9.Lire_et_interpréter_l_Ecriture_Sainte

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« Lire la Bible »
Colloque Omnes Gentes
27-30 octobre 2005.
Louvain-la-Neuve
LIRE ET INTERPRÉTER L’ÉCRITURE SAINTE :
UNE MANIÈRE DE PENSER
‘Qu’est-ce que lire un texte sacré comme la Bible?’ Cette question nous oriente
immédiatement vers deux aspects importants à traiter. Il va de soi que notre point de départ
est ‘l’Écriture sainte’. Mais que voulons nous dire par ceci? Que signifie la déclaration que
l’Écriture est ‘sainte’? Dans un premier temps nous prêterons attention à la sainteté extérieure
de l’Écriture, pour, dans une seconde étape, appréhender sa sainteté intérieure comme
‘l’œuvre de l’interprétation’. Dans un troisième temps nous expliciterons comment une
lecture philosophique de l’Écriture réalise cette ‘œuvre de l’interprétation’ à sa propre façon.
Lors de la quatrième et dernière étape nous considérerons une implication essentielle de la
lecture biblique comme interprétation et pensée, à savoir sa dimension communautaire.
Sainteté extérieure
Voici notre première question : ‘Pourquoi appelons-nous l’Écriture ‘sainte’, et
qu'entendons-nous par là ?’ Pour répondre à cette question, nous commençons par la sainteté
extérieure de l’Écriture. En effet, celle-ci est d’accès plus facile parce qu’elle peut être vue et
éprouvée, et par conséquent décrite.1 Lorsque nous parlons d’un texte sacré, nous pensons
spontanément à un texte qui est abordé d’une certaine manière, entouré de signes et
vénération. En d’autres mots, nous ‘reconnaissons’ la sainteté d’un texte à certains signes et
comportements extérieurs qui entourent matériellement le texte – dans son état de ‘chose
simple’ – surtout lorsqu’on en donne lecture au public. Nous observons cette sainteté
extérieure surtout dans les religions dites positives, qui présentent leurs ‘Écritures saintes’
avec des symboles et cérémonies très spécifiques. Elles en parlent avec des mots singuliers
qui doivent faire apparaître la sainteté de l’Écriture. Ceci vaut également pour la tradition
chrétienne. Il suffit de penser à l’esthétique et décoration ingénieuse (ou non) des
lectionnaires (les livres dans lesquels les passages de l’Écriture sont recueillis pour l'usage
liturgique), et même des pupitres sur lesquels reposent les lectionnaires. Ce n’est pas pour rien
que l’on place souvent un cierge allumé auprès de ces lectionnaires. Ceci indique à son tour
une ritualisation de la sainteté de l’Écriture, une façon active et corporelle d’exprimer la
reconnaissance et vénération de cette sainteté. Qu'on pense à la procession avec des cierges où
l’on porte le lectionnaire de façon solennelle – élevé au dessus de la tête et visible pour la
communauté – vers le pupitre, suivi par l’encensement du lectionnaire avant d’en commencer
la lecture publique. Et cette lecture est également ritualisée au sens où elle peut être – chantée
ou non – précédée par diverses formes d’implorations et de dialogues rituels ou être suivie par
certaines acclamations.2 Cette expérience de la sainteté extérieure de l’Écriture crée et
1
E. LEVINAS , Écrit et sacré, dans F. KAPLAN, J.-L. VIEILLARD-BARON (éds.), Introduction à la
philosophie de la religion, Paris, Cerf, p. 353-354.
Traditionnellement précédée par l’humiliation inclinée ‘Purifie mes lèvres…’, la proclamation de l’évangile
dans la célébration de l’Eucharistie est introduite par le dialogue rituel « Lecture de l’évangile saint de notre
Seigneur Jésus Christ selon… », sur quoi le peuple répond : ‘Louange à Toi Seigneur’. La lecture de l’évangile
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1
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renforce également l’expérience extérieure d’identité du croyant, qui consiste en une
identification avec le christianisme comme grandeur sociale, reconnaissable dans toutes sortes
de formes objectives comme traditions, rituels et obligations, horaire et calendrier spécifique,
une théorie ou orthodoxie officielle, des institutions et des formes d’autorité, et last but not
least, un ensemble d’Écritures saintes strictement défini.
Ce n’est donc pas un hasard si l’Écriture sainte est vue et vécue comme une ‘source’
avec une valeur spéciale qui surpasse l’ordinaire. La bible reçoit une autorité ‘sainte’ qui
impose le respect. On jure par exemple avec la main sur la bible de sorte à associer le serment
au caractère saint de l’Écriture. Avec pour conséquence que d’un tel serment émane un plus
grand engagement. Cela signifie que le serment – par et dans sa prononciation même – a un
plus grand poids sur la personne faisant serment. Il n’est donc pas exceptionnel que, dans le
contexte de leur expérience religieuse, les croyants attribuent une force spéciale au toucher
d’un livré sacré, notamment l’Écriture, allant jusqu'à la magie et la superstition lorsqu'on en
attend des effets spéciaux, quasi divins ou surnaturels. Par ailleurs, un tel impact n’est pas
seulement attribué au toucher et à la vénération des Écritures, mais également à la récitation
matérielle (ou au marmonnement) de textes ou versets de l’Écriture sainte.
