La Biologie structurale

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La Biologie structurale
La catalyse enzymatique covalente.
Peut-on prévoir la réactivité de l'acide aminé nucléophile impliqué ?
Guy Branlant
Summary
Résumé
La définition du codex existant entre structure primaire - structure 3D et l'efficacité
catalytique des enzymes opérant par catalyse covalente demeure un défi. En
particulier, il est difficile de prédire la réactivité des acides aminés nucléophiles dans
leurs environnements même quand la structure 3D est disponible. Tous les acides
aminés dotés de chaînes latérales qui montrent potentiellement des propriétés
nucléophiles sont capables de former un intermédiaire enzymatique covalent.
Généralement, ces enzymes sont catalytiquement efficaces. Etant donné la gamme
étendue de la nucléophilicité de ces acides aminés, cela implique un rôle majeur de
l'environnement protéique lors de la modulation de la réactivité chimique.
Dans la revue qui suit, les facteurs moléculaires impliqués dans l'augmentation, à
pH neutre, de la nucléophilicité de la cystéine essentielle de l'aldéhyde
déhydrogénase NAD(P)-dépendante sont caractérisés. Le changement de la cystéine
essentielle en acide aminé sérine conduit à une réduction drastique de l'efficacité
catalytique due à la faible nucléophilicité du groupement OH. D'un autre côte,
l'introduction d'une sélénocystéine conduit à un sélénoenzyme qui mime l'activité de
la sélénopéroxidase.
Ces résultats, ainsi que d'autres décrits dans la revue, montrent que : 1) des
solutions alternatives variées existent pour augmenter la nucléophilicité d'un résidu
cystéine à pH physiologique, 2) la structure cristalline de l'enzyme n'est pas
nécessairement représentative de sa forme biologiquement active, 3) l'analyse de la
structure 3D n'est pas suffisante pour prédire la réactivité d'un nucléophile, 4) une
étude biochimique est toujours nécessaire pour obtenir une meilleure
compréhension du caractère nucléophile, 5) la maîtrise du caractère nucléophile est
nécessaire mais pas suffisante pour créer de nouveaux biocatalyseurs efficaces
fonctionnant par un mécanisme covalent.
Introduction
Un des défis du décryptage du codex structure primaire-structure 3D-efficacité des
enzymes opérant par catalyse covalente est de prédire la réactivité des acides aminés
nucléophiles impliqués, dans le contexte de leur environnement protéique. Tous les
acides aminés à caractère nucléophile peuvent, en effet, former des intermédiaires
covalents. Généralement, les enzymes dans lesquelles ces nucléophiles sont impliqués,
présentent des efficacités catalytiques comparables qui contrastent avec le spectre de
réactivité chimique intrinsèque de ces nucléophiles à pH physiologique qui est très
variable, allant des résidus thréonine/sérine à faible réactivité à la sélénocystéine à très
forte réactivité.
Le processus limitant contrôlant l'efficacité enzymatique peut être associé a priori à
chacune des étapes du chemin réactionnel : l'attaque nucléophile sur le substrat incluant
la notion de positionnement efficace relatif du substrat et du nucléophile, la fixation et le
relargage des substrats, cosubstrats et produits, les changements conformationnels
éventuels associés, la stabilité et (ou) la réactivité différentes des nouveaux intermédiaires
réactionnels formés. Les efficacités relatives des différentes étapes sont façonnées au
cours de l'évolution pour atteindre un compromis conduisant à une efficacité globale
optimale. Ainsi, pour les enzymes à catalyse covalente impliquant des acides aminés à
faible réactivité, dont une étude cinétique approfondie est disponible, il apparaît que
l'étape limitante n'est jamais associée à un caractère nucléophile insuffisant du résidu
catalytique. Ceci implique donc que l'environnement protéique autour du résidu
catalytique augmente la réactivité du résidu, à pH physiologique.
Les enzymes à cystéine essentielle
Le pK apparent (pKapp) du thiol d'une cystéine intégrée dans un polypeptide non
structuré, en milieu aqueux, est environ de 8.7-9. Le fait que seule la forme thiolate soit
réactive implique que le pKapp du thiol soit abaissé de façon substantielle pour qu'une
enzyme à Cys soit catalytiquement efficace à pH neutre. Cette efficacité est aussi
fonction de l'accessibilité et de la nucléophilie du thiolate. Différents facteurs structuraux
et moléculaires peuvent conduire à modifier le pKapp d'un thiol. Ils incluent des effets
localisés à un acide aminé responsable par exemple d'une catalyse acide/base, d'une
interaction électrostatique spécifique ou des effets plus globaux, générés par un ensemble
de résidus d'une hélice  ou de la chaîne principale peptidique ou d'un réseau de liaisons
hydrogène. A nouveau, ces effets, par delà leur influence sur le pKapp, peuvent aussi
fortement moduler la réactivité du thiolate. Une interaction entre un résidu chargé
positivement et un thiolate doit conduire à une diminution de la nucléophilie du thiolate.
A l'inverse, la présence d'un résidu chargé négativement dans l'environnement proche du
thiolate devrait amener à augmenter sa réactivité. Il s'avère donc que, pour appréhender la
réactivité d'un thiolate, il est nécessaire de connaître non seulement son pKapp, mais
aussi sa nucléophilie et son accessibilité, facteurs essentiels pour évaluer l'efficacité de la
formation de la liaison entre le thiolate et le substrat. C'est dans ce contexte que se situe
le projet de notre groupe de recherche sur les aldéhydes déshydrogénases à cofacteur
NAD(P), enzyme dont le mécanisme implique une catalyse covalente via une cystéine
essentielle.
