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L’oraison funèbre de Périclès.
Thucydide, La guerre du Péloponnèse, II, 34, 37-41.
Page 61.
Introduction.
Parmi les diverses sources traitant de la guerre du Péloponnèse sous différents aspects,
comme Xénophon ou Diodore de Sicile pour la guerre elle-même, ou bien les vies de chefs
Plutarque voire les pièces Aristophane, la référence la plus célèbre reste La guerre du
Péloponnèse de Thucydide. Athénien comme Xénophon ou Aristophane et contemporain
comme eux des événements, il fut pourtant le seul de ces auteurs à être assez âpour avoir
une expérience citoyenne du début de la guerre du Péloponnèse, puisqu’il avait au moins 30
ans lors de son déclenchement en 431. Par contre, quoi qu’il vécut assez pour voir la fin de la
guerre en 404 et en écrire l’histoire, son récit s’arrête brutalement aux événements de l’année
411, au huitième livre. Il convient d’ailleurs de préciser que ce fils d’un aristocrate fortuné,
peut-être en filiation avec Cimon, fut d’autant plus impliqué qu’il était un fervent partisan de
Périclès (495-429, stratège de 443 à 429), qu’il voyait comme le modèle de l’homme
politique, efficace et peut-être même un peu trop.
On comprends l’importance de cette précision pour ce qui concerne cet extrait, puisque dans
son habituelle recherche des causes et conséquences il transmet ici un discours en forme
d’oraison funèbre prononcé par Périclès pendant l’hiver 431, dédié aux morts de la première
année de guerre qui a vu le triomphe des Spartiates et le pillage de la chôra d’Athènes. Ne
perdons pas de vue que ce discours n’est pas réellement celui prononcé par Périclès mais une
reconstitution donnée par Thucydide, lui-même signalant bien ligne 16 qu’il le donne « en
substance » (ou « à peu près » selon d’autres traductions). Celui-ci se place bien entendu au
début de l’œuvre, au livre II, puisque Thucydide suit un ordre chronologique.
Il semble évident que ce long discours de la part du guide de fait des Athéniens ne va
certainement pas se cantonner à la seule éloge funèbre et a toutes les chances de se
transformer en acte de propagande pour la politique militariste poursuivie par Périclès. Nous
allons donc chercher à comprendre comment cette célébration religieuse des morts est
transformée dans ce discours en justification de la politique guerrière de l’orateur.
Pour ce faire, nous nous demanderons tout d’abord quel perception est donnée de la cité pour
laquelle les combattants se sont sacrifiés, puis en quoi cela justifie, et même encourage à faire
la guerre selon Périclès. Pour finir, nous chercherons quelles approximations ou déformations
volontaires ont pu être mis en œuvre par le célèbre orateur pour emporter l’adhésion sur un
sujet aussi grave.
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I) Athènes, un modèle pour la Grèce.
A) Une religion primordiale.
1) Les funérailles.
Ce discours, ainsi bien sûr que l’introduction donnée par Thucydide, s’inscrit dans un
contexte public éminemment religieux, puisqu’il est indiqué d’emblée qu’il s’agit de
« funérailles officielles » (l.1-2) alisées selon l’«usage traditionnel » (l.1). Les funérailles
étant avec le culte des dieux lui-même un des éléments les plus cruciaux de la vie religieuse
athénienne, et grecque en générale, il va de soi que le contexte en est immédiatement rendu
particulièrement important, avec une proximité du divin qui semble exclure tout parole
inconsidérée. L’orateur choisi doit d’ailleurs « n’être pas sans distinction intellectuelle »
(l.11). Il est de plus sous-entendu, et cela semble logique, que la cité se trouve rassemblée au
complet, puisqu’il est question « des Athéniens » (l.1) sans plus de distinction, d’« un char par
tribu » (l.4-5), ce qui sous-entend que chacune des dix tribus est présente, soit l’ensemble du
corps civique. De même l’orateur est choisi par « la cité » (l.11) sans plus de précision. Il
s’agit donc d’un moment idéal pour Périclès, à la fois solennel et communautaire.
2) L’honneur des héros.
