La Biologie structurale La catalyse enzymatique covalente. Peut-on prévoir la réactivité de l'acide aminé nucléophile impliqué ? Guy Branlant Summary Résumé La définition du codex existant entre structure primaire - structure 3D et l'efficacité catalytique des enzymes opérant par catalyse covalente demeure un défi. En particulier, il est difficile de prédire la réactivité des acides aminés nucléophiles dans leurs environnements même quand la structure 3D est disponible. Tous les acides aminés dotés de chaînes latérales qui montrent potentiellement des propriétés nucléophiles sont capables de former un intermédiaire enzymatique covalent. Généralement, ces enzymes sont catalytiquement efficaces. Etant donné la gamme étendue de la nucléophilicité de ces acides aminés, cela implique un rôle majeur de l'environnement protéique lors de la modulation de la réactivité chimique. Dans la revue qui suit, les facteurs moléculaires impliqués dans l'augmentation, à pH neutre, de la nucléophilicité de la cystéine essentielle de l'aldéhyde déhydrogénase NAD(P)-dépendante sont caractérisés. Le changement de la cystéine essentielle en acide aminé sérine conduit à une réduction drastique de l'efficacité catalytique due à la faible nucléophilicité du groupement OH. D'un autre côte, l'introduction d'une sélénocystéine conduit à un sélénoenzyme qui mime l'activité de la sélénopéroxidase. Ces résultats, ainsi que d'autres décrits dans la revue, montrent que : 1) des solutions alternatives variées existent pour augmenter la nucléophilicité d'un résidu cystéine à pH physiologique, 2) la structure cristalline de l'enzyme n'est pas nécessairement représentative de sa forme biologiquement active, 3) l'analyse de la structure 3D n'est pas suffisante pour prédire la réactivité d'un nucléophile, 4) une étude biochimique est toujours nécessaire pour obtenir une meilleure compréhension du caractère nucléophile, 5) la maîtrise du caractère nucléophile est nécessaire mais pas suffisante pour créer de nouveaux biocatalyseurs efficaces fonctionnant par un mécanisme covalent. Introduction Un des défis du décryptage du codex structure primaire-structure 3D-efficacité des enzymes opérant par catalyse covalente est de prédire la réactivité des acides aminés nucléophiles impliqués, dans le contexte de leur environnement protéique. Tous les acides aminés à caractère nucléophile peuvent, en effet, former des intermédiaires covalents. Généralement, les enzymes dans lesquelles ces nucléophiles sont impliqués, présentent des efficacités catalytiques comparables qui contrastent avec le spectre de réactivité chimique intrinsèque de ces nucléophiles à pH physiologique qui est très variable, allant des résidus thréonine/sérine à faible réactivité à la sélénocystéine à très forte réactivité. Le processus limitant contrôlant l'efficacité enzymatique peut être associé a priori à chacune des étapes du chemin réactionnel : l'attaque nucléophile sur le substrat incluant la notion de positionnement efficace relatif du substrat et du nucléophile, la fixation et le relargage des substrats, cosubstrats et produits, les changements conformationnels éventuels associés, la stabilité et (ou) la réactivité différentes des nouveaux intermédiaires réactionnels formés. Les efficacités relatives des différentes étapes sont façonnées au cours de l'évolution pour atteindre un compromis conduisant à une efficacité globale optimale. Ainsi, pour les enzymes à catalyse covalente impliquant des acides aminés à faible réactivité, dont une étude cinétique approfondie est disponible, il apparaît que l'étape limitante n'est jamais associée à un caractère nucléophile insuffisant du résidu catalytique. Ceci implique donc que l'environnement protéique autour du résidu catalytique augmente la réactivité du résidu, à pH physiologique. Les enzymes à cystéine essentielle Le pK apparent (pKapp) du thiol d'une cystéine intégrée dans un polypeptide non structuré, en milieu aqueux, est environ de 8.7-9. Le fait que seule la forme thiolate soit réactive implique que le pKapp du thiol soit abaissé de façon substantielle pour qu'une enzyme à Cys soit catalytiquement efficace à pH neutre. Cette efficacité est aussi fonction de l'accessibilité et de la nucléophilie du thiolate. Différents facteurs structuraux et moléculaires peuvent conduire à modifier le pKapp d'un thiol. Ils incluent des effets localisés à un acide aminé responsable par exemple d'une catalyse acide/base, d'une interaction électrostatique spécifique ou des effets plus globaux, générés par un ensemble de résidus d'une hélice ou de la chaîne principale peptidique ou d'un réseau de liaisons hydrogène. A nouveau, ces effets, par delà leur influence sur le pKapp, peuvent aussi fortement moduler la réactivité du thiolate. Une interaction entre un résidu chargé positivement et un thiolate doit conduire à une diminution de la nucléophilie du thiolate. A l'inverse, la présence d'un résidu chargé négativement dans l'environnement proche du thiolate devrait amener à augmenter sa réactivité. Il s'avère donc que, pour appréhender la réactivité d'un thiolate, il est nécessaire de connaître non seulement son pKapp, mais aussi sa nucléophilie et son accessibilité, facteurs essentiels pour évaluer l'efficacité de la formation de la liaison entre le thiolate et le substrat. C'est dans ce contexte que se situe le projet de notre groupe de recherche sur les aldéhydes déshydrogénases à cofacteur NAD(P), enzyme dont le mécanisme implique une catalyse covalente via une cystéine essentielle. Présentation des aldéhydes déshydrogénases à cofacteur NAD(P) 1. Préambule Les composés aldéhydiques sont, de part la présence de leur fonction aldéhyde, des entités chimiquement réactives et donc potentiellement toxiques. In vivo, ils dérivent du processus de biotransformation de métabolites d'origine endogène ou exogène avec un large spectre de structures différentes. De source endogène, ils englobent les aldéhydes provenant du métabolisme d'acides aminés, d'amines, de polyoses, de stéroïdes ou de lipides. De source exogène, ils dérivent de la biotransformation de xénobiotiques ou de vitamines. Plusieurs classes d'enzymes d'oxydoréduction sont impliquées dans leur métabolisme, c'est en particulier le cas des aldéhydes déshydrogénases (ALDH) à cofacteur NAD(P) qui catalysent l'oxydation des aldéhydes en acides activés phosphorylés ou non activés. 