"L’esprit impérial" français confronté à première industrialisation Francis Démier, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris 10-Nanterre La chute de l’Empire, la défaite de la France face aux alliés, le retour des Bourbons en 1814, tous ces événements ne signifient nullement pour les hommes qui ont dominé l’épisode révolutionnaire, puis la période napoléonienne, un abandon des aspirations de la France à rester une grande puissance et à assurer un rayonnement de son économie dans un très vaste espace géographique. Cette volonté de reconquérir une position internationale se nourrit d'une double préoccupation qui n'apparaît contradictoire que rétrospectivement: volonté de retrouver la splendeur internationale de la "France atlantique" qui a sombré dans l'aventure napoléonienne, désir de doter le jeune capitalisme manufacturier de marchés extérieurs dynamiques pour reprendre à un rythme soutenu la voie de la croissance. L'infériorité à l'égard de l'Angleterre est loin d'apparaître comme une donnée permanente ; bien au contraire, l'espoir d'un rattrapage est très présent, même si l'on pense déjà, chez les économistes et au sein des « bureaux » ministériels, que la France ne jouera pas exactement les mêmes cartes économiques. Si les possibilités d'associer expansion internationale et besoins du capitalisme manufacturier ont échoué sous l'Empire – l'étranglement des manufactures de coton sous l'effet de la prodigieuse montée du prix des matières premières en est la preuve – nombre de manufacturiers et de technocrates de l’Empire, encore massivement présents dans l’appareil d’État, pensent qu'il est possible d'ajuster de façon plus judicieuse les rapports entre le capitalisme français et le reste du monde dans le cadre de la paix. 1. Restaurer l’empire ultramarin Paradoxalement, c’est dans ces années de réaction politique que se développe un large débat sur ce que pourrait être un impérialisme moderne. Les options qui sont alors choisies sont en effet durables et on en retrouve l’ombre portée tout au long du XIXe siècle. Dès les lendemains de la chute de l’Empire, on établit avec précision les avantages dont jouissait la France dans un système français d’échange qui reposait sur un premier empire colonial. Le constat est fait par le directeur des Douanes, le puissant comte de Saint-Cricq, avec un brin de nostalgie, mais aussi de réalisme, car ce circuit de la prospérité atlantique qui reste alors une référence a été perdu : le négoce, la dynamique maritime qui enrichissaient la France et fixaient les lignes d’un premier impérialisme colonial sont en effet profondément affaiblis ; c’est le cas de l’économie de plantation, mais c’est aussi celui des circuits d’échange des armateurs et des négociants des ports de l’Atlantique. Toutefois, en 1814, les intérêts les plus solides, les plus cohérents pour fixer une ligne de conduite à la politique économique de la France sont ceux des 2 manufacturiers dont les préoccupations apparaissent loin des horizons internationaux du XVIIIe siècle. Leur vision de l’expansion extérieure est entièrement dominée par le souci de développer une base industrielle concurrente de l’Angleterre et leur stratégie économique peut se définir comme celle d’un néo-colbertisme adapté aux conditions de l’industrialisation ; à leurs yeux, il faut d'abord prohiber les produits manufacturés en provenance des puissances étrangères surtout lorsque l'on est capable d'élaborer des produits de substitution. Il est tout aussi nécessaire d'ouvrir largement la France, de façon libérale, à l'importation des matières premières qui alimentent les manufactures. Enfin, il ne faut pas hésiter à encourager avec vigueur les exportations y compris avec des primes ou des restitutions de manière à égaliser les conditions de la concurrence pour les produits manufacturés français. Il n'est donc pas question pour les manufacturiers français de se couper du monde extérieur, mais on doit au contraire profiter des conditions de la paix pour réinsérer au mieux les intérêts français dans l'économie d'échange internationale d’autant que leurs approvisionnements sont encore en partie liés à des matières premières d’origine coloniale. Les cotonniers parisiens expriment avec une grande force ce schéma d'expansion optimiste et volontariste qui établit un rapport dissymétrique avec le reste du monde, quand ils publient un Mémoire destiné à alerter les pouvoirs publics : « Mais pouvons-nous nous passer de l'Inde, des deux Amériques, de l'Angleterre? Non, nous leur devons un tribut sagement imposé par la nature au peuple qui veut vivre dans la grande communauté des nations civilisées. Mais ce tribut ne doit être que celui des matières premières; et puisque notre indigence maritime ne nous permet pas d'être les facteurs des nations, soyons-en les ouvriers. Notre industrie se rappelle encore les beaux jours de sa rapide et brillante jeunesse ; elle se rappelle avec orgueil, qu'échappant tout à coup à son enfance, elle franchit presque d'un saut le vaste champ des découvertes, et atteignit bientôt à toute la hauteur de la perfection idéale. Pourquoi ne retrouverait-elle pas ces routes hardies qu'elle s'était frayées si fièrement. Ce n'est point sous une politique indécise