La chute de l`Empire, la défaite de la France face aux alliés, le retour

"L’esprit impérial" français confronté à première industrialisation
Francis Démier, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris 10-Nanterre
La chute de l’Empire, la défaite de la France face aux alliés, le retour des
Bourbons en 1814, tous ces événements ne signifient nullement pour les hommes
qui ont dominé l’épisode révolutionnaire, puis la période napoléonienne, un
abandon des aspirations de la France à rester une grande puissance et à assurer
un rayonnement de son économie dans un très vaste espace géographique. Cette
volonté de reconquérir une position internationale se nourrit d'une double
préoccupation qui n'apparaît contradictoire que rétrospectivement: volonté de
retrouver la splendeur internationale de la "France atlantique" qui a sombré dans
l'aventure napoléonienne, désir de doter le jeune capitalisme manufacturier de
marchés extérieurs dynamiques pour reprendre à un rythme soutenu la voie de
la croissance.
L'infériorité à l'égard de l'Angleterre est loin d'apparaître comme une donnée
permanente ; bien au contraire, l'espoir d'un rattrapage est très présent, même si
l'on pense déjà, chez les économistes et au sein des « bureaux » ministériels, que
la France ne jouera pas exactement les mêmes cartes économiques. Si les
possibilités d'associer expansion internationale et besoins du capitalisme
manufacturier ont échoué sous l'Empire l'étranglement des manufactures de
coton sous l'effet de la prodigieuse montée du prix des matières premières en est
la preuve nombre de manufacturiers et de technocrates de l’Empire, encore
massivement présents dans l’appareil d’État, pensent qu'il est possible d'ajuster
de façon plus judicieuse les rapports entre le capitalisme français et le reste du
monde dans le cadre de la paix.
1. Restaurer l’empire ultramarin
Paradoxalement, c’est dans ces années de réaction politique que se développe un
large débat sur ce que pourrait être un impérialisme moderne. Les options qui
sont alors choisies sont en effet durables et on en retrouve l’ombre portée tout au
long du XIXe siècle. Dès les lendemains de la chute de l’Empire, on établit avec
précision les avantages dont jouissait la France dans un système français
d’échange qui reposait sur un premier empire colonial. Le constat est fait par le
directeur des Douanes, le puissant comte de Saint-Cricq, avec un brin de
nostalgie, mais aussi de réalisme, car ce circuit de la prospérité atlantique qui
reste alors une référence a été perdu : le négoce, la dynamique maritime qui
enrichissaient la France et fixaient les lignes d’un premier impérialisme colonial
sont en effet profondément affaiblis ; c’est le cas de l’économie de plantation,
mais c’est aussi celui des circuits d’échange des armateurs et des négociants des
ports de l’Atlantique.
Toutefois, en 1814, les intérêts les plus solides, les plus cohérents pour fixer une
ligne de conduite à la politique économique de la France sont ceux des
2
manufacturiers dont les préoccupations apparaissent loin des horizons
internationaux du XVIIIe siècle. Leur vision de l’expansion extérieure est
entièrement dominée par le souci de développer une base industrielle
concurrente de l’Angleterre et leur stratégie économique peut se définir comme
celle d’un néo-colbertisme adapté aux conditions de l’industrialisation ; à leurs
yeux, il faut d'abord prohiber les produits manufacturés en provenance des
puissances étrangères surtout lorsque l'on est capable d'élaborer des produits de
substitution. Il est tout aussi nécessaire d'ouvrir largement la France, de façon
libérale, à l'importation des matières premières qui alimentent les manufactures.
Enfin, il ne faut pas hésiter à encourager avec vigueur les exportations y compris
avec des primes ou des restitutions de manière à égaliser les conditions de la
concurrence pour les produits manufacturés français.