2. Présentation du mécanisme catalytique Les ALDH présentent un mécanisme de catalyse chimique à deux étapes, une étape d'oxydoréduction conduisant à la formation d'un intermédiaire thioacylenzyme suivie d'une étape soit de phosphorolyse [ce sont les ALDH phosphorylantes dont fait partie la glycéraldéhyde-3-phosphate déshydrogénase glycolytique (GAPDH)], soit d'hydrolyse (ce sont les ALDH non phosphorylantes) (figure 1). La première étape commune aux deux types d'ALDH se fait via la formation d'un intermédiaire thiohémicétal avec une Cys essentielle puis transfert d'hydrure sur le noyau nicotinamidium du cofacteur pour former l'intermédiaire thioacylenzyme. La bonne efficacité enzymatique des ALDH, à pH physiologique, implique donc : a) une bonne nucléophilie de la cystéine essentielle à pH neutre, donc un environnement protéique adapté pour révéler cette réactivité ; b) un transfert efficace de l'hydrure de l'intermédiaire thiohémicétal vers le pyridinium, donc la participation d'un acide aminé jouant le rôle de base, à moins que l'environnement protéique soit de type oxyanion et tel qu'il abaisse fortement le pKapp de l'intermédiaire, suffisamment pour ne pas nécessiter l'intervention d'une catalyse basique ; c) la stabilisation des états de transition et des intermédiaires formés ; d) la présence pour les ALDH phosphorylantes d'un site de fixation du phosphate pour permettre une phosphorolyse efficace et pour les ALDH non phosphorylantes, d'un site adapté pour activer la nucléophilie de la molécule d'eau. 3) Caractéristiques de la cystéine essentielle des GAPDH d'origine bactérienne 3. 1. Comment la réactivité de la Cys essentielle est-elle augmentée à pH neutre ? L'étude faite sur la GAPDH d'Escherichia coli sous forme apoenzyme (en absence de cofacteur NAD) montre que la cystéine essentielle 149 est impliquée dans une interaction de type paire d'ions avec l'His176 essentielle du site actif avec un pKapp de 5.7 pour la Cys149 et de 7.9 pour l'His176 (figure 2 ). Ceci a été démontré sur la base d'études spectroscopiques qui montrent : a) pour le type sauvage, une courbe biphasique de l'absorbance de l'ion thiolate en fonction du pH, décomposable en 2 monoexponentielles avec des pKapp de 5.7 et 7.9 ; b) pour le mutant His176Asn, une courbe monophasique avec un pKapp de 7.1. L'utilisation de sondes cinétiques pour titrer les thiolates a non seulement permis de confirmer les résultats précédents (pKapp de 5.5 pour la Cys149 et de 8.25 pour l'His176 dans le type sauvage et pKapp de 7.4 pour la Cys149 dans le mutant His176Asn) mais a aussi montré que le pouvoir nucléophile, qui mesure la réactivité de la Cys149 dans la paire d'ions, est suffisant pour que l'attaque nucléophile ne soit pas limitante dans le processus catalytique à pH neutre, même si le pouvoir nucléophile est diminué d'un facteur 20 par rapport à celui d'un thiolate " libre " (1). Des études faites sur la GAPDH de Bacillus stearothermophilus donnent des résultats similaires avec un pKapp de la Cys149 de 5.5 dans le type sauvage et de 8 dans le mutant His176Asn. L'addition du cofacteur favorise la formation d'une paire d'ions plus efficace avec un pKapp de la Cys149 de 4.45. Un tel résultat montre que la fixation du cofacteur doit induire un changement conformationnel, autour de la Cys149, rapprochant l'His176 de la Cys149, augmentant ainsi la stabilité de la paire d'ions. 3.2. Ces résultats étaient-ils prévisibles à partir de l'inspection des structures RX actuellement disponibles ? Si, dans le voisinage de la Cys149, on trouve effectivement l'His176 dont le N pointe vers le groupement thiol, il n'était cependant pas possible de prédire que cette interaction conduirait à la formation d'une paire d'ions aussi efficace. Les distances entre la Cys149 et l'His176 déduites des modèles de structure 3D - 3.6 Å dans l'holo structure - (2, 3) sont en effet incompatibles avec la formation d'une paire d'ions efficace comme cela a été démontré par les études biochimiques. Ces résultats suggèrent donc que la structure déterminée par RX n'est pas tout à fait représentative de celle qui est biologiquement efficace. Des études récentes couplant une approche hybride de calcul de mécanique quantique/dynamique moléculaire confirment cette hypothèse en montrant que la distance Cys149 - His176 est en fait de 2.9 Å soit 0.7 Å plus courte que celle déduite des structures 3D (4). Si l'His176 joue donc un rôle essentiel dans la révélation de la nucléophilie de la Cys149, d'autres facteurs structuraux doivent intervenir pour abaisser le pKapp de la Cys149. En effet, le pKapp de la Cys149 dans le mutant His176Asn est de 1.4 (E. coli) et 0.7 (B. stearothermophilus) unités plus bas que celui observé dans le glutathion. Les différences observées de 1.4 et de 0.7 doivent refléter des différences subtiles entre les structures des deux sites des GAPDH au voisinage de la Cys149, différences qui sont impossibles à prévoir par la seule inspection des deux structures (2, 3). Néanmoins, l'inspection des structures 3D des GAPDH montre que la Cys149 se trouve aussi à l'extrémité N terminale d'une hélice . Ceci suggérait donc une contribution du dipôle généré par l'hélice alpha pour abaisser le pKapp de la Cys149 comme cela avait été montré récemment sur des modèles chimiques (5). L'obtention par ingénierie d'un fragment protéique de la GAPDH de B. stearothermophilus ne contenant que le domaine du cofacteur et une partie de l'hélice alpha sous-tendant la Cys149, mais ne possédant pas le domaine catalytique et donc l'His176, a permis de titrer un pKapp de 8.3 pour la Cys149. La contribution de l'hélice alpha dans l'abaissement du pKa de la Cys149 serait donc d'environ 0.4 unité, valeur différente de celle estimée à partir de modèle chimique (1.4 unités), résultat qui, à nouveau sur la base de la structure 3D, était difficile à prédire. 3.3. Le mécanisme d'activation de la Cys 149 dans les GAPDH bactériennes peut-il être étendu à toutes les GAPDH ? Les résultats précédents ont montré qu'un des facteurs essentiels impliqué dans l'activation de la Cys 149 était une His. L'isolement de GAPDH d'archaea, phylogénétiquement distante des GAPDH bactériennes et eucaryotes, a permis d'entreprendre une étude comparative de l'évolution des sites actifs des deux types de GAPDH. La présence d'une His proche de la Cys 149 a pu être montrée sans que la formation d'une paire d'ions n'ait pu être mise en évidence dans l'apoenzyme. Mais le résultat le plus intéressant de cette étude est que cette His se trouve positionnée ailleurs dans la structure primaire (6). Un tel résultat suggère une évolution convergente des deux sites actifs, l'activation de la Cys 149 ainsi que le mécanisme de transfert d'hydrure nécessitant la présence d'une His proche spatialement. 