et timide qu'elle reprendra son essor, mais sous une protection active, grande, large, étendue. Que son premier soin soit d'écarter de chez nous les tissus étrangers. Tout est perdu si on transige sur ce point, et le commerce n'a plus d'avenir prospère; il dépérira incessamment pour ne renaître que de l'excès de la richesse des autres et l'équilibre ne se rétablira que quand nos trésors passés chez eux y auront élevé la main-d'oeuvre à des prix exorbitants. »1 Un nouvel esprit impérial se profile dans le discours des manufacturiers, discours à la fois moderne par son projet industrialisateur et archaïque par ses références à un mercantilisme des siècles passés. L'échange international est alors considéré comme source privilégiée de l'enrichissement à travers un processus ouvertement inégalitaire, tout juste peut-on s’interroger sur leur attachement à un approvisionnement limité aux colonies françaises : « La science du commerce se 1 Adam (frères), Proust (frères), Adam aîné, Desurmont, Gysels, B. Vadie & Cie, Mémoire (destiné au directeur général du Commerce), Paris, Chaigneau, juillet 1814 3 réduit à ce précepte sévère: "retrancher beaucoup à soi et ajouter beaucoup aux autres." C'est ainsi que s'enrichissent les individus et les nations. En fut-il une qui ait su mieux que la Hollande agir d'après ce précepte, et qui ait acquis plus de richesses ? C'est pour avoir donné des besoins nouveaux à tous les peuples, qu'elle les rendit ses tributaires. C'est pour avoir méconnu pour elle-même ces besoins, qu'elle eut l'avantage de faire ses armements avec une économie dont le secret nous est encore inconnu. »2 Si l'espoir de voir renaître une puissante marine marchande est caressé par certains dès 1814, nombreux sont ceux qui semblent s'accommoder du recours aux bâtiments étrangers, la France devant avant tout songer à préserver son acquis manufacturier, et les manufacturiers en ayant pris l'habitude à l'époque du blocus. On mesure bien alors chez ces derniers les conséquences de la défaite militaire, l’impossibilité de revendiquer à nouveau l’impérialisme de type napoléonien, mais tout en repoussant avec netteté toute nostalgie à l’égard de la période de conflit qui vient de s'achever, les manufacturiers pensent que le droit de la France à définir sa politique commerciale, son indépendance économique, ses rapports avec les grands circuits d’échanges n'est pas négociable. Tout semble préférable chez les cotonniers à l'idée de se voir dicter une politique économique contraire à l'intérêt national : « Pour arriver à ce but, nous le redirons, point de politique timide, des privations rigoureuses, la guerre même serait préférable avec le peuple qui voudrait nous imposer la loi de recevoir ses produits manufacturés. »3 Mais très tôt, dès 1814, les grands ports manifestent leur volonté très ferme de développer un autre schéma d’expansion. Pour eux, il s’agit de reconstruire la prospérité perdue du système colonial du XVIIIe siècle. Les Chambres de commerce de Nantes et de Bordeaux sont les premières à revendiquer un retour au "pacte colonial". Restaurer le "système colonial" pour Nantes, c'est la seule voie pour retrouver la prospérité des circuits économiques, non seulement celle des ports mais aussi celle de la manufacture française : « La restitution de nos colonies, la restauration de Saint-Domingue sont pour la France, des objets de la plus haute importance, il est à désirer que le gouvernement puisse s'en occuper avec promptitude. C'est le moyen de relever notre puissance navale, de faire fleurir les manufactures françaises dont les produits trouvaient autrefois un immense débouché dans le commerce des Antilles, de procurer du travail aux marins et aux ouvriers de nos ports, de restituer enfin aux malheureux colons les débris de leur ancienne fortune. »4 Bordeaux renchérit sur cette vision très traditionnelle de l'échange en affirmant que la prospérité ne peut se retrouver que dans les circuits soigneusement délimités par la tradition commerciale du XVIIe et XVIIIe siècles et fonctionnant sur 2 Ibidem, p. 7. 3 Ibidem, p. 23. 4 Mémoire adressé à Monsieur le directeur général du Commerce par la Chambre de commerce de Nantes, 27 juillet 1814, ANF 12 637. 4 un enchaînement contraignant de dépendances réciproques dans un pur esprit de "restauration". Si les ports repoussent l'idée d'une reconstitution des compagnies coloniales, ils affirment avec netteté la nécessité de restaurer des mesures réglementaires qui pour beaucoup remontent au XVIIe siècle afin d'exclure du commerce colonial tout intérêt étranger : « Les intérêts de l'État et ceux des colons exigent l'exclusion des étrangers du commerce des colonies. Il convient à cet effet de remettre en vigueur les ordonnances du 10 juin 1670 et du 13 septembre 1686, le règlement général du 27 août 1698, les lettres patentes de 1727, la déclaration du 14 mars 1722, l'édit de 1727, la déclaration du 10 septembre 1727. »5 Ces positions auraient pu choquer les avocats de l’industrialisme français et les manufacturiers engagés dans la voie capitaliste. Il n’en est rien. Très vite, les manufacturiers ont compris tout l’avantage qu’ils pouvaient tirer d’une alliance tactique avec des intérêts portuaires en pleine détresse. La