Sacramentalité de l’Écriture
La ‘raison’ de la sainteté de l’Écriture repose bien entendu sur le fait que l’Écriture est
considérée comme ‘révélation’, c’est-à-dire comme ‘la parole de Dieu’. Ceci semble tellement
évident que l’on risque d’y prêter trop peu d’attention, bien que cette caractéristique soit tout
à fait essentielle et même fondatrice. En effet, on parle d’Écriture ‘sainte’ parce qu'il s’agit de
la Parole du ‘Saint’, de Dieu même qui s’est exprimé dans les mots et textes de la bible – ce
qui est un des noyaux de la foi chrétienne. Ce caractère ‘divin’ de l’Écriture sainte mène
Louis-Marie Chauvet à parler de la ‘sacramentalité de l’Écriture.’3 Pour ceci il renvoie à
Origène qui, dans la communauté chrétienne, et surtout dans la liturgie, considère le respect
pour la Parole de l’Écriture comme tout aussi important que la vénération du Pain
eucharistique. De même qu'aucune négligence ou nonchalance ne peut être tolérée vis-à-vis
du Pain comme sacrement du corps du Christ, aucune nonchalance, frivolité ou irrévérence
n'est acceptée à l'égard de l’Écriture, jusque dans sa forme matérielle. Ce n'est pas seulement
le corps eucharistique du Christ, qui doit être entouré de tous les soins et honneurs, mais aussi
le corps scripturaire ; il mérite une attention et une dévotion similaire. Ce n’est pas seulement
le Pain vivant, consacré qui est la nourriture des croyants et de l’Église, mais tout aussi bien la
Parole sainte de l’Écriture. Ce n’est pas par hasard que dans la tradition chrétienne, jusqu’au
jour d’aujourd’hui, le Corps eucharistique ainsi que la Parole scripturaire sont tous deux
pareillement qualifiés de ‘pain de la vie’. Cela signifie que l’Écriture est vue et vécue comme
le temple et le sacrement de la Parole de Dieu, au même niveau que le Pain eucharistique,
considéré et vécu comme le temple et le sacrement du Christ. Ce n’est pas sans raison que
l’Écriture dans la matérialité de ses lettres, de sa textualité, est considérée comme le
‘tabernacle’ de Dieu. ‘L’esprit’, c’est-à-dire la révélation de Dieu, n’est accessible que par la
‘chair’ de la lettre, à savoir les mots matériels du texte écrit qui est précisément nommé
l’Écriture, la Bible ou le livre par excellence – le livre tout court. Nous n'avons accès au
Sacré, littéralement au Dieu séparé, transcendant que par la forme banale, corporelle et
est terminée par l’acclamation du prêtre : « Les paroles du Seigneur », avec le Livre levé, suivi par l’approbation
de la communauté : ‘Nous rendons grâce à Dieu’.
3
L.-M. CHAUVET, Symbole et Sacrement. Une relecture sacramentelle der l’existence chrétienne, Paris, Cerf,
1987 (Symbol and Sacrament. A SacramentalReinterpretation of Christian Existence, Collegeville, The
Liturgical Press, 1995, p. 213-220).
2
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tangible des lettres écrites, phrases, paragraphes, livres, lettres,… Certes, la lettre à elle seule
tue, et l’esprit rend vivant, mais le paradoxe est qu’il n’y a pas d’esprit sans lettre. Les lettres
matérielles et littérales sont des ‘médiatrices’ indispensables de la révélation et de l’esprit. Il
est vrai que cette révélation dépasse les lettres et le texte, mais elle ne peut se passer d'un
corps empirique scripturaire. C’est exactement pour cela que l’Écriture dans les communautés
chrétiennes, qui voient en elle leur fondation et leur sens, a reçu un caractère sacré, avec tout
l’encadrement symbolique et rituel qui va de pair. Cette sacramentalité ne mène pas
seulement à des formes de vénération de l’Écriture en tant que ‘livre’ – comme objet
matériel – mais également à une certaine forme de lecture, à savoir une lecture respectueuse et
attentive dans laquelle on veut tenir compte du caractère divin de l’Écriture. À l’instar de la
tradition juive, qui place l’écoute au-delà de la vision, la ‘lecture’ de l’Écriture dans la
tradition chrétienne a longtemps pris corps dans ‘l’écoute’ de la Parole prononcée et
proclamée par quelqu’un d’autre. Cette préférence ressort des paroles de Paul : ‘Ainsi la foi
vient de ce qu'on entend’ (Rom 10,17), ou de manière lapidaire dans l’expression latine
classique: “fides ex auditu”. Nous pouvons lier ceci avec l’ancienne tradition qui a subsisté
longtemps au Moyen Âge, de lire en prononçant les textes à haute voix. Lire en silence pour
soi-même était plutôt exceptionnel. Cette pratique n’a fait son apparition que dans la
‘Dévotion Moderne’ (e.a. Thomas a Kempis). À cette époque ‘moderne’, l’accent s'était
déplacé vers le sujet avec son intériorité et son autodétermination. Le seul fait de lire
l’Écriture à haute voix de façon soutenue, selon le rythme de la respiration, est une manière
d’honorer et de reconnaître la bible en tant que parole de Dieu.
Idolâtrie de l’Écriture
La sainteté extérieure ou ‘canonisation’ de l’Écriture contient toutefois un risque, celui
de l’idolâtrie. Concrètement le danger existe toujours que la lettre – le texte même – soit
confondue avec le sens littéral. Dans cette perspective, les paroles dans l’Écriture seraient
directement et entièrement la révélation de Dieu. On oublie l’incarnation du texte, à savoir sa
contextualité historique, sociale et culturelle. On agit comme si le texte de l’Écriture était
tombé du ciel sans aucune forme de médiation, ce qui signifie que le texte viendrait
directement de Dieu, alors que le texte est entièrement un texte humain, réalisé dans une
certaine période et à un certain endroit.4 Ce contexte de genèse et de croissance historique et
factuelle de l’Écriture induit l’importance de l’exégèse, qui tente d’accéder au sens originel
des textes et au but des auteurs ou rédacteurs par la recherche historique et littéraire et par la
‘Redaktionsgeschichte’ (histoire de la rédaction). On espère ainsi obtenir une meilleure vue
des faits et des expériences qui ont façonné la tradition orale ou écrite, littéralement la
‘tradition’. Ou plutôt, il s’agit de traditions au pluriel, qui sont non seulement unies en un seul
ensemble (de Bible) mais qui ont été clôturées à un certain moment. Cela a abouti à ce qui a
été appelé le canon ou l’Écriture canonique.
Celui ou celle qui pense devoir reconnaître directement et sans plus la révélation de
Dieu dans le texte historico-contingent de l’Écriture absolutise le texte, et cela mène
4
Certains événements et expériences ne continuent pas seulement à vivre dans la mémoire, mais ont aussi été
racontées aux générations suivantes. Comme ces traditions ‘orales’ étaient volatiles et pouvaient se perdre dans
le courant des nouveaux faits et événements, l’on voulait les préserver. C’est la raison pour laquelle l’on les a
conservées sous forme écrite. D’abord, elles étaient rassemblées en collections séparées (par exemple de logique,
d’histoires, de psaumes, de sagesses) afin de pouvoir les utiliser et proclamer. Plus tard, ces textes séparés furent
groupés et rédigés en ensembles plus grands par des rédacteurs (par exemple le Pentateuque, les Prophètes, la
Sagesse ou les évangiles).
