y prendre… avec le monde effectivement réel !
47
Non pas « ce comportement déterminé » (Rubel), ni « ces rapports déterminés » (ES), mais ce qui, contrairement à ce
qu’il en est chez la bête, qui ne se « rapporte [comporte] » envers rien et [ne se comporte] en somme pas du tout [„verhält”
sich zu Nichts und überhaupt nicht] » (cf. citation n° 35 de l’Instrumentum), peut « assurément [bestimmt] » – du fait de cet
embryon de conscience, – être considéré comme un rapport, voire des rapports, et somme toute un comportement… envers
la nature !
48
À LIRE, COMME L’ENSEMBLE DE CE PASSAGE, ET BIEN D’AUTRES, SANS MANQUER DE SE DEMANDER
SI, ET LE CAS ÉCHÉANT, DANS QUELLE MESURE, COMMENT ETC., DES THÈSES, PROPOSITIONS ETC. DE
CE GENRE, RÉPONDENT BIEN À L’EXIGENCE DE… « RÉGLER SON COMPTE » À QUELQUE « CONSCIENCE
44
10
nature conditionne leur comportement borné les uns envers les autres, et leur comportement
borné les uns envers les autres conditionne leur comportement borné envers la nature,
précisément parce que la nature n’est encore qu’à peine modifiée par l’histoire, et de l’autre côté,
la conscience de la nécessité d’entrer en relation [in Verbindung zu treten, autrement dit “se lier
(étroitement)”, “s’allier”49] avec les individus des alentours, le commencement de la conscience
portant sur le fait [Bewußtsein darüber, daß…] qu’il [l’homme], vit en société. Ce
commencement est aussi bestial que la vie sociale à ce degré-là, c’est une simple conscience
grégaire, et l’homme ne se distingue du mouton que par ceci que sa conscience représente pour
lui la place de l’instinct [sein Bewußtsein ihm die Stelle des Instinkts vertritt], ou que son instinct
est un instinct conscient. Cette conscience moutionnière ou lignagère connaît son développement
ultérieur et son édification par le truchement de la productivité accrue [gesteigerte
Produktivität], de la multiplication [Vermehrung] des besoins et de la multiplication de la
population qui est à la base des deux. Avec cela se développe la division du travail qui, à
l’origine, n’était rien que la division du travail dans l’acte sexuel, puis la division du travail qui
se fait de soi, ou “naturellement”, selon ce que permettent les dispositions naturelles (force
physique par ex.), les besoins, les hasards etc. etc. . La division du travail ne devient division
effectivement réelle dès l’instant [Augenblick50] où survient une division entre travail matériel et
travail spirituel [Remarque de Marx en marge : « Première forme des idéologues, des prêtres,
coïncide]. À partir de cet instant, la conscience peut effectivement s’imaginer qu’elle est
quelque chose d’autre que la conscience de la pratique existante, qu’elle [se ]représente de
façon effectivement réelle quelque chose sans [se ]représenter quelque chose d’effectivement
réel [je souligne] – à partir de cet instant, la conscience est en état de s’émanciper et de verser
dans la formation de la théorie “pure”, théologie, philosophie, morale etc. Mais même quand
cette théorie, cette théologie, cette philosophie, cette morale etc., entrent en contradiction avec
les circonstances existant en l’état [mit den bestehenden Verhältnissen], cela ne peut arriver que
du fait que les relations existant en l’état sur le plan social sont entrées en contradiction avec la
force productive existant en l’état […].51
44) PLATON, à propos de « la nécessité d’entrer en relation [in Verbindung zu treten, autrement dit de
“se lier (étroitement)”, de “s’allier”] » et ainsi vivre « en société » selon Marx :
[Socrate :] La Cité [πόλις] advient [γίγνηται] ensuite de ceci qu’il se trouve [ἐπειδὴ τυγχάνει] que
chacun de nous n’est pas autarcique [αὐτάρχης], mais en manque [ἐνδεής] de beaucoup de
choses. Ou bien vois-tu [Adimante] un autre principe présider à l’aménagement [οἰκίζειν] de
toute Cité ? – Aucun, dit-il [Adimante]. – Ainsi donc, un autre s’adjoignant [prenant à ses côtés,
“s’asssociant” à] un autre pour quelque chose d’autre [παραλαμβάνων ἄλλος ἄλλον ἐπ᾽ἄλλου],
puis [s’adjoignant] untel pour les choses nécessaires à [ce ?] quelque chose d’autre [τὸν
δ᾽ ἐπ᾽ἄλλου χρείᾳ], beaucoup, manquant [ainsi] de beaucoup de choses [πολλῶν δεόμενοι (de
beaucoup des choses et/ou d’autres hommes ?)], se retrouvent dans une seule et même habitation
à se demander et se rendre service en commun [εἰς μίαν οἴκησιν ἀγείραντες κοινωνούς τε καὶ
βοηθούς] ; c’est à cette maison commune [ξυνοικία] que nous avons donné le nom de Cité.52
45) MARX et la philosophie 7, selon son Introduction de 1843/44 à ce qu’il projetait alors encore
d’une Critique de la philosophie hégélienne du droit :
L’arme de la critique, en tout état de cause, ne peut pas remplacer la critique des [genitivum
subjetivum = par les] armes. Il faut que la force matérielle soit abattue par la force matérielle.
Mais même la théorie devient une force matérielle aussitôt qu’elle capte les masses. La théorie
est capable de capter les masses aussitôt qu’elle argumente [demonstriert] ad hominem, et elle
–––––––––––––
PHILOSOPHIQUE » QUE CE SOIT (cf. citation 42), ET NE SERAIT-CE QU’À UNE QUELCONQUE
« PHRASÉOLOGIE PHILOSOPHIQUE » (cf. citation 37) !
49
« en communication », selon Rubel, plutôt bien inspiré pour l’occasion, mais trop “savant” ! En tout cas pas : « entrer en
rapport », comme il est dit crassement dans ES.
50
Plutôt que « moment » !
51
DI, pp. 31-32 / IA, pp, 1061-1062.
52
Rép. II, XI, 369b5-c4.
11
argumente ad hominem aussitôt qu’elle devient radicale. Être radical, c’est prendre la chose [die
Sache53] à la racine. Mais la racine, pour l’homme, c’est l’homme lui-même. La preuve évidente
du radicalisme de la théorie allemande [dans la configuration de la philosophie de Feuerbach,
s’entend], donc de son énergie pratique, est qu’elle part de la supression décidément positive de
la religion [ihr Ausgang von der entschiedenen positiven Aufhebung der Religion]. La critique de
la religion prend fin avec la leçon que l’homme est l’être suprême [das höchste Wesen] pour
l’homme, donc avec l’impératif catégorique d’abattre tous les rapports [sous-entendu :
politiques, certes, mais avant tout sociaux, qui ont cours dans « la société civile »] où l’homme
est un être rabaissé, asservi, abandonné, méprisé.54
D’où ces lignes conclusives :
L’Allemagne, qui est gründlich [“portée sur le fond des choses”], ne peut pas faire la révolution
[revolutieren] sans faire la révolution à partir d’un fondement [von Grund aus]. L’émacipation
de l’Allemand est l’émancipation de l’homme. La tête de cette émancipation est la philosophie,
son cœur le prolétariat. La philosophie ne peut se réaliser effectivement sans la supression
[Aufhebung] du prolétariat, le prolétariat ne peut se supprimer sans la réalisation effective
[Verwirklichung] de la philosophie.
Quand toutes les conditions internes [à l’Allemagne] seront remplies, le jour de la
résurrection à l’allemande sera annoncé par le chant du coq gaulois.55
47) RUBEL au sujet de la “négation-Aufhebung” de la philosophie comme condition de sa
« réalisation effective [Verwirklichung] » selon la susdite Introduction :
Devançant une objection attendue, Marx emprunte au maître de la dialectique les concepts de
« négation » et de Aufhebung, dont la synonymie apparente dissimule une ambuïté voulue :
« nier la philosophie », c’est encore « philosopher » ; « réaliser la philosophie », c’est démontrer
son inanité comme spécialité professionnelle56, mais pour en faire la substance spirituelle
commune nourrissant le vie de tous les êtres et la changer en raison et sagesse des relations
–––––––––––––
Et non pas « les choses ». C’est presque à l’évidence qu’il s’agit là de ce que, de Platon (dans la VIIe Lettre) à Husserl en
passant par Hegel, les philosophes ont appelé « la chose même », soit de ce dont il s’agit, de l’affaire en question, et c’est
dire, pour Marx, qui le signale en citant la fameuse question du Hamlet de Shakespeare quelques pages plus haut : « être ou
ne pas être » !
54
Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung [cité ZKHR], in : MEW, Bd. 1, 1970, p. 385 / Pour une critique
de la philosophie du droit de Hegel. Introduction [PCPDH], in : ΠIII, p. 390.
55
ZKHR, p. 345 / PCPDH, p. 389.
56
Ce dont il n’est pas question dans le texte de Marx ! Certes, Marx condamne vigoureusement la posture du « maître
d’école [Schulmeister] ». Par quoi il y a cependant lieu d’entendre – plutôt que celle du professeur, comme le suggère
Rubel quand, dans la note 4 concernant la XIe thèse ad Feuerbach (voir Œ III, p. 1717), il qualifie ladite « spécialité
professionnelle » de « spécialité professorale », – celle d’un « donneur de leçons » inféodé à quelque « école ». Et il est fort
possible que cette condamnation aille dans le sens de ces lignes de Feuerbach – tirées des Thèses provisoires pour la
réforme de la philosophie (1842) [cité Thèses provisoires], in Manifestes philosophiques. Textes choisis (1839-1845), trad.
de l’all. par Louis Althusser, Paris : PUF (Épiméthée), 21973 [cité Manifestes philosophiques], 58, p. 122, – que Rubel cite
dans son Introduction à Œ III, p. LIII :
53
La nouvelle philosophie, la seule positive, est la négation de toute philosophie d’école, bien qu’elle en contienne en elle-même le
vrai ; elle est la négation de la philosophie comme qualité abstraite, particulière, c’est-à-dire scolastique : elle n’a pas de
schibboleth, pas de langage particulier, pas de nom particulier, pas de principe particulier ; elle est l’homme même qui pense
[…].
La question restant de savoir si la condamnation de Marx ne vise que cela, et surtout si elle le condamne dans une visée de
ce genre (la présupposition de « l’homme qui pense » !). Le constat étant qu’en tout état de cause, il ne s’agit là en aucune
façon de la philosophie « comme spécialité professionnelle », autrement dit une certaine discipline spécialement réservée à
des professeurs ! Disons, à titre indicatif, que tous les “jeunes-hégéliens” – philosophes donneurs de leçons à l’école de
Hegel, – auxquels il m’est avis que Marx s’en est pris dès l’époque de sa thèse de doctorat, n’étaient de loin pas tous des
spécialistes professant professionnellement (académiquement)… à commencer par Arnold Ruge, éditeur et libraire (comme
Otto Wigand), et Feuerbach lui-même (époux d’une riche héritière) etc. …
12
humaines quotidiennes, c’est comme si la philosophie était désormais aufgehoben – supprimée et
conservée — dans une éthique informulée, parce que vécue.57
48) Le sens de l’Aufhebung dans la dialectique hégélienne selon Hegel lui-même (voir suppl. xi) :
Aufheben a dans la langue [allemande] le double sens qui lui fait signifier conserver
[aufbewahren], maintenir [erhalten], et en même temps faire cesser [aufhören lassen], mettre un
terme [ein Ende machen]. La conservation elle-même inclut déjà en soi [in sich] le négatif qui
est qu’à quelque chose est retirée son immédiateté et par là une existence [Dasein] ouverte aux
actions exercées en elle de l’extérieur [äußerlichen Einwirkungen], et ce pour le maintenir. –
Ainsi quelque chose d’aufgehoben est-il en même temps quelque chose de conservé, qui n’a
perdu que son immédiateté, mais n’a pas pour autant [darum] été anéanti [vernichtet]. –
Lexicalement, les deux déterminations [Bestimmungen] qui viennent d’être apportées peuvent
être présentées comme deux significations [Bedeutungen] de ce mot. Mais on devrait là être
frappé qu’une langue soit parvenue à faire usage d’un seul et même mot pour deux
déterminations opposées. Pour la pensée spéculative, il est réjouissant de trouver dans la langue
des mots qui ont en eux-mêmes une signification spéculative. Le double sens du latin tollere (qui
a été rendu célèbre par la plaisanterie de Cicéron « tollendum esse Octavium ») ne va pas si loin,
la détermination affirmative ne va que jusqu’à l’élévation [Emporheben]58. Quelque chose n’est
aufgehoben [élevé] que dans la mesure où il est entré dans l’unité avec son opposé.59
–––––––––––––
Œ III, p. 1582 (note 2). Nota bene : avant d’en critiquer certains aspects et, en particulier, rectifier certaines propositions
de traduction, dont certaines sont purement et simplement erronées, nous ne saurions manquer de saluer avec
reconnaissance l’immense et souvent très précieux travail de M. Rubel.
58
Et l’on pourrait ajouter : la détermination négative se réduit à la pur et simple « Vernichtung [annihilation].
59
G. W. F. Hegel, Wissenschaft der Logik I, WZB, Bd. 5, 1969, p. 114 / Science de la logique I, 1 (Premier tome. Premier
livre. L’être), traduction, présentation et notes par Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Larczyck, Paris : Aubier
Montaigne (Bibliothèque philosophique), 1972, p. 81
57
13
49) MARX et la philosophie 8, toujours selon l’Introduction de 1843/44 à la Critique de la philosophie
hégélienne du droit :
C’est à bon droit [mit Recht] que parti le parti politique pratique d’Allemagne exige […] la
négation de la philosophie. Son tort [Unrecht] ne consiste pas dans cette exigence [Forderung],
mais à s’en tenir à cette exigence qu’il n’achève ni ne peut achever sérieusement. Il croit
accomplir cette négation en tournant le dos à la philosophie et en détournant la tête [pour]
marmotter [marmonner] sur elle quelques phrases agressives et banales. L’étroitesse de son
champ de vision fait qu’il ne se rend pas compte que la philosophie appartient justement à la
sphère de la réalité effective allemande, ou il l’imagine même être au-dessous de la pratique
allemande et des théories qui la servent. Vous exigez qu’on doive se rattacher à des germes de
vie effectivement réels, mais vous oubliez que le germe de vie effectivement réel du peuple
allemand n’a jusqu’à ici bourgeonné que sous le crâne de son cerveau. En un mot : vous ne
pouvez pas supprimer la philosophie sans la réaliser effectivement.60
50) Prémices de la doctrine marxienne de la conscience-reflet dans les Carnets préparatoires à sa thèse
de doctorat et un article de 1842 :
[…] le monde substantiel de l’effectivité est entré dans la conscience de Platon [tritt […] in das
Bewußtsein Platos ein] en y étant effectivement idéalisé, mais c’est pourquoi ce monde idéal est
lui-même tout aussi simplement articulé en soi que l’est le monde effectivement substantiel qui
lui fait face.61
Thèse tout à fait fondamentale – puisqu’elle paraît annoncer une doctrine de la conscience-reflet qu’il
y a certainement lieu de considérer comme la clef de voûte du matérialisme historique de Marx, – de la
pénétration de la conscience, et de celle du philosophe, en l’occurrence, par le monde effectivement
substantiel dont nous pouvons ici relever la formulation “grand public” que Marx en propose dans un
passage d’un article publié en trois parties dans la Rheinische Zeitung des 10, 12 et 14 juillet 1842, où
il s’en prend aux thèses avancées peu de temps avant par un certain Karl H. Hermes dans un article de
la Kölnische Zeitung – voir “Der leitende Artikel in : Nr. 179 der „Kölnischen Zeitung””, MEW 1,
pp. 86-104 / “L’article de tête du numéro 179 de la Kölnische Zeitung »”, Œ III, pp. 199-220, – à
commencer par celles-ci (pp. 87-89 / pp. 201-202) :
Répandre des opinions philosophiques et religieuses au travers des journaux ou les combattre
dans les journaux nous paraît également inadmissible. […] Un parti qui se sert de ces moyens
montre par là, à notre avis, qu’il ne conçoit pas cela honnêtement et qu’il lui importe moins
d’instruire et d’éclairer le peuple que d’atteindre d’autres buts extérieurs. […] Tant qu’il existe
encore une censure, il est de son plus urgent devoir d’élaguer ces excroissances d’une puérile
turbulence qui ont ces derniers jours blessés nos yeux.
À quoi Marx répond en formulant, au début de la troisième partie de sa réponse (p. 97 / pp. 211-212),
et là pour introduire à ce qu’il a à dire « sur “la chose même” », la conception suivante de la
philosophie :
La philosophie, et avant tout la philosophie allemande, a un penchant pour la solitude, la
réclusion systématique, l’introspection dépassionnée, qui d’emblée l’oppose et la rend étrangère
aux journaux qui ne satisfont leur caractère polémique et tapageur que dans la communication.
Saisie dans son développement systématique, la philosophie est impopulaire, son secret tissage
en elle-même apparaît à l’œil profane comme un affairement aussi démesuré que peu pratique ;
elle passe pour un professeur des arts de l’illusion, dont les invocations rendent un son solennel
parce qu’on ne les comprend pas.
La philosophie, conformément à son caractère, n’a jamais fait le premier pas pour troquer
l’ascétique soutane du prêtre contre la tenue légère et conventionnelle des journaux. Seulement
–––––––––––––
60
ZKHR, p. 384 / PCPDH, pp. 388-389.
Hefte zur epikureischen, stoischen und skeptischen Philosophie, in : MEW, EB 1 [ci-après Hefte], pp. 88|89 / Philosophie
épicurienne (Cahiers d’étude), 1839-1840, in : Œ III [ci-après Cahiers] p. 822 .
61
14
les philosophes ne poussent pas comme des champignons, ce sont les fruits de leur temps, de leur
peuple, dont les sucs les plus subtils, les plus précieux et les plus invisibles circulent dans les
idées philosophiques. Le même esprit qui construit des systèmes philosophiques dans le cerveau
des philosophes, construit les chemins de fer avec les mains des ouvriers. La philosophie ne se
tient pas hors du monde, pas plus que le cerveau ne se tient hors de l’homme parce qu’il n’est
pas dans le ventre ; mais il est vrai que c’est d’abord avec le cerveau que la philosophie se tient
dans le monde, avant de se mettre debout les pieds sur le sol, tandis que beaucoup d’autres
sphères humaines sont enracinées par les pieds dans la terre et cueillent des mains les fruits du
monde pendant longtemps avant de soupçonner que la “tête” aussi est de ce monde ou que ce
monde est le monde de la tête.