3.4. La présence d'une cystéine 149 très réactive est-elle suffisante pour générer une enzyme catalytiquement efficace ? En présence de son substrat biologique, le glycéraldéhyde-3-phosphate (G3P), la GAPDH bactérienne est très efficace, l'étape limitante n'étant pas associée à l'attaque nucléophile. L'utilisation de substrat comme l'érythrose-4-phosphate (E4P) (1 groupement CHOH de plus que le G3P) conduit à une très faible activité due à un site de spécificité structurale non adapté, résultat en soi qui n'a rien de surprenant. Par contre, une enzyme GAPDH " like " d'E. coli ayant les mêmes acides aminés essentiels pour la catalyse montre une forte efficacité enzymatique avec l'E4P et une faible efficacité avec le G3P (7). Nos études cinétiques ont prouvé que la faible efficacité en présence de G3P était due à la formation d'un complexe ternaire enzyme-NAD-G3P peu efficace pour le transfert d'hydrure, la nucléophilie de la Cys149 n'étant pas modifiée. Ceci suggère que quelques mutations, vraisemblablement dans le site de spécificité structurale, changent drastiquement l'efficacité enzymatique, et ceci sans changer le pouvoir nucléophile de la Cys essentielle (la nature et le rôle de ces mutations n'ont pu être prédits de la structure 3D simulée à partir de celle de la GAPDH d'E. coli). De tels résultats montrent que la conception d'enzymes efficaces évoluant par catalyse covalente implique non seulement de maîtriser le pouvoir nucléophile de l'acide aminé essentiel qui doit être suffisant, mais aussi d'adapter le site de spécificité structurale à la structure du substrat que l'on veut utiliser. 4. Que se passe-t-il si on introduit une sérine à la place de la Cys149 dans les GAPDH bactériennes ? Intrinsèquement, une sérine est moins réactive qu'une cystéine. Cependant, les protéases à sérine montrent des efficacité catalytiques élevées, ce qui implique que le caractère nucléophile de la sérine est fortement augmenté par son environnement protéique. La présence d'une diade de diade Ser/His et His/Asp est décrit comme étant l'élément moteur de cette activation. Généralement, changer une cystéine essentielle en sérine ou inversement une sérine essentielle en cystéine conduit à une forte perte d'efficacité enzymatique. A part un caractère nucléophile insuffisant, d'autres raisons peuvent être avancées pour expliquer la perte d'activité : un positionnement non adéquat du substrat vis-à-vis du nucléophile (distance non optimale), une stabilité et une réactivité différentes des intermédiaires réactionnels formés. Jusqu'à présent, aucune étude approfondie de l'influence d'un site actif sur la nucléophilie d'un résidu sérine introduit à la place d'une cystéine essentielle n'avait été entreprise. Nos résultats montrent clairement que le site de la GAPDH n'est pas adapté pour augmenter la nucléophilie d'une Ser bien que l'His176 soit proche spatialement, histidine qui aurait pu favoriser cette nucléophilie comme dans le cas des protéases à Ser. En fait, l'activité catalytique est diminuée d'un facteur104 (8). Ce résultat n'est cependant pas forcément extrapolable. En effet, si introduire une Cys à la place d'une Ser dans une protéase conduit à une forte diminution de l'activité enzymatique, cette diminution n'est pas liée à un faible pouvoir nucléophile de la Cys introduite. Il a été montré que la Cys possédait une forte réactivité grâce à la formation d'une paire d'ions avec l'His essentielle, comme dans la papaïne (9). En d'autres termes, le site actif des protéases à Ser est adapté pour augmenter fortement la nucléophilie d'une Cys mais n'est en revanche pas adapté pour que les étapes ultérieures intervenant dans le mécanisme catalytique soient efficaces. Ces résultats montrent clairement qu'il est très difficile, même en disposant d'une structure 3D, de prédire la réactivité de l'acide aminé impliqué dans une catalyse covalente. 5. Que se passe-t-il si on introduit une sélénocystéine à la place de la Cys149 dans les GAPDH bactériennes ? 5.1. Préambule Les enzymes possédant une sélénocystéine sont généralement impliquées dans des processus d'oxydoréduction (10). C'est le cas de la sélénoglutathion peroxydase. Cette enzyme a comme fonction essentielle de réduire des hydroperoxydes en vue de protéger les composants cellulaires des dommages oxydatifs. Le mécanisme catalytique implique une entité sélénolate qui forme un intermédiaire sélénénique (figure 3 ). La présence d'un sélénol réactif et accessible est essentielle pour révéler une activité peroxydase. Ceci est la conséquence de la faible valeur du pKapp (~ 5.2) et de la grande polarisabilité du Se. En conséquence, introduire une sélénocystéine dans un site actif enzymatique doit conduire à mimer une activité peroxydase à la condition que le groupement sélénol soit accessible, réactif et que le site de spécificité structurale de l'enzyme soit compatible avec la structure des hydroperoxydes testés. 5.2. La séléno GAPDH présente une activité hydroperoxydase La séléno GAPDH présente une activité peroxydase montrant une préférence pour les substrats à noyau aromatique. L'efficacité enzymatique mesurée par la constante kcat/KROOH est faible comparée à celle de la glutathione peroxydase (facteur de104), le kcat étant inférieur d'un facteur 5 à 70 par rapport à celui des enzymes naturelles (11). Ces résultats sont similaires à ceux obtenus récemment sur la sélénosubtilisine où la sérine essentielle a été remplacée par une sélénocystéine. Seules des différences sont notées au niveau de la sélectivité structurale (12). L'ensemble de ces résultats montrent que : 1) la réactivité du sélénolate est en soi suffisante pour créer une activité peroxydase, à la condition qu'il soit accessible ; 2) l'efficacité catalytique est surtout fonction de la nature des sites de spécificité de reconnaissance structurale des hydroperoxydes. Donc générer une peroxydase efficace nécessite, non pas d'augmenter la nucléophilie du sélénolate, mais plutôt d'adapter le site actif à la structure des hydroperoxydes à réduire. 