------J'étais un mort vivant Par René CHANTREL, commandeur de la Légion d’Honneur, «Témoignage d’un rescapé du camp de Neuengamme et de ses kommandos 1944-1945» 1. Dans la Marine Je m'appelle René Chantrel, je suis né le 28 janvier 1924 à Ploërmel (Morbihan). Nous étions cinq garçons, mon père était bourrelier, il fabriquait des harnais, nous étions donc en contact avec les agriculteurs du pays de Ploërmel. Ma mère tenait un café aménagé en petit commerce, qui donnait d'un côté sur la rue de la Soie, de l'autre sur la rue principale, rue des Forges. À 15 ans, le 27 mars 1939 exactement, j'entre à l'école des pupilles de la Marine nationale à Brest et, début 1940, je signe mon engagement à l'école des mousses. Après l'examen fin décembre 1940, je me spécialise de janvier à juin 1941 pendant un stage de timonier sur le Jean-Bart à Casablanca. En juillet 1941, je suis affecté à Bizerte en Tunisie sur La Pomone, escorteur de la marine nationale. En novembre 1942, les Alliés débarquent en Afrique du Nord, l'armée allemande Afrika Korps se replie en Tunisie. Mi-décembre 1942, les italiens, majoritaires mais secondés par les Allemands, embarquent pour la Sicile les marins français. Nous traversons en ferry le détroit de Messine pour arriver à San Giovanni, à la pointe de la Calabre, et remontons toute l'Italie, toujours en wagons de marchandises. Nous sommes le 25 décembre 1942 à Rome et arrivons en quelques jours à la frontière, Menton, puis au port de Toulon, où la Marine nous démobilise. Nous rejoignons tous nos foyers, je rentre à Ploërmel le 1er janvier 1943. 2. La Résistance Je suis à Ploërmel et je me rends compte au quotidien de ce que signifie l’occupation en assurant le remplacement des facteurs du pays. Mon recrutement dans la Résistance se fait très progressivement. Jusqu’à l’été 1943, je rends des services à la Résistance sans en faire officiellement partie. Puis à partir de l’été 43, mon action consiste à cacher des armes et à les transporter, je n’en dis pas mot à mes parents. J’ai une cachette derrière la maison familiale, de l’autre côté de la petite rue de la Soie, dans un entrepôt que nous appelons la « chapelle », à cause de sa grande porte en ogive, et puis un dépôt assez important dans un abri de jardin qui appartient à mes parents, aux abords de la ville, déjà à la campagne, sur la butte des Thabor. D’autre part, je distribue les armes quand on me le demande, soit j’y conduis quelqu’un, soit je les distribue par mes propres moyens. Tout marche bien jusqu’en février 1944. A la suite de l’arrestation d’un petit groupe de résistants, la Feldgendarmerie effectue de nombreuses vérifications et perquisitions chez les habitants et les arrestations s’enchaînent. Le 9 mars 1944, il faut sortir un chargement le plus vite possible de la ville, aussi parce que certains savent que j’ai des armes et peuvent être arrêtés. Ce n’est pas évident de trouver des volontaires, même si, après coup, il y a beaucoup de héros. C’est avec le jeune cultivateur Paul Eon de 17 ans, qui a une charrette à cheval – très important – et Joseph Guillo de 21 ans, le fils du lieutenant de gendarmerie, que je prends rendez-vous au jardin l’après-midi. Nous sommes surpris de voir les allemands, en contrebas derrière des arbres dans la rue des Fossés, qui surveillent des travaux. Un 1 J’étais un mort vivant, de René CHANTREL, commandeur de la Légion d’Honneur voisin qui se débrouille en allemand depuis la Première Guerre arrive à détourner l’attention du Feldwebel (adjudant) en l’occupant un bon moment. Nous traversons une haie pour charger rapidement la charrette avec du bois par-dessus et prenons des chemins de campagne, moi devant et un derrière en vélo derrière la charrette, de temps en temps à distance pour ne pas attirer l’attention, et parcourons sept kilomètres sur la route de Tréhorenteuc jusqu’à 500 mètres de la ferme de Guinard, où j’ai un dépôt plus important d’armes parachutées. Nous déchargeons le tout tranquillement. Fort heureusement, nous ne sommes pas allés directement à la ferme, mais je veux faire plaisir aux fermiers avec du tabac, et là c’est la grande surprise. Nous n’avons pas