D’où précisément cette nécessité d’une réalisation effective de la philosophie que Marx commence
alors d’exposer en ces termes :
Parce que chaque vraie philosophie est la quintessence spirituelle de son temps, il faut que
vienne le temps où la philosophie entre en contact et en interaction non seulement intérieure, par
son contenu [Gehalt], mais aussi extérieurement, par sa manifestation, avec le monde effectif de
son temps.
15
51) Hefte, pp. 82|83 / Cahiers, p. 819 :
Maintenant, c’est l’idéalité elle-même qui, dans sa forme immédiate, l’esprit subjectif62, devient
le principe de la philosophie. Tandis que dans les sages grecs des débuts, la forme idéale de la
substance, son identité, se révélait [sich offenbarte] contre l’habit chamarré, tissé par des peuples
aux individualités diverses, de la manifestation de son effectivité [gegen das bunte, aus
verschiednen Völkerindividualitäten gewirkte Gewand ihrer erscheinenden Wirklichkeit], tandis
que de ce fait, ces sages, d’un côté, ne saisissent [fassen] l’absolu que dans les déterminations
ontologiques les plus unilatérales, les plus générales, [et] de l’autre côté, représentent euxmêmes dans l’effectivité la manifestation de la substance renfermée en soi [anderseits selbst die
Erscheinung der in : sich absgeschloßnen Substanz in : der Wirklichkeit an sich darstellen], et
qu’ainsi, de même qu’ils ont des comportements d’exclusion contre les πολλοί, de même qu’ils
sont le mystère parlant de leur esprit, de même, de l’autre côté, tels les effigies béatement
méditantes des dieux sur les places de marché [andrerseits gleich den plastischen Göttern auf
den Marktplätzen in : ihrer seligen Insichgekehrtheit], ils sont en même temps les propres
parements du peuple et retombent en lui avec leur singularité, c’est maintenant l’idéalité ellemême, la pure abstraction devenue pour soi, qui vient faire face à la substance ; la subjectivité
qui s’impose comme principe de la philosophie.
52) Hefte, pp. 228|229 / Cahiers, p. 851 :
[…] la dialectique [platonicienne] est la simple lumière intérieure, l’œil pénétrant de l’amour,
l’âme intérieure qui n’est pas n’est pas accablée par le corps de la subdivision matérielle, le lieu
intérieur de l’esprit. Le mythe de celle-ci est donc l’amour [mais la dialectique est aussi le fleuve
qui arrache, qui brise les multitudes et leur limite, qui renverse les figures autonomes, noyant
tout dans la mer, une, de l’éternité. Le mythe de celle-ci est donc la mort].
53) Hefte, pp. 86|87 / Cahiers, p. 822-823 :
Le mouvement, chez Platon, devient idéel ; de même que Socrate est le type [Bild] et l’éducateur
du monde, de même les idées de Platon, son abstraction philosophique, sont les prototypes
[Urbilder] de ce même monde.
Dans Platon, cette détermination abstraite du bien [i. e. celle à laquelle s’en serait tenu
Socrate], de la fin, se dissémine dans une philosophie extensive embrassant le monde. La fin, en
tant que la détermination en soi, le vouloir effectif du philosophe, c’est la pensée, les
déterminations réelles de ce bien sont les pensées immanentes. Platon envisage cela, [qui est] sa
relation à l’effectivité, ainsi : un empire autonome des idées flotte au-dessus de l’effectivité (et
cet au-delà est la subjectivité propre du philosophe) et se reflète obscurément en elle. Tandis que
Socrate n’a découvert que le nom de l’idéalité qui s’est élevée hors de la substance pour pénétrer
dans le sujet, et qu’il était encore en conscience ce mouvement, le monde substantiel de
l’effectivité a ainsi pénétré [sous une forme] alors effectivement idéalisé[e] dans la conscience
de Platon, mais c’est pourquoi ce monde idéal est lui-même tout aussi simplement articulé en soi
que l’est le monde effectivement substantiel qui lui fait face, ce dont Aristote remarque on ne
peut plus pertinemment :
(Métaphys. I, chap. IX [990b4-6]) σχεδὸν γὰρ ἴσα ἢ οὐχ ἐλάττω τὰ εἴδη ἐστι τούτων περὶ ὧν
ζητοῦντες τὰς αἰτίας ἐκ τούτων ἐπ᾽εκεῖνα προῆλθον [Car les idées sont presque aussi
nombreuses, ou pas moins nombreuses que les choses à partir desquelles ceux qui en
recherchaient les causes se sont avancés jusqu’aux idées].
Sa déterminité et son articulation en soi [i. e. du monde effectivement substantiel] est par suite
un au-delà pour le philosophe lui-même, le mouvement est tombé hors de ce monde.
–––––––––––––
62
Voir citation 55.
16
καίτοι τῶν εἰδῶν ὄντων ὅμως οὐ γίγνεται τὰ μετέχοντα, ἂν μὴ τὸ κινῆσον [Et pourtant, même
si les idées sont, les choses qui y ont part ne naissent pas s’il n’y a pas le moteur] Aristot. l[oc].
c[it]. [991b4-5].
Le philosophe en tant que tel, i. e. en tant que le sage, pas en tant que le mouvement de
l’esprit effectif en somme, est donc la vérité transcendante [die jenseitige Wahrheit] du monde
substantiel qui lui fait face. De quoi Platon s’avise de la manière la plus déterminée quand il dit
qu’il faudrait ou bien que les philosophes deviennent des rois, ou bien les rois des philosophes,
pour que l’État rejoigne sa destination. Il a fait lui-même une telle tentative par la position qu’il a
lui-même prise auprès d’un tyran. Et son État a aussi pour ordre particulier et suprême, l’ordre
des savants.
54) Hefte, pp. 214|215-216|217 / Cahiers, pp. 843-844 :
Quand la philosophie s’est conclue sur un monde parachevé, total […], c’est alors dans son
ensemble que la totalité du monde est disjointe [dirimiert] en elle-même […]. La disjonction du
monde n’est totale que lorsque ses côtés sont des totalités. Le monde est alors un monde déchiré
qui vient faire face [gegenübertritt] à une philosophie en soi totale. Et la manifestation [die
Erscheinung – sous-entendu : dans le monde prétendument apparent] de l’activité de cette
philosophie est donc aussi une activité déchirée et contradictoire ; son universalité objective se
renverse [kehrt sich um] en formes subjectives de la conscience singulière [in subjektive Formen
des einzelnen Bewußtsein] dans lesquelles elle est vivante.
55) Caractérisation hégélienne de « l’esprit subjectif » comme objets de l’anthropologie, de la
phénoménologie de l’esprit et de la psychologie, au tout début de la première partie de La Philosophie
de l’esprit de 1817 :
L’esprit peut être appelé subjectif pour autant qu’il est dans son concept. Or, puisque le concept
est en soi la réflexion de son universalité à partir de sa particularisation, le concept subjectif est
donc a) l’esprit immédiat, l’esprit-nature, – l’ob-jet [Gegenstand] de ce qu’on appelle
habituellement l’anthropologie, ou l’âme ; b) l’esprit en tant que réflexion identique en soimême et dans autre chose [in Anderes], acte-de-se-rapporter-à [Verhältniß] ou particularisation,
– la conscience, l’ob-jet de la phénoménologie de l’esprit ; c) l’esprit qui est pour lui-même, ou
l’esprit comme sujet, – l’ob-jet de ce qu’on appelle d’ordinaire la psychologie. –63
56) De l’idéalisme revendiqué d’Arnold Rugue au début des années 1840. Voir “Erinnerung aus dem
äusseren Leben, von Ernst Moritz Arndt, Leipzig 1840”, Hallische Jahrbücher, 243 (9 octobre 1840),
pp. 1931-1932, in : Werke und Briefe, herausgegeben von Hans-Martin Sass, Aalen : Scientia Verlag,
1988 [ci-après Werke und Briefe], Band 4 (Politische Kritiken 1838–1846), p. 84 :
[…] s’il se trouve qu’un nouveau combat commence entre l’idéalisme vieil-allemand et
l[’idéalism]e philosophique, alors la puissance de ce dernier a maintenant doublé. Le pathos
pratique [qui aurait animé le premier durant « guerres de libérations » (i. e. anti-napoléoniennes)]
a non seulement été purifié [gereinigt] à l’école de la spéculation théorique, il a également été
réuni [vereinigt] avec elle ; et il s’avance ainsi audacieusement comme la totalité régénérée [die
wiedergeborne Totalität] de la théorie scientifique et du religieux devoir d’une action
réformatrice.
Quant à la revendication expresse de cet « idéalisme philosophique », voir ibidem, pp. 82-83 :
La conceptualisation philosophique est le résultat essentiel de l’histoire, l’existence historique la
plus prégnante, la plus riche de conséquences, le devoir vraiment justifié de l’évolution ; et
–––––––––––––
Enzyklopädie der Philosophischen Wissenschaften im Grundrisse [Heidelberg : August Oßwald’s
Universitätsbuchhandlung, 1817], in : Sämtliche Werke, Jubiläumsausgabe in zwanzig Bänden, […] neu hegausgegeben
von Hermann Glockner, Sechster Band, Stuttgart : Friedrich Frommann Verlag / Günther Holzboog, p. 231 /
Encyclopédie III, §. 307, p. 103,
63
17
personne n’aurait pu tenir cela de plus près que Hegel lui-même, dont le concept de dialectique
est le seul [concept] qui, partout, et donc aussi dans la pratique de l’histoire, permet que la
déterminité sur laquelle on se tient soit connu dans sa plus intime vérité. La connaissance de soi
d’une étape est toujours la prochaine nouvelle étape ; un nouveau soi, un nouvel esprit, est ainsi
amené à naître. Cette dialectique est idéalité, et le comportement théorique et pratique à sa
mesure est l’idéalisme. L’idéalisme est religion dans la mesure où les hommes en font une
affaire de cœur.
Où il faut entendre « religion » au sens que Ruge lui donne dans “Über das Verhälnis von Philosophie,
Politik und Religion (Kants und Hegels Accommodation). 1841”, in : Werke und Briefe, Band 2
(Philosophische Kritiken 1838-1846), p. 288, à savoir :
La religion, en son concept, n’est rien d’autre que le pathos pratique pour l’idéal, pour la vérité.
Elle rassemble l’idée dans le cœur [Gemüth], elle fait de la vision pure la substance du caractère
et, dans cette concentration du contenu, s’oriente vers la réalisation de celui-ci. Son essence est
cette pratique qui […] ne se manifeste alors qu’en supprimant les anciennes existences et en
fonde de nouvelles.
57) Citation 27 complétée (où Marx s’en prend à « l’abstraction dogmatique » du communisme alors
« effectivement existant » des « Cabet, Dézamy, Weitling, etc. ») :
[…] nous n’anticipons pas le monde dogmatiquement, […] ce n’est qu’à partir de la critique de
l’ancien monde que nous voulons trouver le nouveau. Jusqu’ici les philosophes avait la solution
de toutes les énigmes au fond de leur pupitre, et le monde exotérique, dans sa bêtise, n’avait qu’à
ouvrir le bec pour que les alouettes de la science absolue lui tombent toutes rôties dans la
bouche. La philosophie s’est faite monde [hat sich verweltlicht], et la preuve la plus frappante en
est que la conscience philosophique elle-même a été entraînée dans le tourment du combat non
seulement à l’extérieur, mais à l’intérieur. La construction de l’avenir et en finir pour tous les
temps n’étant pas notre affaire, ce que nous avons présentement à accomplir n’en est que plus
certain, et j’entends : la critique sans retenue de tout ce qui est établi [die rücksichtslose Kritik
alles Bestehenden], sans retenue également au sens où la critique ne craint pas ses résultats et
tout aussi peu le conflit avec les forces qui se présentent.
58) Apport et limite de la philosophie hégélienne selon Marx (1) :
[…] Hegel ayant saisi la négation de la négation – d’après la relation positive qui se trouve en
elle, comme le véritable et le seul positif, et d’après la relation négative qui se trouve en elle,
comme le seul vrai acte et auto-activation [Selbstbetätigung] de tout être64, – il n’a trouvé que
l’expression abstraite, logique, spéculative, du mouvement de l’histoire, lequel n’est pas encore
l’histoire effective de l’homme comme [histoire] d’un sujet présupposé, mais seulement l’acte
d’engendrement [Erzeugungsakt], l’histoire de l’émergence [Enstehungsgeschichte] de
l’homme.65
59) Apport et limite de la philosophie hégélienne selon Marx (2) :
Ce qu’il y a de grand dans la “Phénoménologie” hégélienne et son résultat final – dans la
dialectique de la négativité comme le principe de la mise en mouvement et de l’engendrement
[der Negativität als dem bewegenden und erzeugenden Prinzip] – est […] que Hegel saisit [faßt]
l’auto-engendrement [Selbsterzeugung] de l’homme comme un processus [Prozeß],
l’objectivation [de soi] comme opposition [à soi de soi] en tant qu’objet [die
–––––––––––––
P. 159 de sa traduction – la moins mauvaise de celle qui, à ma connaissance, existent à ce jour en français, à savoir : Karl
Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Traduit présentés et annotés par Frank Fischbach, Paris : Vrin
(Textes & commentaires), 2007, – Fischbach oublie de traduire « alles Seins » !
65
ÖPM, p. 570 / ÉP, p. 122. NB : il n’est précisément que ce que dans son avant-propos à ZKPÖ, p. 9, CÉP, p. 274, Marx
qualifiera de « préhistoire de la société humaine ».
64
18
Vergegenständlichung als Entgegenständlichung], comme externalisation [Entäußerung] et
comme dépassement [Aufhebung] de cette externalisation ; qu’il saisit donc l’essence du travail
et conçoit [begreift] l’homme objectif, l’homme vrai parce qu’effectivement réel, comme résultat
de son propre travail. Le comportement [Verhalten] effectivement réel, actif, de l’homme à
l’égard de lui-même comme être générique [Gattungswesen] ou sa mise en action comme [mise
en action] d’un être générique effectivement réel, c.-à-d. d’un être humain [menschlichen
Wesens], n’est possible que parce qu’il extériorise réellement toutes ses forces génériques – ce
qui n’est à son tour possible que du fait de l’action d’ensemble [Gesamtwirken] des hommes, que
comme résultat de l’histoire66 – et se comporte avec elles comme avec des objets [sich zu ihnen
als Gegenständen verhält], ce qui n’est également possible, d’abord, que sous la forme de
l’aliénation [Entfremdung].67
Où il nous faudra bien voir qu’à vrai dire, Marx n’expose pas la pensée de Hegel, mais la sienne, sous
l’égide du principe général de la dialectique établi ce dernier, et en lui reprenant quelques concepts
fondamentaux – dont celui de « genre [Gattung] » ! – certes, mais en développant un certain nombres
de thèses qu’il lui oppose. Ce qui devrait devenir déjà plus clair au vu des deux passages suivants.
Premièrement :
L’être humain [das menschliche Wesen], l’homme vaut pour Hegel = [à] conscience de soi.
Toute aliénation des l’être humain n’est par suite rien d’autre que l’aliénation de la conscience
de soi. L’aliénation de la conscience de soi n’équivaut pas à l’expression, l’expression se
reflétant [sich abspiegelnder Ausdruck] dans le savoir et la pensée, de l’aliénation effectivement
réelle de l’être humain [des menschlichen Wesens]68. Au contraire, selon son être le plus intime,
qui est caché – et n’est mis au jour que par la philosophie, – l’aliénation effectivement réelle
[wirklich], en tant qu’elle apparaît réellement [real (“chosalement”)], n’est rien d’autre que la
manifestation apparente [die Erscheinung (le phénomène au sens platonicien)] de l’aliénation de
l’être humain effectivement réel. La science qui comprend [begreift] cela s’appelle par suite
phénoménologie.69 Toute réappropriation de l’être objectif aliéné [devenu objectif du fait de
l’aliénation] apparaît du coup comme une incorporation [de cet être] dans la conscience de soi ;
l’homme qui se rend maître [bemächtigt] de son être n’est que la conscience de soi qui se rend
maître de l’être objectif. C’est pourquoi le retour de l’objet dans le Soi est la réappropriation de
l’objet.70
Et deuxièmement :
Parce que l’homme = [à] conscience de soi, son être objectif externalisé, ou la choséité [die
Dingheit]71 (ce qui pour lui est objet, et objet, l’est véritablement pour lui ce qui lui est objet
essentiel, ce qui est donc son être objectif. Mais comme n’est pas l’homme effectivement réel, et
donc pas non plus la nature – l’homme est la nature humaine –, dont il est fait en tant que tel le
sujet [als solcher zum Subjekt gemacht wird], mais seulement l’abstraction de l’homme, la
conscience de soi, la choséité ne peut donc être que la conscience de soi externalisée) = à la
conscience de soi externalisée, et la choséité est posée par cette externalisation. Qu’un être
vivant, naturel, équipé et doué de forces constitutives de l’être [qui sont] objectives, i. e.
matérielles, ait aussi des objets naturels effectivement réels de son être de sorte que son
externalisation de soi soit tout autant la position un monde objectif effectivement réel, mais sous
la forme de l’extériorité, donc [d’un monde] n’appartenant pas à son être et surpuissant, est tout
–––––––––––––
Où l’on retrouve la thèse déjà articulée par Marx quelques pages plus haut et citée ci-dessus [citation 58].
ÖPM, p. 574 / ÉP, pp. 125-126.
68
Cité en note 7 de la citation 28.
69
Singulière, mais compréhensible interprétation du sens de « phénoménologie » dans le titre Phénoménologie de l’esprit !
70
ÖPM, pp. 575-576 / ÉP, pp. 127-128.
71
À mon sens – mais nous aurons à y revenir durant nos travaux, – cette « Dingheit [« choséité » si l’on veut] » doit être
entendue non pas comme l’essence au sens du “ce que c’est” de la chose en tant que chose, ou de quelque être-chose de la
chose en tant que telle, mais au sens de « la chose [das Ding] » en somme, autrement dit du « chosal », de sorte qu’elle
désigne dans le même temps tout ce qui est de l’ordre des choses, l’ensemble des choses ; cela à la façon d’ailleurs dont
chez Marx, « Sinnlichkeit » désigne « le sensible » au sens de tout ce qui est sensible, soit perceptible par les sens.