manufacture de coton avait besoin de trouver une majorité parlementaire pour faire passer une législation prohibitionniste et écarter du débat les aspirations libérales encore affichées par certains propriétaires fonciers néo-physiocrates ; les ports avaient besoin du rétablissement d’un appareil réglementaire pour reconstituer les circuits de la prospérité perdue. « C'est surtout à l'aide de colonies florissantes qu'une nation peut accroître sa population et sa force, comparativement aux autres nations. Elle va échanger dans ces colonies des objets qu'elle ne trouverait pas à vendre ailleurs, contre d'autres denrées dont les étrangers ont besoin. »6 2. L’alliance des manufacturiers et des ports pour promouvoir une politique ultramarine L’alliance entre les manufacturiers et les ports est l’alliance entre deux protectionnismes, mais ils sont de nature différente. Les manufacturiers sont progressistes, veulent bâtir une industrie nouvelle, indispensable dans la lutte avec la puissance anglaise, les ports souhaitent, eux, reconstituer un circuit ancien, d’autant plus détérioré que Saint-Domingue n’est plus dans les mains de la France et que l’interdiction de la traite impose de nouvelles difficultés à la rentabilité de l’opération. Mais tous les deux ont besoin de l’intervention de l’État. Certains négociants le perçoivent déjà comme le montre les remarques de Borne-Boiset négociant à Lorient : « Le produit de Saint-Domingue ne pourrait de longtemps atteindre les besoins de la consommation et de l'exportation à l'étranger, ce qui nous rendra pendant longtemps tributaire de nos voisins pour 5 Correspondance de la Chambre de commerce de Bordeaux AN F12 637. 6 Pour montrer la continuité de la politique à suivre Bordeaux envoie au ministère un Mémoire écrit en l'an X et à peine rajeuni en 1814 : Mémoire de la Chambre de Commerce de Bordeaux, 1 er frimaire an X. Cf. dans ce Mémoire: « Relations de la France avec ses colonies. Aperçu des mesures que paraissent exiger à cet égard les circonstances où nous nous trouvons », AN F12 637. 5 l'excédent de nos besoins. »7 Le même scepticisme anime le négociant nantais Kelloz, qui ne croit guère à la reconstruction d’un circuit d’influence et de puissance dans le court terme : « Le rétablissement de la colonie ne peut s'opérer que successivement. Ce serait une grande erreur de croire qu'elle puisse recouvrer son ancienne splendeur en cinq, dix et même en un plus grand nombre d'années. »8 Cependant, une véritable stratégie d’alliance se dessine entre les types de protectionnisme car ils définissent ensemble un système impérialiste complexe, fait d’ancien et de nouveau, parfois de façon contradictoire. Une chose semble acquise pour le grand négoce, comme pour les manufacturiers, il est indispensable de se tourner vers l'État. La Chambre de commerce de Nantes préconise même de revenir à la pratique d'un mercantilisme très traditionnel. En particulier, il est indispensable à ses yeux que le nouveau gouvernement accompagne l'effort de redressement mené dans les ports par un retour au système des primes qui encourageait le commerce de la traite9. Il s'agit aussi, pour le négoce portuaire, de reprendre en main la direction des colonies et de redéfinir plus clairement le pacte colonial. Avec quelques nuances sur le mercantilisme traditionnel, le négoce insiste sur la nécessaire division du travail entre les colonies et la métropole, autant de données qui ont été troublées par les épisodes de la révolution et la rupture prolongée des liaisons. C’est alors qu’apparaît dans le discours des négociants, l'idée de "colonie moderne" dont la vocation fondamentale est de procurer à la métropole, « la plus grande masse de travail possible ». L’idée, sur ce point, fait écho à la doctrine des manufacturiers protectionnistes, eux-mêmes attentifs à la tradition du protectionnisme britannique. La démarche passe par une délimitation très rigoureuse de l'activité qui doit être réservée aux colonies. Il paraît essentiel à Marseille, Nantes, Orléans que les colonies se limitent à la production de sucre brut : « Tout planteur sucrier – déclare M. Godais, négociant nantais – ne doit pouvoir fabriquer qu'en matière première ou pour parler le langage usité, ne puisse rouler qu'en sucre brut, que tout sucre terré ou raffiné dans la colonie soit déclaré de contrebande, non seulement à l'introduction en France mais dans la colonie même. »10 La reprise en main doit se manifester enfin par une réorganisation des rapports sociaux dans les colonies. Le négoce farouchement 7 Lettre de M Borne Boiset, négociant à Lorient au directeur général du Commerce, 24 juillet 1814, AN F12 1941. 8 M. Kelloz, Mémoire adressé à Monsieur le Directeur général du Commerce, 30 août 1814, AN F12 637. 9 Les armateurs de Nantes font pression par un Mémoire du 25 juillet sur le ministère en tentant d'obtenir l'autorisation d'exporter des marchandises prohibées comme les fusils de traite et la poudre qui doivent compléter les exportations préparées pour ces expéditions. Cela impose de faire relâche à l'étranger pour compléter les cargaisons, c'est une perte de temps et d'argent. La Chambre de commerce de la Rochelle, de son côté, demande la suppression des formalités de plombage pour les cargaisons à destination des colonies. 