entendu les voitures de la Feldgendarmerie, probablement à cause de la direction du vent. Nous sommes arrêtés sans être questionnés. Les Allemands ne pourront jamais rien prouver, sinon nous aurions été torturés et fusillés. Le lendemain, la Felgendarmerie de Ploërmel nous transmet à la Gestapo, qui nous enferme à Vannes et commet l’erreur de ne pas nous séparer, ce qui nous sauvera. Je suis interrogé seulement deux fois par la Feldgendarmerie et une fois par la Gestapo. Je ne peux pas parler de torture, mais de dérouillée de circonstance. Je verrai des gars qui ont été torturés, avec les décharges électriques, la « baignoire » et le « casque » cercle de fer serré autour du crâne utilisé surtout par la Milice. L’important c’est de ne pas lâcher le morceau, sinon il faut continuer à avouer. Les interrogatoires ont lieu avec un matraqueur, un interprète et un dactylo. Le procès-verbal est tapé en allemand, les menottes nous sont retirées pour signer mais nous ne comprenons pas ce que nous signons. Le 22 avril 1944, nous sommes transférés au fort de Penthièvre sur la presqu’île de Quiberon. Nous y sommes les premiers clients, gardés par deux sous-officiers allemands et des gardiens géorgiens, soldats de l’armée Vlassov1 qui a retourné sa veste et s’est liée à l’Allemagne nazie. Nous nous retrouvons tous, toute l’équipe de Ploërmel, une vingtaine dans une grande salle. Nous apprenons la bonne nouvelle du débarquement le jour même et nous sommes transférés le 7 juin à Vannes puis au camp Marguerite à Rennes. Le 28 juin au soir, un allemand appelle une liste de numéros - nous en avons déjà – qui s’arrête juste avant le mien, ce sont ceux qui passeront devant le tribunal le lendemain. Ils seront tous condamnés à mort sauf un, Robert Turpin, ingénieur qui parle allemand, lui mourra pourtant en déportation : Henri Calindre, Louis Chérel, Lionel Dorléans, Paul Hervy, René Salomon et deux autres camarades de Landévant. Ma mère s’informera plus tard à la Felgendarmerie et apprendra que moi et mes deux copains avons été condamnés à cinq ans de travaux forcés. Pour nous autres est formé le soir même un transport de 1500 à 2000 prisonniers dans des wagons marqués « chevaux 8 / hommes 40 » à 80 hommes par wagon, où nous souffrons beaucoup de la soif. Quand la Croix-Rouge veut nous distribuer pain, eau et lait lors des arrêts, le chef de convoi doit donner son accord. Nous ne savons pas que nous sommes dirigés sur Compiègne, ce trajet de Rennes à Compiègne dure quatorze jours. Il y a une tinette par wagon, il faut la tenir au départ et pendant les manœuvres. Les meilleures places sont près de l’ouverture grillagée. 3. La déportation Départ pour l’Allemagne Compiègne est alors l’antichambre des camps de la mort. Nous partons pour l’Allemagne dans l’un des derniers convois après le débarquement celui des 28-31 juillet 1944. Nous arrivons près du camp de Neuengamme un matin. A l’ouverture des portes, c’est la grande surprise, le cinéma commence : aboiements des kapos, des chiens et des SS, schnell schnell, tout doit aller très vite. Il n’y a pas de quai, et pas de pitié pour les anciens et les mutilés, nous essayons de leur donner un coup de main et 1 2 « Armée de libération de la Russie » anticommuniste. J’étais un mort vivant, de René CHANTREL, commandeur de la Légion d’Honneur commençons à comprendre un peu. Nous arrivons en courant sur une route cimentée longée de SS jusqu’à la place d’appel, toujours en caleçons mais ce n’est pas grave, il fait très chaud. Rassemblement sur la place d’appel regroupés par 100, où nous retrouvons nos baluchons en vrac et mettons un moment à retrouver nos affaires. Nous n’avons pas encore tout compris car ça nous amuse encore. Les hommes exécutés pendant le trajet sont identifiés par des camarades. Thurmann, le chef du camp (Lagerführer), monte sur une estrade accompagné de son interprète et nous annonce : « vous êtes ici pour travailler, vous n’êtes pas dans un sanatorium, la durée de vie est de neuf mois. Vous entrez par la porte et vous en ressortirez … », et il montre la cheminée du crématoire. Personne ne le prend au sérieux à ce momentlà. L’interprète est