66
67
19
à fait naturel. Il n’y a là rien d’incompréhensible ni d’énigmatique. C’est bien plutôt le contraire
qui serait énigmatique. Mais qu’une conscience de soi, par son externalisation, ne puisse poser
que la choséité, c.-à-d. [poser] elle-même qu’une chose abstraite, une chose de l’abstraction, est
tout aussi clair. Aussi est-il clair que la choséité n’est par suite rien qui tienne de lui-même
[nichts Selbständiges], qui soit à proprement parler [(nichts) Wesentliches], face à [gegen] à la
conscience de soi, mais une simple création, quelque chose qui est posée par elle, et ce qui est
posé, au lieu de se confirmer lui-même, n’est qu’un confirmation de l’acte de poser qui l’espace
d’un instant fixe son énergie comme le produit [das Produkt (son produit)] et qui, pour
l’apparence, lui concède le rôle – mais seulement pour un instant – d’un être effectivement réel
tenant de lui-même.
Quand l’homme effectivement réel, en chair et en os, qui se tient sur la terre ferme et bien
ronde, expire et inspire toutes les forces de la nature, pose, par son externalisation, les forces
objectives constitutives de son être comme des objets étrangers, alors ce n’est pas l’acte de poser
[das Setzen] qui est sujet ; c’est la subjectivité de forces constitutives de l’être objectives, dont
l’action est par suite nécessairement [sein muß] aussi objective. L’être objectif agit [wirkt]
objectivement, et il n’agirait pas objectivement si l’objectif [das Gegenständliche] n’appartenait
pas à la détermination de son être. Il ne crée [schafft], ne pose des objets que parce qu’il est posé
par des objets, par qu’il est originairement [von Haus aus (de fond en comble)] nature. Dans
l’acte du poser, il ne tombe hors et à partir de sa “pure activité” dans la création de l’objet, mais
son produit objectif ne fait que confirmer son activité objective, son activité en tant que l’activité
d’un être naturel objectif.
Nous voyons ici comment le naturalisme, ou humanisme, accompli se distingue aussi bien de
l’idéalisme que du matérialisme et qu’il est en même temps leur vérité qui les réunit tous deux.
Nous voyons en même temps comment seul le naturalisme est capable de comprendre l’acte de
l’histoire du monde.72
–––––––––––––
72
ÖPM, pp. 576-577 / ÉP, pp. 128-130.
20
60) Critique marxienne de « la critique allemande moderne » :
L’absence de conscience [Bewußtlosigkeit (« l’inconscience », si l’on veut, mais en clair :
l’absence de réflexion)] – quant à la façon dont la critique moderne se rapporte [über das
Verhältnis der modernen Kritik] à la philosophie hégélienne et, nommément, à la dialectique –
était si grande que des critiques comme Strauss73 et Bruno Bauer […] sont, eu égard à leur
potentiel du moins [wenigstens der Potenz nach], encore complètement pris dans la logique
hégélienne.
[…] l’idéalisme trépassant [verscheidend] sous la forme de la critique ([celle] du jeunehégélianisme) [unter der Form der Kritik […] (des Junghegeltums)], il [Bruno Bauer en
l’occurrence] n’a pas même exprimé ne serait-ce qu’une fois le pressentiment [die Ahnung] qu’il
faudrait maintenant que l’on s’explique de façon critique avec sa mère, la dialectique hégélienne,
n’ayant même pas su indiquer quoi que ce soit quant à son rapport critique à la dialectique de
feuerbachienne [ja selbst über sein kritisches Verhältnis zur Feuerbachischen Dialektik [nichts]
anzugeben gewußt]. Un comportement [Verhalten] complètement non-critique envers soimême.74
61) Feuerbach selon Marx (1) :
[…] Feuerbach – aussi bien dans ses “Thèses” dans les Anecdotis que de façon suivie dans la
“Philosophie de l’avenir”75 [–] a abattu [umgeworfen (renversé)] la vieille [die alte
(« l’ancienne », si l’on veut76)] dialectique et [la vieille] philosophie jusqu’à la racine [dem Keim
nach (“à partir du germe”)] […].
Feuerbach est le seul à avoir un rapport sérieux, un [rapport] critique, à la dialectique
hégélienne et à avoir fait de véritables découvertes dans ce domaine, à être somme toute celui
qui a vraiment surmonté la vieille philosophie [der wahre Überwinder der alten Philosophie].
La grandeur de la performance et la simplicité sans tapage avec laquelle [il] l’offre au monde se
dressent dans une étonnante opposition au rapport inverse [stehn in einem wunderlichen
Gegensatz zu dem umgekehrten (je souligne) Verhältnis77].
Ce que Feuerbach a fait de grand [Feuerbachs grosse Tat] est :
1. d’avoir démontré [der Beweis] que la philosophie n’est rien d’autre que la religion
[im]portée dans des pensées [in Gedanken gebracht] et accomplie en [dans la] pensée [denkend
–––––––––––––
73
« David Friedrich Strauß, né à Ludwigsbourg, près de Stuttgart le 27 janvier 1808 et mort à Ludwigsburg le 8 février
1874, est un historien et théologien allemand. Son premier ouvrage est La Vie de Jésus (Das Leben Jesu), paru en 1835 et
traduit en français par Émile Littré entre 1839 (tome 1) et 1853 (tome 2). Ce livre a scandalisé son époque en montrant un
Jésus historique et non divin et par sa vision des évangiles comme récit inconscient des premières communautés
chrétiennes. Après la publication de cet ouvrage, David Strauss fut révoqué et vécut désormais comme professeur de lycée
et homme de lettres dans sa ville natale » (wikipedia). Voir la note n° 225 de Fischbach, pp. 219-220 de sa traduction des
Manuscrits de 1844 – Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Traduit présentés et annotés par Frank
Fischbach, Paris : Vrin (Textes & commentaires), 2007. –
74
ÖPM, pp. 568 et 569 / ÉP, pp. 119 et 120.
75
Marx renvoie là aux Anecdota Philosophica, Zürich, Wintherhur : Fröbel, 1843, ouvrage collectif qui, de Feuerbach,
contenait ses Vorläufige Thesen zur Reform der Philosophie (Thèses provisoires pour la Réforme de la Philosophie) et ses
Grundsätze der Philosophie der Zukunft [ci-après GPZ] (Principes de la Philosophie de l’avenir), ces mêmes Principes
ayant été republiés à part la même année chez le même éditeur.
76
Mais en traduisant ainsi, on peut laisser croire que Marx aurait lui-même aspiré – comme, à sa façon, Feuerbach, – à
quelque « nouvelle philosophie », ou « philosophie nouvelle », « renouvelée », … « réformée » etc., et de même s’agissant
de la dialectique. Alors que comme nous aurons à nous en aviser au-delà de ce que nous en savons déjà, il ne s’agit pas
pour lui de « renverser-abattre [umwerfen] » la vieille dialectique, mais de la « retourner [umkehren] » et, ce faisant, de la
conserver, mais dans un registre pour le coup non-philosophique, selon lui, c.-à-d. non idéaliste !
77
Soit très précisément ce rapport à la dialectique hégélienne des Jeunes-Hégéliens dont la conséquence serait ce que, dans
les alinéas 7 à 9 de la note 2 du chapitre IV de sa thèse de doctorat déjà, Marx qualifie, comme nous le savons, de
« verkehrtes Verhältnis » avec le monde !
21
ausgeführt] ; [soit] une autre forme et [un autre] mode d’exister [Daseinsweise] de l’aliénation
de l’être humain ; [qu’elle est] donc également à condamner78 ;
2) d’avoir fondé [die Gründung] le vrai matérialisme et la science réelle [reelle Wissenchaft],
Feuerbach faisant du même coup [ebenso] de la relation sociale “de l’homme envers l’homme”
le principe fondamental79 de la théorie [zum Grundprinzip der Theorie]80 ;
3) [d’avoir] opposé à la négation de la négation qui prétend à être le positif absolu, le positif
qui repose sur lui-même et qui est positivement fondé sur lui-même81.
Feuerbach explique la dialectique hégélienne – (et confère par là son fondement au point de
départ dans le positif, dans ce qui est certain sur le plan du Sensible [vom Sinnlich-Gewissen]) –
de la manière suivante [folgendermaßen] :
Hegel part de l’aliénation (sur le plan logique [logisch] : de l’infini, [du] général abstrait
[(vom) abstrakt Allgemeinen]) de la substance, de l’abstraction absolue et fixée. –C.-à-d.,
exprimé de façon populaire, qu’il part de la religion et de la théologie.
Deuxièmement : Il surmonte l’infini, pose l’effectivement réel, le sensible, le réel, le fini, le
particulier (Philosophie, surmontement [Aufhebung] de la religion et de la théologie.
Troisièmement : Il surmonte à nouveau le positif [hebt das Positive (soit, selon Feuerbach :
« l’effectivement réel, le sensible, le réel, le fini, le particulier ») wieder auf], repose-reproduit
[stellt wieder her] l’abstraction, l’infini. Reposition-reproduction [Wiederherstellung] de la
religion et de la théologie.82
–––––––––––––
Où Marx paraît faire allusion, entre autres, GPZ / “Principes de la Philosophie de l’avenir (1843)”, in : Manifestes
philosophiques. Textes choisis (1839-1945), Traduit de l’allemand par Louis Althusser, Paris : Presses universitaires de
France (Épiméthée), 2001 (11960) [ci-après PPA], § 5 :
78
L’essence de la philosophie spéculative n’est rien d’autres que l’essence de Dieu rationalisée, réalisée, actualisée
[vergegenwärtigt]. La philosophie spéculative est la vraie théologie, la théologie conséquente, la théologie rationnelle.
79
Et non pas, à mon avis du moins, « un [je souligne] principe fondamental », comme le propose Fischbach à la p. 158 de
sa traduction des Manuscrits. Sur ce point, voir la première citation de Feuerbach ci-dessous.
80
Allusion de Marx à, entre autres, GPZ / PPA, § 41 :
Ce sont deux hommes qui participent à l’engendrement [gehören zur Erzeugung] de l’homme – de l’homme spirituel aussi bien
que de l’homme physique : la communauté [Gemeinschaft] de l’homme avec l’homme est le premier principe et le critère de la
vérité [cf. ibid. § 58 (avant le § 38 cité ci-dessous) : « La vérité n’existe pas dans la pensée, dans le savoir pour lui-même. La
vérité n’est que la totalité de la vie et de l’être de l’homme [die Totalität des menschlichen Lebens und Wesens]. »] et du
commun en général [der Allgemeinheit (« de l’universalité », si l’on veut)]. Même la certitude [Gewissheit] de l’existence
d’autres choses hors de moi est pour moi médiatisée par l’existence d’un autre homme hors de moi. Ce que je suis seul à voir,
j’en doute, ce que l’autre voit aussi, cela seul est certain.
Et ibid. § 59 :
L’homme singulier [Der einzelne Mensch (autrement dit : l’individu)] qui est pour soi n’a l’essence de l’homme ni en soi en tant
qu’être moral, ni en soi en tant qu’être pensant. L’essence de l’homme n’est contenue que dans la communauté, dans l’unité de
l’homme avec l’homme – mais une unité qui ne se base [stürzt] que sur la réalité de la différence de Je et Tu [auf die Realität des
Unterschiedes von Ich und Du].
81
Allusion de Marx à, entre autres, GPZ / PPA, § 38 :
Seul est vrai et divin ce qui n’a besoin d’aucune preuve, ce qui est immédiatement est certain [gewiss] de par soi-même, parle et
adopte [einnimmt] immédiatement pour soi, immédiatement l’affirmation [:] qu’il est, tend vers soi [nach sich zieht] – ce qui est
simplement décidé, indubitable, clair comme le jour. Mais n’est clair comme le jour que le sensible [das Sinnliche] ; ce n’est que
là où il commence à y avoir de la sensibilité [wo die Sinnlichkeit anfängt] que cesse toute espèce de doute et de débat [hört aller
Zweifel und Streit auf]. Le secret du savoir immédiat est la sensibilité.
Tout est médiatisé, dit la philosophie de Hegel. Or, une chose [etwas] n’est vraie que si elle n’est plus du médiatisé, mais de
l’immédiat. C’est pourquoi des époques historiques ne naissent [entstehen] que là où ce qui antérieurement n’était que quelque
chose de pensé, de médiatisé, devient objet de certitude immédiate, sensible – donc vérité, cela qui antérieurement n’était que
pensée. La scolastique est ce qui a à faire la médiation entre [Vermittlung zu] une nécessité divine et une propriété essentielle de
la vérité. La nécessité n’est qu’une nécessité conditionnée; elle n’est nécessaire que là où une fausse présupposition est encore à
la base, où une vérité, une doctrine, entre en contradiction avec une doctrine qui passe encore pour vraie, qui est encore respectée.
La vérité qui se médiatise est la vérité encore captive de son contraire [mit ihrem Gegensatz behaftet]. On commence par le
contraire; mais à partir de là, on le supprime. Mais s’il est quelque chose à supprimer, à nier, pourquoi dois-je commencer par lui,
pourquoi pas tout suite par sa négation ? Un exemple. Dieu, en tant que Dieu, est un être abstrait ; il se particularise, se réalise en
devant monde, homme ; c’est ainsi qu’il est concret, ainsi seulement que l’être abstrait est nié. Mais pourquoi ne dois-je alors pas
tout suite commencer par le concret ? Pourquoi donc ce qui est certain et assuré de par soi-même ne doit-il pas être plus haut que
ce qui est certain par la nullité de son contraire ? Qui peut alors élever la médiation au rang de nécessité, de loi de la vérité ?
82
ÖPM, pp. 569-570 / ÉP, pp. 120-121.
22
62) Feuerbach selon Marx (2) : la façon dont, selon Marx, Feuerbach “s’y prend” avec la dialectique
hégélienne (suite du passage dont la première partie fait l’objet de la citation 61) :
Feuerbach ne saisit donc la négation de la négation que comme la contradiction de la
philosophie avec elle-même, comme la philosophie qui affirme [bejaht] la théologie
(transcendance etc.) après avoir nié celle-ci, et donc l’affirme en opposition avec elle-même.
La position ou [auto-]affirmation et [auto-]confirmation de soi [Selbstbejahung und
Selbstbestätigung], qui [chez Hegel tel que lu par Feuerbach] fait son lit de [liegt in] la négation
de la négation, en vient à être saisie [par Hegel tel que lu par Feuerbach, soit d’une certaine
façon par Feuerbach lui-même] comme une position qui n’est pas encore sûre d’elle-même et
donc captive de son opposé, doutant en soi d’elle-même [an sich selbst zweifelnd] et ayant donc
besoin de la preuve [des Beweises (de ce qui pourrait la prouver, cette position, « d’une preuve »,
si l’on veut)], ne se prouvant alors pas elle-même par son existence, et [en vient] donc à ce que
lui soit directement et immédiatement opposée [entgegengestellt (par Feuerbach)83] la position
certaine sur le plan sensible [sinnlich gewiss], fondée sur elle-même.84
Marx ajoutant alors, en note de bas de page, cette précision concernant le rapport de Feuerbach à
Hegel :
Feuerbach saisit encore la négation de la négation, le concept concret, comme la pensée qui se
surpasse dans la pensée [das sich im Denken überbietende] et veut être immédiatement, en tant
que pensée, intuition [Anschauung (au sens kantien de la représentation sensible immédiate de
quelque chose)], nature, réalité effective85.86
63) La question centrale dans le rapport de Marx avec Hegel selon les Manuscrits de 1844 :
L’affairement avec le contenu du vieux monde, le développement d’une critique allemande
moderne empêtré dans cette matière [Stoff], avait tant de force que cela a donné lieu à un
comportement complètement dépourvu de critique envers la méthode de la critique et à une
complète absence de conscience quant à la question apparemment formelle, mais essentielle sur
le plan de la réalité effective : comment faut-il nous y prendre avec la dialectique hégélienne ?87
–––––––––––––
83
Où Marx reprend le point 3) de la citation 61.
ÖPM, p. 570 / ÉP, p. 121.
85
Où Marx fait allusion à ce que Feuerbach développe aux §§ 29-30 de ses Principes.
86
ÖPM, p. 570 / Pas traduit dans ÉP (mais intégré au corps du texte par Fischbach) !
87
Voir ÖPM, p. 568 / ÉP, p. 119.
84
23
64) Première partie de la détermination de l’homme tel qu’en son être
L’homme est immédiatement un être de la nature [Naturwesen]. En tant qu’être naturel, et en
tant qu’être naturel vivant, il est, pour une part, équipé de forces naturelles, de forces vitales,
[c’est] un être de la nature actif [tätig] ; ces forces existent en lui en tant que dispositions et
capacités, en tant que pulsions [Triebe] ; pour une part, il est, en tant qu’être naturel, charnel,
sensible, objectif, un être souffrant, conditionné et limité, comme le sont aussi la plante et
l’animal, c.-à-d. que les objets de ses pulsions existent hors de lui comme des objets
indépendants de lui ; mais ces objets sont des objets de son besoin, des objets indispensables,
essentiels à l’activation et la confirmation des forces constitutives de son être [Wesenkräfte]. Que
l’homme est un être charnel doté de forces naturelles, vivant, effectivement réel, sensible,
objectif, signifie qu’il a des objets effectivement réels, sensibles, pour objet de son être, de
l’extériorisation de sa vie, ou qu’il ne peut extérioriser sa vie qu’à même des objets
effectivement réels, sensibles. Être [Sein] objectif, naturel, sensible, et aussi bien avoir à
l’extérieur de soi objet, nature [« non-organique [unorganisch] »]88, du sensible [Sinn], ou être
soi-même objet, nature, du sensible, pour un tiers, c’est identique. La faim est un besoin
naturel ; elle a donc besoin d’une nature à l’extérieur d’elle-même, d’un objet à l’extérieur
d’elle-même, pour se satisfaire, pour s’apaiser. La faim est le besoin admis [gestandne[s]
Bedürfnis] par mon corps d’un objet qui est pour lui, pour son intégration et l’extériorisation de
son être [zu seiner Integrierung und Wesensaüßerung].89
Alinéa qui se poursuit avec le texte de la citation 29, où Marx expose la composante ontologique de sa
position philosophique fondamentale qui sous-tend la conception de l’être de l’homme lui-même
exposée ci-dessus : l’être de l’étant en somme comme objectivité constituée par le “jeu” de
l’objectivation réciproque des “choses” via l’extériorisation réciproque, des unes dans les autres, des
forces objectives constitutives de leur être. Après quoi Marx en revient à l’homme pour conclure
comme suit la première partie de sa réponse à la question de savoir ce qu’il est :
L’homme, en tant qu’il est un être sensible objectif, est donc un être souffrant [leidendes Wesen]
et, parce que sa souffrance est un être qui ressent [sein Leiden [ist] empfindendes Wesen], un être
de passion [leidenschaftliches Wesen]. La passion [die Leidenschaft, die Passion] est la force
constitutive de l’être de l’homme qui tend énergiquement vers son objet.90
64) Première partie de la détermination de l’homme tel qu’en son être
Mais l’homme n’est pas seulement [un] être de la nature, il est [un] être naturel humain [nicht
nur Naturwesen, sondern menschliches Naturwesen] ; c.-à-d. un être qui est pour soi-même,
darum Gattungswesen , 91 als welches er sich sowohl in seinem Sein als in seinem Wissen
bestätigen und betätigen muß92. Aussi, ni les objets humains ne sont les objets de la nature
[Naturgegenstände (objets naturels)] tels qu’ils se présentent immédiatement, ni le sens humain
tel qu’il est, est objectif93, immédiatement, n’est la sensibilité humaine, l’objectivité humaine. Ni
la nature – [prise] objectivement – ni la nature [prise] subjectivement94 n’est immédiatement là
présente en adéquation avec l’être humain [adäquat dem menschlischen Wesen vorhanden]95. Et
–––––––––––––
L’homme est un être de la nature, un être naturel. À partir de quoi, dans le Manuscrit consacré au travail aliéné, en
particulier, il arrive à Marx de distinguer la nature extérieure à l’homme comme sa « nature non-organique » et la part de la
nature qu’il est lui-même, par son « corps », sa « chair [Leib] », comme sa « nature organique ».