10 Lettre de M. Godais, sucrier négociant à Nantes, au directeur général du Commerce, AN F12 637. 6 attaché au rétablissement de l'ordre, en particulier à Saint-Domingue, pense toutefois que des aménagements sont nécessaires et préconise une révision du Code noir. La Chambre de commerce de Nantes, serait favorable, de son côté, à l'envoi par la métropole de commissaires pacificateurs et à terme d'une évolution de l'esclavage vers une sorte de "servage", « tel à peu près que l'état où sont encore aujourd'hui les paysans de la Pologne et de la Russie, sauf à faire ensuite de ce nouveau serf, un homme de poite, puis enfin un cultivateur libre »11. Au-delà du régime social, c'est le circuit des échanges entre les colonies et la métropole qu'entendent contrôler étroitement les négociants armateurs des ports, et en cela ils sont soutenus par les manufacturiers qui souhaitent conserver "à leur main" le débouché colonial. La chambre de commerce de Bordeaux exprime avec clarté un sentiment partagé par l'ensemble des chambres de commerce : « Nous seuls devons fournir aux colonies les objets qu'elles ont à tirer du dehors. Les produits de leur culture ne doivent être exportés que par navires français qui auraient à faire leur retour dans un port de France. S'écarter de ce système, c'est faire entrer les étrangers en partage d'avantages qui appartiennent exclusivement à l'État. »12 L'attachement au pacte colonial est tel dans le projet économique des ports qu'il amène la chambre de commerce de Nantes à considérer – avec bien évidemment une arrière-pensée tactique – que si la France ne pouvait recouvrer l'entier contrôle de ses circuits coloniaux mieux vaudrait alors, pour éviter l'hémorragie de numéraire, un blocus continental pourtant haï : « On ne peut douter que l'exposé de cette balance (celle de l'an IX expliquée par Chaptal), la dernière qui ait été rendue publique n'ait porté l'ancien gouvernement à l'adoption du système continental qui était sans doute gigantesque et exagéré, mais dont il serait sage d'obtenir l'équivalent par une prohibition limitée des denrées coloniales ou par d'autres moyens si nous n'avions pas de colonies. »13 Les places maritimes, à la recherche d'un consensus en faveur de la prohibition avec la manufacture, n'hésitent pas comme le montre l'attitude de l’Admirault, de Nantes, à se revendiquer d'un tardif patriotisme économique14 dont la politique de l'Angleterre apparaît désormais comme le symbole : « Ayons, Messieurs, ayons une étincelle de cet égoïsme national qui honore une nation voisine, 11 Mémoire de la Chambre de commerce de Nantes, 1er juillet 1814, AN F12 637. 12 Mémoire de la Chambre de commerce de Bordeaux, 11 juillet 1814, AN F12 637. 13 Sur la nécessité d'obtenir une prompte restitution de nos colonies, Chambre de commerce de Nantes, 1er juillet 1814, AN F12 637. 14 On pourrait parler du reste d'un patriotisme tout court dans la mesure où le Bordelais Dufort n'hésite pas à évoquer les gloires nationales qui sur la mer ont contribué au combat contre l'étranger : « Si la marine militaire est utile à la protection du commerce, c'est aussi par le plus grand mouvement du commerce qu'elle se recrute et qu'elle peut devenir imposante et formidable lorsque les circonstances l'exigent. Ces considérations ne sauraient être indifférenciées là où l'on se glorifie à juste titre des souvenirs qu'ont laissés parmi eux les Jean Bart, les Duguay-Trouin, les Suffren », Admirault, op.cit., 17 novembre 1814. 7 souvent citée à cette tribune, et toutes ces petites considérations d'un intérêt individuel céderont bientôt aux grandes considérations de l'intérêt public. »15 Un nouvel esprit impérial se dessine donc dans les premières années de la Restauration, imprégné du vieil héritage mercantiliste mais aussi des pratiques récentes du blocus. Le grand négoce entretenait une tradition mercantiliste, jamais disparue, mais la prospérité du XVIIIe siècle et un sentiment de puissance assuré par les succès du commerce d'entrepôt français avaient encouragé une culture libérale, un penchant vers la libre concurrence qui s'était manifesté dans le débat sur le tarif de 1791 et lors de la paix d'Amiens, à un moment où le commerce pouvait encore faire état de résultats satisfaisants. En 1814, cette évolution est brutalement interrompue : l'affaiblissement des grands circuits de l'échange et de l'économie coloniale est tel qu'il semble nécessaire de revenir au pacte colonial dans son interprétation la plus stricte, mais aussi d'établir une barrière protectrice contre les produits coloniaux qui arrivent désormais par des circuits anglais beaucoup plus efficaces. Dans ces conditions, le grand négoce, dès l'été 1814, ne peut que s'associer à la lame de fond protectionniste qui emporte le milieu manufacturier. Cependant, si le protectionnisme manufacturier est optimiste et à sa manière conquérant, soucieux de ravir à l'Angleterre son hégémonie manufacturière, celui du grand négoce est inquiet, nostalgique et sur la défensive. Mais autant le pouvoir paraît soucieux de moduler et de freiner l'ardeur prohibitionniste des manufacturiers, autant le consensus paraît large sur la nécessité de protéger un héritage colonial et commercial très délabré. Au-delà du choix sur les formes du développement, intervient en effet, pour l'État français, le destin de la puissance nationale, son rayonnement maritime et politique, la force de sa monnaie dont le sort paraît lié encore à une balance favorable qui jusque-là a été assurée en s'appuyant sur les circuits d'échanges du pacte colonial. 