6) Caractéristiques de la cystéine essentielle des ALDH non phosphorylantes Comme déjà indiqué, le mécanisme des ALDH non phosphorylantes conduit à la formation du même intermédiaire thioacylenzyme que celui des GAPDH, seule l'étape de déacylation remplaçant l'étape de phosphorolyse (figure 1). D'où la question de savoir si l'activation de la Cys essentielle 302 se fait de la même façon que celle des GAPDH. L'inspection des structures actuellement disponibles des ALDH ne permet pas d'émettre des hypothèses sur la nature des facteurs moléculaires qui doivent être responsables de la nucléophilie de la Cys, rien n'étant identifiable dans une sphère de 6 Å autour du thiol. L'implication d'une His peut cependant être exclue. La titration du pKapp de la Cys et l'étude de sa réactivité dans l'apo structure donnent des résultats incompatibles avec l'efficacité enzymatique des ALDH (pKapp=8.5, avec une réactivité très faible). En fait, nos études biochimiques montrent que le pKapp de la Cys302 de l'ALDH de Streptococcus mutans diminue, passant de 8.5 à 6.1 avec une forte augmentation de sa réactivité lorsque le cofacteur est ajouté. En d'autres termes, la fixation du cofacteur sur la forme apo amène à un réarrangement local du site actif incluant la Cys302 qui conduit à augmenter la réactivité de la Cys à pH neutre via une stabilisation, vraisemblablement par deux NH peptidiques. Ici, intervient aussi la notion d'accessibilité. Dans l'apostructure, la Cys302 est peu accessible alors que dans l'holostructure, elle devient très accessible et, de par son nouvel environnement protéique, beaucoup plus réactive. Il est aussi à noter que cette réorganisation conformationnelle dévoile la titration d'un autre acide aminé de pKapp7.6 dont la déprotonation conduit à augmenter par un facteur 3 la réactivité de la Cys302 (13). Sa nature exacte vient d'être définie, en l'occurrence le résidu glutamate 268 hyperconservé (14). Ce dernier résultat suggère que la distance de 6.7 Å entre le Glu268 et la Cys302, déduite de l'inspection des structures 3D apo et holo (15), est en fait beaucoup plus courte lors de l'acte catalytique, la proximité de la charge négative de l'acide glutamique vis-à-vis de la Cys302 augmentant la réactivité du thiolate. A nouveau, l'ensemble de nos résultats montrent que les structures 3D apo et holo telles qu'elles sont connues actuellement ne sont pas représentatives de celle de la forme holo caractérisée en solution et dans le complexe ternaire et qu'elles ne permettent donc pas de prédire le rôle des acides aminés impliqués dans la catalyse. Conclusion - Perspectives Ces travaux sur les ALDH qui recoupent aussi ceux faits sur d'autres systèmes enzymatiques montrent qu'il est difficile de prévoir la réactivité d'un acide aminé impliqué dans une catalyse covalente lorsqu'on ne dispose que de la structure 3D de l'enzyme. En fait, la connaissance de la structure 3D ne peut être qu'un élément servant de guide pour valider les hypothèses émises à partir d'études enzymologiques. Déterminer le pKapp de l'acide aminé impliqué s'avère donc nécessaire. Ceci ne sera informatif qu'à la condition d'avoir aussi accès à sa nucléophilie, qui est représentative de sa réactivité et de son accessibilité dans l'acte catalytique. De l'ensemble des études biochimiques et structurales faites sur les enzymes opérant par catalyse covalente, il ressort que plusieurs solutions alternatives ont été élaborées au cours de l'évolution pour augmenter la nucléophilie, à pH physiologique, d'un résidu comme par exemple une cystéine. Un autre point important que soulignent nos études est que les structures 3D obtenues par RX ne sont pas nécessairement représentatives des structures biologiquement actives et qu'il est donc nécessaire de déterminer ces structures dans des conditions les plus proches possible de celles de l'acte catalytique. Enfin, on peut essayer de se projeter dans le futur avec l'objectif de concevoir des biocatalyseurs efficaces opérant par catalyse covalente. Dans ce cadre, nos études montrent qu'il est préférable de choisir un acide aminé qui possède déjà intrinsèquement une bonne nucléophilie à pH neutre, la sélénocystéine est de ce point de vue le meilleur choix avec cependant l'inconvénient majeur d'être trop facilement oxydable. La cystéine peut être une alternative avec un pKapp pouvant être assez facilement abaissé et une bonne nucléophilie. Cependant, même si on se place dans un tel contexte où la nucléophilie est parfaitement adaptée et maîtrisée, ceci ne préjuge pas de l'efficacité des autres étapes du mécanisme catalytique. Concevoir des biocatalyseurs efficaces opérant par catalyse covalente implique donc aussi de maîtriser ces étapes. Références : 1. Talfournier F. et al. (1998) Comparative study of the catalytic domain of phosphorylating glyceraldehyde-3-phosphate dehydrogenases from bacteria and archaea via essential cysteine probes and site- directed mutagenesis. Eur. J. Biochem. 252 : 447-457. 2. Skarzynski T., Wonacott A. 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Contact : Guy Branlant Laboratoire " Maturation des ARN et Enzymologie Moléculaire " UMR 7567 CNRS-Université Nancy 1 Vandoeuvre- lès-Nancy Décembre 2000 La Biologie structurale De la transmission intramoléculaire de signaux à l'adaptation biologique aux conditions extrêmes : ce que nous dit l'aspartate transcarbamylase Guy Hervé Summary Résumé L'aspartate transcarbamylase (ATCase) a fait l'objet de très nombreuses études au cours des vingt dernières années comme modèle pour la coopérativité et l'allostérie, depuis qu'il a été montré que cet enzyme présente presque tous les types d'interactions régulatrices que peuvent manifester les enzymes dont l'activité est contrôlée par des modifications non covalentes. Un intérêt supplémentaire de ce système réside dans le fait que dans cet enzyme, les effecteurs allostériques agissent par le biais de changements conformationnels spécifiques discrets, différents de ceux impliqués dans les interactions coopératives homotropiques entre les sites catalytiques. L'analyse détaillée de ces mécanismes a conduit au concept de " transmission intramoléculaire de signaux ". La littérature montre de plus en plus clairement qu'il s'agit là d'un processus général. Chez les eucaryotes, l'ATCase est associée à d'autres enzymes de la voie de biosynthèse des nucléotides pyrimidiques, constituant ainsi des protéines multifonctionnelles qui présentent