89
ÖPM, p. 578 / ÉP, p. 129.
90
ÖPM, p. 579 / ÉP, p. 130.
91
C’est à dessein (en vue de la suite de nos travaux) que la virgule est ici autant que possible typographiquement mise en
relief !
92
Ce qu’à dessein aussi je m’abstiens provisoirement de traduire.
93
Où nous pouvons vérifier que l’une des composantes ontologiques de la position philosophique fondamentale de Marx
est bien la détermination de l’être comme objectivité !
94
Autrement dit : ni la nature non-organique, ni la nature organique (le corps, la chair) de l’homme etc.
95
Ce qui est à l’évidence déjà l’amorce – à tout le moins, – de la critique marxienne de Feuerbach dans L’Idéologie
allemande !
88
24
de même qu’il faut que tout ce qui est naturel naisse [entstehn muß], de même l’homme a aussi
[“] son acte de naissance[”]96, l’histoire, mais qui est pour lui une [histoire] sue [gewußt] et c’est
pourquoi un acte de naissance se supprimant en conscience en tant qu’acte de naissance [als
Enstehungsakt mit Bewußtsein sich aufhebender Enstehungsakt]. L’histoire est la vraie histoire
nature de l’homme. – (Sur quoi [c’est là ce sur quoi] il va falloir revenir [Darauf ist
zurückzukommen]).97
Traductions des deux premières phrases (dans l’ordre chronologique des éditions) :
1) Bottigelli : « Mais l’homme n’est pas seulement un être naturel, il est aussi un être naturel humain ;
c’est-à-dire un être existant pour soi, donc un être générique , qui doit se confirmer et se manifester en
tant que tel dans son être et dans son savoir. »
2) Malaquais et Orsoni : « Cependant, l’homme n’est pas seulement un être naturel, mais encore un
être naturel humain, c’est-à-dire un être existant pour soi, et par suite un être générique . Comme tel, il
doit se manifester et s’affirmer dans sont existence aussi bien que dans sa conscience. »
3) Fischbach : « Mais l’homme n’est pas seulement un être naturel, il est un être naturel humain ;
c’est-à-dire un être qui est pour lui-même, donc un être générique , et qu’il lui faut se confirmer et
s’activer en tant que tel aussi bien dans son être que dans son savoir. »
+) Bobio, in : Karl Marx, Manoscritti economico-filosofici del 1844, Prefazione et traduzione di
Norberto Bobio, Torino : Einaudi, 1968 (11949), p. 174 : « Ma l’uomo non è soltanto un essere
naturale ; è anche un essere naturale umano, cioè è un essere che è per se stesso, e quindi un essere che
appartiene ad una specie ; come tale egli si deve attuare e confermare tanto nel suo essere che nel suo
sapere. »
–––––––––––––
Ce qu’on appelle couramment un « acte de naissance », au sens administratif du terme, se dit en allemand
« Geburtsurkunde ». Et c’est évidemment en un tout autre sens qu’il faut entendre ce que Marx appelle ici
« Entstehungsakt » de l’homme.
97
ÖPM, p. 579 / ÉP, p. 131.
96
III) SUPPLÉMENTS DE TOUTES SORTES (À SUIVRE…)98
xi) La dialectique hégélienne et rôle de l’Aufhebung
Formule générale :
– [thèse (position) = A  antithèse (position de la négation) = non-A]  [contradiction : 1) thèse
(positif) versus 2) antithèse (négatif) versus thèse (positif)]  [contradiction : 1) thèse (positif) versus
2) antithèse (négatif) & antithèse (négatif) versus thèse (positif)]  2’) auto-négation de l’antithèse, du
négatif, et re-position de la thèse, du positif, etc.   (“mauvais” infini) : thèse-antithèse-thèseantithèse, etc.… à l’infini (cf. les antomies cosmologiques de la métaphysique traditionnelle selon
Kant) ; ou alors  2’’) Aufhebung  [3) synthèse (“bon” infini, chacun des termes de la
contradiction n’étant plus affecté de l’extérieur par son contraire) : thèse & antithèse = A & non-A] =
B…  non-B (etc.) .
Exemples (en résumé) :
– [être  néant]  [contradiction : être versus néant & néant versus être (Platon versus Gorgias…
après Parménide, etc.)]  auto-négation du néant & re-position de l’être   ou Aufhebung  être &
néant = devenir (être & ne pas être qua n’être plus sive n’être pas encore, mais pour cela… être !)
– [Dieu  nature (« autoposition de soi [Sichselbstsetzen] ») de Dieu comme nature (dans l’espacetemps !)] = autoposition de soi de la nature versus Dieu qua pensée consciente de soi 
[contradiction : Dieu versus nature & nature versus Dieu]   ou Aufhebung  auto-négation de la
nature (vie  mort)  Dieu & nature = esprit (homme),
– [vie qua « processus générique [Gattungsprozess] » qua « le général [das Allgemeine] »]  être
vivant qua individu (vivant)  [contradiction : le général versus l’individu & l’individu versus le
général (cf. Aristote, Schelling, Schopenhauer (Baudelaire) et Nietzsche, Stirner etc.)]  autonégation de l’individu (mort)   ou Aufhebung : l’individu & le général = l’homme (conscience,
entendement, raison, esprit… etc.).
xii) Extrait d’un ancien cours (abrégé) sur Hegel, légèrement retouché
L’ACCOMPLISSEMENT HÉGÉLIEN DU PLATONISME “MODERNE”
La pensée de Hegel se présente elle-même comme la tentative de surmonter la limite que Kant avait
fixée au sujet comme pensée consciente de soi (cogito) quant à son pouvoir de s’assurer en toute
certitude – fondée sur la certitude, inauguralement établie par Descartes, que ladite pensée a de son
propre être à elle, – de cet être des choses que ce même Kant établissait alors expressément comme
consistant dans l’objectivité de l’objet posé comme tel, en son objectivité même, par et pour ce sujet
qu’il instituait du coup comme le fondement même de ce qui est ou de l’étant en son être. Selon Kant,
en effet, le sujet – dans la mesure où, tout humain qu’il est, et fini au sens de « limité [begrenzt] », il
n’a accès aux choses que par le truchement de sa « sensibilité [Sinnlichkeit en ce sens-là] », – ne
saurait conférer l’objectivité, et donc l’être en ce sens, qu’aux choses telles qu’elles lui apparaissent au
travers de celle-ci, soit aux « choses dans l’apparence », autrement dit aux « phénomènes », et non aux
choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, aux « choses en soi », aux « noumènes ».
Ainsi Hegel fut-il amené – pourquoi ? en “raison” de quelle nécessité ? et d’ailleurs pas seul (ne pas
oublier Fichte et Schelling, voire Hölderlin (1770-1843), qui aura été (fin des années 1780 – début des
années 1790) le camarade de Hegel et Schelling au Stift de Tübingen, et aura, peut-être, et peut-être
même des plus décisivement, contribué avec à la rédaction de Das älteste Systemprogramm des
deutschen Idealismus – titre donné à ce feuillet recto/verso rédigé par Hegel (vraisemblablement vers
la fin des années 1790), par Franz Rosezweig en 1914, et publié par lui en 1917)… c’est là l’un des
–––––––––––––
98
Comme le Répertoire de citations ci-dessus, ces Suppléments pourront être augmentés au fil des séances !
ii
éléments saillants de notre question ! – à établir, au contraire, l’absoluité d’un sujet qu’il conçut alors
comme la pensée qui, dans ce mouvement de se penser elle-même qui la caractérise en tant que pensée
consciente de soi, produit du même coup, comme autant de déterminations siennes, i. e. comme autant
de modes de la pensée (modi cogitandi, dirait Descartes), et, par suite, comme autant de catégories à
proprement parler99, la totalité des déterminations de la chose telle qu’elle est en et par elle-même, soit
la totalité des modes d’être (modi essendi) de la chose en soi. Puis à déployer explicitement cette
totalité comme telle en une philosophie qui devait alors se présenter comme un système comportant,
en l’occurrence – par-delà son point de départ et son assise « phénoménologique », dans cette
Phénoménologie de l’Esprit qui établit l’absoluité du sujet et de la pensée à partir de « l’expérience »
que la conscience humaine a et fait des choses telles qu’elles se découvrent progressivement à elle à
partir d’elles-mêmes, – les trois grandes parties suivantes :
1°) Une philosophie de la logique, que Hegel définit lui-même comme « la science [je souligne] de
l’idée pure, soit de l’idée dans l’élément abstrait de la pensée »100 – où l’idée doit être comprise au
sens premier (pour la philosophie du moins) de l’εἶδος et ἰδέα platoniciens, et alors comme la chose
elle-même en tant qu’elle manifeste, donne à « voir » (εἰδέναι, ἰδεῖν), à la pensée, ce qu’elle est en et
par elle-même, i. e. son essence, cette essence qui lui confère son être ; – avec ceci toutefois que, ne
pouvant subsister hors de la pensée du sujet, qui en est au contraire l’élément, cette idée est le concept,
soit la détermination une et universelle de la chose en ce qu’elle est en tant que produit de la pensée
consciente de soi du sujet (de son « activité mentale pure », dirait Descartes définissant ce qu’il appelle
« l’intuition ») ; mais alors le concept en tant qu’il se sait être lui-même la chose elle-même telle qu’en
son être même. Philosophie de la logique qui, comme telle, se trouve avoir pour tâche de décrire le
processus, progressif, au travers duquel la pensée produit, une à une, dans l’immanence de l’élément
qu’elle constitue pour elles, toutes les déterminations de la chose elle-même ou de l’étant en son être
même, tout en se reconnaissant elle-même en celles-ci, en y reconnaissant ses propres déterminations à
elle, et qui finit ainsi par contenir « la pensée en tant que cette pensée est tout aussi bien la chose en
soi-même ou la chose en soi-même en tant que celle-ci est tout aussi bien la pensée pure », soit, plus
précisément, « le développement de […] la conscience de soi que l’étant en et pour soi est le concept
su et que le concept comme tel est l’étant en et pour soi »101 ; développement au terme duquel la
pensée est alors, au titre de ce que Hegel appelle « l’idée absolue », le savoir de soi dudit processus, ou
plutôt ce processus lui-même une fois parvenu au savoir de soi, et c’est dire : la méthode ; méthode
dont on soulignera encore que, comme telle, elle n’est rien d’autre que le mouvement et le principe
mêmes, l’« âme »102, du processus de l’autoproduction de la pensée produisant par là-même la totalité
de l’étant en son être ; telle étant au demeurant toute la dialectique, spéculative, de Hegel 103. À propos
de laquelle il vaut la peine de prendre bonne note du commentaire de Heidegger :
La dialectique spéculative, Hegel l’appelle aussi tout simplement « la méthode ». Par ce terme, il
ne désigne ni un instrument de la représentation, ni une façon particulière d’avancer en
philosophie. « La méthode » est le mouvement le plus intime de la subjectivité, « l’âme de
l’être », le processus de production par lequel le tissu de la réalité effective de l’absolu dans son
–––––––––––––
Au sens originel grec, aristotélicien en l’occurrence, des divers modes de la manifestation “logique” – à la faveur et au
sein même du langage, et de l’énoncé prédicatif ou proposition (logos) en particulier, – de l’étant en son être même.
100
Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (1830), [cit. E], § 19. NB : cela à la différence de la
pensée comme élément concret de l’idée, c.-à-d. comme esprit.
101
Wissenschaft der Logik (1812), in : G. W. F. HEGEL, Werke in zwanzig Bänden, Frankfurt a. M. : Suhrkamp [cit. WzB],
Bd. 5, 1969, p. 43.
102
Voir, entre autres, Encyclopédie […], § 243 : « […] la méthode […] est l’âme du contenu » – où Hegel se conforme
évidemment à la caractérisation aristotélicienne de l’âme comme principe de ce mouvement de passer de par soi-même
(kath’hauto) du non-être à l’être, de ce mouvement d’autoproduction donc, qu’est la vie.
103
Telle qu’elle est conçue par Hegel, la dialectique est en effet le processus de l’autoproduction de la pensée en ses
propres déterminations à elle en tant qu’il est du coup le cheminement de cette pensée au travers (dia-) des déterminations
de l’étant en son être (logoi) que sont tout aussi bien ces déterminations siennes, et en tant que chacune de ces
déterminations de la pensée en même temps que de l’étant lui-même est tout aussi bien la négation d’une autre. Et cette
dialectique est spéculative au sens où, dans tout ce processus, la pensée se découvre progressivement elle-même dans les
déterminations de l’étant qu’elle produit ainsi comme son propre miroir (speculum) en produisant ses propres
déterminations à elle.
99
iii
tout est ouvré. « La méthode » : « l’âme de l’être » – nous voilà en pleine fantasmagorie. On
s’imagine que notre temps a dépassé de tels égarements de la spéculation. Mais nous vivons au
beau milieu de cette prétendue fantasmagorie.104
Non sans bien préciser :
1) la méthode (selon Hegel, s’entend !) n’est pas un instrument, un outil, dont la pensée se servirait
dans sa démarche en quête de la connaissance, du savoir, de la science et… de la vérité ; elle est le
chemin et le cheminement que constitue le déploiement même de la pensée dans la production de ses
propres déterminations comme autant de déterminations de l’étant en tant que tel ; et comme telle, elle
est « l’âme de l’être », et c’est dire, conformément à la définition grecque de l’âme (psuchè) comme
principe de la vie, le principe de ce processus de la production de l’être comme vie.
2) la méthode est dialectique en un sens qui rassemble les deux sens traditionnels du mot, à savoir :
a) le sens platonicien : la dialectique est le parcours de la pensée à travers (dia-) le logos en tant qu’il
manifeste l’étant en son être, soit l’idée, et alors au travers (dia-) des idées dans toute l’extension de
leurs rapports “rationnels” (logoï), où la dialectique s’identifie finalement avec la sagesse à laquelle
tend la philosophie.
b) le sens aristotélicien (qu’on retrouve dans la “dialectique transcendantale” de la Critique de la
raison pure de Kant) : la dialectique est le parcours de la pensée au travers (dia-) des énoncés (logoi)
opposés, voire contradictoires, que l’opinion est amenée à soutenir sur tout ce qui pas de l’ordre de la
nécessité, et qu’il s’agit de confronter, dans une perspective critique, afin d’en révéler les limites
respectives.
c) telle que la conçoit Hegel, la méthode est précisément dialectique en ceci que 1) le processus,
nécessaire, lui, de l’autoproduction de la pensée en ses propres déterminations à elle est précisément
cheminement de cette pensée au travers des déterminations de l’étant en son être que sont tout aussi
bien ses propres déterminations à elle, et 2) ce processus est tel que chaque détermination de la pensée
est tout aussi bien la négation d’une autre, de telle sorte qu’elles sont toutes deux également limitées
l’une par rapport à l’autre, mais finalement « surmontée [aufgehoben] » (voir suppl. xi).
3) cette dialectique, enfin, est spéculative au sens où, dans tout ce processus, la pensée se découvre
progressivement elle-même dans les déterminations de l’étant qu’elle produit ainsi comme son propre
miroir (speculum), en produisant ses propres déterminations à elle.
2°) Une philosophie de la nature, qui décrit cette nature et la totalité de ses déterminations comme le
résultat du processus progressif de l’« autoposition de soi » (Sichselbstsetzen) de la pensée du sujet
comme idée dans l’autre auquel elle donne lieu dès lors que, se pensant elle-même, elle se déploie en
ses propres déterminations à elle, et qu’elle pose en son être, comme être-autre, en se posant ellemême en lui – où “position” (Setzung, par quoi Kant a traduit le grec θήσις = positio) a le sens originel,
grec, de l’établissement de quelque chose en son être, et, conformément à l’interprétation kantienne de
cet être lui-même comme objectivité, celui de son objectivation. –
3°) Une philosophie de l’esprit, enfin, qui décrit le processus au travers duquel la pensée du sujet
comme idée se ressaisit elle-même dans cet autre objectif qu’est alors pour elle la nature, s’y reconnaît
elle-même comme cela même qui l’a produit en s’y posant soi-même, y devient ainsi « pour soi » (für
sich) ce qu’elle y était déjà « en soi » (an sich) et s’y retrouve finalement elle-même « chez soi auprès
de soi » (bei sich) ; cela, en l’occurrence, en tant que cet « esprit » (Geist) qui, comme âme,
entendement, conscience et raison de l’homme, et en un processus qui fait l’essence même de
l’histoire, conquiert progressivement sa liberté par rapport à la nature, puis se produit, se pose dans
cette même nature en produisant progressivement tout un « monde » objectif dans lequel il finit par se
reconnaître lui-même comme ce qui l’a produit. Au terme de quoi la pensée, se sachant alors en toute
certitude être elle-même toute la réalité objective telle qu’en son être même – savoir certain de soi de
la pensée comme totalité de l’étant en son être qu’expose justement la philosophie systématique de
Hegel, – trouve du coup à s’accomplir comme cette science de l’étant en son être même à laquelle,
depuis Platon, toute la tradition a vu la philosophie ne pouvoir faire autre chose qu’aspirer, tendre, sur
le mode de cet « amour » (φιλία) entendu comme « désir » (ἐπιθυμία) que le français du XVIIe siècle
–––––––––––––
104
Martin HEIDEGGER, “Hegel et les Grecs”, in : Questions II, Paris : Gallimard, p. 51.
iv
appelait encore « l’étude » ; ce que Hegel, dans la Préface à sa Phénoménologie de l’esprit, annonçait
d’ailleurs lui-même, programmatiquement, en ces termes :
Contribuer à ce que la philosophie se rapproche de la forme de la science – dans le but qu’elle
puisse déposer son nom d’amour pour le savoir et être savoir effectif , – c’est là ce que je me suis
proposé.105
Cela de telle sorte que serait alors enfin accomplie la tâche de la philosophie qu’Aristote avait
formulée en ces termes (cit. 19 de l’Intrumentum I (2015-2016) :
Ce qui et jadis, et maintenant, et toujours, est recherché, et toujours sans issue [aporétique],
qu’est l’étant [sous-entendu : qu’est(-)ce qui est proprement étant… (en tant que proprement
étant)] ? cela c’est : qu’est l’οὐσία [l’être, le séjour (à demeure) dans l’être] ?