Il n'est donc pas question pour les manufacturiers français de se couper du
monde extérieur, mais on doit au contraire profiter des conditions de la paix pour
réinsérer au mieux les intérêts français dans l'économie d'échange internationale
d’autant que leurs approvisionnements sont encore en partie liés à des matières
premières d’origine coloniale. Les cotonniers parisiens expriment avec une
grande force ce schéma d'expansion optimiste et volontariste qui établit un
rapport dissymétrique avec le reste du monde, quand ils publient un Mémoire
destiné à alerter les pouvoirs publics : « Mais pouvons-nous nous passer de
l'Inde, des deux Amériques, de l'Angleterre? Non, nous leur devons un tribut
sagement imposé par la nature au peuple qui veut vivre dans la grande
communauté des nations civilisées. Mais ce tribut ne doit être que celui des
matières premières; et puisque notre indigence maritime ne nous permet pas
d'être les facteurs des nations, soyons-en les ouvriers. Notre industrie se
rappelle encore les beaux jours de sa rapide et brillante jeunesse ; elle se
rappelle avec orgueil, qu'échappant tout à coup à son enfance, elle franchit
presque d'un saut le vaste champ des découvertes, et atteignit bientôt à toute la
hauteur de la perfection idéale. Pourquoi ne retrouverait-elle pas ces routes
hardies qu'elle s'était frayées si fièrement. Ce n'est point sous une politique
indécise et timide qu'elle reprendra son essor, mais sous une protection active,
grande, large, étendue. Que son premier soin soit d'écarter de chez nous les
tissus étrangers. Tout est perdu si on transige sur ce point, et le commerce n'a
plus d'avenir prospère; il dépérira incessamment pour ne renaître que de l'excès
de la richesse des autres et l'équilibre ne se rétablira que quand nos trésors
passés chez eux y auront élevé la main-d'oeuvre à des prix exorbitants. »
1
Un nouvel esprit impérial se profile dans le discours des manufacturiers, discours
à la fois moderne par son projet industrialisateur et archaïque par ses références
à un mercantilisme des siècles passés. L'échange international est alors considéré
comme source privilégiée de l'enrichissement à travers un processus ouvertement
inégalitaire, tout juste peut-on s’interroger sur leur attachement à un
approvisionnement limité aux colonies françaises : « La science du commerce se
1
Adam (frères), Proust (frères), Adam aîné, Desurmont, Gysels, B. Vadie & Cie, Mémoire
(destiné au directeur général du Commerce), Paris, Chaigneau, juillet 1814
3
réduit à ce précepte sévère: "retrancher beaucoup à soi et ajouter beaucoup aux
autres." C'est ainsi que s'enrichissent les individus et les nations. En fut-il une
qui ait su mieux que la Hollande agir d'après ce précepte, et qui ait acquis plus
de richesses ? C'est pour avoir donné des besoins nouveaux à tous les peuples,
qu'elle les rendit ses tributaires. C'est pour avoir méconnu pour elle-même ces
besoins, qu'elle eut l'avantage de faire ses armements avec une économie dont le
secret nous est encore inconnu. »
2
Si l'espoir de voir renaître une puissante marine marchande est caressé par
certains dès 1814, nombreux sont ceux qui semblent s'accommoder du recours
aux bâtiments étrangers, la France devant avant tout songer à préserver son
acquis manufacturier, et les manufacturiers en ayant pris l'habitude à l'époque du
blocus. On mesure bien alors chez ces derniers les conséquences de la défaite
militaire, l’impossibilité de revendiquer à nouveau l’impérialisme de type
napoléonien, mais tout en repoussant avec netteté toute nostalgie à l’égard de la
période de conflit qui vient de s'achever, les manufacturiers pensent que le droit
de la France à définir sa politique commerciale, son indépendance économique,
ses rapports avec les grands circuits d’échanges n'est pas négociable. Tout semble
préférable chez les cotonniers à l'idée de se voir dicter une politique économique
contraire à l'intérêt national : « Pour arriver à ce but, nous le redirons, point de
politique timide, des privations rigoureuses, la guerre même serait préférable
avec le peuple qui voudrait nous imposer la loi de recevoir ses produits
manufacturés. »
3