André, jeune communiste flamand surnommé le « négrier » parce qu’il a un poste au bureau du travail Arbeitsstatistik, où sont formés les kommandos. Il essaiera de remplacer les kapos, en grande majorité criminels allemands de droit commun (certains sont les premiers détenus allemands opposants au régime) par des prisonniers politiques, pour adoucir les mœurs. Il sera envoyé vers la fin dans un kommando de fossés anti-chars dont il ne reviendra pas. En réalité, comparé au camp d’extermination, le camp de concentration conduit au même résultat, sauf qu’entre l’arrivée et la fin on y fait trainer et souffrir les prisonniers. Pour les conditions de vie et de travail, c’est comme à la Gestapo mais tous les jours, avec les coups et les brimades. Le camp de Neuengamme restera très longtemps, même en Allemagne, largement inconnu du fait que les troupes britanniques le trouveront vide et nettoyé le 2 mai 1945. Pourtant, environ 106 000 détenus hommes et femmes y passeront entre 1938 et 1945, dont probablement plus de la moitié (55 000) ne survivront pas. Ils sont russes, polonais, belges, hollandais, danois, français, etc., en tout une vingtaine de nationalités. Il existe alors à Neuengamme deux bâtiments en pierre, dont celui à gauche en entrant n’est pas couvert car il est construit jusqu’au rez-de-chaussée. En attendant la procédure dépouillage-immatriculation-habillage, nous sommes parqués dans les caves de ce bloc qui sont entièrement inondées – Neuengamme se trouve dans une région très marécageuse -, donc pas question de s’asseoir. Nous y passons une bonne partie de la nuit et 3 J’étais un mort vivant, de René CHANTREL, commandeur de la Légion d’Honneur sommes appelés par groupes de 50 ou 100. Nous devons d’abord nous déshabiller et nous allonger sur des tables pour être entièrement tondus, par des Polonais pour la plupart, au rasoir couteau de la tête aux pieds sauf les sourcils, y compris les parties intimes. Quand c’est fini pour l’un, le même couteau passe immédiatement à la figure du prochain, mais ce n’est pas encore le plus grave. La procédure me fait penser aux porcs qu’on attache et qu’on rase sur le chevalet après l’abattage. Puis nous prenons une douche (sans savon ni serviette) et passons à la désinfection, avec un gros pinceau, peut-être même avec du crésyl. Nous recevons ensuite un matricule – une plaquette en zinc attachée à un cordon très solide, peut être en nylon – que nous devons toujours porter autour du cou sous peine d’être punis. Le gars de corvée nous dit : « voilà votre nom, voilà votre identité, vous n’êtes plus qu’un numéro ». Nos noms existent peut-être encore sur des registres, mais nous ne les portons plus. Le numéro de matricule sera en outre cousu sur le côté gauche de la veste et la jambe droite du pantalon, les tailleurs polonais y travailleront toute la nuit. Les numéros sont attribués sans aucun système reconnaissable. J’ai perdu ma plaque vers la fin, mais je n’ai pas besoin de chercher mon numéro, il est gravé dans ma mémoire : F (dans le triangle rouge pour les déportés politiques) 40314. Puis c’est la distribution de vêtements, c'est-à-dire des affaires de récupération de tous ceux qui sont passés par là. A Neuengamme, la tenue rayée est réservée aux kommandos extérieurs, qui sont au nombre de 87. Nous recevons une tenue dépareillée, marquée d’une grande croix jaune dans le dos et d’une bande de même couleur sur le devant de la veste et sur la jambe du pantalon, ainsi que des claquettes en guise de chaussures, une fine lamelle de tissu sur des semelles de bois. Nous avons l’air de clowns ou de clochards avec des vêtements beaucoup trop longs ou trop courts. Nous faisons ensuite des échanges entre nous. Nous le prenons encore à la rigolade, mais çà ne dure pas longtemps. Les lunettes sont confisquées à ceux qui en portent. Il n’y aura même pas une gamelle par personne, il faudra attendre que le copain finisse de manger, et nous portons notre cuillère dans la boutonnière, quand nous arrivons à nous en procurer une. Après l’habillage, nous allons directement dans les blocs dits de quarantaine, la quarantaine dure quinze jours. Ce sont des châlits