LA « RESCENDANCE » DU PLATONISME
DANS LES PHILOSOPHIES POST-HÉGÉLIENNES
Si le propos de ce cours était d’introduire à la pensée contemporaine, l’on pourrait considérer que c’est
chose faite avec la présentation de la position philosophique fondamentale de Hegel selon laquelle
l’étant à proprement parler n’est rien d’autre que le sujet absolu dans le processus de son
autoproduction comme la totalité consciente de soi de cet étant tel qu’en son être même. Car comme le
dit Martin Heidegger dans un recueil de notes des années 1936 à 1946 sur la question de la
métaphysique106 :
En dépit des banalités que l’on débite sur l’effondrement de la philosophie hégélienne, le fait
subsiste qu’au XIXe siècle cette philosophie a été la seule à déterminer la réalité, non pas sans
doute sous la forme extérieure d’une doctrine acceptée et suivie, mais comme métaphysique,
comme domination de l’étantité au sens de la certitude. Les mouvements de riposte à cette
métaphysique font partie d’elle-même. Depuis la mort de Hegel (1831), les mouvements de
riposte occupent toute la scène, non seulement en Allemagne, mais aussi en Europe.
Avec ceci que, pour Heidegger, ces mouvements de riposte à la philosophie hégélienne ont, dans
leur ensemble, le caractère de ce qu’il lui est arrivé d’appeler la « rescendance » (hapax ?) ; terme
construit sur le mot “transcendance” pour désigner le mouvement de la pensée qui, contrairement à la
métaphysique – laquelle part de l’étant tel qu’il se présente de lui-même à partir de lui-même, soit par
nature, pour remonter, au-delà de cet étant lui-même, à ce qui fait le fondement de son être même, –
présuppose à l’inverse ce qui a été conquis par cette métaphysique pour alors le plonger dans l’étant,
en le considérant comme une détermination immanente de cet étant lui-même.
C’est là ce qui pourrait être repéré, entre autres, dans ces trois pensées qui vont orienter de façon
déterminante le plus grand pan de la pensée du XXe siècle, savoir : les pensées de a) Søren
Kierkegaard (1813-1855), b) Karl Marx (1818-1883) et c) Friedrich Nietzsche (1844-1900), lesquelles
établissent respectivement les bases a’) des pensées de l’existence (dans une certaine mesure la pensée
de Heidegger, puis les existentialismes – dont celui de Sartre, – ou encore la pensée de l’absurde de
Camus), b’) des marxismes et néo-marxismes (dont celui de l’École de Francfort) et c’) de toutes
sortes pensées contemporaines, telles celles de Foucault, Deleuze, Derrida et Vattimo, sans parler de
Freud.
Voilà en tout cas, présenté grosso modo et dans ses lignes directrices seulement, l’essentiel du corpus
auquel, aujourd’hui encore, devrait se confronter quiconque prétendrait sinon philosopher –
philosopher n’est jamais qu’un mode de penser parmi d’autres (encore que cela même, il faudrait déjà
pouvoir le montrer !), – du moins se prononcer sérieusement sur la philosophie (et donc, ainsi, sur ce
mode-là, continuer « quand même », « malgré tout », comme dirait notre C. F. Ramuz, à…
philosopher !). C’est en tout cas ce qu’ont fait ceux qui ont prétendu se libérer de la philosophie
–––––––––––––
105
106
Phänomenologie des Geistes, WzB, Bd. 3, 1970, p. 14.
“Dépassement [Überwindung] de la métaphysique”, in : Essais et conférences, Paris : Gallimard, 1958, § VI.
v
traditionnelle (de la métaphysique traditionnelle), voire de la philosophie en somme. – Ainsi, entre
autres exemples, Kierkegaard : la philosophie comme prétention abusive à une synthèse du réel et de
l’idéel qui serait impossible en dehors de la foi en Jésus-Christ ; Marx : « la philosophie comme
idéologie » collaborant à l’aliénation de l’homme par l’homme ; et Nietzsche : le philosophe comme
« le plus grand criminel » contre la vie.
Nous héritons, nous, aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, des pensées articulées durant les XIXe
et XXe siècles, la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelle mesure, et alors comment… et
d’ailleurs pourquoi, somme toute, il faudrait, à supposer que cela soit somme toute possible, nous
libérer, soit libérer notre pensée, et par suite nos actions comme notre langage lui-même, de la
philosophie traditionnelle, sinon de la philosophie en somme. Tâchons donc d’être à la hauteur de cette
question… et donc déjà de la pensée de ceux-là mêmes qui l’ont posée : à savoir, au-delà des
Kierkegaard, Marx et Nietzsche déjà mentionnés : Freud, Wittgenstein, Husserl, Heidegger, Sartre,
Merleau-Ponty, Camus, Lévinas, Foucault, Deleuze, Derrida et d’autres encore, à commencer par le
positivisme des sciences (Auguste Comte, Ernst Mach, etc.) et le positivisme logique (Bertrand Russel
et al.) !
Mais sans perdre de vue la question de ce qui a pu prendre l’être humain d’adopter cette tournure-là
de la pensée : celle de la philosophie ! Et donc l’histoire de celle-ci… dûment méditée sous l’égide de
cette question !
xiii) Karl MARX, Différence de la philosophie démocritéenne et épicurienne de la nature, première
partie, chapitre IV (perdu), note 2 (extraits)107
[1 …] s’agissant de Hegel, c’est par simple ignorance que ses élèves expliquent telle ou telle
détermination de son système par l’accommodation ou une chose de ce genre, d’un mot : moralement.
Ils oublient qu’en un temps qui vient à peine de passer, ils étaient, comme on peut le leur démontrer de
manière évidente à partir de leurs propres écrits, suspendus avec enthousiasme à tout ce qu’il a
d’unilatéral.
[2] Étaient-ils vraiment à tel point contaminés par la science reçue toute prête qu’ils s’y sont
adonnés avec une confiance naïve et non critique : quel manque de conscience que de reprocher au
maître de cacher une intention [Absicht] secrète derrière son intelligence des choses [Einsicht 108], pour
qui la science n’était nullement reçue, mais en devenir, et faisait affluer le sang de son esprit le plus
intime du cœur jusqu’aux confins de la périphérie. C’est bien plus sur eux-mêmes qu’ils jettent ainsi le
soupçon, comme pour dire qu’ils n’ont pas pris cela au sérieux avant, et c’est leur propre état d’avant
qu’ils combattent de telle sorte qu’ils l’imputent à Hegel, mais oublient ce faisant qu’il se tenait, lui,
dans un rapport immédiat substantiel, eux dans un rapport de réflexion à son système.
[3] Il est concevable qu’un philosophe soit amené à telle ou telle inconséquence apparente à la suite
de tel ou tel accommodement ; lui-même peut en être conscient. Mais ce qu’il n’a pas dans sa
conscience, c’est que la possibilité de ces apparents accommodements ait sa racine la plus profonde
[innerste Wurzel] dans une insuffisance ou une conception [Fassung] insuffisante de son principe
même [seines Prinzips selber 109]. Donc, un philosophe se serait-il effectivement accommodé : ce que
ses élèves ont alors à expliquer, et cela à partir de sa conscience essentielle intérieure [aus seinem
innern wesentlichen Bewußtsein], c’est ce qui, pour lui-même, avait la forme d’une conscience
exotérique. C’est de cette manière que ce qui paraît être un progrès de la conscience morale [des
Gewissens] est en même temps un progrès du savoir [des Wissens]. Ce n’est plus la conscience morale
–––––––––––––
107
Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie nebst einem Anhange, in : Karl Marx, Friedrich
Engels, Werke, Berlin Dietz Verlag [cité MEW] Ergänzungsband 1, 1981, pp. 326|327-330|331 / Différence de la
philosophie naturelle chez Démocrite et chez Épicure, avec un appendice, 1841, in : Karl Marx, Œuvres, Paris : Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade), III (Philosophie) [cité Œ III], 1982, pp. 83-87 (traduction entièrement revue !).
108
Jeux de mots intraduisible.
109
Où il est grammaticalement possible qu’il s’agisse du principe de la conscience du philosophe – i. e. de l’« êtreessentiel » de celle-ci vs. la « conscience apparente » ou « conscience phénoménologique » du philosophe, – mais il est
plus que probable que ce que Marx vise là soit le « principe même » de la philosophie dudit philosophe, sous-entendu : de
la philosophie de Hegel lui-même.
vi
particulière du philosophe qu’on suspecte, mais c’est la forme essentielle de sa conscience qu’on
construit, élève à une figure et une signification déterminées, et c’est dans le même temps ainsi qu’on
s’en sort en passant par-dessus [und (es wird) damit zugleich darüber hinausgegangen].
[4] Pour le reste, je considère ce revirement non philosophique d’une grande partie de l’école
hégélienne comme un phénomène qui accompagnera toujours le passage de la discipline à la liberté.
[5] C’est une loi psychologique que l’esprit théorique devenu en soi libre [der in sich frei gewordene
Geist], devienne énergie pratique [zur praktischen Energie wird], que s’extrayant en tant que volonté
du royaume des ombres de l’Amenti, il se tourne contre l’effectivité du monde qui se trouve là sans lui
[sich gegen die weltliche, ohne ihn vorhandene Wirklichkeit kehrt]. […] Seulement, la praxis de la
philosophie est elle-même théorique. C’est la critique, qui mesure l’existence singulière à l’aune de
l’essence, l’effectivité particulière à l’aune de l’idée. Seulement, cette réalisation immédiate de la
philosophie est, de par son être-essentiel le plus intérieur, affectée de contradictions, et cet êtreessentiel sien prend forme dans l’apparence et lui imprime son sceau.
[6] Quand la philosophie sort d’elle pour se tourner, en tant que volonté, contre le monde apparent
[sich gegen die erscheinende Welt heraus kehrt], le système est réduit à une totalité abstraite, c.-à-d.
qu’il est devenu un côté du monde auquel un autre côté fait face. Son rapport [Verhältnis] au monde
est un rapport de réflexion. Spirituellement animé par la tendance [Begeistet mit dem Trieb] à se
réaliser effectivement, il entre en conflit contre autre chose [gegen anderes]. L’autosuffisance et la
complétude intérieures sont brisées. Ce qui était lumière au-dedans devient une flamme dévorante qui
se tourne vers le dehors. En résulte ainsi la conséquence que le devenir-philosophique du monde [das
Philosophisch-Werden der Welt] est en même temps un devenir-mondain [Weltlich-Werden] de la
philosophie, que sa réalisation effective [celle de la philosophie] est en même temps sa perte [Verlust],
que ce qu’elle combat au dehors est son propre manque intérieur, que c’est précisément dans le combat
qu’elle tombe elle-même dans les défauts qu’elle combat chez la partie adverse, et qu’elle ne surmonte
[aufhebt] ces défauts qu’en tombant dans ceux-ci. Ce qui vient à son encontre et ce qu’elle combat est
toujours cela même qu’elle est, seulement avec des facteurs inversés.
[7] C’est là l’un des côtés, si nous envisageons la chose de manière purement objective, comme la
réalisation immédiate de la philosophie. Seulement, elle [la chose] a aussi, et ce n’en est qu’une autre
forme, une forme subjective. C’est le rapport du système philosophique en passe d’être effectivement
réalisé à ses supports spirituels, aux consciences de soi singulières à même lesquelles apparaît son
progrès. Il résulte du rapport [de la philosophie à ses supports spirituels, aux consciences de soi
singulières] – ce qui, même dans la réalisation de la philosophie, se trouve face au monde, – que ces
consciences de soi singulières ont toujours une exigence [Forderung] à deux tranchants, dont l’un se
tourne contre le monde, l’autre contre la philosophie elle-même. Car ce qui se manifeste [erscheint 110]
à même la chose comme un rapport en lui-même inversé [ein in sich selbst verkehrtes Verhältnis] se
manifeste en elles comme une double exigence et action [Handlung] se contredisant en elle-même.
Leur action de libérer [Freimachung] le monde de la non-philosophie est en même temps leur propre
libération [Befreiung] de la philosophie qui, en tant qu’un système déterminé, les a jetées aux fers.
Parce qu’elles ne sont elles-mêmes comprises que dans l’acte [Akt] et l’énergie immédiate du
développement, et que, d’un point de vue théorique [in theoretischer Hinsicht], elles ne sont donc pas
encore sorties [noch nicht hinausgekommen sind] de ce système, elles perçoivent seulement la
contradiction avec la sculpturale égalité-à-soi-même [mit der plastischen Sich-selbst-Gleichheit] du
système et ne savent pas qu’en se retournant contre celui-ci, elle ne font que réaliser effectivement ses
moments singuliers.
[8] Finalement, cet être-dédoublé [Gedoppeltheit] de la conscience de soi philosophique se présente
[tritt auf 111] comme une double orientation poussant son face-à-face à l’extrême [als eine doppelte,
sich auf das extremste gegenüberstehende Richtung], dont la première, que nous pouvons désigner de
manière générale comme le parti libéral, retient, comme détermination principale, le concept et le
principe de la philosophie, l’autre son non-concept [Nichtbegriff], le moment de la réalité. Cette
–––––––––––––
À entendre en effet, ici comme ci-dessous, au sens d’une manifestation extérieure auxdites consciences de soi, i. e.
objective.
111
Où « auftreten » a certainement le sens d’« entrer en scène » (sur la scène de l’histoire).
110
vii
seconde direction est la philosophie positive. L’action [Die Tat (l’acte)] de la première est la critique,
soit précisément le tournement de la philosophie vers le dehors [das Sich-nach-außen-wenden der
Philosophie], l’action de la seconde est de chercher à philosopher [der Versuch zu philosophieren],
soit le tournement en soi de la philosophie [das In-sich-Wenden-der-Philosophie], parce qu’elle sait le
manque comme immanent à la philosophie, tandis que la première le conçoit comme manque du
monde qu’il s’agit de rendre philosophique. Chacun de ces partis fait exactement ce que l’autre veut
faire et ce qu’il ne veut pas faire lui-même. Mais le premier, dans sa contradiction interne, est en
général conscient du principe et de son but. Dans le second, l’inversion [Verkehrtheit], pour ainsi dire
la folie [Verrücktheit], se manifeste en tant que telle. Sur le fond, seul le parti libéral, parce qu’il est le
parti du concept, conduit à des progrès réels, tandis que la philosophie positive n’est en état de
conduire qu’à des exigences et des orientations [Tendenzen] dont la forme contredit la signification.
[9] Ce qui donc apparaît [erscheint] en premier lieu comme un rapport inversé et une disjonction
hostile de la philosophie d’avec le monde, devient en second lieu une rupture de la conscience de soi
philosophique singulière en elle-même, et apparaît finalement comme une séparation extérieure et un
être-dédoublé [Gedoppeltheit] de la philosophie, comme deux directions philosophiques opposées.
[…]112.
–––––––––––––
S’agissant desdites « directions », Marx annonce, dans le dixième et dernier alinéa, qu’il entreprendra « à un autre
endroit » d’« expliciter complètement le rapport qu’elles ont d’une part entre elles, d’autre part avec la philosophie
hégélienne, et les moments historiques singuliers dans lesquels ce développement s’expose ».
112
viii
xiv) pour “raccrocher” après une éventuelle absence à la séance du 05.12.2016 !
[Éléments de compréhension de la condamnation de la philosophie par “le Marx” de L’Idéologie
allemande (1845/46) et de son appel à une « Aufhebung de la philosophie en tant philosophie » dans
l’Introduction à la Critique de la philosophie hégélienne du droit (1843/44) : la conception de la
philosophie “du tout jeune Marx”, celui de l’époque de sa thèse de doctorat]
Résumé de la “problématique” (d’après ce qui a été évoqué lors des séances précédentes)
Dans son Introduction de 1843/44 à ce qu’il projetait alors encore d’une Critique de la philosophie
hégélienne du droit, Marx en appelle à une « Aufhebung » de la philosophie qu’il caractérise alors
précisément comme « la négation […] de la philosophie en tant que philosophie [je souligne] »113, et
cela tout uniment avec la négation-Aufhebung de la religion et la négation-Aufhebung du prolétariat
(la « déperdition achevée de l’homme [völliger Verlust des Menschen] »114)… dans la perspective
d’une « révolution radicale » n’impliquant à ses yeux rien de moins qu’au premier chef « la négation
de la propriété privée », et par ce biais, somme toute, « la dissolution de ce qu’a été l’ordre du monde
jusque-là [die Auflösung der bisherigen Weltordnung] ». Or, il paraît évident que dans cette
perspective-là, la négation-Aufhebung de la religion ne saurait en aucune façon conserver quoi que ce
soit de l’ordre de la religion en tant que religion. Que cette négation-Aufhebung de la religion consiste
bel et bien en une suppression pure et simple de la religion comme telle. Idem pour la négationAufhebung du prolétariat ! Il y va de la suppression pure et simple de celui-ci. Idem encore pour la
négation la propriété privée. Et idem encore pour… la philosophie !
Ce qui n’est pas sans faire difficulté ! Cela soulève en effet la question de savoir pourquoi et surtout
comment, en quel sens, s’agissant de cette suppression pure et simple de la religion, de la philosophie
et du prolétariat comme de la propriété privée etc., Marx a pourtant, et sans doute sciemment, recouru
au concept d’Aufhebung tel qu’entendu par Hegel – lequel comprend pourtant la conservation de ce
que celle-ci supprime via son élévation dans une unité avec son contraire elle supérieure à la
contradiction « immédiate » des deux115. – Et cela d’autant plus que dans le même texte, Marx en
appelle également, contre ceux qui pensent pouvoir nier la philosophie « en [lui] tournant le dos », à
« la réalisation effective de la philosophie »116 !
C’est ainsi que s’agissant, pour le moment, de la seule philosophie, se pose la question de savoir ce
que là même où il y a appelé (dans la susdite Introduction), Marx pouvait voir consister au juste 1) la
philosophie en tant que telle, 2) sa négation en tant que telle, 3) sa réalisation effective en tant que ce
moyennant quoi seulement pourrait s’opérer cette négation, et 4) ce qui en serait cependant conservé.
Mais précisément, il se trouve que ni là ni ailleurs, Marx ne répond expressément à ces quatre
questions.