3. La Restauration à l’épreuve des groupes de pression ultramarins Face aux revendications des ports et des manufacturiers, le pouvoir, en 1814, est encore hésitant. La tentation, très forte chez Talleyrand, de trouver avant tout un accord de paix favorable sur le théâtre européen, pousse le pouvoir à envisager des concessions sur les questions coloniales. Il semble bien que ce soit à Malouet, nommé ministre de la Marine et des Colonies, qu'on doive l'apparition d'une farouche résistance pour ne pas réviser en baisse les exigences coloniales de la France. C'est Malouet16 qui milite en effet auprès du pouvoir tout à la fois pour 15 Débats parlementaires, 17 novembre 1814, Admirault. 16 Malouet avait été fonctionnaire de la marine sous Louis XVI, préfet maritime d'Anvers, sous l'Empire, puis conseiller d'État, et enfin exilé en Touraine à cause de l'indépendance de ses opinions. Le baron Malouet avait rempli avant la Révolution divers emplois à Saint-Domingue et en Guyane. Député aux États généraux et membre de l'Assemblée législative, il y intervint fréquemment et avec autorité dans les discussions relatives au régime des possessions d'outremer. Sa compétence sur les questions coloniales, formulées dans des travaux comme ses Mémoires sur l'Administration des colonies, l'avait fait apprécier des milieux des colons- 8 remettre en place les structures de l'administration classique, rétablir l'exclusif colonial, et reconstruire non seulement les circuits, mais aussi les formes du commerce du XVIIIe siècle. La communauté d'intérêts, les liens d'amitiés de Malouet, avec les colons planteurs sont profonds. Dès l'été 1814, il entreprend de rétablir l'autorité française dans toutes les Antilles, en s'appuyant comme dans la France d'Ancien régime sur les gouverneurs17. Malouet meurt le 8 septembre, et son poste est confié ensuite à Ferrand, puis à Beugnot, le directeur de la police, mais c'est Malouet qui a tracé le cadre d'un programme de restauration de l'économie coloniale et de conciliation entre la métropole et les colons. Par ailleurs, la France portuaire est royaliste, et le pouvoir a besoin de trouver un ancrage politique ; la puissance de la France passe enfin par une marine forte, des colonies, un rayonnement maritime, inconcevables sans l'existence d'un commerce maritime à nouveau efficace : ce sont autant de raisons qui poussèrent Louis et Becquey à présenter une loi de douane le 24 septembre 1814. Elle est entièrement consacrée au redressement de la France portuaire, à son commerce colonial, mais aussi aux activités industrielles qui lui sont associées et qui forment alors une composante indispensable de la prospérité maritime. La loi de douane votée le 17 décembre 1814 représente cependant un compromis relativement équilibré dans lequel le courant libéral a pu faire entendre sa voix, si l'on exclut la question des produits textiles, réglée dans un autre contexte. La loi donne au pavillon français la faveur d'une surtaxe, et cette aide est considérée comme un devoir national en marge des débats économiques. Le relèvement du taux des droits d'entrée sur les marchandises coloniales, très réduit par l'ordonnance d'avril 1814, demeure modéré. La raffinerie française, alors prohibitionniste, était satisfaite ; les colons étaient limités, comme dans l'esprit de l'exclusif, au travail du brut, mais se trouvaient protégés par une surtaxe ; la marine marchande française, dont le redressement était alors lié à celui des colonies, était encouragée par un droit différentiel18. Le secteur avancé de l'économie manufacturière, le coton, s'est allié au secteur en perdition, le négoce colonial des ports de l'Atlantique ; l'économie née de la Révolution française et de l'Empire se retrouve aux côtés de celle qui a été brisée par l'épisode révolutionnaire ; les deux protectionnismes, de nature différente, se rejoignent. D'un côté, l'industrie cotonnière risque d'être submergée par l'afflux massif de produits de contrebande qui pénètrent facilement en territoire français à l'occasion de l'occupation. De l'autre, le grand négoce colonial, incapable de compter sur un relèvement rapide des colonies françaises, redoute de s'effondrer propriétaires, et, d'autre part, il s'était marié avec la fille d'un grand notable de Saint-Domingue qui lui avait apporté des plantations qui l'enrichirent jusqu'à la date de l'insurrection de l'île qui le déposséda de ses propriétés. Malouet s'est toujours considéré dans ses écrits comme un colon. Cf. Mémoires de Malouet (publiés par son petit-fils), Paris, 1887. 17 Cf. Vielcastel Histoire de la Restauration, Paris, tome 2, p. 260. 18 La loi stipulait que le sucre brut paierait 40 francs de droits fiscaux par quintal, et que le sucre brut étranger paierait alors 60 francs par navire français et 65 francs s'il était transporté par navire étranger. Une gradation analogue était adoptée pour le sucre terré, c'est à dire le sucre qui avait commencé à subir une purification. Les sucres raffinés étaient prohibés. 