le phénomène de canalisation des métabolites intermédiaires ainsi que des mécanismes allostériques originaux. L'étude des enzymes homologues chez les organismes marins vivant autour des sources volcaniques profondes fournissent des informations sur les bases moléculaires de l'adaptation biologique aux environnements extrêmes ainsi que sur l'évolution et l'adaptation des mécanismes allostériques. L'histoire des Sciences montre que le choix d'un objet d'étude représentatif et chargé d'information d'intérêt général est un élément déterminant dans l'avancement des connaissances. Ceci est plus vrai encore maintenant que se multiplient les méthodologies pluridisciplinaires et complémentaires qui peuvent être appliquées à son étude. De ce point de vue l'Aspartate Transcarbamylase (ATCase) et les enzymes qui lui sont physiologiquement associées, en particulier la Carbamylphosphate Synthétase (CPSase), se sont avérés être un bon choix. L'ATCase d'Escherichia coli est étudiée assidûment depuis quarante ans. Pendant longtemps ceci a été justifié par le fait que cet enzyme constitue un excellent système modèle pour l'étude détaillée des phénomènes de coopérativité et d'allostérie. En effet, il présente, à lui seul, la plupart des propriétés de régulation que manifestent les enzymes dont l'activité est régulée par modifications structurales non covalentes : coopérativité positive entre sites catalytiques, réactivité de demi-site, interactions hétérotropes positives et négatives entre sites catalytiques et sites régulateurs, interactions homotropes positives et négatives entre sites régulateurs qui sont à la base d'une synergie d'action des rétro-inhibiteurs. L'intérêt s'est accentué lorsqu'il s'est avéré que les effecteurs allostériques de cet enzyme n'agissent pas directement au niveau de la transition de structure quaternaire qui accompagne les effets coopératifs entre les sites catalytiques, mais par des mécanismes distincts qui reposent sur la propagation à des distances considérables (60 Å), de signaux conformationnels discrets. Ces observations ont conduit au concept de " transmission intramoléculaire de signaux ". Considérant l'intérêt fondamental et probablement général de ce processus, un consensus s'est dégagé quant à l'intérêt de poursuivre l'analyse de ces mécanismes aussi loin que le permettent les méthodes disponibles. Les informations obtenues à ce jour résultent des efforts conjoints d'une demi-douzaine de laboratoires utilisant de manière intégrée des méthodologies allant de la génétique (génie génétique, mutagenèse dirigée) à la biophysique (cristallographie, diffusion des rayons X et des neutrons en solution) en passant par la panoplie des méthodes biochimiques et physico-chimiques (spectroscopies diverses, échange isotopique à l'équilibre, chocs osmotiques, pression hydrostatique, etc.). Au cours des dernières années, la connaissance détaillée de ce système ainsi que l'étude simultanée de la CPSase, qui fournit à l'ATCase l'un de ses substrats, ont servi de base à de nouveaux développements concernant le fonctionnement des complexes multienzymatiques présentant le phénomène de canalisation métabolique, les mécanismes moléculaires de l'adaptation biologique aux conditions extrêmes, les phénomènes de symbiose, sans parler des développements chimiothérapeutiques qui prennent ces enzymes pour cibles. 1) Aspartate transcarbamylase L'ATCase d'Escherichia coli catalyse la première réaction de la voie de biosynthèse des nucléotides pyrimidiques, précurseurs des acides nucléiques. Cette réaction consiste en la carbamylation du groupement aminé de l'aspartate par le carbamylphosphate et procède selon un mécanisme ordonné dans lequel la fixation du carbamylphosphate intervient en premier au site catalytique et permet la fixation de l'aspartate. C'est à l'égard de ce second substrat que se manifeste la coopérativité entre sites catalytiques. Du point de vue de la régulation métabolique, l'activité de l'ATCase est rétroinhibée de manière synergique par les produits finaux CTP et UTP. Elle est par contre stimulée par l'ATP (1, 2). Du point de vue structural, l'ATCase fait apparaître plusieurs niveaux d'organisation. Elle est constituée de deux trimères de chaînes catalytiques maintenus en contact par trois dimères de chaînes régulatrices. Les sites catalytiques sont localisés à l'interface entre chaînes catalytiques appartenant au même trimère. Les sites régulateurs sont situés aux extrémités externes des chaînes régulatrices. Les effets coopératifs entre sites catalytiques pour la fixation du substrat aspartate s'expliquent par le passage de l'enzyme d'une conformation possédant une faible affinité pour ce substrat à une conformation qui possède une forte affinité. La structure cristallographique de ces deux conformations est connue à haute résolution (3, 4). Cette transition revêt trois aspects couplés : a) une transition importante de structure quaternaire lors de laquelle les deux trimères de chaînes catalytiques s'écartent de 11 Å en pivotant de 5° autour de l'axe de symétrie de la molécule ; b) une transition de structure tertiaire des chaînes catalytiques qui provoque un rapprochement de leurs deux domaines qui viennent ainsi enserrer davantage les substrats ; c) un réarrangement de la structure fine du site catalytique, caractérisé en particulier par la variation du pK de résidus impliqués dans la réaction (5). Grâce au développement du génie génétique, on connaît actuellement la structure primaire de près de 60 ATCases. Il apparaît que les acides aminés importants du site catalytique sont entièrement conservés depuis les archaebactéries jusqu'à l'homme, indiquant que l'arrangement structural sélectionné pour catalyser cette réaction l'a été extrêmement tôt dans l'évolution. En revanche, les propriétés de régulation de ces enzymes montrent une flamboyante diversité en fonction des besoins physiologiques des divers organismes. Chez les organismes supérieurs, les ATCases sont associées à la CPSase et à la dihydroorotase pour former des protéines multifonctionnelles qui présentent le phénomène de canalisation métabolique et sont soumises à divers types de régulation. 