Cela étant, il est vrai que la réponse qu’il a bien fallu qu’il leur apporte dans son fors intérieur,
pourrait être dégagée (“extraite aux forceps”, à vrai dire !) des développements ultérieurs de sa pensée.
Mais il m’est avis que ces développements eux-mêmes pourraient gagner en intelligibilité d’être
envisagés eu égard à d’éventuels présupposés qui, parce qu’ils auraient conduit Marx à juger que la
réalisation effective de la philosophie impliquerait nécessairement la négation de celle-ci en tant que
telle, et inversement, pourraient éclairer par l’amont ce que, fin 1843, Marx y voit… “concrètement”.
Pour comprendre la thèse marxienne de la nécessité d’une négation-Aufhebung de la philosophie
comme « négation […] de la philosophie en tant que philosophie » (à l’instar de l’Aufhebung de la
religion, de « l’ordre actuel du monde », de la propriété privée et du prolétariat) dans la perspective
–––––––––––––
Voir ZKHR, p. 384 / PCPDH, p. 389 (où l’on trouve : « la philosophie en tant que telle » !).
Voir ZKHR, p. 390 / PCPDH, p. 396.
115
Voir citation 48 et supplément xi.
116
Voir citation 45 et 49.
113
114
ix
d’une « révolution radicale » au sens où nous pressentons que Marx la conçoit au vu et su du fameux
adage : « Être radical, c’est prendre la chose à la racine. Mais la racine, pour l’homme, c’est
l’homme lui-même. »117
Disons-le d’entrée de jeu, cette thèse de Marx devrait se révéler être sa réponse à une question qui ne
pouvait manquer de se poser à lui au sujet d’une réalisation effective de la philosophie dont les
« Jeunes-Hégéliens » – tous plus ou moins tributaires des Prolégomènes à l’historiosophie et autres
écrits d’August von Cieszkowski118, – s’étaient mis à débattre vers la fin des années 1830 dans l’idée
qu’eu égard à cette histoire de l’esprit dont elle aurait elle-même mis en lumière le principe sous le
nom de « dialectique », la philosophie de Hegel pourrait et devrait donc connaître, au-delà du
« maître » lui-même, des développements qu’en raison de ses « accommodements
[Akkommodationen] »119, comme ils disaient, avec le monde, et spécialement l’État prussien de son
temps, celui-ci n’aurait pas su promouvoir… à commencer par la critique de la religion chrétienne
(Bruno Bauer et Ludwig Feuerbach) et/ou une philosophie activement engagée dans la construction de
l’avenir (Cieszkowski, Arnold Ruge et Moses Hess).
Or justement, il se trouve que la question d’un possible développement de la philosophie hégélienne
après Hegel fait l’objet de réflexions que Marx développe dans plusieurs morceaux des Cahiers
d’étude120 qu’il rédige vers 1840 en vue de sa thèse de doctorat sur la Différence de la philosophie
démocritéenne et épicurienne de la nature121. Et que Marx en traite expressément en termes de
« réalisation effective de la philosophie » dans la note 2 du chapitre IV – chapitre perdu dont le titre
pourrait avoir été Différence générale de principe entre la philosophie de la nature de Démocrite et
celle d’Épicure (Allgemeine prinzipielle Differenz zwischen demokritischer und epikureischer
Naturphilosophie), – de la première partie de cette thèse (déposée sous forme manuscrite en avril
1841)122. Autant de textes dont je ne puis proposer ici qu’un bref aperçu sous la forme de quelques
thèses articulées autour de ladite Note.
 À la différence des Hégéliens de son temps, Marx, dans cette Note, n’établit pas en quoi devrait à ses
yeux consister la réalisation effective de la philosophie après Hegel – et c’est-dire, dans son esprit
comme dans le leur : de la philosophie hégélienne elle-même en tant que la philosophie en somme, –
mais laisse entendre que ce qu’il en a sous les yeux, soit la façon dont elle serait déjà engagée par
lesdits Hégéliens, ne saurait constituer qu’un premier moment seulement de ce processus cependant
nécessaire : un moment encore contradictoire qu’il s’agirait de dépasser en en surmontant les
contradictions (Widersprüche) d’une manière qui n’exigerait rien de moins que de « (se) sortir »
(hinausgehen, hinauskommen), comme Marx le laisse entendre par deux fois (voir les alinéas 3 et 7 de
la Note – supplément xiii), de la philosophie hégélienne « d’un point de vue théorique » !
 Envisageant donc manifestement – et ce qui suit le confirmera, – ledit processus dans une
perspective historico-critique, Marx le conçoit cependant en des termes, une « phraséologie », qu’il
reprend de la philosophie hégélienne de l’esprit ; et spécialement de cette « psychologie » où Hegel
expose le nécessaire développement d’un « esprit théorique » devenu « libre » « en soi », sous la forme
d’un « esprit pratique »123 qui seul pourrait faire accéder l’« esprit subjectif »124 dont ils relèveraient
–––––––––––––
117
Voir citation 45.
Prolegomena zur Historiosophie, Hamburg : Meiner, 1981 (11838) / Prolégomènes à l’historiosophie, traduction de
l’allemand par Michel Jacob, Paris : Champ Libre, 1973.
119
Voir le 1er alinéa du passage cité dans le supplément xiii.
120
Hefte zur epikureischen, stoischen und skeptischen Philosophie, in : MEW, EB 1 [cité Hefte] / Philosophie épicurienne
(Cahiers d’étude), 1839-1840, in : Œ III [cité Cahiers].
121
Voir Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie nebst einem Anhange, in : MEW, EB 1 [cité
Doktordissertation] / Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Épicure, avec un appendice, 1841, in :
Œ III [cité Démocrite et Épicure].
122
Doktordissertation, pp. 326|327-330|331 / Démocrite et Épicure, pp. 83-87. Voir le passage cité comme supplément
xiii.
123
Voir plus spécialement les derniers paragraphes (§§ 465-468) de la première partie intitulée (L’esprit théorique), de
cette psychologie, dans Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (1830), Dritter Teil : Die
Philosophie des Geistes. Mit mündlichen Zusätzen [cité Enzyklopädie III], in : WZB, 10, pp. 283-290 / Encyclopédie des
sciences philosophiques en abrégé, III. – Philosophie de l’esprit, texte intégral présenté, traduit et annoté par Bernard
118
x
tous deux, au « vouloir effectif » d’un esprit alors effectivement libre, mais auquel il resterait encore à
déployer sa « liberté effective » sous la forme de « l’esprit objectif », et c’est dire : au sein même d’un
monde effectif qu’il rencontrerait tout d’abord comme un monde extérieur lui faisant face – soit dans
le monde existant objectivement 1) du « droit » (Recht) moyennant lequel l’esprit, en tant que
« personne », donnerait à sa liberté déjà effective, mais encore subjective, l’existence objective de la
« propriété » (Eigentum)125, 2) de la « moralité » (Moralität) où l’existence objective de la liberté de la
personne dans la propriété serait réfléchie dans l’existence subjective de la liberté d’un sujet sachant et
voulant ce qui serait alors proprement son « activité » (Handlung), et 3) de l’« éthicité » (Sittlichkeit)
où l’unité de l’existence objective et de l’existence subjective de la liberté trouve[rait] à se réaliser
effectivement dans a) la famille, b) la société civile et c) l’État 126. – La philosophie hégélienne serait
en effet elle-même cet « esprit théorique devenu en soi libre » (alinéa 5 de la Note) qui, comme tel – et
à l’instar, mutatis mutandis, de l’esprit théorique tel que conçu par Hegel, – serait, conformément à
une « loi » que Marx qualifie justement de « psychologique », « spirituellement animé par la tendance
[begeistet mit dem Trieb] à se réaliser effectivement ». Quant à la philosophie post-hégélienne (celle
des Hégéliens, s’entend), elle en serait le nécessaire devenir-pratique en vue de sa réalisation effective
dans « l’effectivité du monde » (alinéa 5) –devenir-pratique dont le premier moment se trouverait être
ce mode encore théorique de la pratique, et donc ce mode encore « immédiat » de la réalisation
effective de la philosophie, que serait la critique. –
 S’agissant maintenant des contradictions qui seraient inhérentes à ce processus, Marx les voit
découler de ce qu’il appelle « ein verkehrtes Verhältnis » avec le monde (alinéas 7 et 9). Par quoi il
donne à entendre que la philosophie post-hégélienne s’y prendrait « à l’envers » – quand ce ne serait
pas d’une manière « absurde » qui pourrait d’ailleurs confiner à la « folie » (alinéa 8) ! – Cherchant à
réaliser effectivement la philosophie hégélienne dans l’effectivité d’un monde que, parce qu’elle le
mesurerait « à l’aune de l’idée », elle ne saurait voir que comme un « monde apparent » (erscheinende
Welt), elle ne pourrait en effet que « se tourner en tant que volonté contre » (als Wille sich gegen […]
kehren) ce monde afin de le « rendre philosophique » (alinéas 5-6). Maintenant, reste à voir en quoi
cette « disjonction hostile [feindliche Diremtion] de la philosophie avec le monde » pourrait bien
constituer une « contradiction ». Or cela, la Note le laisse certes pressentir. Mais ce n’est que dans les
Cahiers d’étude que nous pouvons en trouver l’explication.
 Deux passages de ces Cahiers sont particulièrement éclairants sur ce point : un substantiel morceau
du deuxième cahier où Marx esquisse à grands traits l’histoire de la philosophie grecque de Thalès à
Platon 127, et un passage du septième cahier où il précise la tâche de « l’historiographie de la
philosophie » (die philosophischen Geschichtschreibung) – pour le dire d’un trait : dégager, sous la
« conscience phénoménologique » des philosophes au sens du « savoir apparent » que chacun a de son
propre « système », dégager leur « conscience essentielle », ou « l’être-essentiel » (Wesen) de cette
conscience par le truchement de laquelle seulement ils auraient pu prendre part au processus historique
que constituerait la progression de « la taupe du savoir philosophique effectif ». –128 Ces deux textes
laissent en effet transparaître plus clairement que d’autres le présupposé fondamental de Marx dans
toute cette affaire – mais auquel, conformément à la disposition de fond en comble historico-critique
de la pensée qu’il se trouve être en train de fonder, Marx ne consacrera toutefois aucun développement
particulier. – Présupposé qui n’est autre que la thèse de l’unité processuelle – et pour tout dire
dialectique, – de « l’esprit » comme quoi se présenterait la pensée en raison même de cette unité, et de
l’être en tant que cette « substance libre », au sens où elle ne serait soumise à aucune détermination par
–––––––––––––
Bourgeois, Paris : Librairie philosophique J. Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 1988 [cité Encyclopédie III],
pp. 264 sqq. et, pour les « additions » (Zusätze), pp. 561 sqq. En particulier citation 55.
124
Voir citation 55 !
125
À distinguer comme telle, i. e. en tant qu’objectivation de la volonté libre du sujet – autrement dit : de l’esprit
pratique, – dans l’effectivité existante, de la simple « possession » (Besitz). Voir à ce propos l’article de Peter Trawny, “Die
Armut der Geschichte. Zur Frage nach der Vollendung und Verwandlung der Philosophie bei Heidegger”, Zeitschrift für
philosophische Forschung, 1999 (Band 53, Heft 3).
126
Sur ces derniers développements, voir avant tout le § 487 de Enzyklopädie III, p. 306 / Encyclopédie III, pp. 284-285.
127
Voir Hefte, pp. 76|77-88|99 / Cahiers, pp. 816-823.
128
Voir Hefte, pp. 246|247-248|249 / Cahiers, pp. 859-860.
xi
quelque instance autre qu’elle hors d’elle, et « idéale », au sens où elle aurait en elle-même « sa propre
idéalité », que le monde serait en soi en tant que « monde substantiel de l’effectivité » (substanziale
Welt der Wirklichkeit) ou « monde effectivement substantiel » (wirklich substanziale Welt). Laquelle
unité serait concrètement assurée par les consciences singulières tout uniment substantielles et
spirituelles des individus en tant qu’elles seraient « le réceptacle » (der Behälter) dans quoi la
substance en soi idéale dudit monde trouverait à « pénétrer » (eintreten)129, et constitueraient à ce titre
le « support » (Träger) – et le « sujet » en ce sens 130, – de toute pensée, y compris philosophique.
D’où justement le caractère contradictoire d’un éventuel retournement de celle-ci contre un monde qui
la déterminerait donc de fond en comble.
 Cela étant, différents passages des Cahiers font apparaître qu’aux yeux de Marx, un tel retournement,
loin de n’être qu’une éventualité, serait un moment nécessaire et proprement constitutif du processus
historique dont relèverait le développement de la philosophie elle-même, à savoir : le « progrès » de
l’esprit en somme en tant que progrès du « savoir philosophique effectif ». Processus qu’en suivant
–––––––––––––
129
Voir entre autres, Hefte, pp. 88|89 / Cahiers, p. 822 [citation 50] :
[…] le monde substantiel de l’effectivité est entré dans la conscience de Platon [tritt […] in das Bewußtsein Platos ein] en y étant
effectivement idéalisé, mais c’est pourquoi ce monde idéal est lui-même tout aussi simplement articulé en soi que l’est le monde
effectivement substantiel qui lui fait face.
Thèse tout à fait fondamentale – puisqu’elle paraît annoncer une doctrine de la conscience-reflet qu’il y a certainement lieu
de considérer comme la clef de voûte du matérialisme historique de Marx, – de la pénétration de la conscience, et de celle
du philosophe, en l’occurrence, par le monde effectivement substantiel dont nous pouvons ici relever la formulation “grand
public” que Marx en propose dans un passage d’un article publié en trois parties dans la Rheinische Zeitung des 10, 12 et
14 juillet 1842, où il s’en prend aux thèses avancées peu de temps avant par un certain Karl H. Hermes dans un article de la
Kölnische Zeitung – voir “Der leitende Artikel in : Nr. 179 der „Kölnischen Zeitung””, in : MEW 1, pp. 86-104 / “L’article
de tête du numéro 179 de la Kölnische Zeitung »”, Œ III, pp. 199-220, – à commencer par celles-ci (pp. 87-89 / pp. 201202) :
Répandre des opinions philosophiques et religieuses au travers des journaux ou les combattre dans les journaux nous paraît
également inadmissible. […] Un parti qui se sert de ces moyens montre par là, à notre avis, qu’il ne conçoit pas cela honnêtement
et qu’il lui importe moins d’instruire et d’éclairer le peuple que d’atteindre d’autres buts extérieurs. […] Tant qu’il existe encore
une censure, il est de son plus urgent devoir d’élaguer ces excroissances d’une puérile turbulence qui ont ces derniers jours
blessés nos yeux.
Ce qui amène Marx à formuler, au début de la troisième partie de sa réponse (p. 97 / pp. 211-212), et là pour introduire à ce
qu’il a à dire « sur “la chose même” », la conception suivante de la philosophie :
La philosophie, et avant tout la philosophie allemande, a un penchant pour la solitude, la réclusion systématique, l’introspection
dépassionnée, qui d’emblée l’oppose et la rend étrangère aux journaux qui ne satisfont leur caractère polémique et tapageur que
dans la communication. Saisie dans son développement systématique, la philosophie est impopulaire, son secret tissage en ellemême apparaît à l’œil profane comme un affairement aussi démesuré que peu pratique ; elle passe pour un professeur des arts de
l’illusion, dont les invocations rendent un son solennel parce qu’on ne les comprend pas.
La philosophie, conformément à son caractère, n’a jamais fait le premier pas pour troquer l’ascétique soutane du prêtre contre
la tenue légère et conventionnelle des journaux. Seulement les philosophes ne poussent pas comme des champignons, ce sont les
fruits de leur temps, de leur peuple, dont les sucs les plus subtils, les plus précieux et les plus invisibles circulent dans les idées
philosophiques. Le même esprit qui construit des systèmes philosophiques dans le cerveau des philosophes, construit les chemins
de fer avec les mains des ouvriers. La philosophie ne se tient pas hors du monde, pas plus que le cerveau ne se tient hors de
l’homme parce qu’il n’est pas dans le ventre ; mais il est vrai que c’est d’abord avec le cerveau que la philosophie se tient dans le
monde, avant de se mettre debout les pieds sur le sol, tandis que beaucoup d’autres sphères humaines sont enracinées par les
pieds dans la terre et cueillent des mains les fruits du monde pendant longtemps avant de soupçonner que la “tête” aussi est de ce
monde ou que ce monde est le monde de la tête.
D’où précisément cette nécessité d’une réalisation effective de la philosophie que Marx commence alors d’exposer en ces
termes :
Parce que chaque vraie philosophie est la quintessence spirituelle de son temps, il faut que vienne le temps où la philosophie
entre en contact et en interaction non seulement intérieure, par son contenu [Gehalt], mais aussi extérieurement, par sa
manifestation, avec le monde effectif de son temps.
Ce que j’ajoute au vu du rôle que la notion de « Träger » (porteur, support) viendra jouer dans la Critique de la
philosophie du droit de Hegel à laquelle Marx travaillera à la fin de 1843. Voir avant tout Zur Kritik der Hegelschen
Rechtsphilosophie – [Kritik der Hegelschen Staatsrechts (§§ 261-313)], in : MEW, Bd. 1, p. 224 sqq. / Critique de la
philosophie politique de Hegel (1843), in : Œ III, pp. 893-894, où cette notion s’articule autour de la thèse, d’ailleurs
également présente chez Feuerbach, qui consiste à poser, contre Hegel, non pas l’idée (« l’idée mystique », comme dit
Marx), mais au contraire « l’ens réel (ὑποκείμνον, sujet) », soit l’homme lui-même en tant que « reelles Ens », i. e. « étant »
(ens) qui serait lui-même de l’ordre de la « chose » (res), comme le Träger – et donc précisément comme le sujet au sens de
ce ὑποκείμνον dont le nom latin s’est trouvé être « subjectum », – des attributs qui seraient en l’occurrence les siens, à
commencer par (dans le domaine du droit, s’entend) la personnalité, la propriété, la souveraineté, etc.
130
xii
plus spécialement le morceau susmentionné du deuxième cahier 131, nous pouvons retracer à très
grands traits comme suit.
– L’esprit se serait initialement déployé comme « esprit substantiel », et c’est dire : comme ce « vivant
esprit-du-peuple » (lebendiger Volksgeist) qui n’aurait alors jamais fait qu’un avec une substance en
soi idéale et encore tout uniment spirituelle et substantielle.