Mais très tôt, dès 1814, les grands ports manifestent leur volonté très ferme de
développer un autre schéma d’expansion. Pour eux, il s’agit de reconstruire la
prospérité perdue du système colonial du XVIIIe siècle. Les Chambres de
commerce de Nantes et de Bordeaux sont les premières à revendiquer un retour
au "pacte colonial". Restaurer le "système colonial" pour Nantes, c'est la seule
voie pour retrouver la prospérité des circuits économiques, non seulement celle
des ports mais aussi celle de la manufacture française : « La restitution de nos
colonies, la restauration de Saint-Domingue sont pour la France, des objets de
la plus haute importance, il est à désirer que le gouvernement puisse s'en
occuper avec promptitude. C'est le moyen de relever notre puissance navale, de
faire fleurir les manufactures françaises dont les produits trouvaient autrefois
un immense débouché dans le commerce des Antilles, de procurer du travail aux
marins et aux ouvriers de nos ports, de restituer enfin aux malheureux colons
les débris de leur ancienne fortune. »
4
Bordeaux renchérit sur cette vision très traditionnelle de l'échange en affirmant
que la prospérité ne peut se retrouver que dans les circuits soigneusement
délimités par la tradition commerciale du XVIIe et XVIIIe siècles et fonctionnant sur
2
Ibidem, p. 7.
3
Ibidem, p. 23.
4
Mémoire adressé à Monsieur le directeur général du Commerce par la Chambre de commerce
de Nantes, 27 juillet 1814, ANF 12 637.
4
un enchaînement contraignant de dépendances réciproques dans un pur esprit de
"restauration". Si les ports repoussent l'idée d'une reconstitution des compagnies
coloniales, ils affirment avec netteté la nécessité de restaurer des mesures
réglementaires qui pour beaucoup remontent au XVIIe siècle afin d'exclure du
commerce colonial tout intérêt étranger : « Les intérêts de l'État et ceux des
colons exigent l'exclusion des étrangers du commerce des colonies. Il convient à
cet effet de remettre en vigueur les ordonnances du 10 juin 1670 et du 13
septembre 1686, le règlement général du 27 août 1698, les lettres patentes de
1727, la déclaration du 14 mars 1722, l'édit de 1727, la déclaration du 10
septembre 1727. »
5
Ces positions auraient pu choquer les avocats de l’industrialisme français et les
manufacturiers engagés dans la voie capitaliste. Il n’en est rien. Très vite, les
manufacturiers ont compris tout l’avantage qu’ils pouvaient tirer d’une alliance
tactique avec des intérêts portuaires en pleine détresse. La manufacture de coton
avait besoin de trouver une majorité parlementaire pour faire passer une
législation prohibitionniste et écarter du débat les aspirations libérales encore
affichées par certains propriétaires fonciers néo-physiocrates ; les ports avaient
besoin du rétablissement d’un appareil réglementaire pour reconstituer les
circuits de la prospérité perdue. « C'est surtout à l'aide de colonies florissantes
qu'une nation peut accroître sa population et sa force, comparativement aux
autres nations. Elle va échanger dans ces colonies des objets qu'elle ne
trouverait pas à vendre ailleurs, contre d'autres denrées dont les étrangers ont
besoin. »
6
2. L’alliance des manufacturiers et des ports pour promouvoir une
politique ultramarine
L’alliance entre les manufacturiers et les ports est l’alliance entre deux
protectionnismes, mais ils sont de nature différente. Les manufacturiers sont
progressistes, veulent bâtir une industrie nouvelle, indispensable dans la lutte
avec la puissance anglaise, les ports souhaitent, eux, reconstituer un circuit
ancien, d’autant plus détérioré que Saint-Domingue n’est plus dans les mains de
la France et que l’interdiction de la traite impose de nouvelles difficultés à la
rentabilité de l’opération. Mais tous les deux ont besoin de l’intervention de
l’État. Certains négociants le perçoivent déjà comme le montre les remarques de
Borne-Boiset négociant à Lorient : « Le produit de Saint-Domingue ne pourrait
de longtemps atteindre les besoins de la consommation et de l'exportation à
l'étranger, ce qui nous rendra pendant longtemps tributaire de nos voisins pour
5
Correspondance de la Chambre de commerce de Bordeaux AN F12 637.