3
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directement à une idolâtrie de l’Écriture.5 Les aspects visible et tangible du texte écrit sont par
conséquent identifiés avec une révélation de Dieu immédiate et totale, et donc absolue –
littéralement détachée (de toute contextualité). Dans l’idolâtrie, on agit comme si l’invisible
coïncidait immédiatement et entièrement avec le visible. Le regard du spectateur idolâtre ne
va pas au-delà du visible ; au contraire, il réduit tellement l’invisible au visible que l’invisible
disparaît comme invisible. Il réduit le figuré à la figure, le signifiant au signe, l’invisible au
visible. Dès lors l’image visible et tangible devient une idole et perd son caractère de ‘figure’
et de ‘signe’. On y pose que la Parole de Dieu serait totalement transparente dans les paroles
humaines de l’Écriture. Une approche idolâtrique, que nous pouvons aussi nommer
fondamentaliste, élève la bible au rang d'une doctrine close à laquelle on ne peut pas toucher
mais seulement obéir immédiatement. Sans scrupule ou réserve, on prend la bible comme une
sorte de ‘manuel divin’ qui donne immédiatement une réponse absolument sûre et adaptée à
toutes les questions de vie. De cette manière l’Écriture est idolâtrée, alors qu'elle-même
interdit à l’homme de faire des images de Dieu. Cette interdiction résulte de la conscience que
l’homme identifie facilement l’image avec la présence de la ‘réalité représentée’ elle-même,
et s'en sert pour tenter d’exercer un pouvoir par le biais de toutes sortes de rituels, magies et
incantations. C’est précisément afin d’échapper à cela que Chauvet parle de la sacramentalité
de l’Écriture. L’Écriture est un signe visible à travers lequel l’invisible vient vers nous. Mais
ce signe visible renvoie à l’invisible sans l’exprimer totalement. Inspiré par Jean-Luc
Marion6, il utilise également la distinction entre idole et icône. Parce que Dieu est invisible, Il
n’est jamais directement accessible par notre perception sensorielle. Voilà pourquoi nous ne
pouvons en forger qu'une représentation approximative et hypothétique. Dans ce sens nous ne
pouvons parler de Dieu qu’en images. Mais nous devons nous rendre compte du fait que la
réalité divine représentée par ces images ne peut pas être donnée directement dans la
perception. Nos images de Dieu sont toujours en retard, toujours en défaut. Elles se trouvent
toujours à une distance infranchissable, littéralement ‘à di-stance’ comme le fait remarquer
Marion. Dans ce sens, ce sont des icônes qui ne font qu’évoquer le divin, sans pouvoir se
l’approprier et sans enfermer Dieu dans une forme historique, visible et tangible. 7 Ceci vaut
également pour l’approche de l’Écriture. Dans une approche non-idolâtrique de la bible, la
révélation de Dieu ne coïncide jamais avec la lettre du texte, de sorte que sa transcendance
n’est jamais absorbée et détruite dans cette lettre.
Sainteté intérieure
Dès lors la question se pose du mode de réalisation de cette approche non-idolâtrique de
l’Écriture. Pour répondre à cette question nous devons examiner ce que signifie la lecture
même de l’Écriture. Pour cela nous ne devons plus partir à la recherche d’un critère externe
E. LEVINAS, Mépris de la Thora comme idolâtrie, dans ID., A l’heure des nations, Paris, Minuit, 1988, p. 6788.
6
Voir: J.-L. MARION, L’idole et la distance, Paris, Graseet, 1977.
7
Ceci a de grandes conséquences pour la vision chrétienne sur l’incarnation de Dieu en Jésus de Nazareth, qui
selon les évangiles est le Christ ou l’oint du Seigneur. Que Dieu ait voulu vivre en Jésus dans toute sa plénitude
(Col 1,19), n’annule pas le caractère historique et contingent de l’incarnation divine. Jésus n’est pas un idole non
plus, seulement une image de Dieu. (Col 1,15), dans ce sens que Jésus était tout à fait humain ‘Jésus est
véritablement Dieu et véritablement homme’) et ne place non seulement Dieu en chair et en os, mais il réalise
cette présence également de manière finie, et donc déterminative et restreinte. Jésus Christ révèle et masque
Dieu, de sorte qu’il simultanément révèle et préserve la transcendance divine, sans enlever quoi que ce soit au
caractère définitif et unique de cette révélation dans l’être et les actes de Jésus.
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mais interne, à savoir un critère qui appelle et réalise la sainteté de l’Écriture à partir de notre
relation avec le texte comme texte. 8
Que faisons-nous lorsque nous lisons l’Écriture ? Que se passe-t-il pour l’Écriture et
pour nous ? À première vue, lire un texte peut ressembler davantage à une ‘ré-flection’ ou à
une ‘expression et représentation’ passive de ce qui était déjà là auparavant. Comme si le sens
du texte était stocké dans le texte une fois pour toutes et indépendamment du lecteur – un sens
déposé par Dieu. Cependant, lire, c'est dès le début interpréter. Et interpréter équivaut à
expliquer à soi-même, et simultanément aux auditeurs possibles ou réels. L’Écriture n’a pas
de sens en soi. Elle a sens pour quelqu’un, le lecteur, ou l’auditeur lorsque le texte est lu en
public.
Dès lors, la question devient celle de la lecture comme interprétation. Notre thèse est
que les textes de l’Écriture contiennent un ‘plus que le texte’, et que ce ‘plus’ nous parvient
seulement à travers le caractère radicalement humain de ces textes. En outre le texte ne
divulgue son sens qu’en relation avec le lecteur qui tente de comprendre et répéter, mais
jamais d’un seul trait et définitivement ou intégralement. Cela signifie que le lecteur est
indispensable à la révélation. Sans lecture et explication, donc sans étude et interprétation par
les lecteurs, auditeurs et explicateurs, l’Écriture reste chose morte. Elle est morte dès qu’on
l’enferme dans son état de texte rédigé et achevé.
Un aspect remarquable de l’Écriture est que les textes ont un premier sens direct, mais
qui est en même temps énigmatique. Dès lors on est renvoyé à d’autres sens, plus cachés.
Ceux-ci sont également énigmatiques parce qu’ils sont eux-mêmes déjà interprétation, au sens
où l’interprétation n'est pas ajoutée de l’extérieur, mais est déjà active dans le texte même. En
tant qu’interprétation donnée, le texte invite le lecteur à interpréter à son tour et à comprendre
le texte. Autrement dit, les versets de l’Écriture invitent à regarder au-delà d'eux-mêmes et à
découvrir, précisément en se concentrant sur le sens immédiatement donné du verset, des
significations nouvelles et à les interpréter pour d'autres afin qu’ils puissent à leur tour y
réagir, ce qui mène encore à d’autres significations nouvelles. Seule une telle lecture créative
et critique qui se laisse questionner par le texte et qui – à partir de nouvelles situations et
expériences – ose poser des questions au texte fait preuve d’une réelle considération pour le
texte. Par une lecture et une explication incessante – interprétation et ré-interprétation –, le
lecteur souffle sur les cendres apparemment éteintes de ‘lettres invariables’ jusqu’à ce que le
feu de l’inspiration qui y couvait s’enflamme à nouveau et que le texte nous transmette son
message, un message, il est vrai, jamais clôturé et qui invite donc toujours à une nouvelle
lecture, écoute et explication. Chaque commentaire demande un nouveau commentaire,
supplémentaire, contestant, transgressant, sans fin.