– Dans la Grèce des VIIe et VIe siècles, cet esprit substantiel aurait cependant trouvé à s’exprimer sous
une certaine « forme idéale de la substance », mais encore « sous la forme de la substance » ellemême, car moyennant l’« incarnation », « plastiquement poétique », de ladite substance idéale dans
ces « œuvres d’art vivantes » comme quoi le peuple aurait alors vu se présenter à lui, et à chaque fois
en tant que « cette personne-ci », ces « premiers sages grecs » dont les « sentences », où ils auraient
poétiquement élevé « l’énergie naturelle [i. e. l’être-en-acte de la nature (cf. Aristote)] dans l’idéalité »,
n’auraient cependant pu être « vérité pour le peuple » que dans la mesure où elles seraient restées « la
voix de la théorie propre au peuple ».
– Or, dit Marx, « la chose se retourne » (die Sache kehrt sich um) dans la Grèce, et plus précisément
l’Athènes du Ve siècle, avec Anaxagore, les Sophistes, Socrate et Platon…
[à suivre]
–––––––––––––
131
Voir Hefte, pp. 82|83- 90|91/ Cahiers, pp. 816-823.
xiii
xv) pour “raccrocher” après une éventuelle absence à la séance du 20.02.2017 !
[suite du supplément xiv]
– Or, dit Marx, « la chose se retourne » (die Sache kehrt sich um) dans la Grèce et précisément
l’Athènes du Ve siècle, avec Anaxagore, les Sophistes, Socrate et Platon. Via les consciences
singulières dans lesquelles l’esprit aurait trouvé à se faire « esprit subjectif ». Par quoi il faut entendre
l’esprit qui, tout en demeurant, comme dans les σοφοί d’avant, « le réceptacle de la substance », serait
cependant parvenu, en se l’appropriant par le truchement desdites conscience singulières, par penser
(croire) « avoir […] en lui-même » cette idéalité immanente à la substance qui s’y serait alors
retrouvée sous cette « forme immédiate » où elle serait, certes, « devenue pour soi », mais comme une
« pure abstraction »132 venant en retour « faire face » à une substance corrélativement « dégradée en
une masse d’existences et d’institutions accidentelles, limitées ». Cela en tant que « le déterminé » sur
le plan de ce seul « concept » où cet esprit subjectif aurait été pour le coup amené à reconnaître, avec
« la mesure du singulier » à la singularité même duquel le monde effectivement substantiel se serait
ainsi trouvé réduit, « la fin » (das Zweck) à laquelle les « esprits individuels » non moins que ce monde
en somme se devraient de tendre ; autrement dit ce « bien » qui se serait alors imposé
« objectivement » comme un « devoir » (Sollen) et « subjectivement » comme une « aspiration »
(Streben).
– Après quoi la philosophie dont ce même esprit subjectif se serait ainsi fait « le principe », aurait
connu un développement consistant pour l’essentiel, soit sur le plan du concept et du savoir « en soi »,
« immédiat », dans un mouvement dont la philosophie platonicienne aurait ainsi fourni le prototype, à
savoir : le mouvement de faire passer dans l’idéalité qu’elle aurait ainsi commencé par en abstraire, le
monde effectivement substantiel lui-même tel qu’en ses déterminations propres, et donc ce mouvement
d’abstraction de son idéalité qui serait alors lui aussi tombé « hors de ce monde ». Mouvement qu’à la
différence de Socrate qui l’aurait incarné en tant que personne pratiquement confrontée au monde (le
« monde effectivement substantiel »), Platon aurait en effet été le premier à idéaliser en le concevant,
sous le nom de « dialectique » [voir citations 52-53], comme une élévation tout intérieure de l’esprit
(en direction des idées). À quoi la philosophie serait parvenue à quelques reprises au cours de son
histoire – et déjà avec Aristote, – mais justement de telle manière que ses rapports effectifs avec le
monde (encore et toujours, dans ce qui suit : le « monde effectivement substantiel ») se seraient à
chaque fois retrouvés affectés par une contradiction dont le cinquième cahier133 fournit la formulation
suivante [citation 54] :
Quand la philosophie s’est conclue sur un monde parachevé, total [… avec Aristote puis, mutatis
mutandis, Hegel], c’est alors dans son ensemble que la totalité du monde est disjointe [dirimiert]
en elle-même […]. La disjonction du monde n’est totale que lorsque ses côtés sont des totalités.
Le monde est alors un monde déchiré qui vient faire face [gegenübertritt] à une philosophie en
soi totale. Et la manifestation [die Erscheinung – sous-entendu : dans le monde apparent] de
l’activité de cette philosophie est donc aussi une activité déchirée et contradictoire ; son
universalité objective se retourne [kehrt sich um] en formes subjectives de la conscience
singulière [in subjektive Formen des einzelnen Bewußtsein] dans lesquelles elle est vivante.134
 À ceci près qu’ainsi que le laisse entendre notre Note, cette disjonction contradictoire, puisque
qu’interne au monde (effectivement substantiel) lui-même, entre la totalité de celui-ci et un esprit
subjectif trouvant à se déployer en son sein sous la forme de telle ou telle « philosophie totale », aurait
justement été surmontée – via la critique de Kant (de sa philosophie et logique de l’« entendement
[Verstand] » versus la « raison [Vernunft] »), – par ledit esprit subjectif dans une philosophie de Hegel
où il serait alors devenu « esprit théorique ». Cela en s’avisant de son unité processuelle avec la
–––––––––––––
132
Voir Hefte, pp. 82|83 / Cahiers, p. 819 [citation 51].
Selon la numérotation de Rubel, mais le sixième selon les MEW.
134
Hefte, pp. 214|215-216|217 / Cahiers, pp. 843-844.
133
xiv
substance en soi idéale du monde au titre de l’instance immanente à celle-ci de « la réflexion »135
progressive via laquelle ce monde et lui seraient tout uniment devenus pour soi ce qu’ils auraient
commencé par n’être qu’en soi. Mais de manière encore subjective, à l’intérieur de lui-même
seulement, et sur le seul plan de la théorie. Et en posant par suite son contenu – l’unité processuelle de
la substance en soi idéale du monde et de sa réflexion en lui, – sous la forme abstraitement idéale d’un
certain moment de ce qu’avec et proprement dans Hegel, cet esprit théorique aurait ainsi été amené à
concevoir comme le processus de l’autoposition de soi de « l’idée »136 dans la totalité des
déterminations tant physico-matérielles (objet de la philosophie de la nature) que logico-formelles
(objet de la science de la logique) et anthropologico-spirituelles (objet de la philosophie de l’esprit)
d’un monde à cet égard-là conçu comme tout uniment substantiel et spirituel. Avec ceci qu’ayant alors
été amené à se concevoir lui-même comme l’aboutissement du processus de l’autoréflexion de cette
idée au et du sein même du monde où elle aurait commencé par se poser comme nature, et ayant ainsi
su s’approprier le libre développement de l’unité processuelle de la substance en soi idéale du monde
et de sa réflexion en lui, il serait « devenu libre ». Mais précisément : « en soi » seulement et, puisque
sous la forme abstraitement idéale de la liberté de l’idée, en maintenant donc sa disjonction
contradictoire d’avec ce monde sur le plan de la réalité effective ou effectivité. Contradiction qui
trouverait précisément à se manifester sur ce plan dès lors qu’avec les Hégéliens, il entrerait « dans un
rapport de réflexion » avec lui-même, et c’est dire : avec la philosophie d’un Hegel qui, lui, se serait
encore tenu « dans un rapport immédiat, substantiel », avec elle (alinéa 2).
 Se sachant réfléchir et avoir ainsi en lui-même, sous la forme abstraitement idéale de la liberté de
l’idée, le libre déploiement de l’unité processuelle de la substance en soi idéale du monde et de sa
réflexion en lui, l’esprit théorique en soi libre auquel la philosophie hégélienne aurait donné forme, se
retrouverait nécessairement – conformément à une nécessité dont nous comprenons maintenant qu’aux
yeux de Marx, elle ne serait pas moins historique que psychologique, – animé par la tendance à se
réaliser effectivement dans un monde qui, parce qu’il le mesurerait encore « à l’aune de l’idée », ne lui
paraîtrait en effet pas moins apparent qu’à Platon. Mais avec ceci qu’à l’aune de l’idée “hégélienne”,
ce même monde (le monde effectivement substantiel) lui apparaîtrait non plus seulement comme un
monde de singularités accidentelles, mais comme ce qu’il n’aurait été jusque-là qu’en soi et
deviendrait du coup pour soi, à savoir : comme un monde toujours plus « disjoint » (et proprement
« déchiré ») par la contradiction entre son côté spirituel et son côté substantiel ; et, par suite 1) sur son
côté substantiel, la contradiction entre son idéalité et sa substantialité, et donc l’universel, ou plutôt
« le général [das Allgemeine] » et le singulier, etc. (voir à ce propos le « processus générique
[Gattungsprozess] » de la vie), et 2) sur son côté spirituel, la contradiction entre un esprit subjectif
toujours plus unilatéralement réduit à la théorie et un esprit substantiel, ou esprit-du-peuple,
corrélativement réduit à la pratique, et puis aussi 3) la contradiction entre sa libre processualité et une
inertie conservatrice (et comme telle réactionnaire) que se trouverait incarner, entre autres… la Prusse
des années 1840137 ! De telle sorte que l’esprit se verrait une nouvelle fois (après Socrate, Platon et
quelques autres) devoir et ne pouvoir dès lors que vouloir – affaire de morale, s’il en est ! –se
–––––––––––––
135
À ce propos, voir, dans Enzyklopädie der Philosophischen Wissenschaften im Grundrisse [Heidelberg : August
Oßwald’s Universitätsbuchhandlung, 1817], in : Sämtliche Werke, Jubiläumsausgabe in zwanzig Bänden, […] neu
hegausgegeben von Hermann Glockner, Sechster Band, Stuttgart : Friedrich Frommann Verlag / Günther Holzboog,
p. 231 / Encyclopédie III, §. 307, p. 103, cette caractérisation de « l’esprit subjectif » au tout début de la première partie de
La Philosophie de l’esprit de 1817 [citation 55] :
L’esprit peut être appelé subjectif pour autant qu’il est dans son concept. Or, puisque le concept est en soi la réflexion de son
universalité à partir de sa particularisation, le concept subjectif est donc a) l’esprit immédiat, l’esprit-nature, – l’ob-jet
[Gegenstand] de ce qu’on appelle habituellement l’anthropologie, ou l’âme ; b) l’esprit en tant que réflexion identique en soimême et dans autre chose [in Anderes], acte-de-se-rapporter-à [Verhältniß] ou particularisation, – la conscience, l’ob-jet de la
phénoménologie de l’esprit ; c) l’esprit qui est pour lui-même, ou l’esprit comme sujet, – l’ob-jet de ce qu’on appelle d’ordinaire
la psychologie. –
Concernant l’“idée” selon Hegel, voir plus haut L’ACCOMPLISSEMENT HÉGÉLIEN DU PLATONISME
“MODERNE”, suppl. xii)
137
C’est en 1840 que, succédant à son père Friedrich-Wilhelm III, Friedrich-Wilhelm IV monte sur le trône d’une Prusse
bureaucratiquement conservatrice qu’au grand dam des libéraux qui avaient placé quelque espoir en lui, il entreprend très
vite de transformer en un État chrétien d’orientation plutôt piétiste – celle d’un Ernst Moritz Arndt, en particulier, – et
promis à être toujours plus arbitrairement soumis à ses vélléités de… bien faire.
136
xv
retourner contre ce monde, mais en ayant cette fois à y réaliser effectivement ladite idée, et c’est dire :
à y réaliser effectivement, jusque dans sa libre processualité, l’unité processuelle de l’esprit et du
monde et, partant, de l’idéalité et de la substantialité, de l’universel et du singulier, etc., ainsi que de
l’esprit subjectif et du substantiel esprit-du-peuple, de la théorie et de la pratique, etc. (de l’art, de la
religion et de la science philosophique, par exemple) – tel étant d’ailleurs, mutantis mutandis, le
mouvement en quoi Hegel lui-même a pour sa part vu devoir consister le devenir-objectif d’un esprit
subjectif devenu effectivement libre en tant qu’esprit pratique, à savoir : l’acte de « s’érige[r] un
monde de sa liberté et, ce faisant, donne[r] à son vrai contenu un être-là subsistant-par-soi [ein
selbstständiges Dasein] ».
 Or, il apparaît à Marx que cette démarche elle-même ne saurait échapper à la susdite contradiction138
[voir à nouveau supplément xiii]. Et cela du fait, sommes-nous maintenant en mesure de comprendre,
de ce qu’il nous faut alors bien appeler son idéalisme. Un idéalisme d’ailleurs expressément
revendiqué jusque chez les plus “activistes” des partisans de la Gauche hégélienne. Comme chez ce
Ruge, par exemple, qui croyait en une possible « totalité de la théorie scientifique et du religieux
devoir [je “sursouligne” ce concept « moral »] d’une action réformatrice »139. Mais idéalisme qui
serait constitutif de la philosophie depuis qu’y étant devenu subjectif, l’esprit qui en serait alors
devenu le principe s’y serait abstraitement approprié une idéalité immanente au monde tout uniment
effectivement substantiel & idéal qu’il se serait par suite vu devoir réaliser effectivement dans celui-ci.
Ce qui, selon Marx toujours, serait s’y prendre à l’envers et rester ainsi voué à la contradiction.
–––––––––––––
Contradiction dont Marx décrit les principales formes qu’elle aurait alors revêtues aux alinéas 6 à 8 de sa Note – à
savoir : 1) une forme immédiatement objective (alinéa 6), puis 2) une forme subjective (alinéa 7) et finalement 3) la forme
objective de cette forme subjective elle-même (alinéa 8), – avant de les présenter synthétiquement, à l’alinéa 9, comme
suit :
138
Ce qui donc se manifeste [erscheint] en premier lieu comme un rapport inversé et une disjonction hostile de la philosophie d’avec
le monde, devient en second lieu une rupture de la conscience de soi philosophique singulière en elle-même, et se manifeste
finalement comme une séparation extérieure et un être-dédoublé [Gedoppeltheit] de la philosophie, comme deux directions
philosophiques opposées. […]
Voir “Erinnerung aus dem äusseren Leben, von Ernst Moritz Arndt, Leipzig 1840”, Hallische Jahrbücher, 243 (9
octobre 1840), pp. 1931-1932, in : Werke und Briefe, herausgegeben von Hans-Martin Sass, Aalen : Scientia Verlag, 1988
[ci-après Werke und Briefe], Band 4 (Politische Kritiken 1838–1846), p. 84 [citation 56] :
139
[…] s’il se trouve qu’un nouveau combat commence entre l’idéalisme vieil-allemand et l[‘idéalism]e philosophique, alors la
puissance de ce dernier a maintenant doublé. Le pathos pratique [qui aurait animé le premier durant « guerres de libérations »
(i. e. anti-napoléoniennes)] a non seulement été purifié [gereinigt] à l’école de la spéculation théorique, il a également été réuni
[vereinigt] avec elle ; et il s’avance ainsi audacieusement comme la totalité régénérée [die wiedergeborne Totalität] de la théorie
scientifique et du religieux devoir d’une action réformatrice.
Quant à la revendication expresse de cet « idéalisme philosophique », voir ibidem, pp. 82-83 :
La conceptualisation philosophique est le résultat essentiel de l’histoire, l’existence historique la plus prégnante, la plus riche de
conséquences, le devoir vraiment justifié de l’évolution ; et personne n’aurait pu tenir cela de plus près que Hegel lui-même, dont
le concept de dialectique est le seul [concept] qui, partout, et donc aussi dans la pratique de l’histoire, permet que la déterminité
sur laquelle on se tient soit connu dans sa plus intime vérité. La connaissance de soi d’une étape est toujours la prochaine
nouvelle étape ; un nouveau soi, un nouvel esprit, est ainsi amené à naître. Cette dialectique est idéalité, et le comportement
théorique et pratique à sa mesure est l’idéalisme. L’idéalisme est religion dans la mesure où les hommes en font une affaire de
cœur.
Où il faut entendre « religion » au sens que Ruge lui donne dans “Über das Verhälnis von Philosophie, Politik und Religion
(Kants und Hegels Accommodation). 1841”, in : Werke und Briefe, Band 2 (Philosophische Kritiken 1838-1846), p. 288, à
savoir :
La religion, en son concept, n’est rien d’autre que le pathos pratique pour l’idéal, pour la vérité. Elle rassemble l’idée dans le
cœur [Gemüth], elle fait de la vision pure la substance du caractère et, dans cette concentration du contenu, s’oriente vers la
réalisation de celui-ci. Son essence est cette pratique qui […] ne se manifeste alors qu’en supprimant les anciennes existences et
en fonde de nouvelles.
xvi
xv2) Suite et fin des suppléments xiv et xv : conclusion de ce qui aura été dit (vu ? entendu ?) de la
relation du “tout jeune Marx”, celui des années de son doctorat, envers la philosophie en somme
depuis l’Antiquité grecque, la philosophie de Hegel et “l’hégélianisme”, dont celui d’Arnold Ruge
(matière première de la séance du lundi 6 mars 2017)
Mais précisément, si tel a bien été le propos de Marx dans sa Note, la question ne saurait alors avoir
manqué de se poser à lui de savoir comment s’y prendre afin de surmonter cette contradiction. Or, sur
ce point, la Note contient certes une indication non négligeable : il s’agirait d’au moins commencer par
(se) sortir de la philosophie hégélienne d’un point de vue théorique ; et c’est dire, comprenons-nous :
de se libérer de cette présupposition de l’idée qui ressortirait à l’idéalisme constitutif de la philosophie
en tant que telle. Mais elle ne dit pas positivement comment, ni surtout en vue de quoi, au juste – dès
lors que ce ne saurait plus être à l’aune de l’idée hégélienne. – Sauf qu’au vu de ce que nous venons
d’en dégager, il peut alors apparaître que ce sont là les deux questions principales auxquelles Marx se
trouve répondre dans son Introduction de 1844 à une éventuelle Contribution à la critique de la
philosophie hégélienne du droit. Et d’abord par la thèse apparemment contradictoire qui pose que la
réalisation effective de la philosophie exigerait sa négation en tant que telle, et réciproquement. Une
thèse dont nous pouvons maintenant comprendre comme suit le sens précis et la portée.