à trois étages, avec des paillasses épaisses comme le doigt. Pour les jeunes ce n’est pas difficile de monter au dernier étage, mais ça n’aurait plus été possible deux ou trois mois plus tard. Nous sommes 600 hommes dans une baraque prévue pour 200, et dormons à trois par châlit de moins de 70 centimètres de largeur, sur le côté, deux dans le même sens et le troisième tête-bêche, si c’est un grand on a ses pieds devant le nez. Nous avons une couverture par châlit, et gardons nos chaussures à la tête du lit ou sous le matelas, pour qu’elles ne disparaissent pas. La hiérarchie du camp est la suivante : le commandant Lagerkommandant, le chef de camp Lagerführer, le soldat SS responsable d’une baraque est le Blockführer, le détenu responsable ou chef de bloc Blockältester, et ses aides les Stubendienst. Au travail, les Vorarbeiter 2sont subordonnés aux kapos qui portent tous un brassard. L’orchestre de Neuengamme joue pendant chaque appel : violons, cuivres, un Français est à la grosse 2 4 Contremaître, chef d’équipe J’étais un mort vivant, de René CHANTREL, commandeur de la Légion d’Honneur caisse. Les kommandos Les départs pour les kommandos sont décidés au bureau du travail Arbeitsstatistik : il y a un appel dans les baraques, par matricules. Les déportés ne sont mis au courant de rien. Ce sont toujours de grands convois. Ils sont verrouillés et nous ne pouvons pas voir à l’extérieur. Les trajets se font toujours de nuit, avec de nombreux arrêts. Des déportés sont probablement déposés pour partir sur d’autres kommandos. Kommando de Slazgitter (Watenstedt-Leinde) Vers la mi-août, je pars pour mon premier kommando à Salzgitter dans la région de Brunswick. Contrairement aux deux autres kommandos, nous travaillons à Salzgitter pour une entreprise, il s’agit des usines Hermann Göring, car la mafia nazie possède ses usines. Nous sommes loués à l’industrie allemande, pour six Reichmarks par jour je crois, soi-disant logés et nourris. Nous pouvons prendre une douche à l’eau tiède tous les jours, mais c’est déjà la faim : la ration pour la journée est une tranche de pain brun grand comme la main et une soupe de rutabagas et Kartoffel (pommes de terre) avec quelques petits morceaux de viande. Nous n’avons aucune protection ni casque pour travailler, en tenue rayée, au lieu des bérets rayés nous portons des chapeaux. Dans les kommandos, nous avons des galoches et des « chaussettes russes » : deux morceaux de tissu de 30 centimètres au carré pour envelopper le pied. Nous sommes un millier, toutes nationalités confondues, Russes, Hollandais, Belges, peu de Français. Certains travaillent en surface dans les acieries. Nous travaillons de nuit pendant 12 heures, de 18 heures à 6 heures, dans les mines de fer souterraines, à quatre copains dans une galerie, nous essayons de rester ensemble. Nous sommes avec des travailleurs libres, polonais pour la plupart. Lors des détonations provoquées pour creuser la mine, le souffle éteint parfois nos lampes à carbure (qui donne une lumière rouge), et il y a tellement de poussière qui nous laisse dans le noir que nous devons appeler pour avertir que nous ne voyons plus rien. Nous laissons notre lampe dans la « salle des pendus », la grande salle vestiaire où les mineurs accrochent leurs vêtements en hauteur, sauf que nous ne nous changeons pas car nous restons en costume rayé. Nous rentrons fin septembre à Neuengamme. Kommando d’Husum Mon deuxième kommando, c’est le pompon, le plus dur de tous. Là, il y a « de la casse ». Il est appelé le bagne des bagnes. Dès mi-octobre, une quinzaine de jours plus tard, je suis envoyé à Husum-Schwesing,3 situé à 30 kilomètres de la frontière danoise. Il y a deux kommandos, Ladelund tout près de la frontière, l’autre au bord de la mer du Nord : le petit port de Husum. Ce sont les « kommandos de la Frise », il y en a deux autres près de la frontière hollandaise. C’est une région marécageuse, les Allemands misent sur un débarquement des Alliés ici dans le Nord. Nous travaillons dans les cours d’eau pour les creuser et les élargir et en faire des fossés anti-chars. Les conditions sont extrêmement dures. Le lever est à 4.30 