6
Pour montrer la continuité de la politique à suivre Bordeaux envoie au ministère un Mémoire
écrit en l'an X et à peine rajeuni en 1814 : Mémoire de la Chambre de Commerce de Bordeaux, 1er
frimaire an X. Cf. dans ce Mémoire: « Relations de la France avec ses colonies. Aperçu des
mesures que paraissent exiger à cet égard les circonstances où nous nous trouvons », AN F12
637.
5
l'excédent de nos besoins. »
7
Le même scepticisme anime le négociant nantais
Kelloz, qui ne croit guère à la reconstruction d’un circuit d’influence et de
puissance dans le court terme : « Le rétablissement de la colonie ne peut s'opérer
que successivement. Ce serait une grande erreur de croire qu'elle puisse
recouvrer son ancienne splendeur en cinq, dix et même en un plus grand nombre
d'années. »
8
Cependant, une véritable stratégie d’alliance se dessine entre les types de
protectionnisme car ils définissent ensemble un système impérialiste complexe,
fait d’ancien et de nouveau, parfois de façon contradictoire. Une chose semble
acquise pour le grand négoce, comme pour les manufacturiers, il est
indispensable de se tourner vers l'État. La Chambre de commerce de Nantes
préconise même de revenir à la pratique d'un mercantilisme très traditionnel. En
particulier, il est indispensable à ses yeux que le nouveau gouvernement
accompagne l'effort de redressement mené dans les ports par un retour au
système des primes qui encourageait le commerce de la traite
9
. Il s'agit aussi,
pour le négoce portuaire, de reprendre en main la direction des colonies et de
redéfinir plus clairement le pacte colonial. Avec quelques nuances sur le
mercantilisme traditionnel, le négoce insiste sur la nécessaire division du travail
entre les colonies et la métropole, autant de données qui ont été troublées par les
épisodes de la révolution et la rupture prolongée des liaisons.
C’est alors qu’apparaît dans le discours des négociants, l'idée de "colonie
moderne" dont la vocation fondamentale est de procurer à la métropole, « la plus
grande masse de travail possible ». L’idée, sur ce point, fait écho à la doctrine des
manufacturiers protectionnistes, eux-mêmes attentifs à la tradition du
protectionnisme britannique. La démarche passe par une délimitation très
rigoureuse de l'activité qui doit être réservée aux colonies. Il paraît essentiel à
Marseille, Nantes, Orléans que les colonies se limitent à la production de sucre
brut : « Tout planteur sucrier déclare M. Godais, négociant nantais ne doit
pouvoir fabriquer qu'en matière première ou pour parler le langage usité, ne
puisse rouler qu'en sucre brut, que tout sucre terré ou raffiné dans la colonie soit
déclaré de contrebande, non seulement à l'introduction en France mais dans la
colonie même. »
10
La reprise en main doit se manifester enfin par une
réorganisation des rapports sociaux dans les colonies. Le négoce farouchement
7
Lettre de M Borne Boiset, négociant à Lorient au directeur général du Commerce, 24 juillet
1814, AN F12 1941.
8
M. Kelloz, Mémoire adressé à Monsieur le Directeur général du Commerce, 30 août 1814, AN
F12 637.
9
Les armateurs de Nantes font pression par un Mémoire du 25 juillet sur le ministère en tentant
d'obtenir l'autorisation d'exporter des marchandises prohibées comme les fusils de traite et la
poudre qui doivent compléter les exportations préparées pour ces expéditions. Cela impose de
faire relâche à l'étranger pour compléter les cargaisons, c'est une perte de temps et d'argent. La
Chambre de commerce de la Rochelle, de son côté, demande la suppression des formalités de
plombage pour les cargaisons à destination des colonies.
10
Lettre de M. Godais, sucrier négociant à Nantes, au directeur général du Commerce, AN F12
637.
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