La philosophie selon le Marx du début des années 1840 ? – La philosophie hégélienne en tant que le
plein aboutissement de la philosophie comme processus tout uniment substantiel & spirituel de
l’idéalisante abstraction de l’idéalité immanente à la substance en soi idéale du monde matériel, et
cependant tout uniment substantiel et spirituel (“comme” l’aura établi Hegel), ainsi que du mouvement
de sa réflexion en elle. Sa négation en tant que telle ? – La négation de son immédiate opposition à ce
monde en raison même de cette abstraction. Sa réalisation effective ? – Non pas celle de son contenu
tel quel, mais la poursuite de son développement comme ce qu’elle n’aurait été jusque-là qu’en soi, et
tout “subjectivement” – y compris dans ses configurations matérialistes traditionnelles, d’ailleurs, –
soit comme l’instance d’une réflexion de fond en comble immanente à un monde par principe et de
fond en comble effectivement substantiel du libre développement de l’unité processuelle des
composantes tant spirituelles que substantielles de celui-ci. Et ce qui en serait alors conservé ? –
Évidemment 1°) le mouvement même de cette réflexion, mais alors conscient de lui-même comme tel
jusque dans son éventuelle, et somme toute nécessaire, opposition non pas au monde en somme, mais à
tel ou tel état du monde à tel ou tel stade du processus, historique, de son développement. Mouvement
de réflexion qui, certes, exprime – Marx dira à peine plus tard expressément : « reflète », – ce dernier
sur le plan du concept. Soit bel et bien « idéellement [ideel (cf. citation 28.2)] », donc sur le plan des
« idées » [rappel de la citation 31.2 : concept = idée = représentation de la conscience]. Mais sans les
“idéaliser”, sans en faire des idées au sens platonico-hégélien, c’est-à-dire des étants en mesure de
subsister de par eux-mêmes. Ni, à fortiori, faire de l’idée au sens hégélien de la pensée devenue
consciente de soi comme le processus, dialectique, de l’autoproduction de ses propres déterminations
en tant que déterminations de l’étant lui-même, soit de « la méthode », « l’âme du monde », comme
Heidegger l’a formulé en ayant en vue (cf. supra p. 61, notes 8-10) Encyclopédie […], § 243 : « […] la
méthode […] est l’âme du contenu ». Et alors, dans ce cadre-là, certes : oui ! Sera en effet aussi
conservé 2°) son contenu tel qu’exposé synthétiquement par l’idéalisme absolu de Hegel – comme
nous avons déjà pu l’entrevoir au passage (cf. la conception de l’être de l’étant comme objectivité
constituée par le jeu de l’extériorisation-objectivation réciproque des « forces objectives constitutives
de l’être [gegenständliche Wesenskräfte] » de tout étant, la conception de l’esprit, etc. (voir également
ci-dessous)). Mais alors en mode, pour ainsi dire – et du point de vue de Marx, s’entend ! –
prétendument non-philosophique !
Cela étant, il m’est avis que si – au vu des contradictions dont la philosophie post-hégélienne de son
temps ne pouvait à ses yeux que rester captive, – la nécessité d’une telle négation-Aufhebung de la
philosophie elle-même, en tant que telle (de son point de vue toujours !), a pu lui apparaître dès les
années 1840-41, Marx ne s’est trouvé en mesure de l’opérer effectivement qu’après avoir découvert ce
qui, au et du sein même du monde effectivement substantiel, aurait « pénétré la conscience » de Hegel
de manière à lui faire concevoir le libre développement de celui-ci comme le processus historique tout
xvii
uniment spirituel et substantiel du devenir-pour-soi de l’unité processuelle de la pensée et de l’être, de
l’idéalité et de la substantialité (la réalité effective), de l’universel et du singulier, de la subjectivité et
de l’objectivité, etc. ; c’est-à-dire ce moteur du processus historique que Hegel se serait par là-même
trouvé en mesure de concevoir comme la négativité, mais sous la forme abstraite d’une négativité –
celle du « travail du négatif » qua son opposition au positif et, par suite, sa toute nécessaire autonégation en tant que ce négatif, – animant un processus lui-même abstraitement conçu comme étant en
son fond celui de l’autoposition soi de… l’idée. À ce propos, voir ce que Marx en dira dans le dernier
chapitre (selon les MEW, mais pas la MEGA) du troisième et dernier des Manuscrits de 1844,
consacré à la « Critique de la dialectique de Hegel et de sa philosophie en somme » [citation 58] :
[…] Hegel ayant saisi la négation de la négation – d’après la relation positive qui se trouve en
elle, comme le véritable et le seul positif, et d’après la relation négative qui se trouve en elle,
comme le seul vrai acte et auto-activation [Selbstbetätigung] de tout être, – il a seulement trouvé
que l’expression abstraite, logique, spéculative, du mouvement de l’histoire, lequel n’est pas
encore l’histoire effective de l’homme comme [histoire] d’un sujet présupposé, mais seulement
l’acte d’engendrement [Erzeugungsakt], l’histoire de l’émergence [Enstehungsgeschichte] de
l’homme.140
Et le fait est que c’est précisément fin 1843 que – via Engels très probablement, – une toute mondaine
et donc substantielle négativité s’est révélée à Marx. Cela par le truchement lui-même négatif d’un
« prolétariat » – rappel : la « déperdition achevée de l’homme [völliger Verlust des Menschen] »141, –
qui s’est alors présenté à lui comme la possible instance de la négation de cette négation de soi de
l’homme qu’aurait été jusque-là son travail tout matériel – y compris sa composante spirituelle, – en
tant qu’instance de ce processus de la reproduction progressive de la nature sous la forme d’un monde
par et pour lui « créé » (vide ce qui suit), et ainsi de lui-même comme être proprement humain, mais
dont il se serait corrélativement trouvé toujours plus privativement privé (via l’institution de fait, et
plus tard instituée judiriquement comme philosophiquement et… théologiquement, de la « propriété
privée »). À savoir : comme ce « travailleur » par là-même « aliéné [entfremdet] », soit cet être
humain dont l’humanité même est niée puisque rendue « étrangère [fremd] » à lui (ce qui reste
évidemment à comprendre eu égard à ce que Marx entend par « l’homme [der Mensch] ! »). Et que ce
n’est manifestement que depuis lors que Marx s’est estimé fondé à ne plus développer sa pensée
autrement que comme cette critique strictement analytico-empirique142 de l’état de choses existant qui,
se refusant à fournir des « recettes […] pour les cuisinières de l’avenir » (Rezepte […] für die
Garküche der Zukunft)143 – et c’est dire : ce dont nous avons pu nous aviser qu’il ne cesse condamner
sous le nom de morale, – n’aurait en effet plus eu d’autre finalité que de ménager, par sa réflexion, la
–––––––––––––
ÖPM, p. 570 / ÉP, p. 122. NB : il n’est précisément que ce que dans son avant-propos à ZKPÖ, p. 9, CÉP, p. 274, Marx
qualifiera de « préhistoire de la société humaine ».
141
Voir ZKHR, p. 390 / PCPDH, p. 396.
142
Sur le mode d’une « analyse complètement empirique », écrit Marx dans les Ökonomisch-philosophische Manuskripte
aus dem Jahre 1844, in : MEW, Ergänzungsband, 5. Aufl., 1981 (11968), p. 467 / Économie et philosophie (Manuscrits
parisiens) (1844), in : Œ II (Économie II), 1982, p. 5
143
Voir Das Kapital (Erster Band), in : MEW, Separatausgabe identisch mit Bd. 23, 1982 (11947, 21962), p. 25 / Le
Capital. Livre premier, in : Œuvres, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), I (Économie I), 1965, p. 555. Mais
aussi ces lignes de sa lettre à Ruge – et non sans visée critique à son égard déjà, sommes-nous en mesure de comprendre au
vu de ce qui précède, – de septembre 1843 dans Briefe aus den „Deutsch-Französischen Jahrbüchern”, in : MEW, Bd. 1,
1970, p. 344 / Une correspondance de 1843, in : Œ III p. 343, où, s’en prenant manifestement à « l’abstraction
dogmatique » du communisme alors « effectivement existant », c.-à-d. tel que prôné par les « Cabet, Dézamy, Weitling,
etc. », Marx écrit [citations 27 et 57 (version augmentée, complétée)] :
140
[…] nous n’anticipons pas le monde dogmatiquement, […] ce n’est qu’à partir de la critique de l’ancien monde que nous voulons
trouver le nouveau. Jusqu’ici les philosophes avait la solution de toutes les énigmes au fond de leur pupitre, et le monde
exotérique, dans sa bêtise, n’avait qu’à ouvrir le bec pour que les alouettes de la science absolue lui tombent toutes rôties dans la
bouche. La philosophie s’est faite monde [hat sich verweltlicht], et la preuve la plus frappante en est que la conscience
philosophique elle-même a été entraînée dans le tourment du combat non seulement à l’extérieur, mais à l’intérieur. La
construction de l’avenir et en finir pour tous les temps n’étant pas notre affaire, ce que nous avons présentement à accomplir n’en
est que plus certain, et j’entends : la critique sans retenue de tout ce qui est établi [die rücksichtslose Kritik alles Bestehenden],
sans retenue également au sens où la critique ne craint pas ses résultats et tout aussi peu le conflit avec les forces qui se
présentent.
xviii
possibilité que se poursuive le libre développement de ladite négation de la négation en tant que levier
d’une Aufhebung censée consister dans le processus pour le coup révolutionnaire de la réappropriation
commune – le principe même du « communisme » selon Marx… et Engels, – dudit processus par
l’homme lui-même (« en chair et en os ») et, corrélativement, de sciences qui, ne pouvant alors
prétendre avoir d’autre objet que ce même processus, se retrouveraient ainsi unifiées en une seule et
même « science humaine ».144 Cela avec désormais la conviction que, comme Engels et lui l’inscriront
en tête de leur Manifeste du parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est
l’histoire de luttes de classes. »
–––––––––––––
Ce que ne puis ici qu’évoquer en renvoyant, pour plus d’indications, aux travaux que j’ai consacrés “au” Marx des
Manuscrits de 1844 et de L’Idéologie allemande, à savoir : “Pour re(lire) Marx, Cahiers de philosophie 65 (1995), Paris :
Centre national de documentation pédagogique, “La pensée de Karl Marx vers 1845 comme aboutissement matérialiste de
la pensée philosophique”, in : Alexandre Schild et Ingeborg Schüßler (dir.), Histoire et avenir. Conceptions hégélienne et
posthégéliennes de l’hisoire, Lausanne : Éditions Payot-Lausanne (Genos – Cahiers de philosophie, 5), 2000, “Esquisse de
la conception marxienne de la vérité”, in : Dominic O’Meara et Ingeborg Schüßler (dir.), Jean-François Ænishanslin (éd.),
La Vérité. Antiquité – Modernité, Lausanne : Éditions Payot-Lausanne (Genos – Cahiers de philosophie, 7), 2004, et
“L’Occultation de la pensée philosophique dans la pensée de Marx”, in : Michael Esfeld et Jean-Marc Tétaz (éds.),
Généalogie de la pensée moderne de Karl Marx. Volume d’hommage à Ingeborg Schüßler / Genealogie des neuzeitlichen
Denkens. Festschrift für Ingeborg Schüßler, Frankfurt (Main) : Ontos-Verlag, 2004 – travaux dont la présente étude de la
tournure de la pensée de Marx avant 1843 me paraît pouvoir confirmer l’orientation générale. –
144
xix
xvi) Récapitulation “d’un seul jet”, “dans le bon ordre”, et complétée, de l’exposé par Marx, dans les
Manuscrits de 1844, de l’explication de Feuerbach de et avec la dialectique hégélienne [citations 61,
62 et 58], avec ce qui, à mon sens, constitue à tout le moins l’amorce de la critique “radicale” qu’il
lui opposera déjà dans la suite desdits Manuscrits (avant que ce ne soit dans la Sainte famille et
L’idéologie allemande) :
145
[…] Feuerbach – aussi bien dans ses “Thèses” dans les Anecdotis que de façon suivie dans la
“Philosophie de l’avenir” [–] a abattu [umgeworfen (renversé)] la vieille [die alte (« l’ancienne »,
si l’on veut)] dialectique et [la vieille] philosophie jusqu’à la racine [dem Keim nach (“à partir du
germe”)] […].
Feuerbach est le seul à avoir un rapport sérieux, un [rapport] critique, à la dialectique
hégélienne et à avoir fait de véritables découvertes dans ce domaine, à être somme toute celui
qui a vraiment surmonté la vieille philosophie [der wahre Überwinder der alten Philosophie].
La grandeur de la performance et la simplicité sans tapage avec laquelle [il] l’offre au monde se
dressent dans une étonnante opposition au rapport inverse [stehn in einem wunderlichen
Gegensatz zu dem umgekehrten (je souligne) Verhältnis].
Ce que Feuerbach a fait de grand [Feuerbachs grosse Tat] est :
1. d’avoir démontré [der Beweis] que la philosophie n’est rien d’autre que la religion
[im]portée dans des pensées [in Gedanken gebracht] et accomplie en [dans la] pensée [denkend
ausgeführt] ; [soit] une autre forme et [un autre] mode d’exister [Daseinsweise] de l’aliénation
de l’être humain ; [qu’elle est] donc également à condamner ;
2) d’avoir fondé [die Gründung] le vrai matérialisme et la science réelle [reelle Wissenchaft],
Feuerbach faisant du même coup [ebenso] de la relation sociale “de l’homme envers l’homme”
le principe fondamental de la théorie [zum Grundprinzip der Theorie] ;
3) [d’avoir] opposé à la négation de la négation qui prétend à être le positif absolu, le positif
qui repose sur lui-même et qui est positivement fondé sur lui-même.
Feuerbach explique la dialectique hégélienne – (et confère par là son fondement au point de
départ dans le positif, dans ce qui est certain sur le plan du Sensible [vom Sinnlich-Gewissen]) –
de la manière suivante [folgendermaßen] :
Hegel part de l’aliénation (sur le plan logique [logisch] : de l’infini, [du] général abstrait
[(vom) abstrakt Allgemeinen]) de la substance, de l’abstraction absolue et fixée. – C.-à-d.,
exprimé de façon populaire, qu’il part de la religion et de la théologie.
Deuxièmement : Il surmonte l’infini, pose l’effectivement réel, le sensible, le réel, le fini, le
particulier (Philosophie, surmontement [Aufhebung] de la religion et de la théologie.
Troisièmement : Il surmonte à nouveau le positif [hebt das Positive (soit, selon Feuerbach :
« l’effectivement réel, le sensible, le réel, le fini, le particulier ») wieder auf], repose-reproduit
[stellt wieder her] l’abstraction, l’infini. Reposition-reproduction [Wiederherstellung] de la
religion et de la théologie.
146
Feuerbach ne saisit donc la négation de la négation que comme la contradiction de la
philosophie avec elle-même, comme la philosophie qui affirme [bejaht] la théologie
(transcendance etc.) après avoir nié celle-ci, et donc l’affirme en opposition avec elle-même.
La position ou [auto-]affirmation et [auto-]confirmation de soi [Selbstbejahung und
Selbstbestätigung], qui [chez Hegel tel que lu par Feuerbach] fait son lit de [liegt in] la négation
de la négation, en vient à être saisie [par Hegel tel que lu par Feuerbach, soit d’une certaine
façon par Feuerbach lui-même] comme une position qui n’est pas encore sûre d’elle-même et
donc captive de son opposé, doutant en soi d’elle-même [an sich selbst zweifelnd] et ayant donc
besoin de la preuve [des Beweises (de ce qui pourrait la prouver, cette position, « d’une preuve »,
si l’on veut)], ne se prouvant alors pas elle-même par son existence, et [en vient] donc à ce que
lui soit directement et immédiatement opposée [entgegengestellt (par Feuerbach)] la position
certaine sur le plan sensible [sinnlich gewiss], fondée sur elle-même.
–––––––––––––
145
146
Citation 61.
Citation 62 (“homogénéisée” : note de bas de page intégrée dans le corps du texte).
xx
Feuerbach saisit encore la négation de la négation, le concept concret, comme la pensée qui se
surpasse dans la pensée [das sich im Denken überbietende] et veut être immédiatement, en tant
que pensée, intuition [Anschauung (au sens kantien de la représentation sensible immédiate de
quelque chose)], nature, réalité effective.
La position ou [auto-]affirmation et [auto-]confirmation de soi [Selbstbejahung und
Selbstbestätigung], qui [chez Hegel tel que lu par Feuerbach] fait son lit de [liegt in] la négation
de la négation, en vient à être saisie [par Hegel tel que lu par Feuerbach, soit d’une certaine
façon par Feuerbach lui-même] comme une position qui n’est pas encore sûre d’elle-même et
donc captive de son opposé, doutant en soi d’elle-même [an sich selbst zweifelnd] et ayant donc
besoin de la preuve [des Beweises (de ce qui pourrait la prouver, cette position, « d’une preuve »,
si l’on veut)], ne se prouvant alors pas elle-même par son existence, et [en vient] donc à ce que
lui soit directement et immédiatement opposée [entgegengestellt (par Feuerbach)] la position
certaine sur le plan sensible [sinnlich gewiss], fondée sur elle-même.
147
Mais [je souligne] Hegel ayant saisi la négation de la négation – [et cela] d’après la
relation positive qui se trouve en elle, comme le véritable et le seul positif, et d’après la relation
négative qui se trouve en elle, comme le seul vrai acte et auto-activation [Selbstbetätigung] de
tout être, – a seulement trouvé l’expression abstraite, logique, spéculative, du mouvement de
l’histoire, lequel n’est pas encore l’histoire effective de l’homme comme [histoire] d’un sujet
présupposé, mais seulement l’acte d’engendrement [Erzeugungsakt], l’histoire de l’émergence
[Enstehungs-geschichte] de l’homme. – Nous [je souligne] allons expliquer aussi bien la forme
[Form] abstraite de ce mouvement chez Hegel que la différence qui le [ce mouvement tel
qu’abstraitement pensé par Hegel] le place à l’opposé de la critique moderne, du même
processus dans “L’Essence du christianisme” [Sowohl die abstrakte Form werden wir (je
souligne) erklären, als den Unterschied, den diese Bewegung bei Hegel im Gegensatz zur
modernen Kritik,148 zu demselben Prozeß in Feuerbachs „Wesen des Christentums” hat] [,] ou
plutôt [oder vielmehr] l’aspect critique [die kritische Gestalt] de [ce mouvement (dieser)] qui
chez Hegel est encore non-critique [noch unkritisch]. –—— [Jetons] un coup d’œil sur le
système de hégélien. Il faut [Man muß] commencer par la Phénoménologie de Hegel, le vrai lieu
de naissance et le secret de la philosophie hégélienne.
Phénoménologie
A. La conscience de soi
[etc.]
–––––––––––––
147
Citation 58 (complétée).
La virgule se trouve dans la MEGA2, mais pas dans les MEW, le sens de la phrase s’en trouvant évidemment modifié. Il
faudrait voir le manuscrit ! Mais en me fiant aux traductions canoniques de Bottigelli (celle des Éditions sociales, Paris,
1972), Malaquais et Orsoni, et finalement Fischbach, j’ai tenu compte de cette virgule.
148
Téléchargement