heures, le travail à 6.00 et dure 12 heures, nous y allons à pied, plus tard en train sur des plateformes. C’est la cohue pour monter dans les rares wagons couverts. En attendant le train, un ténor chante des airs populaires d’opéra italien en échange d’un morceau de pain. Il fait très froid et nous sommes toujours dans l’eau, toujours trempés par une pluie pénétrante, avec seulement notre tenue rayée – une capote au lieu de la veste, une chemise trop courte et un gilet 3 « Le 25 septembre 1944 sont transportés du camp central à Schwesing près de Husum 1500 détenus, en majorité danois et norvégiens. (…) Les hommes devaient accomplir pendant dix à douze heures par jour des travaux harassants. Un second transport de 1000 détenus est arrivé en octobre 1944, de sorte que jusqu’à 2500 personnes devaient vivre dans des baraques extrêmement surpeuplées. Cette date est le début d’une hécatombe. Le nombre exact des victimes du camp de Shwesing est inconnu, seuls les noms des 297 détenus sont documentés. » Extrait du site kz-gedenkstaette-neuengamme.de (en allemand). 5 J’étais un mort vivant, de René CHANTREL, commandeur de la Légion d’Honneur léger pour femmes – et des mitaines usées et toujours mouillées. Nous travaillons à trois : le premier creuse au fond du cours d’eau et envoie la terre au second qui se trouve au milieu, qui envoie à son tour la terre à celui qui reste au bord, en haut. C’est le poste que tout le monde préfère, même s’il est plus exposé au vent. Tout se passe sans cesse sous les coups de matraque et les cris des kapos : aufstehen, raus, schnelle, arbeit. Les kapos, dont ceux surnommés Bouboule, Tête de mort, Ventilateur et Pédale, tous criminels de droit commun, ont droit de vie et de mort sur les prisonniers. Le seul kapo qui ne matraque pas – il fait semblant – a un triangle violet ( témoin de Jéhovah). Il ya beaucoup de morts : 500 au moins en deux mois et demi. Dans tous les kommandos mais surtout à Husum, on ne peut être malade. Ou on est vivant, ou on est mort. Ce que nous redoutons le plus, c’est d’attraper la dysenterie car elle est mortelle. Un jour à la fin de janvier, j’ai 21 ans, mais nous n’avons pas de calendrier ni même la force de réfléchir. Nous sommes obsédés par la faim qui ne nous lâche jamais, même après avoir « mangé », car on ne mange jamais à sa faim. Entre Français originaires de différentes régions, les recettes de nos plats régionaux sont notre principal sujet de conversation. La deuxième préoccupation c’est de pouvoir dormir, surtout de faire une nuit complète. Kommando d’Ahlem Début février 1945, je suis envoyé au kommando d’Ahlem (aujourd’hui quartier de Hanovre), où je resterai jusqu’à la libération le 10 avril 1945. Le camp est assez important et compte environ 800 juifs polonais et hongrois rescapés des ghettos de Varsovie et de Lodz, d’où le nom de « kommando juif », une cinquantaine de Russes et une douzaine de Français, je ferai aussi connaissance avec deux Espagnols. Réveillés de bonne heure (vers 5.30 heures), nous recevons un ersatz de café, une sorte de jus marron et un morceau de pain. Puis nous passons toute la journée à la carrière, sans pause ni repas, à charger les wagonnets et à les pousser, toujours à manier la pelle et la pioche. Nous gardons les yeux baissés et nous occupons uniquement de ce qu’on nous demande de faire pour recevoir le moins possible de coups. À l’origine c’est une carrière d’asphalte. Nous creusons les galeries d’une mine désaffectée dans le sens latéral et transversal pour abriter des usines souterraines. On accède à la mine soit par un chemin en pente, soit par des escaliers. Ils nous forcent à prendre les escaliers, sans doute pour nous fatiguer davantage. Vers la fin, c'est devenu trop pénible pour moi de remonter les marches après le travail. Je suis trop fatigué, je suis un zombie, un mort vivant. C'est le kommando d'Husum qui m'a usé, je ne m'en suis pas remis. Au sifflement de la fin du travail, j'essaie d'arriver avant les autres à la sortie, de me mettre le plus près possible de la sortie pour prendre de l'avance et arriver en haut en même temps que les autres. Il faut que je m'arrange pour