9 s'il ne contrôle pas lui-même, dans ses ports, le flux des produits coloniaux à bas prix arrivés des entrepôts anglais, et transitant par Anvers, Ostende ou Amsterdam. Les manufactures de coton ont obtenu l'appui des ports pour faire passer auprès de la commission les mesures répressives graves qui doivent redonner un sens au système prohibitif adopté en 1814 ; les ports de l'Atlantique ont obtenu eux, le monopole de l'approvisionnement français en denrées coloniales et un renforcement très net de l'acte de navigation. La loi est complétée par celle de 1816 une véritable charte du protectionnisme : « La loi de 1816 est un édifice qui ne peut pas être modifié. Elle offre au commerce maritime un véritable acte de navigation. Par la prohibition de toute introduction par voie de terre des denrées coloniales, elle offre à l'agriculture et aux fabriques un débouché lointain et qui ne prospèrent qu’à l'abri de prohibitions tutélaires, à l'abri de l'État pour lequel elle crée dans les éléments d'une marine militaire un moyen de puissance et de considération politique, au fisc dont elle accroît les revenus. Ce système forme le lien qui unit tant d'intérêts si différents concilier. »19 Il faut attendre la crise économique qui se développe dangereusement en 1817, dans le sillage de la cherté agricole, pour que renaisse un esprit critique sur les choix économiques du prohibitionnisme. Au centre des interrogations se trouve d'abord la question du marché national : peut-on atteindre une croissance telle qu'elle permette de rattraper l'Angleterre qui étend de plus en plus nettement son hégémonie commerciale sur tous les continents et 50 millions de livres sterling chaque année, alors que de façon évidente le choix du protectionniste semble confiner l'économie française sur son marché intérieur ? Les industrialistes optimistes proches des milieux manufacturiers répondent "oui" avec beaucoup de conviction ; à partir de 1817, on voit fleurir par contre des écrits qui révèlent un scepticisme grandissant sur cette possibilité. La multiplication des prohibitions va à l'encontre de la nouvelle donne européenne à laquelle les Libéraux sont très attentifs ; maintenir les prohibitions et en demander de nouvelles, c'est ne pas avoir compris que l'équilibre européen a définitivement changé et que la notion de protection et de marché ne peut se définir dans les termes qui avaient été ceux du blocus continental : « Alors, la France dominait l'Europe entière ; sa puissance s'étendait du golfe de Finlande aux colonnes d'Hercule, des bouches du Tage à celle du Danube, plus de cent millions d'hommes étaient en quelque sorte, tributaire de ses arts et de son industrie. La destruction des marchandises anglaises sur le continent, partout où s'étendait notre puissance, forçait les consommateurs de recourir à ceux qui pouvaient seuls les pourvoir ; c'était même un moyen de faire sa cour au vainqueur que de rendre hommage aux arts en donnant la préférence à leurs productions. Personne ne voudrait désormais acheter de pareils avantages au prix auquel l'ancien gouvernement n'hésitait pas à nous le procurer. »20 19 Richard, Ibidem. 20 Fornier de Saint Lary, Débats parlementaires, Chambre des députés, 19 novembre 1814. 10 Le duc de la Vauguyon affirme que « l'idée de la prohibition provoque nécessairement la prohibition, et tend à l'isolement des peuples entre eux, elle est en opposition directe avec le commerce qui tend à les rapprocher par les liens réciproques de l'échange »21. Par étapes, des contradictions apparaissent au sein du groupe des manufacturiers et au sein des milieux portuaires eux-mêmes ; de nombreux secteurs industriels préfèrent acheter des matières premières ou des demi-produits à Londres et ne se soucient guère de rebâtir un grand empire colonial dont les produits seront beaucoup plus coûteux que sur le marché national. À Paris s’impose au sein de la Chambre de commerce une ligne libérale hostile aux ports et soucieuse de retirer aux négociants armateurs le bénéfice de l’entrepôt pour le fixer à Paris près des industries consommatrices en plein essor. L'entrepôt revendiqué par la capitale apparaît comme l'outil de la nouvelle génération de commissionnaires parisiens, parvenus de l'époque du blocus, dont certains viennent des ports et dont le but est de court-circuiter les grands commissionnaires installés des places maritimes et de leur confisquer à cette occasion une partie du profit des opérations d'échange. Cependant, les Nantais manifestent leurs craintes : « Si les cargaisons de denrées coloniales ne faisaient que transiter par les villes maritimes pour être envoyées dans des entrepôts des douanes à l'intérieur, elles se verraient enlever les travaux d'entretien et de répartition, le magasinage, les commissions de vente et d'achat, la plus grande partie des opérations relatives à ces cargaisons. »22 Pour les ports, ce n'est pas à Paris, mais c'est à Saint-Domingue que le commerce retrouvera son « ancienne splendeur » ; c'est aux ports que revient naturellement la tâche d'approvisionner l'intérieur du royaume et, par le transit, les pays de l'Europe continentale ; et, pour Bordeaux, c'est « un retour aux positions voulues par la providence »23. Leur jugement est du reste partiellement encouragé dans le fait que les lois du 24 septembre 1814 et du 28 avril 1816 qui ont choisi, à défaut de prohibition car la production coloniale n’était pas suffisante, de surtaxer les sucres étrangers et de surtaxer le pavillon étranger et d’interdire les entrées par terre ont eu pour effet de relancer fortement la production sucrière dans les colonies américaines privées de Saint-Domingue et ont même réussi à La Martinique et à La Guadeloupe à éliminer les productions coloniales restantes. 