D’autre part il est abondamment souligné que les héros de la guerre sont honorés comme il
se doit par la cité. Outre la précision que la cérémonie est traditionnelle (l.1), ce qui y apporte
un crédit supplémentaire, l’appartenance de chaque défunt à son groupe civique est
soulignée : « chaque apporte des offrandes à qui le concerne » (l.3-4), les ossements sont
transportés « chaque tribu à part » (l.5), tandis que le « lit vide » (l.5) des disparus renvoie à
un honneur rendu par toute la cité, de même que chacun, « citoyens, étrangers et femmes »
(l.6-7) peut y participer. Le choix d’un homme « jouit d’une estime éminente » (l.11) comme
orateur est également une preuve de ce respect, et il est même précisé que la seule dérogation
à cet « usage » (l.13) concerne les combattants de Marathon, mais à cause « de leur mérite
exceptionnel » (l.9) qui les place encore au-dessus. Ainsi, l’auteur insiste particulièrement sur
le caractère vertueux et la rigueur morale de la cité, et sous-entendu sur l’importance du
combat des disparus pour mériter un tel honneur, ce qui prépare la harangue de Périclès.
3) La place dans le récit.
Nous pouvons remarquer que Thucydide insiste d’ailleurs beaucoup sur la cérémonie elle-
même, comme il le dit lui-même ligne 2 : « Voici comment ils procédèrent ». En effet, il s’est
attaché depuis le début du chapitre à décrire et analyser des opérations militaires, le discours
de Périclès durera jusqu’à la fin du chapitre, même s’il est ici tronqué, et le chapitre suivant
repartira immédiatement sur des considérations historiques. Il paraît donc très curieux que
l’auteur attache tout un paragraphe à la description d’une cérémonie funéraire qui ne sert pas à
grand chose dans sa recherche des causalités et qui surtout devait être parfaitement connue
des grecs de l’époque. Ainsi, cette longue introduction semble bien destinée à ancrer le
discours qui va suivre dans un contexte particulièrement sérieux de part son aspect religieux,
et ainsi à donner plus de force aux paroles de riclès. Cela donne également un exemple
concret de la grandeur morale de la cité qu’il va évoquer.
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B) Un régime politique juste.
1) L’isonomia.
Le discours de Périclès, en tout cas tel qu’il est présenté par Thucydide, s’ouvre en fait sur
deux longs paragraphes où il se défend de toute exagération, puis où il fait l’éloge des
ancêtres plus ou moins lointains pour en arriver au régime politique qu’ils ont défendu et qu’il
compte présenter avant l’éloge proprement dite qui commence après l’extrait présenté. Malgré
des écarts de traduction très importants selon les versions, modifiant parfois les sous-entendus
des propos, ont peut remarquer que la « démocratie » (l.19) en tant que régime « de la
majorité » (l.18-19) occupe une place centrale, ce dès le début de l’extrait du discours. Les
deux premières lignes placent d’ailleurs les Athéniens presque en créateurs de ce système, ou
en tout cas pas en situation d'« imitateurs » (l.18). Il n’est cependant jamais question de la
manière dont son votées les lois, peut-être un reflet de la situation politique du moment, et
Périclès semble plus parler de l’isonomia puisqu’il traite de « loi faisant la part égale à tous »
(l.19-20). Il précise d’ailleurs symétriquement que tous « prêtent attention aux magistrats et
aux lois » (l.27-28). Ceci montre que, si l’aspect de décision en commun des lois ne semble
pas trop le préoccuper, leur égalité pour tous reste une règle capitale pour la cité d’Athènes.
2) L’action commune.
Toutefois, si l’orateur ne s’intéresse guère au vote des lois par l’Assemblée, il traite tout de
même de l’action en commun, par exemple en disant clairement « tous ensemble » (l.60),
encore qu’on ne sache pas trop s’il parle de politique en « calculant l’entreprise à venir »
(l.61) ou de guerre avec « l’audace la plus grande » (l.61). C’est également ce qui est sous-
entendu par le pluriel de « nous jugeons ou raisonnons » (l.58), et par le fait que le citoyen
dépolitisé passe pour « inutile » (l.58). Ainsi, la communauté de la cité dans sa forme active,
et non plus passive avec la simple égalité des lois, est également soulignée, même si Périclès
prend soin de l’éloigner dans son discours de la partie sur la politique, et qu’il laisse, sans
doute volontairement, planer un doute quant aux domaines concernés.