que les SS ne remarquent pas mon état. Je n'ai jamais compté les marches, mais elles me paraissent interminables. Yves Roland, marin pêcheur breton, mon aîné de 12 ans qui a fait les trois kommandos avec moi, m'aide comme il peut à remonter ces bon sang d'escaliers. Libération Je ne peux plus marcher, Yves Roland arrive à me faire entrer au Revier4 quelques jours avant l'évacuation, avec l'aide d'un médecin juif d'Ajaccio, Moïse Israel, car c'est un petit Revier et il est plein. Il me sauve certainement la vie en me faisant une place. En général ce n'est pas conseillé d'y entrer parce qu'on n'en ressort pas vivant. Mon voisin de lit est un Polonais très mal en point qui meurt peu de temps après. Nous restons plusieurs jours sans manger, mais nous n'avons plus rien à perdre, nous sommes tranquilles et entendons des échos sur l'avance des Américains, ce qui nous remonte le moral. Quand le camp est évacué en catastrophe le 6 avril, Moïse Israel me dit: « Ne 4 6 Infirmerie-mouroir J’étais un mort vivant, de René CHANTREL, commandeur de la Légion d’Honneur reste pas ici, je ne sais pas ce qui va arriver ». Mais je ne peux plus arquer, trop faible pour marcher. Tous ceux du Revier ne sont pas évacués, les autres partent dans les marches de la mort sur BergenBelsen je crois, et cela aussi me sauve certainement une nouvelle fois la vie Le 10 avril, un Américain que je prends pour un journaliste entre, prend des photos et me lance des cigarettes. Il ne peut pas approcher, surtout à cause des poux. Presque 60 ans plus tard, en 2004, je reverrai cet Américain, Werner Tott, lors d'une rencontre organisée à Ahlem. Je suis parmi les premiers qu'il photographie à l'intérieur du Revier, j'occupe le châlit (sans étage) face à la porte. Nous sommes une vingtaine de malades, couverts de poux et d'excréments, les morts à côté des mourants. Un autre jour, j'aperçois une ambulance de la Croix rouge américaine. Mais je suis trop faible pour réaliser ce qui se passe ou pour faire des sauts de joie. Ce qui me préoccupe le plus, c'est que j'attrape la dysenterie, heureusement à la fin seulement. Je n'ai plus grand-chose à perdre, mais la dysenterie, ça vide un bonhomme. Normalement c'est la mort. À ce moment-là, je ne peux déplacer mes jambes qu'en les soulevant avec les mains, je peux encercler ma cuisse avec les deux mains, et quand je passe ma main dans le dos, c'est béant à la place de la fesse. Le 12 avril, les prisonniers de guerre français reviennent - ils ont reçu l'ordre d'évacuer les déportés avant de pouvoir rentrer - pour me transporter à l'hôpital «Heidehaus» de Hanovre, avec précaution dans une camionnette pleine de paille, qui sera ensuite jetée avec les poux. Je suis heureux de quitter le camp. Jusque-là étaient soignés à Heidehaus les aviateurs blessés de la Luftwaffe (armée de l'air), maintenant les infirmiers allemands sont sous les ordres d'officiers américains. À mon arrivée, je suis entièrement rasé bien que les poils n'aient pas beaucoup repoussé, je prends un bon bain, après je suis désinfecté, cette fois-ci avec-une poudre des Américains ; et puis on me donne une belle et grande chemise de nuit blanche et un lit avec des draps blancs. Tout est blanc. J'en pleure d'émotion. Je suis transporté sur un brancard à deux roues à la radiologie pour une radio des poumons, puis c'est la prise de poids : moins de 30 kilos. La dysenterie est longue à passer, je ne peux prendre que peu de nourriture. Quand je peux remettre un pied à terre, je sors en chemise avec ma couverture sur le dos, il fait soleil mais pas très chaud. Devant l’un des pavillons de l’hôpital, un groupe de militaires allemands rendent leurs armes à l’armée américaine, nous sommes donc après le 8 mai 1945. Retour Un matin - le 15 mai, je retrouverai plus tard la feuille d'hospitalisation - j'entends à nouveau ma langue, une Française en blouse blanche, infirmière ou médecin, passe et me dit « Qu'est-ce que tu veux, mon p'tit gars, tu veux rentrer chez toi ? Tu vas pouvoir marcher ? Alors, je crois que ça ne va pas tarder ». On m'a entretemps habillé des pieds à la tête : chemise, costume et de vraies chaussures. Le soir