2) Transmission intramoléculaire de signaux régulateurs Les premiers modèles destinés à expliquer les propriétés de régulation de l'ATCase postulaient que les effecteurs CTP, UTP et ATP agissaient directement sur la transition conformationnelle qui explique les effets coopératifs entre les sites catalytiques. Au cours des années, de nombreuses indications se sont accumulées montrant que les effecteurs agissent par des mécanismes différents de celui des effets coopératifs et, de plus, différents entre eux. Il existe toutefois, en présence des substrats, un couplage entre ces mécanismes (6) et la transition de structure quaternaire induite par l'aspartate. Ces propriétés allostériques s'expliquent maintenant par le " mécanisme par effets primaire et secondaire ". Dans ce mécanisme, la fixation de l'effecteur au site catalytique provoque un changement conformationnel local, qui n'affecte pas la structure quaternaire, mais est transmis au site catalytique le plus proche, changeant l'affinité de celui-ci pour le substrat aspartate (effet primaire). La variation d'occupation des sites catalytiques par l'aspartate qui en résulte altère à son tour les proportions des conformations quaternaires T et R (effet secondaire). Ce mécanisme a été vérifié par des expériences de diffusion des rayons X aux petits angles (7, 8) et d'échange isotopique à l'équilibre (9). L'utilisation, pour décrire ce mécanisme, d'un formalisme simple, dérivé du modèle à deux états, mais dans lequel on fait intervenir des variations de KT et KR (constantes de dissociation de l'aspartate vis-à-vis des deux conformations extrêmes) sous l'influence des effecteurs, permet une excellente description des résultats expérimentaux. Un certain nombre de données de la littérature indiquent que ce mécanisme opère chez d'autres enzymes de régulation (1, 10). L'utilisation extensive de la mutagenèse dirigée associée aux autres méthodologies disponibles (en particulier la cristallographie, la modélisation moléculaire et la fluorescence intrinsèque) a permis d'obtenir des informations sur la nature des signaux conformationnels extrêmement discrets qui sont transmis au site catalytique lors de la fixation des effecteurs aux sites régulateurs. Ces signaux sont propagés dans la matrice protéique à une distance de 60 Å au travers des interfaces entre chaînes catalytiques et chaînes régulatrices et entre domaines de ces chaînes. Un certain nombre d'éléments structuraux et d'interactions intramoléculaires ont été identifiés comme intervenant spécifiquement dans la transmission du signal régulateur de l'un ou l'autre des effecteurs allostériques (11, 12). C'est dans le cas de l'activateur ATP que ce processus a pu être le mieux caractérisé ( Figure 3). Il apparaît que la fixation de cet effecteur entraîne un léger élargissement du site régulateur conduisant à un changement de la position de certains acides aminés (lysine 60, glutamate 62). Ce mouvement est transmis à l'hélice H2' dont l'orientation est légèrement modifiée. Il se produit alors un réarrangement des interactions entre la tyrosine 77 localisée à l'autre extrémité de cette hélice et plusieurs résidus hydrophobes qui constituent une poche dans laquelle ce résidu tyrosine est enfoui à l'interface entre les deux domaines de la chaîne régulatrice. La plus importante de ces interactions concerne la valine 106 appartenant au domaine voisin, résidu à partir duquel il semble que le mouvement soit transmis par la chaîne carbonée à la cystéine 109, l'une des quatre cystéines liées à l'atome de zinc présent dans chaque chaîne régulatrice ( Figure 3). Il a été montré que cet élément structural tétrahédrique dans lequel l'atome de zinc est chélaté par ces quatre résidus cystéines se comporte comme un corps rigide dont le mouvement propagerait le signal régulateur à une zone spécifique de l'interface entre chaîne régulatrice et chaîne catalytique. Dans cette zone se situe un réseau d'interactions entre résidus des deux chaînes et il a été clairement montré que ce réseau est spécifiquement impliqué dans la transmission du signal régulateur de l'ATP. C'est de là que ce signal régulateur est transmis au site catalytique où il affecte la position de l'arginine 229, résidu qui entre en interaction avec le ß-carboxylate du substrat aspartate. Les études cristallographiques ont montré que ATP et CTP agissent en sens inverse sur la position de ce résidu (13), ceci étant l'un des éléments qui affectent l'affinité du site catalytique pour le substrat. La manifestation ultime de ce transfert intramoléculaire d'information, induit par la fixation de l'ATP au site régulateur, est une augmentation de la constante de vitesse de fixation de l'aspartate au site catalytique aspartate(9). Ce phénomène de transmission intramoléculaire de signal est décrit ici sous sa forme minimale rendant compte des résultats expérimentaux. L'étude de la dynamique conformationnelle de l'ATCase (14) suggère que malgré l'absence d'influence directe de l'ATP sur la proportion des formes T et R, sa fixation au site régulateur pourrait entraîner une altération de la structure tertiaire plus largement distribuée que celle qui est décrite ici. C'est sur la base de ces changements conformationnels extrêmement discrets que le site catalytique intègre les différents signaux régulateurs qui résultent des interactions coopératives entre sites catalytiques d'une part, de la fixation des effecteurs CTP, UTP et ATP aux sites régulateurs d'autre part. Tout ceci concourt à ajuster en permanence la production de carbamylaspartate aux besoins de la cellule. Les modifications subtiles des sites catalytiques en jeu ici varient d'un effet régulateur à l'autre. Ainsi, la réaction qui utilise le pseudo-substrat acétylphosphate à la place du substrat physiologique, le carbamylphosphate, est insensible à la fixation de l'ATP au site régulateur, alors qu'elle demeure sensible aux autres effecteurs et aux interactions coopératives entre les sites catalytiques. Il apparaît donc que l'interaction particulière entre le substrat aspartate et le site catalytique, cible de l'ATP, est spécifiquement absente dans le complexe ternaire ATCase-acétylphosphate-aspartate. La légère altération de la mise en place de l'aspartate lorsque le carbamylphosphate est remplacé par l'acétylphosphate est confirmée par la diminution de l'affinité du site catalytique pour l'aspartate et par la diminution d'intensité du signal optique qui résulte de la fixation de ce substrat. 