De quelle manière cette interprétation – ou plutôt ‘interprétation infinie’ – nous metelle sur la voie de la sainteté de Dieu, par laquelle la bible devient aussi un texte saint de
l’intérieur ? En effet, explication et interprétation mettent l’accent sur la contribution humaine
et pas tellement sur Dieu qui nous parle à travers le texte. En fait, rien n’est moins vrai.
Pénétrons un peu plus profondément dans l’acte de l’interprétation même. À la réflexion,
l’interprétation n’est en effet pas une ‘création à partir de rien’, qui commence à partir d'ellemême et se termine de la même manière, qui ne s'accomplit qu'à travers son propre acte
créateur. Chaque interprétation est marquée par une hétéronomie radicale et c’est précisément
cette hétéronomie qui nous fait entrer dans le divin, le Saint. Le lecteur et l’interprète n'a pas
son point de départ en lui-même mais chez l’autre que lui. Il se laisse pour ainsi dire
‘chapitrer’ par l’autre, qui ne surgit pas de son intérieur. C’est exactement pourquoi il se
consacre à l’Écriture. On interprète toujours quelque chose qui échappe à l’interprétation,
même si ceci n’est donné que par l’interprétation. Sans lecteur, l’Écriture est morte, mais sans
8
E. LEVINAS , Écrit et sacré, p. 355-362.
5
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l’Écriture il n’y a pas de lecteur! L’Écriture invite à l’interprétation et au commentaire, donc à
la créativité. Mais ce commentaire n’est pas un commentaire sauvage, qui peut aller dans
n'importe quelle direction. Il y a toujours une différence entre la révélation d’un côté et
l’explication de l’autre, même si les deux ne sont jamais à séparer purement l'une de l'autre.
L’interprétation ne coïncide jamais avec elle-même, elle existe grâce à une séparation interne.
Dans l’acte d’interpréter, on veut en même temps être réceptif à l’autre qui se ‘donne’ à
interpréter dans le texte. C’est exactement pourquoi il faut toujours retourner au texte même,
avec la conviction qu’un message est caché dans ce texte. Un message que nous ne pouvons
découvrir, c’est-à-dire trouver et non pas inventer, que par notre interprétation – et une
interprétation partagée. Notre lecture inépuisable doit sans cesse être reprise, plus encore, elle
doit à chaque fois être recommencée à partir du début, c'est-à-dire à partir du texte biblique
même que nous lisons à nouveau et que nous essayons dans de nouvelles circonstances de
comprendre, de traduire et d’interpréter le mieux possible. Ceci implique que la sainteté
intérieure du texte n’est pas détachée de la sainteté extérieure qui vient d'être esquissée. Il
s’agit toujours du texte tel qu'il est enregistré matériellement dans le livre de la bible. Mais
nous ne nous centrons pas sur sa sainteté extérieure. Nous la franchissons justement en ne
restant pas collés au sens littéral du texte, parce que nous sommes à la recherche du surplus de
sens qui en même temps se cache et s’annonce dans le sens littéral. C'est nous qui abordons la
bible comme source d’interprétation, mais finalement, c’est toujours la bible qui nous donne
de quoi interpréter !
La manière selon laquelle l’Écriture nous met sur la voie de Dieu est paradoxale.
L’autre, qui s’élève au-dessus du texte littéral et qui dans son hétéronomie renvoie au Saint,
ne se trouve pas entièrement en dehors de la première signification. En effet, l'‘au-delà du
verset’ ou le sens ‘figuré’ ne se niche que dans le sens littéral et il n’est donc accessible que
par l’interprétation de ce sens littéral. Ceci signifie que le transcendant ne peut se ‘montrer’ à
nous que dans l’immanent. À la suite de Levinas nous appelons ceci l’anachorèse ou le retrait,
ou encore la kénose et auto-abaissement du Saint. “Merveilleuse contraction de l’Infini, le
‘plus’ habitant dans le ‘moins’, l’Infini dans le fini. D’où précisément le surplus énigmatique
du sens pour le lecteur, d’où une exégèse implicite – et appel à l’exégèse – déjà dans la
lecture.”9 Nous pouvons également le nommer l’inspiration et l’animation du même par
l’autre, de l’humain par le divin, par quoi le texte de l’Écriture est capable de toujours
signifier plus qu’il ne signifie. De cette manière l’interprétation en une ‘langue normale,
humaine et finie’ devient l’habitation et la révélation de l’Infini. À travers notre interprétation,
nous nous orientons à la fois humblement et avec curiosité vers l’autre, le surplus de sens dans
le texte, ce qui est précisément la manière selon laquelle le Saint vient vers nous dans des
textes finis, humains, sans se livrer de façon exhibitionniste.
L'interprétation comme manière philosophique de penser
Examinons plus en détail encore l’acte d’interprétation même. En effet, nous sommes
conscients que l’interprétation peut se faire de différentes manières. Pour n’en citer que
quelques-unes : la lecture allégorique de la Patristique, la lecture historico-critique ou
diachronique d'un côté, la synchronique de l'autre ; les lectures structuraliste, psychanalytique,
idéologico-critique ; les lectures critico-littéraires, c’est-à-dire sémantique, linguistique,
rhétorique, ‘reader-response’ et narrative ; et, last but not least, différente lectures de type
théologie de la libération, à savoir socio-économico-culturelles, féministes, homoémancipatrices,10 En outre, nous nous rendons très bien compte du fait que chaque
9
Ibid., p. 247.