4. L’impossible renouvellement des conceptions impériales À partir de 1817, une conception plus moderne de l’impérialisme progresse face aux conceptions conservatrices des ports. Le ministère Richelieu-Decazes nourrit des ambitions très larges pour l’expansion du commerce français ; sans perdre de vue qu’il s’agit de relancer le commerce colonial traditionnel, le gouvernement de 21 Duc de la Vauguyon, Débats parlementaires, Chambre des députés, 8 décembre 1814. 22 Lévesque aîné, président, A. Bonamy, L. Bureau, F. Collet, M. Delabrosse, F. Delaville, Dubois Marzy, L. Ducoudray-Bourgault, J. François, Ed. Gouin, L.M. Méry, C. Rossel, F. Rozie, Soubzmain, Mémoire de la Chambre de Commerce de Nantes, Nantes, juillet 1814. 23 « Ce serait contrarier les vues de la nature en privant les habitants de plusieurs parties du royaume des avantages de leur localité », Lettre de la Chambre de commerce de Bordeaux, AN F12 2594. 11 Richelieu affirme qu’il est nécessaire d’envisager une sphère d’expansion beaucoup plus large capable d’assurer des marchés d’exportation à des manufactures dont on pense qu’elles sont toujours menacées de surproduction. Le gouvernement avait envisagé de recourir à de grandes compagnies à privilège, mais y a renoncé au profit d’une politique libérale dans laquelle le gouvernement se contenterait de « soutenir » ou « seconder » le commerce. Le choix du redressement colonial avait été fixé par Malouet, l’homme des planteurs, devenu ministre de la Marine. La politique change avec Portal, homme des Constitutionnels et ministre de la Marine en 1818, défenseur des Bordelais et armateur lui-même. Le groupe de pression des Bordelais est d’autant plus puissant qu’il dispose du relais de Laîné, président de la Chambre et ministre de l’Intérieur, et de Decazes, un autre Bordelais d’origine et alors conseiller le plus écouté de Louis XVIII. Très tôt dans le commerce bordelais, contre une vieille souche conservatrice, s’est imposée une tendance moderne et libérale. Des armateurs se montrent convaincus qu’il faut nourrir des ambitions beaucoup plus vastes pour définir la sphère d’influence de la France. Très tôt le choix de l’Extrême-Orient apparut essentiel, ne serait-ce que dans la perspective d’une reconstruction de la flotte de commerce par des voyages de long cours. En 1816, le capitaine Philibert, chargé de la reprise des comptoirs de l’Inde, reçut l’ordre d’aménager sa mission en direction de l’Indochine et de la Chine ; à l’horizon commercial s’ajoutait la perspective de trouver de la main-d’œuvre pour la Guyane. Dès 1817, les maisons bordelaises Balguerie, Sarget et Phlippon arment pour la Chine. En 1818, le duc de Richelieu, a pris contact avec Chaigneau, un Français devenu mandarin à la cour de Chine pour que des négociations commerciales soient ouvertes avec la Chine et il demande à ce que la France détaxe les provenances de Chine ; les nankins de l’Inde avaient du reste échappé à la prohibition des cotonnades. En 1820, les Bordelais dirigent pas moins de 25 expéditions vers l’Orient ; Vaublanc parle de 30 navires bordelais dirigés vers ces destinations24 en 1820. Dès 1820, Portal met sur pied un véritable plan de pénétration en Amérique latine pour ne pas laisser aux Anglais l’opportunité de profiter rapidement des mouvements d’indépendance. La presse libérale fourmille de suggestions pour se diriger vers le Chili, la Colombie, et multiplie les avertissements sur le danger anglais. En 1822, en dépit de l’arrivée de Villèle et du tournant à droite, le Conseil général du commerce attire l’attention du gouvernement sur la nécessité de s’implanter en Amérique latine où les Anglais « ont obtenu des succès tels qu’on leur attribue la prospérité actuelle du commerce et des manufactures de GrandeBretagne »25. À Bordeaux, Balguerie-Stuttenberg, et à Nantes, Thomas Dobrée, prennent la direction du mouvement. On pourrait multiplier les exemples qui montrent la lucidité et la modernité de la réflexion de ces milieux d’armateurs et du grand négoce libéral et la très bonne perception du danger que représentait l’hégémonie de la Grande-Bretagne sur les nouveaux continents qui s’ouvraient 24 Vaubanc, Débats parlementaires, 24 juin 1822. 25 Conseil général du commerce, 23 avril 1822, AN F12 2492. 