même, je suis dans un camp d'aviation de l'armée américaine à Hanovre. Les Américains y ont installé un grand hôpital de campagne avec tentes et lits de camp. Je pars dans la soirée dans un Dakota, c'est mon baptême de l'air. C’est ainsi que je rentre en France. J’arrive à Reims avec mon baluchon, la « valise à quatre nœuds », va savoir ce que j’ai bien pu emporter. Je reste quelques jours dans un camp américain de Reims, bien équipé avec des tentes, nous sommes quelques déportés. Le 25 mai, je prends le train pour Paris. C'est un convoi de déportés - quelques-uns sont encore en tenue rayée-, à Paris un service nous accueille et nous conduit en car à l'hôtel Lutétia, pendant la guerre réquisitionné et devenu centre de renseignement et de sécurité militaires (Abwehr). Devant l'hôtel, un attroupement de personnes montrent des photos de disparus. Mais les photos datent d'avant-guerre et ne servent pas à grand-chose, on ne peut reconnaître personne, il vaudrait mieux dire les noms. Le Lutétia nous conduit en bus aux douches municipales, puis je suis interrogé par le « service de dépistage » de la gendarmerie française. Elle interroge tous 7 J’étais un mort vivant, de René CHANTREL, commandeur de la Légion d’Honneur ceux qui rentrent pour éviter que certains, miliciens ou travailleurs volontaires, se fassent passer pour déportés. Certains n'ont effectivement pas vraiment une tête de déporté, avec tous leurs cheveux sur la tête. Comme je n'ai aucun papier d'identité sur moi, un appel à la gendarmerie de Ploërmel confirme rapidement mon identité. Je prends mon premier repas entier au dîner, dans la salle à manger du Lutétia, servi par des garçons. Là on ne sait plus où on se trouve, il y a quelques semaines encore je gisais au milieu des poux, des excréments et des cadavres. Je dors sur un lit de camp dans un couloir, tant le Lutétia est bondé. Le personnel s'en excuse, mais après ce que je viens de vivre, un lit de camp c'est le luxe. J'aurais même bien dormi sur la moquette. Certains restent longtemps au Lutétia car ils ne savent pas où aller, moi je n'ai qu'une hâte, rentrer chez moi. Une infirmière me réveille le lendemain matin très tôt et m'accompagne en taxi à la gare Montparnasse, toujours avec ma fiche accrochée à ma veste, elle me recommande au chef du train pour Rennes. Je n'ai aucun argent sur moi. J’arrive à Rennes le 26 mai 1945. La Croix Rouge y accueille prisonniers et déportés, et distribue des collations. Un cousin rennais vient me chercher, dans le tramway pour aller chez lui les gens me regardent de côté, je n'ai pas la tête d'un type normal. Deux amis anciens prisonniers de guerre viennent de Ploërmel avec ma mère me chercher en voiture. Les cousins m'ont laissé dormir, je suis assoupi dans un fauteuil et me réveille lorsqu'elle arrive dans la soirée. Elle a probablement pleuré, et moi aussi, je suis encore très faible. La première chose que je lui demande est ce que sont devenus mes copains. Je suis accueilli par une délégation dans ma ville natale, je suis l'un des rares déportés survivants de Ploërmel. Photo de René Chanterel en 2006 sur la place d’appel du camp. 4. Conclusion Depuis 1995, je participe tous les ans au pèlerinage en Allemagne de l’Amicale Internationale de Neuengamme, pour aller saluer les camarades disparus, pour le travail de mémoire et pour retrouver 8 J’étais un mort vivant, de René CHANTREL, commandeur de la Légion d’Honneur les autres anciens déportés, malheureusement les effectifs diminuent. Je ne me considère pas comme le héros que l’on veut parfois voir en moi. Simplement, comme tant d’autres à l’époque, j’ai rejoint des camarades dans la clandestinité pour lutter contre l’occupant nazi mais surtout pour la liberté. 5. In Memoriam René Chantrel nous a quitté le 17 février 2013. Je l’avais rencontré à une commémoration au Fort de Penthièvre sur la presqu’île de Quiberon en 2011 et il avait accepté de me communiquer ce témoignage, destiné à sa famille mais à valeur universelle. Pascal Lecomte, vice-président de la section du Morbihan, officier de la Légion d’Honneur. 9 J’étais un mort vivant, de René CHANTREL, commandeur de la Légion d’Honneur