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Après Sedan, la poignante odyssée de l'armée de l'Est
(Article de LINDEN Louise, SECRÉTAN Edouard, Chancelier de l'Académie
du Second Empire)
Introduction
Pourquoi parler à l'Académie du Second Empire de l'armée de l'Est qui n'a
été formée qu'en décembre 1870, donc après la chute de l'Empire ? Parce que
son histoire appartient à la guerre commencée en juillet, sous le règne de
Napoléon III et à l'histoire du Second Empire.
D'autre part, la guerre menée par cette armée est unique : une armée de
plus de 100.000 hommes détournée de son objectif, coupée de ses
communications au point de devoir combattre avec un front renversé,
expulsée de son propre territoire, voilà, semble-t-il qui est sans exemple dans
l'histoire des guerres jusqu'à la fin du 19e siècle.
C'est la première fois qu'en application du droit international européen et
par respect pour la neutralité d'un territoire ami, une armée aussi considérable
a volontairement déposé ses armes et franchi une frontière sans aucune
intervention du gouvernement en vertu d'une simple convention entre deux
officiers.
Et, enfin, parce que cette histoire de l'armée de l'Est est celle d'un épisode
important des relations entre la France et la Suisse son souvenir est resté
très vivace.
Notre exposé ne sera pas un exposé détaillé de stratège ou de technicien.
Ce n'est pas le lieu et nous n'avons pas la compétence voulue pour le faire.
Les sources auxquelles nous nous sommes adressé sont non seulement
françaises mais aussi étrangères, comme les souvenirs de Bismarck rapportés
par son secrétaire Maurice Busch. C'est surtout un ouvrage important et
détaillé avec les documents personnels qui y étaient joints qui a fourni
l'essentiel des matériaux de cet exposé. Il s'agit de l'ouvrage intitulé "L'armée
de l'Est" paru en 1894 et dont l'auteur est le colonel Edouard Secretan (1) qui
était à l'époque colonel commandant de la IVe brigade de l'armée suisse,
député au Conseil national suisse et rédacteur en chef de la Gazette de
Lausanne. Il était également écrivain militaire.
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Le contexte
Mais avant d'aborder la relation de la campagne de l'armée de l'Est qui s'est
déroulée entre le 20 décembre 1870 et le 1er février 1871, rappelons quelques
dates et quelques faits essentiels pour mieux la situer :
19 juillet, déclaration de guerre de la France à l'Allemagne, dans les conditions
que l'on connaît. Citons pour mémoire la dépêche d'Ems,
2 septembre, la capitulation de Sedan,
4 septembre, la proclamation du gouvernement de Défense nationale avec
Gambetta et Jules Favre.
Mais la guerre ne s'arrête pas : les modérés avaient eu un moment
l'illusion que l'ennemi en voulait surtout à l'Empire et qu'une fois l'Empire
renversé la paix deviendrait facile. Les prétentions de Bismarck, qui exigea
l'Alsace lors de sa rencontre avec Jules Favre à Ferrières, ont dissipé ces
illusions.
Trois jours après l'entrevue de Ferrières, les armées allemandes
investissaient Paris, qui allait être séparée du reste de la France pendant
quatre mois.
Une partie du gouvernement s'installe à Tours Gambetta l'y rejoint
après avoir quitté Paris en ballon. Exerçant là une véritable dictature Gambetta
improvisa des armées dans l'idée renouvelée de 1793 de repousser
l'envahisseur. Il le fit d'abord depuis Tours puis de Bordeaux il se sentait
plus en sécurité.
Ces efforts devaient être vains.
L'hiver de 1870-71 fut rude. Ce fut "l'année terrible". Les armées de
secours, les armées de "mobiles" levées à la hâte pour délivrer Paris furent
battues l'une après l'autre.
L'armée de la Loire après un succès à Coulmiers dut reculer devant les
forces allemandes que la reddition de Bazaine, à Metz, le 27 octobre, avaient
libérées ; elle fut poursuivie jusqu'au Mans.
Une sortie de la garnison parisienne destinée à donner la main aux armées
de province fut repoussée à Champigny.
Tour à tour Chanzy, dans l'Ouest, et Faidherbe, au Nord, échouaient.
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Quand Gambetta décida en décembre 1870 la mise sur pied d'une armée
de l'Est, la situation militaire était déjà très compromise : 840.000 soldats
allemands avaient passé le Rhin. Le roi Guillaume de Prusse avait installé son
quartier généralissime à Versailles, avec le général de Moltke comme
directeur des armées et le comte de Bismarck son conseiller politique. Les
troupes allemandes occupaient plus du tiers du territoire national.
Pour desserrer l'étreinte autour de Paris et tâcher de dégager le général
Chanzy qui était alors sur la rive droite de la Loire, plusieurs plans furent
projetés : 4 en quinze jours.
Un 5e allait surgir et allait enfin l'emporter.
Il s'agissait cette fois dans l'esprit du délégué de la guerre à Bordeaux d'un
grand mouvement stratégique sur Belfort (qui était assiégée) et de menacer
les Allemands sur leurs communications.
Son plan était de transporter dans l'Est par les voies ferrées une armée
confiée au général Bourbaki et de la poser aussi près que possible de
l'ennemi. De là, on la faisait remonter dans la vallée de la Saône. On
débloquait Belfort au passage et, en appuyant la partie droite de l'armée sur
les Vosges, on menaçait la base des communications de l'ennemi pour attirer
dans l'Est les forces allemandes de l'Ouest et de Paris qui obligeaient alors
Chanzy à la retraite sur Laval et la Bretagne.