S.E. GILLINGHAM, One Bible, Many Voices. Different Approaches to Biblical Studies, Grand Rapids
(Michigan)/Cambridge (U.K.), Eerdmans, 1998, surtout la seconde partie: “Plurality in the Reading of the Bible”
10
6
7
interprétation ou lecture de l’Écriture n'est pas également adéquate ou correcte, et qu’en plus
aucune lecture ne peut revendiquer une validité totale et exclusive. Dans cette troisième partie
de notre contribution, nous voulons esquisser les lignes directrices d’une lecture
philosophique de l’Écriture. Et cela sans avoir l’intention d’ajouter une nouvelle lecture, ni la
prétention d’offrir une synthèse des autres lectures, quoique notre approche s'apparent sans
doute davantage à certaines facettes d’approche existantes (à savoir certaines lectures
synchroniques, critico-littéraires, comme le ‘reader-response criticism’). La pluralité factuelle
de lectures et surtout leurs résultats souvent divergents, ou contradictoires, exigent une
approche critique qui confronte les diverses visions et teste leur vérité, c’est-à-dire le fait
qu'elles soient concevables et communicables. La revendication d’une approche réflexive
découle également du risque esquissé ci-dessus d’une lecture idolâtrique ou fondamentaliste
de l’Écriture.
Mais quel est le contenu d'une telle approche réflexive, philosophique de l’Écriture. En
effet, une grave difficulté surgit immédiatement. Ricœur et d’autres signalent à juste titre
comment la bible donne elle-même lieu à une approche non réflexive, non philosophique.11
En effet, la bible ne se présente pas directement comme une manière de penser, telle que nous
l’avons surtout apprise de la Grèce, et développée dans notre monde occidental, académique,
professionnel et philosophique. Dans la bible nous trouvons surtout des histoires, de nature
historique ou mythique sans plus, ou des paraboles, et aussi des lois, des maximes, des appels
prophétiques, des hymnes et des psaumes. Plus important encore est que ces genres
linguistiques non philosophiques renvoient à des expériences historiques bien définies de
libération telle que le récit de l’Exode, histoire par excellence de la libération de l’Égypte et
du voyage vers la terre promise. Il en ressort que la bible n’est pas en premier lieu une
‘tradition d’apprentissage’ mais une ‘tradition d’histoire’. La bible est un corpus disparate de
textes de divers genres et formes littéraires, qui en outre sont tout sauf rédigés dans un style
argumentatif. Celui qui aborde la bible à partir d’une intérêt philosophique se retrouve plongé
dans un paysage étrange, et se sent involontairement dépaysé et mal à l’aise. Le théologien
qui veut aborder l’Écriture en pensant vit la même ‘aliénation’. De nombreux textes de la
bible font preuve de plus d’affinité avec la poésie comme équivalent profane, ou avec la
tragédie grecque, qu’avec le style prosaïque objectif, argumentatif et réservé de la philosophie
et la théologie spéculative.12
Nous choisissons néanmoins obstinément une approche réflexive, philosophique de
l’Écriture, parce que notre position est que la bible, en dépit de ses formes non-discursives,
qui d’une manière ou d’une autre raconte l’histoire d’événements et d'expériences fondatrices,
est elle-même déjà une forme de pensée – ce qui se rattache à notre position ci-dessus que le
texte biblique lui-même est déjà une interprétation, avant même qu'on ne l’aborde comme
objet d’interprétation. Nous sommes convaincu qu’il y a une pensée en dehors de la pensée
strictement philosophique (selon Athènes, Kant, Hegel), et que cette pensée peut être trouvée
dans l’Écriture sainte. Tout comme dans des religions non-bibliques, il y également des textes
qui – malgré, ou plutôt à travers leurs modalités et expressions distinctes – contiennent des
pensées pleines de sens et de signification pour l’existence humaine. Une approche
philosophique ou réflexive de l’Écriture ne peut donc pas seulement, ou même pas en premier
lieu venir de dehors, comme si cette pensée projetait ses idées dans l’Écriture, qui serait elle(p. 115-231); D.B. GOWLER, Heteroglossic Trends in Biblical Studies: Polyphonic Dialogues or Clanging
Cymbals?, dans: Review & Expositor. Reading the Bible in the 21st Century, 97(2000), n° 4, Fall, p. 443-466
11
P. RICOEUR, L’enchevêtrement de la voix de l’écrit dans le discours biblique, in: ID., Lectures 3. Aux
frontères de la philosophie, Paris, 1994, p. 307-326; ID., Herméneutique de l’idée de Révélation, in: D.
COPPIETERS DE GIBSON, ed., La révélation, Bruxelles, 1977, p. 15-54.
12
A. LACOCQUE & P. RICOEUR, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 14-15.
7
8
même ‘sans pensées’. Au contraire, une approche spéculative de l’Écriture suppose que la
bible elle-même – de l’intérieur – donner à réfléchir.
Naturellement la question est comment nous devons comprendre ceci. Une relation
réflexive avec l’Écriture part du principe que les textes de l’Écriture contiennent
explicitement, ou pour le moins implicitement, certaines idées anthropologiques, éthiques et
métaphysiques, et qu’elles y sont présentes d’une manière telle qu’elles peuvent être ramenées
à la surface et devenir ainsi accessible à toute personne pensante. Aborder la bible comme
pensée signifie donc la reconduire au niveau de l’explication, de l'interprétation et de la
discussion, précisément afin de nous ouvrir aujourd’hui la signification intrinsèque et la
valeur de vérité des textes eux-mêmes. Cette approche repose sur la conviction qui tente de se
réaliser ‘in actu exercitu’ – dans l'acte de se faire – 13 à savoir que la bible nous donne à
penser sur l’homme, le monde, l’histoire, Dieu, le bien et le mal, le futur et le sens de la vie de
telle façon que cette réflexion peut nous ouvrir des orientations et perspectives pour une
existence sensée et une civilisation digne. Alors nous pouvons sauver les textes de l’Écriture
de leur état malheureux de livre, c’est-à-dire de ‘chose’ sans vie afin d’en faire sortir à
nouveau la voix forte et vivante d’un message ‘fondateur et sensé’. De cette manière la
réflexion propre, qui est déjà traduite par les textes de l’Écriture eux-mêmes, peut devenir
vivante pour les personnes qui entrent en dialogue avec cette pensée, et qui donc inventent et
‘repensent’ eux-mêmes la pensée biblique.