3) Canalisation métabolique dans les complexes multienzymatiques Lorsqu'on examine les systèmes enzymatiques des voies anaboliques le long de l'échelle des espèces, on constate une tendance générale des enzymes catalysant des réactions séquentielles à être organisés en complexes multienzymatiques ou protéines multifonctionnelles. La voie de biosynthèse des nucléotides pyrimidiques n'échappe pas à cette règle et, chez les mammifères, l'ATCase est associée de façon covalente à la carbamylphosphate synthétase et à la dihydroorotase, troisième enzyme de cette voie métabolique (15). Chez les organismes eucaryotes inférieurs tels que la levure, ce complexe contient une pseudodihydrorotase inactive, la forme active de cet enzyme étant indépendante et codée sur un autre chromosome (16, 17). Une telle situation a certainement une signification importante du point de vue de l'évolution de ces systèmes. Les avantages physiologiques de cette organisation en complexes multienzymatiques font l'objet de controverses. Il n'en demeure pas moins que l'étude de ces phénomènes à l'échelle moléculaire présente un grand intérêt pour une description précise du métabolisme cellulaire. De ce point de vue, certains échecs dans le domaine des chimiothérapies sont dûs au manque de prise en compte des phénomènes de canalisation et de compartimentation métabolique. L'utilisation concertée des méthodes cinétiques, du génie génétique et de techniques de dilution isotopique a permis d'établir qu'au sein du complexe CPSase- pseudoDHOaseATCase de Saccharomyces cerevisiae, le carbamylphosphate synthétisé au site catalytique de la CPSase est canalisé vers le site catalytique de l'ATCase pour y être utilisé comme substrat (18). Ce transfert doit résulter d'un changement conformationnel très particulier qui occulte le site ATCase. En effet, des inhibiteurs compétitifs puissants de l'activité ATCase, lorsque celle-ci repose sur l'addition au complexe d'aspartate et de carbamylphosphate externe, sont sans effet sur la même réaction lorsque le carbamylphosphate est fourni par la CPSase. Les progrès récents dans la connaissance de la structure des domaines actifs de ce complexe devraient permettre d'analyser ce mécanisme tout à fait original. Ces complexes multienzymatiques constituent également d'excellents modèles pour l'étude des mécanismes moléculaires de la régulation allostérique. Chez la levure, les deux activités CPSase et ATCase du complexe CPSase-pseudo- DHOase-ATCase sont rétroinhibées simultanément par le métabolite final UTP (18). Les résultats obtenus récemment par les méthodes de génie génétique, cinétique enzymatique et cristallographie suggèrent que le site régulateur de l'activité ATCase pourrait être le site catalytique de la CPSase, un type d'organisation élaboré et original. 4) Adaptation biologique aux conditions extrêmes : les organismes des environnements marins profonds C'est seulement en 1978 que les biotopes fascinants, qui se développent autour des sources hydrothermales du fond des océans, ont été découverts. Du fait de l'absence totale de lumière, aucune photosynthèse n'est possible dans ces environnements extrêmes du point de vue de la température, de la pression hydrostatique et de la composition chimique du milieu, et la vie exubérante qui s'y est développée (des bactéries aux vertébrés) repose exclusivement sur l'aptitude de certaines bactéries à extraire l'énergie de réactions chimiques telles que l'oxydation des sulfures. Grâce à l'organisation de campagnes d'exploration et d'étude de ces biotopes, mettant en oeuvre le NAUTILE (le submersible de l'Ifremer), des informations originales sont maintenant obtenues sur plusieurs aspects de l'écologie, de la physiologie et de la biologie de ces organismes. Ces informations concernent également leur évolution et les mécanismes de leur adaptation à ces environnements extrêmes. 5) Adaptation aux températures élevées et à la pression hydrostatique : Pyrococcus abyssi Pyrococcus abyssi est une archaebactérie hyperthermophile et barophile isolée et caractérisée par Daniel Prieur (Station biologique de Roscoff, CNRS) à partir d'un échantillon prélevé à 2000 m de profondeur à l'intérieur d'un fumeur noir au sein duquel la température était de 110°C (19). Les conditions optimales de croissance de cette bactérie sont 96°C sous 200 atmosphères. L'ATCase et la CPSase de ce micro-organisme ont été purifiées et étudiées. Les gènes codant pour ces protéines ont été clonés et leurs séquences déterminées. Ces deux enzymes sont clairement adaptés à fonctionner dans ces conditions extrêmes. Le premier peut être incubé à 95°C ou à 3000 atmosphères (soit dix fois la pression à laquelle la bactérie est exposée dans son milieu naturel), pendant des heures, sans perte d'activité (20). Le second possède encore 50 % de son activité après le même traitement (21). Dans les mêmes conditions, la CPSase et l'ATCase d'Escherichia coli sont inactivées en quelques secondes pour la première, quelques minutes pour la seconde. a) Aspartate transcarbamylase Sur la base de l'homologie de structure primaire que la chaîne catalytique de l'ATCase de Pyrococcus abyssi présente avec son homologue d'Escherichia coli (53 % d'identité, 71 % d'homologie), sa structure tridimensionnelle a pu être modélisée (22). Bien que les structures tridimensionnelles de ces deux protéines soient très semblables, elles présentent des différences significatives, en particulier au niveau des boucles 80 et 240 ( Figure 4 haut) qui jouent un rôle important dans la constitution du site catalytique, la coopérativité entre ces sites, et les mécanismes d'action des effecteurs allostériques. La chaîne catalytique de Pyrococcus abyssi montre une augmentation de la taille et de la compacité du coeur hydrophobe de cet enzyme. De plus, elle contient deux fois plus d'acides aminés chargés (positivement et négativement) que la chaîne catalytique de l'enzyme d'Escherichia coli. De manière inattendue, il apparaît que tous ces résidus chargés supplémentaires sont localisés à la surface de la chaîne catalytique ( Figure 4 bas). Il semble donc que la stabilisation de la chaîne catalytique de Pyrococcus abyssi résulte, au moins en partie, du renforcement du coeur hydrophobe de cette chaîne, les acides aminés chargés supplémentaires, présents aussi bien dans la chaîne catalytique que dans la chaîne régulatrice, étant davantage impliqués dans la stabilisation de la structure quaternaire. Les paires d'acides aminés impliquées dans les interactions ioniques ou hydrophobes entre les chaînes catalytiques et régulatrices et entre