Pour que la manoeuvre dans l'Est réussit il fallait à tout prix qu'elle fut
entreprise dans le secret, prestement et énergiquement menée.
Cela dépendait donc en premier lieu du chef de l'expédition.
Le général Bourbaki était réputé un des plus brillants officiers de l'ancienne
armée impériale. On lui savait l'âme d'un soldat, une bravoure et un entrain
admirable sous le feu, une grande action sur ses troupes et une parfaite
loyauté. Il avait participé aux opérations en Algérie, en Crimée, et s'était
couvert de gloire à Malakoff et à Inkermann.
Dès lors la fortune avait épuisé ses faveurs pour le vaillant capitaine. La
guerre avec l'Allemagne l'avait pris à 56 ans, grand Officier de la Légion
d'honneur, aide de camp de l'Empereur, général de division, commandant de
la Garde impériale. Il avait fait la première partie de la campagne sous le
maréchal Bazaine et subi le siège de Metz.
Mais il était sorti du camp dans des conditions restées mystérieuses, mêlé
à la tentative de Régnier, ce personnage qui avait essayé de suggérer à
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Bazaine, comme à l'impératrice Eugénie, la négociation d'un armistice avec
les Allemands.
Après avoir commandé la région du Nord pour y organiser la défense, il est
appelé sur la Loire pour commander le 18e Corps d'armée. En prenant son
commandement Bourbaki est en proie au doute sur les chances de succès de
la poursuite de la guerre. Les Légions improvisées de Gambetta ne lui
inspirent qu'une médiocre confiance. Mieux eut valu, à ses yeux, la paix
immédiate que d'aborder l'ennemi avec ses bandes sans cohésion ni
discipline.
Mais loyal et résolu à s'acquitter de son devoir de soldat, il accepte les
commandements qui lui étaient donnés et les plans de campagne que le
ministre de la Guerre lui imposait. Il donnait à son pays et à l'armée tout ce
qu'il avait de dévouement et de volonté. Mais on ne donne que ce que l'on a et
la foi lui manquait.
De des tâtonnements et des hésitations qui, dans plusieurs
circonstances au cours de l'expédition dans l'Est, se manifestèrent aux dépens
de la bonne conduite des troupes.
Si Gambetta lui témoignait sa confiance, il n'en était pas de même du
ministre de la Guerre, M. de Freycinet, qui, à plusieurs reprises, propose à
Gambetta de remplacer Bourbaki.
M. de Serres, un ingénieur comme Freycinet qui l'avait pris comme
collaborateur, était dans les mêmes dispositions. Délégué par Freycinet à
l'état-major de l'armée de l'Est, il avait eu soin de se munir avant de rejoindre
son poste, d'un décret de révocation du général Bourbaki dont la date était en
blanc.
On ne peut que plaindre un officier obligé d'exercer un commandement en
de pareilles circonstances.
A côté de lui, Bourbaki avait heureusement un aide de camp personnel, le
lieutenant-colonel Laperche, un ami et confident sûr, qui prit en fait la position
d'un chef d'état-major, en lieu et place du général Borel qui se bornait à
transmettre les ordres de mouvement et qui ne participait pas aux Conseils de
guerre. Pas plus que le chef du Génie, le colonel Séré de Rivière, et l'intendant
de l'armée, M. Friant.
Il y avait donc dans le fonctionnement de cet état-major des vices graves
qui ont eu de déplorables conséquences dans les moments décisifs.
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Les troupes : l'armée de l'Est était composée de quatre corps d'armée et
d'une réserve générale (18e, 20e, 24e et 15e C.A.) ainsi que d'une division
indépendante (général Cremer), au total environ 120.000 hommes, 140.000
disait Freycinet qui avait tendance à augmenter les effectifs à la disposition du
général Bourbaki 35.000 hommes en état de combattre disait Bourbaki en
fait 90.000 hommes passèrent en Suisse.
Ces soldats étaient de valeur militaire inégale : certaines unités étaient
solides et aguerries, d'autres à peine ou pas instruites, peu capables de tenir
au feu.
Si les troupes ne présentaient pas les qualités qui font une armée solide, il
en était de même des cadres. Les meilleurs avaient sombré à Sedan et à Metz.
Des promotions rapides avaient amené à des postes élevés des officiers
encore inexpérimentés. Les officiers se partageaient en deux camps : les
pacifiques et les jusqu'aux boutistes désirant la revanche.
A ces causes morales d'affaiblissement il fallait ajouter des causes toutes
matérielles.
Les trois premières semaines de combat, sur la Loire, avant le 20
décembre, avaient cruellement éprouvé les troupes : quinze jours de marches
et contre marches, sur des routes couvertes de verglas par une température
d'une rigueur extrême.
Quant aux transports, pour poursuivre la description de cette armée, leur
faiblesse a été d'un poids important dans le déroulement des opérations. Du
fait de la hâte et de l'improvisation qui ont dominé la formation de cette armée,
le désordre et les retards qui en ont résulté, ont eu des conséquences
funestes et furent au nombre des principales causes de l'insuccès de la
campagne.
Or le général Bourbaki allait se mesurer avec un adversaire digne de lui : le
général de Werder entre les mains duquel Strasbourg avait capitulé : à la tête
du 14e corps d'armée Werder installe son quartier-général à Dijon en
novembre. Il commande à de bonnes troupes, solides, qui menaient la guerre
depuis le mois d'août. Elles étaient donc parfaitement entraînées et rompues
aux fatigues et privations. Leur effectif : 60.000 hommes environ.
Voilà les conditions dans lesquelles vont se dérouler les opérations.
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