Ceci invite à relever le défi de ne pas aborder les textes de l’Écriture comme des textes
purement descriptifs, qui représenteraient seulement des faits empiriques et testables, mais
comme des textes qui portent en eux des perspectives ‘transempiriques’. Paul Ricœur nomme
cette dimension transempirique de l’Écriture ‘le poétique’ ou la dimension poétique de la
bible. Celle-ci doit être compris au sens large, à savoir comme une manière de s’élever audessus de la référence purement descriptive à des faits naturels et historiques et d’ouvrir la
perspective sur la dimension littéralement ‘métaphysique’ de l’existence. Dans ce sens,
l’Écriture suspend plutôt la fonction référentielle de la langue, c’est-à-dire la référence ‘plate’
aux données et faits quotidiens. À strictement parler, une telle approche ‘poétique’ n'élargit
pas notre connaissance empirique (scientifique) des ‘choses’ dans ce monde tangible, mais
elle institue un univers de sens par lequel l’existence humaine reçoit un nouveau sens, qui
fonde et inspire à long terme. Ce ‘plus’ ou ‘surplus’ de sens qui est sans plus apparenté avec
‘l’au-delà du verset’ mentionné plus haut, nous pouvons le nommer ‘révélation’ dans le sens
philosophique du terme: “révéler, c’est découvrir ce qui jusqu’alors demeurait caché.” 14
Une telle lecture philosophique, qui part à la recherche du sens transempirique de
l’Écriture, nous met également au défi de ne pas réduire les textes bibliques à des ‘fossiles
archéologiques’ d’un passé lointain, plus-que-parfait, c’est-à-dire à des ‘speciosa’ juste
bonnes pour les caves d’une archive ou d’un musée, où les objets précieux, importants de
cultures disparues sont gardées scrupuleusement comme ‘objets’ intéressants d’études
historiques ou comme joyaux ‘exposés’ lors de certains moments commémoratifs.
Évidemment, on ne peut pas contester l’importance de l’approche factuelle-empirique et
philologico-historique, mais il ne faut jamais lui attribuer une valeur totale et finale. Si nous
étudions le texte biblique seulement de manière empirique et historique, il reste chose passée
et morte, à laquelle on offre, comme le dit ironiquement le penseur juif Léopold Zunz, de
belles funérailles. Donc, sans vouloir minimiser l’importance des acquis de la recherche dite
‘scientifique’, historico-philologique et ‘redaktionsgeschichtlich’, en vue d'une mise en
Dans notre contribution de séminaire d’hier, nous avons tenté de prouver cette position à l’aide d’une
interprétation philosophique de l’histoire de l’ange à Marie. (Lc 1,26-38).
14
P. RICOEUR, Entre philosophie et théologie II: Nommer Dieu, dans: ID., Lectures 3. Aux frontières de la
philosophie, Paris, Seuil, 1994, p. 286-289.
13
8
9
situation et d'une traduction correctes des textes bibliques, nous devons quand même aspirer à
une approche trans-(pas anti-)historique et trans-(pas anti-)philologique de l’Écriture. Les
textes bibliques réclament en d’autres mots le travail réflexif de penseurs, afin que les pensées
et valeurs qui y sont contenues, puissent être décodées et exposées. Pour que l’Écriture puisse
nourrir l’âme, elle doit d’abord nourrir le cerveau. Il ne faut pas tant chercher, dans les textes
de l’Écriture, des ‘curiosités’ que des ‘enseignements’, à savoir des idées de base capables
d'orienter à propos du monde, de l’homme, de la société, de l’histoire et du sens de la vie, le
tout ancré dans la relation avec Dieu qui oriente aussi les idées de base et le sens de la vie.
Ainsi, la bible devient une ‘modalité de notre être’, en d’autres mots une parole ‘fondatrice’,
une parole qui par sa vérité et son sens intérieur fonde réellement notre existence, lui donne de
l’espace et de la profondeur, l’inspire et l’oriente.15
Lorsque le texte de la bible est pris comme point de départ pour une réflexion et un
approfondissement philosophique, on ne débouche pas comme ça sur telle ou telle vision,
mais bien sur une pensée spécifique avec sa propre originalité. Il s’agit littéralement d’une
pensée particulière, qui offre une vision tout à fait propre sur l’existence humaine dans toutes
ses facettes et relations. Les textes bibliques contiennent en d’autres mots des idées
absolument originales et irréductibles, qui par une transformation philosophique peuvent
devenir accessibles de manière générale à l’esprit humain. Ainsi elles peuvent avoir leur
propre apport à la tradition philosophique qui a ses racines en Grèce, un apport basé non pas
sur leur appartenance à la tradition biblique mais bien sur leur caractère concevable et sur leur
communicabilité. Pour l’exprimer paradoxalement : « Ce n’est pas vrai parce que c’est écrit
dans la bible, c’est écrit dans la bible parce que c’est vrai – si c’est vrai. » L’addition ‘si c’est
vrai’ signifie que les idées extraites des textes doivent être questionnées sur leur vérité et sur
leur sens surtout transempirique, et pas seulement sur leur ‘genèse’ ou l'histoire de leur
naissance, c’est-à-dire sur la source d'où elles proviennent réellement. Ce qui est écrit dans la
bible n’est jamais automatiquement vrai parce que c’est repris dans la bible comme livre saint.
Vu que les textes de l’Écriture sont eux-mêmes déjà interprétation, et non pas tout simplement
révélation à cause de Dieu conçu comme une sorte ‘d’archi-auteur’ qui échapperait à toute
interprétation et explication humaine, chaque interprétation doit être examinée de façon
critique. Tel quel, le texte comme interprétation n’est jamais une garantie de vérité, mais
comme interprétation il donne précisément à penser de manière critique. C’est pourquoi nous
pouvons franchement approfondir réflexivement des textes bibliques, et les confronter de
manière critique avec d’autres idées de la bible ou d’autres tradition et écritures
philosophiques et religieuses.
L’élection mutuelle entre bible et communauté d’interprétation
Reste un aspect qui était présent dans nos réflexions sur l’interprétation et
l'approfondissement philosophique, sans que nous l’ayons explicité véritablement, à savoir la
relation entre la bible et la société. En finale de notre contribution nous voulons approfondir
cette relation. Ce faisant, nous nous demandons comment fonctionne une approche réflexive
de la bible dans cette relation et quelle est sa contribution à cette relation. Ceci doit nous
permettre de relier nos idées sur la lecture de l’Écriture comme interprétation et pensée au
caractère communautaire de la foi chrétienne. 16
15
E.. LEVINAS, Éthique et Infini, Paris, Fayard, 1982, p. 16-18.
16
Ceci ne peut pas être compris de manière exclusive, comme si la dimension communautaire ne serait
seulement liée avec la sainteté intérieure de l’Écriture de laquelle nous avons esquissé l’accessibilité par
l’interprétation et pensée. La sainteté externe fait également preuve d’une dimension communautaire essentielle,
qui est d’ailleurs continuellement présupposée dans tout ce qui a été dit à propos de la sainteté extérieure.