3) Le rôle du mérite.
Enfin, puisque Périclès ne saurait nier que concrètement tous les citoyens ne sont pas égaux,
il insiste sur la place du mérite pour justifier cet état de fait, et toujours en le plaçant dans
l’optique du bien commun. Thucydide a lui-même introduit cet élément en parlant des morts
de Marathon et de leur « mérite exceptionnel » (l.9), et Périclès le réaffirme à propos de la
politique puisque c’est « le mérite qui fait accéder aux honneurs » (l.21), autrement dit qui
permet d’obtenir une magistrature, et non la catégorie sociale. L’idée est dans la continuité de
celle d’égalité, puisqu’une allusion au misthos suit immédiatement quand il explique que « la
pauvreté » (l.21) n’est pas un obstacle. Il est d’ailleurs intéressant de constater, de même que
cette partie du discours s’ouvre sur le rôle moteur d’Athènes – et donc de son dirigeant – dans
la recherche de l’égalité et du rôle du mérite, ce qui en est présenté comme la continuité est un
système mis en place par... Périclès lui-même. Ainsi, le régime athénien, et plus
particulièrement l’aspect égalitaire et l’isonomie de la démocratie, apparaît dès le début de ce
discours comme un exemple de justice dont il serait stupide de contester la supériorité morale,
exemple auquel l’orateur s’associe lui-même subtilement.
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C) Une perfection morale.
1) La tolérance.
Mais il apparaît aussi dans ce discours que, outre la supériorité ne serait-ce qu’idéologique
du système politique athénien, les citoyens (Périclès inclus puisqu’il dit « nous ») sont eux
aussi présentés comme des exemples pour les autres grecs. En premier lieu, et allant de pair
avec l’idée d’égalité, la tolérance « régit les rapports privés » (l.26). D’ailleurs Périclès
associe cela à la liberté, entraînant à la fois « l’absence de colère » (l.24) d’un citoyen envers
les autres, et l’absence de « recours à des vexations » (l.25). L’emploi du terme de
« tolérance » peut d’ailleurs paraître un peu curieux dans ce sens, à moins qu’il ne s’agisse
d’une approximation de traduction (le texte grec semblant plutôt parler d’une facilité des
relations). Toujours est-il que, si des lois régissent le domaine public, la tradition de concorde
entre citoyens pris individuellement apparaît également comme une clé de la cité athénienne.
2) La culture.
En plus de cette « perfection » des rapports entre citoyens, Périclès nous présente également
les citoyens pris individuellement comme des modèles, notamment pour leur culture. D’une
part bien sûr son aspect le plus voyant, à savoir les « nombreux concours et fêtes religieuses »
(l.31) qui sont publics, qui vont semble-t-il de pair avec le « luxe » des « installations » (l.32)
qui les abritent, mais aussi par une culture commune particulière. Celle-ci comprends bien sûr
la culture intellectuelle du « beau » et des « choses de l’esprit » (l.52), mais elle s’efface vite
devant un comportement sain (ou prétendu tel) vis-à-vis de la richesse, qui n’est pas un objet
d’estime pas pour parler avec arrogance » (l.53)) mais est quand même vue comme un
objectif puisque c’est « une honte de ne pas s’employer à sortir de la pauvreté » (l.54). Enfin,
c’est aussi la culture politique, qui permet à n’importe quel citoyen « de juger des affaires
publiques sans rien qui laisse à désirer » (l.56), qui est mise en avant, et qui sert de transition
vers ce que Périclès présente comme un bienveillance naturelle des Athéniens.
3) La bienveillance.
Celle-ci, ou plutôt leur générosité, fait l’objet d’une explication plus obscure de la part de
l’orateur, qui se veut comme le reste excessivement élogieux mais cache mal l’idéologie sous-
jacente qui nous amènera à la deuxième partie. Il indique que « à l’opposée du grand
nombre » (l.64), ce qui sous-entend une supériorité athénienne plus qu’une simple
caractéristique positive, ce sont « les bienfaits » (l.65) de la cité envers ses amis qui lui
assurent leur soutien. Mais il avoue lui-même que ceci n’est pas exempt de calcul, puisque
ceci permet de « perpétuer une dette de reconnaissance » (l.66), autrement dit de s’attacher de
fait un obligé plutôt qu’un vrai « ami ». Il veut ensuite faire passer ceci pour un geste noble,
celui qui donne librement étant plus attentionné que celui qui y est obligé, mais malgré qu’il
prétende ne « pas suivre de calcul d’intérêt » (l.68), ou en tout cas pas totalement, cette notion
de dette qui sous-tend la bienveillance d’Athènes a été clairement énoncée et reste difficile à
dissimuler.