les domaines de ces chaînes dans l'ATCase d'Escherichia coli sont très conservées dans la protéine homologue de Pyrococcus abyssi. Il en est de même des acides aminés qui jouent un rôle important aux sites catalytiques et régulateurs. Par contre, et alors que l'activité de l'ATCase de Pyrococcus abyssi est régulée par les mêmes effecteurs allostériques que celle de son homologue mésophile, les acides aminés impliqués dans la transmission intramoléculaire des signaux régulateurs de l'ATP et du CTP ne sont pas conservés. On peut donc penser que les modifications structurales qui assurent la stabilisation de cet enzyme chez Pyrococcus abyssi n'étaient pas compatibles avec le maintien des mécanismes d'action de ces effecteurs qui, chez ce micro-organisme, doivent agir par des mécanismes différents qu'il convient maintenant d'étudier. Ceci ouvre des perspectives intéressantes car il semble que ces systèmes enzymatiques conduisent maintenant à l'étude de l'évolution, non plus seulement de structures mais de mécanismes de régulation, ce qui confère une dimension supplémentaire attrayante à ces investigations. b) Carbamylphosphate synthétase La CPSase de Pyrococcus abyssi constitue encore un système du plus grand intérêt pour l'étude des bases moléculaires de l'adaptation aux hautes températures et à la pression hydrostatique (voir plus haut) et, de plus, l'analyse après purification complète de cet enzyme, ainsi que le séquençage du gène correspondant, ouvrent des perspectives inattendues concernant l'évolution des protéines (21). Les CPSases connues jusqu'ici, de la bactérie à l'homme, montrent une homologie tout à fait significative entre leurs moitiés N et C terminales. Ceci a amené à conclure que les gènes qui codent pour ces enzymes résultent de la duplication, de la différenciation et de la fusion d'un gène ancestral. Dans cette perspective, il a été extrêmement intéressant de constater que la CPSase de Pyrococcus abyssi possède un poids moléculaire correspondant à peu près à la moitié de celui des CPSases connues jusqu'ici (20). La même observation a été faite simultanément dans le cas de la CPSase de Pyrococcus furiosus (23). Ceci est d'autant plus intéressant qu'il vient d'être montré dans le cas des CPSases de mammifère et de Levure que les moitiés isolées de ces deux enzymes sont encore capables de catalyser la réaction de synthèse du carbamylphosphate lorsqu'elles sont sous forme d'homodimères (24). De plus, le séquençage des gènes codant pour les CPSases de Pyrococcus abyssi et Pyrococcus furiosus vient de montrer que cette protéine présente une forte homologie avec les carbamate kinases, enzymes capables de catalyser la dernière étape de la réaction de synthèse du carbamylphosphate et présentant également une homologie significative avec les CPSases. Ainsi, l'emploi intégré de la génomique, des déterminations structurales, de la biochimie et de la cinétique enzymatique conduit au décryptage de l'évolution des enzymes impliqués dans la synthèse du métabolite important qu'est le carbamylphosphate (précurseur des pyrimidines, de l'arginine et des polyamines) et dans son utilisation pour la synthèse d'ATP chez les organismes capables d'utiliser l'arginine comme source d'énergie. 6) L'Aspartate transcarbamylase d'organismes psychrophiles Les organismes psychrophiles sont adaptés au froid. Ceci est en particulier le cas de bactéries qui se développent au fond des océans à l'écart des sources hydrothermales, dans les régions polaires et glaciaires, etc. (ainsi que dans les congélateurs utilisés pour la conservation des denrées alimentaires !). Ici encore, l'aptitude de ces micro-organismes à se développer à des températures voisines de 0°C repose en partie sur l'adaptation de leur équipement enzymatique (25). Il semble, en particulier, que les modifications structurales dont les enzymes de ces organismes sont l'objet conduisent à une plasticité plus grande de ces protéines, ce qui leur permet, à basse température, de manifester les changements conformationnels et ajustements induits nécessaires à leur activité catalytique. Il semble, de plus, que ces enzymes soient de meilleurs catalyseurs que leurs homologues présents chez les organismes mésophiles. L'ATCase de la souche psychrobacter TAD1, isolée dans l'Antarctique par C. Gerday, est active à 0°C (26). A cette température, sa vitesse maximale correspond encore à 25 % de ce qu'elle est à la température optimale. Cette aptitude exceptionnelle semble liée à une constante catalytique plus élevée. Les études cinétiques montrent en effet que les constantes de dissociation des deux substrats sont à peu près identiques à ce qu'elles sont vis-à-vis de l'ATCase d'Escherichia coli alors que la constante de Michaelis vis-à-vis du carbamylphosphate est 100 fois plus élevée dans le cas de l'ATCase de la bactérie psychrophile. Il semble donc que, contrairement à ce qui a été déterminé dans le cas de l'ATCase d'Escherichia coli, la constante catalytique de l'ATCase de Pyrococcus abyssi n'est pas négligeable par rapport à la constante de dissociation du complexe ATCasecarbamylphosphate (26). Le clonage du gène, la détermination de sa séquence, et son expression à taux élevé devraient permettre prochainement de répondre aux multiples questions intéressantes que pose ce système. 7) Conclusions L'utilisation combinée de l'analyse systématique des génomes, des méthodes d'analyses structurales (cristallographie, RMN, sans oublier la chimie des protéines) de la physicochimie des macromolécules et de leurs interactions avec le solvant, de la cinétique enzymatique, du génie génétique, de la biologie cellulaire, de la physiologie et de l'étude de la dynamique moléculaire, ouvre une ère nouvelle dans le décryptage des bases moléculaires des propriétés de la matière dite " vivante ". Dans ce paysage, il est important d'apprécier à sa juste valeur la contribution des grands instruments physiques (synchrotrons, sources de neutrons) dont l'impact est irremplaçable. Les décennies qui viennent vont ainsi permettre à l'homme d'explorer la nature de son existence comme jamais il n'a pu le faire dans le passé. Ceci n'ira pas sans doute pas sans remises en cause : de ses conceptions philosophiques, sociologiques, morales et éthiques. Références Contact : Guy Hervé Biochimie des signaux régulateurs cellulaires et moléculaires UMR 7631 CNRS Université Pierre et Marie Curie Paris Décembre 2000