9
10
La bible et les commentaires sur l’Écriture dans la tradition chrétienne ne sont pas
apparus dans l’intériorité ‘pure’ de l’âme contemplative solitaire, mais dans le cercle de
communautés historiques concrètes, celles que Ricoeur qualifie à juste titre de “communautés
de lecture et d'interprétation”.17 Il s'agit d’un phénomène unique qu'on ne retrouve pas en tant
que tel dans le monde strictement philosophique et qui n'étonne pas seulement le lecteur tenté
par une approche philosophique de la bible mais qui le frappe d’une certaine stupeur. Dans le
monde philosophique nous retrouvons au mieux certaines ‘écoles’ où les ‘élèves’ se
rassemblement autour d’un ‘maître à penser’ avec pour but de faire passer et perpétuer la
pensée du maître. Dans une tradition religieuse il est plutôt question d’un ‘cercle
herméneutique’, à savoir une mouvement double entre texte et communauté. In casu les
communautés chrétiennes entrent en relation avec la bible en lisant et en interprétant les textes
de l’Écriture. Mais ceci n’est pas le seul mouvement, ni même le premier, quoi qu'il paraisse à
première vue. Les communautés chrétiennes ne se consacrent pas seulement à la bible, elles
sont également ‘fondées’ et ‘soutenues’ par la bible. C’est exactement pour cela qu’elles
considèrent les textes de l’Écriture comme ‘textes saints’. Nous pouvons l’exprimer plus
fortement encore, parce que c’est précisément par la lecture et l’interprétation des textes
bibliques que la communauté est créée comme communauté de foi. Il n’y a pas d’abord une
communauté sans texte et ensuite lecture et interprétation. C’est précisément par la lecture et
la tentative de comprendre et d’appliquer que la communauté est créée, se trouve et se connaît
elle-même. Tout comme il n’y a pas de texte sans communauté qui fait naître ce texte, par
quoi cette communauté est simultanément ‘fondée’ ou ‘instituée’, ou plutôt de plus en plus
fondée au fur et à mesure que le texte naît en son sein et que l’interprétation de ce texte se
développe. Par l’interprétation des textes, la communauté s’interprète elle-même, elle se
trouve elle-même et se réinvente. Avec Ricœur nous pouvons à juste titre parler d’une
remarquable ‘élection mutuelle entre textes ‘fondateurs’ et société’.18
Avant d’approfondir cette relation mutuelle, nous voulons suggérer d’y associer l’idée
traditionnelle catholique ‘de l’Écriture et la Tradition’. En d’autres mots, nous proposons de
comprendre la relation entre Écriture et Tradition comme la relation entre textes fondateurs et
‘communauté de lecture et compréhension’, sans vouloir réduire cette relation (entre Écriture
et Tradition) à cela. La tradition catholique rejette l’idée de la ‘sola scriptura’ parce qu’il n’y
a pas d’Écriture sans une communauté au sein de laquelle cette Écriture naît en même temps
qu'elle est fondée par cette Écriture, une communauté qui tente en outre de comprendre et
d'appliquer cette Écriture, de ‘l’expliquer’ et de la rendre ‘accessible’ dans le temps et
l’espace. Voilà pourquoi tout ce que nous dirons de plus sur la relation entre Écriture et
communauté est en même temps une manière de penser la relation entre ‘Écriture et
Tradition’.
Comment comprendre correctement ‘l’élection mutuelle’ entre bible et communauté
d’interprétation ? Certainement pas comme une interchangeabilité formelle, comme si il
s’agissait de deux données équivalentes pouvant valoir l’une pour l’autre. La réciprocité entre
texte et communauté fait apparaître une structure bien déterminée qui est déterminante non
seulement pour le sens du texte mais également pour le statut de la communauté. Même si le
texte naît dans et par la communication entre personnes sur le ‘sens porteur’ de ce qu’ils ont
vécu – donc dans et par la communauté -, dans cette communauté vit quand même une
conscience profonde que celle-ci ne crée pas elle-même le texte saint. Elle ne se sent pas la
source autonome et l’initiateur. Une Écriture ‘sainte’ ne naît pas sur base d’une décision
purement volontariste en l'air, mais dans des circonstances de vie et des contextes
17
A. LACOCQUE & P. RICOEUR, Penser la Bible., p. 16.
18
Ibid., p. 15.
10
11
d’expérience très concrets. Comme il a déjà été indiqué, on vit quelque chose de ‘décisif’ et
dans lequel on est ‘saisi’ par un sens ‘ultime’ et ‘fondateur’, qui a aussi à voir avec Dieu.
C’est exactement pourquoi la communauté ne se considère pas comme le début et la
fin de l’Écriture. Même si l’Écriture naît et grandit grâce à une communauté d’hommes, cette
communauté ne se considère pas comme ‘auteur’ de l’Écriture. Elle sent et expérimente sa
relation avec le texte comme une relation hétéronome, même si elle est et restera en fait le
médiateur et l'interprète du texte. Pour la communauté le texte n’est pas en premier lieu une
expression d'elle-même. Elle sait que le texte vient ‘d’ailleurs’, qu’il remonte à un sens ou une
signification qui s’est manifestée dans l’expérience humaine, il est vrai, mais qui a
précisément ‘percé’ dans cette expérience humaine, comme quelque chose qui ne peut pas
être réduit à cette expérience humaine. Dans l’expérience de sens qu'on veut à tout prix
‘conserver’ et que, pour cela, on continue à raconter et qu'on note plus tard, il s’agit de plus
qu’une expérience de soi-même et donc d’un approfondissement de la propre subjectivité.
Quelque chose ‘d’autre’ s’impose pour ainsi dire à celui qui a vécu l’expérience, à cause de
quoi l’on vit quelque chose que l’on n’a pas créé soi-même. En ce sens, on peut parler d’une
‘révélation’ : un sens fondateur se révèle à l’homme dans son expérience, par où l’expérience
est le paradoxe de la transcendance dans l’immanence, de l’hétéronomie dans l’autonomie, de
l’autre dans le même.
Ce sens n’est pas compris de manière abstraite, mais il fait apparaître un caractère
‘saint’ ou ‘divin’. Ce n’est pas tout simplement un sens neutre qui s’accomplit et se développe
pour l’homme, mais ce sens qui est vécu comme une révélation et qui vient de ‘Quelqu’un
d’autre’, c’est-à-dire de Dieu, qui se fait connaître comme le sens qui porte et oriente ce qui se
passe dans l’expérience de l’homme. Dans cette optique, la communauté par laquelle le texte
naît n’adopte jamais une attitude prétentieuse ou orgueilleuse, comme si elle était elle-même
sa propre fondation ou raison d’être. Au contraire, la communauté est marquée par une
humilité et une obéissance essentielles, pour autant qu’elle se conforme au message du texte
qu’elle exprime et développe, ou plutôt pour autant qu’elle s’adapte au message du texte qui
vient à elle à travers sa propre formulation créative. À travers son propre texte et sa propre
interprétation de ce texte, la communauté écoute la fondation qu’elle peut recevoir et qui
l’enseigne également.