12 aux échanges. Feray, l’un des porte-parole de la manufacture montre que les milieux industriels de plusieurs villes désirent eux aussi écouler leurs produits vers l’Amérique latine : « Il s’agit de diriger l’industrie française vers un commerce d’exportation qui pût assurer des moyens d’échange avec nos établissements sur la côte de l’Afrique et vers l’Amérique méridionale. »26 Ce mouvement montre bien que le négoce français n’a pas été écrasé par le blocus ; mais il se heurte à de très gros obstacles. Les négociants-armateurs ne sont pas confrontés seulement à l’intransigeance des colons qui se montrent hostiles à toute ouverture susceptible de compromettre les efforts de redressement des îles à sucre ; le milieu des ports lui-même est divisé car nombre de négociants sont liés à des armateurs créditeurs des colons, et les raffineurs de sucre se tiennent quant à eux en dehors du débat. Dès 1822 s’opère un regroupement entre les colons et les négociants-armateurs qui leurs sont liés autour d’une pétition partie de Bordeaux et favorable à une ligne de défense intransigeante du pacte colonial : 80 planteurs, raffineurs et armateurs l’ont signée27. Un véritable parti s’est constitué et ce mouvement peut s’appuyer sur la vague très ample qui se propage dans un nombre grandissant de milieux économiques en faveur d’un durcissement du prohibitionnisme français. Le mouvement bénéficie en particulier de la poussée nouvelle du protectionnisme dans les milieux agricoles apeurés par la baisse des prix, et de la métallurgie et de la mine qui sur un tout autre terrain veulent une hausse des droits pour lancer la fabrication du fer au coke. Cette solidarité des protectionnistes permet d’imposer à la Chambre la loi de 1822 portée par Villèle et d’abord par Vaublanc, qui est le véritable chef de file de la réaction protectionniste : elle écarte toute ouverture véritable du grand commerce en direction des sphères d’influence anglaises. Des réseaux d’échange se tissent par étape, mais ils ne s’imposeront pas comme un axe prioritaire dans la politique du gouvernement français. Le monarchisme tapageur des grandes places portuaires trouve un relais dans le discours politique des ultras et dans les groupes de pression parlementaires chargés de défendre le système colonial. Le soutien apporté à ces choix par les métallurgistes et les propriétaires fonciers permet aux colons de l’emporter ; cette alliance bouscule encore en 1828, les tentatives modérées des Bureaux qui, autour de Saint-Cricq, le directeur des Douanes, cherchent à ménager un équilibre entre protection et ouverture. Une commission d’enquête sur le système colonial est mise en place en mai 1829 dans le but de faire passer une nouvelle loi de douane : l’objectif est d’ouvrir le commerce français par un allègement des droits sur les produits coloniaux et 26 Feray, Rapport à la Commission spéciale du Conseil général des manufactures, 13 mai 1819, AN F12 196. 27 Pétition des propriétaires-planteurs des colonies françaises, des négociants armateurs, et des manufacturiers-armateurs de la ville de Bordeaux. 13 dans le même temps de persuader les métallurgistes qu’un assouplissement est nécessaire sur l’entrée des fers anglais28 ; la tentative tourne court. Conclusion Le jeu des rivalités au sein des milieux d’affaires ultramarins Sur le plan économique, presque en toute occasion, la Restauration a cherché à faire avancer une ligne générale moderne, sous un discours souvent conservateur, voire passéiste ; néanmoins, sur la question de l’empire colonial, elle n’a pas réussi. Pourtant dès 1814, économistes et responsables politiques affirment qu’il est tout aussi important de reconstruire le commerce et de rétablir la position des colonies à sucre que de mettre en place une base manufacturière. Mais la Restauration s’est laissé prendre au piège du prohibitionnisme des colonsplanteurs qui disposaient d’alliés efficaces dans les ports dominés par la droite. Portal, soutenu par des Bordelais et des Nantais dans un contexte libéral avait montré que c’était une erreur. On pouvait ménager les îles à sucre, mais pas au point de s’interdire une percée dans les sphères économiques dans lesquelles les Anglais s’implantaient solidement. Du reste, un courant parmi les négociants armateurs était déterminé à engager la lutte et voulait montrer que l’épisode du blocus n’avait pas écarté de façon durable le commerce français des nouvelles sphères de prospérité. La droite ultra n’a pas mesuré l’enjeu que représentait l’ouverture de nouvelles routes de commerce vers l’Orient et l’Amérique latine. Ce mouvement, qui ne domine pas toute la politique de Villèle, tire toutefois « l’esprit impérial » français à droite et donne au protectionnisme français une teinte conservatrice que les cotonniers ne lui avaient pas donnée à l’origine. Le redressement tardif de l’économie des îles à sucre ne fait qu’encourager cette position. Par ailleurs, le blocage aux entrées des produits coloniaux venus des nouvelles sphères de croissance rend très difficile une percée des produits manufacturiers français dans ces zones, faute de retours. Il faut attendre en fait le Second Empire pour que les ambitions impériales françaises en Orient et en Amérique trouvent avec Chasseloup-Laubat un défenseur déterminé : l’Indochine est le produit de ce tournant ; mais il est bien tard et les positions anglaises sont alors déjà solidement établies dans nombre de territoires d’outre-mer. 28 Baron Pasquier, Compte rendu de l'enquête et des délibérations de la Commission d'enquête en tout ce qui concerne l'industrie des fers, 1829.