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Ainsi, à partir de la volonté d’expliquer l’importance du sacrifice des guerriers et donc de la
nécessité de leur rendre hommage, Périclès en arrive à dresser un portrait d’Athènes qui
semble « pour la Grèce une vivante leçon » (l.70), à la fois respectueuse de ses traditions,
fondée sur un régime juste et peuplée de citoyens exemplaires. Il serait possible d’établir un
parallèle avec la démocratie « parfaite » dont rêve Aristote, et dont Athènes semblerait bien se
rapprocher selon les dire de Périclès. Toutefois, comme nous l’avons vu pour cette fameuse
« dette », cette vision de supériorité ne manque pas de s’intégrer dans un contexte beaucoup
plus prosaïque qui est celui de la justification de la guerre.
II) Une guerre justifiée et victorieuse.
A) Un modèle à répandre.
1) L’originalité d’Athènes.
En tout premier lieu, s’il s’agit d’un exemple pour la Grèce, le corollaire serait logiquement
d’étendre ce modèle aux autres cités. De fait, Périclès insiste sur son originalité, et plusieurs
fois au cours de son discours. Dès le début, il indique que Athènes « ne se propose pas comme
modèle les lois d’autrui » (l.17), autrement dit n’a copié nulle part ses lois. Par la suite, on
retrouve plusieurs fois des allusions à l’originalité plus ou moins générale de la cité
athénienne, comme « nous nous distinguons de nos adversaires » (l.35), « contrairement à ces
gens » (l.39), « notre ville mérite admiration » (l.51), « seuls nous » (l.57 et 68), « un autre
mérite qui nous distingue » (l.60), ou encore « nous sommes à l’opposés du plus grand
nombre » (l.64). Ainsi, il est sous-entendu qu’une telle harmonie n’existe sûrement nulle part
ailleurs, et nous y reviendrons plus tard pour montrer que Périclès présente Sparte comme en
étant l’antithèse.
2) Le gouvernement des citoyens.
Si, comme nous l’avons vu, Périclès ne s’intéresse pas au mode de vote des lois, il n’en
présente pas moins la démocratie comme étant avant tout le gouvernement des citoyens, dès le
début puisque « les choses dépendent de la majorité » (l.18-19), mais surtout dans le
paragraphe 40. Outre les détails pratiques, comme le mistos, auxquels Périclès s’associe, il
indique surtout que cette participation collective est ancrée dans la mentalité athénienne. Le
citoyen dépolitisé est « inutile » (l.58), et il faut s’être « éclaipar la parole avant d’aborder
l’action à mener » (l.59-60), autrement dit dialoguer le plus possible. Ainsi, en regroupant
« tous ensemble » (l.60) ces citoyens éclairés, on obtient « les âmes les plus fermes » (l.62)
car les plus réfléchies. Ce sont donc les citoyens eux-mêmes qui forment l’originalité
d’Athènes, ce qui apparaît bien sûr comme un point capital dans sa supériorité.
3) La félicité ambiante.
Enfin, cette réussite apparaît dans la félicité des citoyens. Outre la « tolérance » (l.26) dans la
vie quotidienne, les fêtes religieuses permettent accessoirement de « chasser au loin la
contrariété » (l.32). De même, et ceci est vu en opposition à Sparte, la vie relativement peu
axée sur le domaine militaire permet de « laisser vivre » (l.47), et ainsi de garder une qualité
de vie sans empiéter sur la qualité de l’armée comme nous allons le voir. Il apparaît donc que,
bien qu’il ne soit évidemment pas question d’une politique agressive, en cas d’attaque
extérieure il semblerait justifié d’en profiter pour étendre ce modèle exemplaire sur la Grèce.
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