Il y a donc, dans la relation entre le texte et la communauté, une différence non
interchangeable et irréversible, une asymétrie radicale, définitive et impossible à supprimer.
La communauté religieuse chrétienne n’est pas à l’origine d'elle-même ; elle est littéralement
– dans le sens le plus passif du mot – fondée par la Parole hétéronome de Dieu qui –
paradoxalement – se révèle à travers les expériences de sens prononcées et écrites de cette
communauté. Et quelle que soit la grandeur de l’attachement ou même de l’identification avec
la Parole fondatrice, la différence entre la Parole et la communauté ne peut pas être ainsi
supprimée. Ou plutôt, cette asymétrie même ne peut pas être supprimée !
Que la communauté se comprenne soi-même comme une communauté de lecture et
d’interprétation signifie en effet qu’elle ne se comprend pas soi-même comme révélation. En
lisant et en interprétant, elle se consacre à la révélation, à la Parole de Dieu, afin de la
comprendre et d’examiner d’un œil critique si à travers les interprétations on n’a pas porté tort
à la révélation elle-même. Par le fait que la communauté représente dans sa propre langue,
donc dans la langue d’une certaine période et dans des circonstances bien décrites, le sens
porteur qui s’est ‘ouvert’ dans cette expérience, la question naît tôt ou tard du caractère
correct de la compréhension, de l'interprétation et de la représentation de ce ‘sens’ qui s’est
confié à l’homme dans l’expérience. Ceci implique que la révélation ne se fait jamais
linéairement, mais toujours par des interprétations à interroger de manière critique, qui à leur
tour donnent lieu à des interprétations glissantes et même contestables.
11
12
C’est exactement cette interprétation ‘reprise’ et ‘profonde’ qu'auparavant nous avons
nommé ‘Tradition’ en relation avec l’Écriture. Dans cette perspective l’idée de l’interprétation
– ou ‘herméneutique’ pour enfin utiliser le terme technique – part de l’idée qu’il y a au moins
deux formes ou deux niveaux de paroles, à savoir la parole originelle, fondatrice, divine et
révélatrice et la parole interprétatrice (ce qui ne signifie pas que les deux sont présentes
séparément, bien qu’elles ne coïncident pas non plus). Il ne peut jamais s’agir d’une parole de
révélation fondatrice qui vient ‘d’autre part’ – de la part de Dieu – aux hommes si elle n’est
pas simultanément – mais secondement en ordre d’importance – une parole comprise et
interprétée, qui donne justement à interpréter encore plus.
Le fait que les mêmes textes ont fait naître plusieurs communautés différentes
confirme ce double aspect de parole de base et interprétation, qui commence déjà dans la
parole de révélation même. La plurivocité des communautés chrétiennes ou Églises, qui en
réfèrent aux mêmes Écritures saintes comme étant leur base et leur source d’inspiration,
confirme simultanément l’idée d’interprétation, d’interprétations des interprétations, jusqu’à
la différenciation de ces interprétations, et donc la plurivocité de la lecture biblique ellemême. Cette plurivocité d’interprétations n'aboutit pourtant pas à un morcellement radical.
Toutes les communautés de lecture et d’interprétation continuent à se référer à la même
fondation, qui non seulement précède les communautés mais les réunit – en dépit de leur
diversité et de leurs contradictions – parce qu’elles sont ancrées dans le même ‘texte de base’.
Les différentes communautés affirment justement à travers leur attachement au texte – leur foi
– que le texte les a choisies. Ceci n’exclut pas une élection de leur part, mais celle-ci est
secondaire par rapport à l’élection par le texte, ce qui veut dire par le Dieu qui se révèle dans
ce qui leur est échu. Les communautés choisissent après cette première élection, ou plutôt
comme réponse à cette première élection, le texte de révélation, à savoir en s’appropriant ce
texte, en l’interprétant et le réinterprétant inlassablement. Il est important qu’à travers de ces
interprétations, ils n’aient pas le sentiment d’être infidèles au à la Parole divine originelle,
mais qu’ils veuillent prouver et réaliser, précisément au travers de ces interprétations
renouvelées, leur fidélité au message originel, à la révélation de Dieu qui leur a été confiée.
Pour conclure
Par la lecture et l'interprétation de l’Écriture – et lire, c'est toujours interpréter – nous
reconnaissons que dans le texte biblique une Voix d’un autre – un Autre divin – nous parle.
Le miracle est cependant que nous ne pouvons entendre cette voix que si nous nous
appliquons activement et de manière créative à la lecture et à l’interprétation du texte. Par
notre lecture et notre interprétation, personnelle et surtout en communauté, nous nous
consacrons à la Parole comme à l’autre qui vient à nous. Et précisément à cause de cela nous
dépistons le Saint – ou plutôt le Saint vient à nous. Par notre application à l’étude du texte –
étude comme liturgie – nous apprenons de l’Écriture, et cette étude nous révèle Celui qui se
‘manifeste’ à travers notre lutte avec le texte, sans se livrer dans un message clôturé. À travers
notre tentative de dépister le message du texte par nos interprétations et commentaires, nous
nous consacrons également à la Voix de l’Infini transcendant dans le texte. De cette manière,
une lecture philosophique de l’Écriture devient une manière d’aller vers Dieu, littéralement un
‘à-Dieu’ (Levinas). Par la lecture, l’étude, l’interprétation, l'explication et l'échange, cette
Écriture institue une relation avec Dieu qui est tout aussi intime que la prière.19 C’est cette
expérience de la sainteté intérieure de l’Écriture qui rend possible une expérience intérieure
du croyant. Une identité purement extérieure ne peut jamais être une raison suffisante de
19
E. LEVINAS, L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 1982, p. 109.
12
13
s’avouer chrétien, même si elle repose sur une forme d’attachement émouvant, aussi appelé
traditionalisme. Il est à souhaiter que l’identité extérieure, par laquelle la plupart des chrétiens
débutent par éducation, s’épanouisse jusqu’à une identité intérieure, basée sur une
appropriation du contenu du message de foi. Et pour cela, non seulement la lecture mais
également l’interprétation de l’Écriture est indispensable, une interprétation qui trouve son
expression dans une étude philosophique de la bible.
Roger Burggraeve (KU Leuven)
13
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