Présentation des aldéhydes déshydrogénases à cofacteur NAD(P)
1. Préambule
Les composés aldéhydiques sont, de part la présence de leur fonction aldéhyde, des
entités chimiquement réactives et donc potentiellement toxiques. In vivo, ils dérivent du
processus de biotransformation de métabolites d'origine endogène ou exogène avec un
large spectre de structures différentes. De source endogène, ils englobent les aldéhydes
provenant du métabolisme d'acides aminés, d'amines, de polyoses, de stéroïdes ou de
lipides. De source exogène, ils dérivent de la biotransformation de xénobiotiques ou de
vitamines. Plusieurs classes d'enzymes d'oxydoréduction sont impliquées dans leur
métabolisme, c'est en particulier le cas des aldéhydes déshydrogénases (ALDH) à
cofacteur NAD(P) qui catalysent l'oxydation des aldéhydes en acides activés
phosphorylés ou non activés.
2. Présentation du mécanisme catalytique
Les ALDH présentent un mécanisme de catalyse chimique à deux étapes, une étape
d'oxydoréduction conduisant à la formation d'un intermédiaire thioacylenzyme suivie
d'une étape soit de phosphorolyse [ce sont les ALDH phosphorylantes dont fait partie la
glycéraldéhyde-3-phosphate déshydrogénase glycolytique (GAPDH)], soit d'hydrolyse
(ce sont les ALDH non phosphorylantes) (figure 1). La première étape commune aux
deux types d'ALDH se fait via la formation d'un intermédiaire thiohémicétal avec une
Cys essentielle puis transfert d'hydrure sur le noyau nicotinamidium du cofacteur pour
former l'intermédiaire thioacylenzyme. La bonne efficacité enzymatique des ALDH, à pH
physiologique, implique donc :
a) une bonne nucléophilie de la cystéine essentielle à pH neutre, donc un environnement
protéique adapté pour révéler cette réactivité ;
b) un transfert efficace de l'hydrure de l'intermédiaire thiohémicétal vers le pyridinium,
donc la participation d'un acide aminé jouant le rôle de base, à moins que l'environnement
protéique soit de type oxyanion et tel qu'il abaisse fortement le pKapp de l'intermédiaire,
suffisamment pour ne pas nécessiter l'intervention d'une catalyse basique ;
c) la stabilisation des états de transition et des intermédiaires formés ;
d) la présence pour les ALDH phosphorylantes d'un site de fixation du phosphate pour
permettre une phosphorolyse efficace et pour les ALDH non phosphorylantes, d'un site
adapté pour activer la nucléophilie de la molécule d'eau.
3) Caractéristiques de la cystéine essentielle des GAPDH d'origine bactérienne
3. 1. Comment la réactivité de la Cys essentielle est-elle augmentée à pH neutre ?
L'étude faite sur la GAPDH d'Escherichia coli sous forme apoenzyme (en absence de
cofacteur NAD) montre que la cystéine essentielle 149 est impliquée dans une interaction
de type paire d'ions avec l'His176 essentielle du site actif avec un pKapp de 5.7 pour la
Cys149 et de 7.9 pour l'His176 (figure 2 ). Ceci a été démontré sur la base d'études
spectroscopiques qui montrent :
a) pour le type sauvage, une courbe biphasique de l'absorbance de l'ion thiolate en
fonction du pH, décomposable en 2 monoexponentielles avec des pKapp de 5.7 et 7.9 ;
b) pour le mutant His176Asn, une courbe monophasique avec un pKapp de 7.1.
L'utilisation de sondes cinétiques pour titrer les thiolates a non seulement permis de
confirmer les résultats précédents (pKapp de 5.5 pour la Cys149 et de 8.25 pour l'His176
dans le type sauvage et pKapp de 7.4 pour la Cys149 dans le mutant His176Asn) mais a
aussi montré que le pouvoir nucléophile, qui mesure la réactivité de la Cys149 dans la
paire d'ions, est suffisant pour que l'attaque nucléophile ne soit pas limitante dans le
processus catalytique à pH neutre, même si le pouvoir nucléophile est diminué d'un
facteur 20 par rapport à celui d'un thiolate " libre " (1).
Des études faites sur la GAPDH de Bacillus stearothermophilus donnent des résultats
similaires avec un pKapp de la Cys149 de 5.5 dans le type sauvage et de 8 dans le mutant
His176Asn. L'addition du cofacteur favorise la formation d'une paire d'ions plus efficace
avec un pKapp de la Cys149 de 4.45. Un tel résultat montre que la fixation du cofacteur
doit induire un changement conformationnel, autour de la Cys149, rapprochant l'His176
de la Cys149, augmentant ainsi la stabilité de la paire d'ions.
3.2. Ces résultats étaient-ils prévisibles à partir de l'inspection des structures RX
actuellement disponibles ?
Si, dans le voisinage de la Cys149, on trouve effectivement l'His176 dont le N pointe
vers le groupement thiol, il n'était cependant pas possible de prédire que cette interaction
conduirait à la formation d'une paire d'ions aussi efficace. Les distances entre la Cys149
et l'His176 déduites des modèles de structure 3D - 3.6 Å dans l'holo structure - (2, 3) sont
en effet incompatibles avec la formation d'une paire d'ions efficace comme cela a été
démontré par les études biochimiques. Ces résultats suggèrent donc que la structure
déterminée par RX n'est pas tout à fait représentative de celle qui est biologiquement
efficace. Des études récentes couplant une approche hybride de calcul de mécanique
quantique/dynamique moléculaire confirment cette hypothèse en montrant que la distance
Cys149 - His176 est en fait de 2.9 Å soit 0.7 Å plus courte que celle déduite des
structures 3D (4).
Si l'His176 joue donc un rôle essentiel dans la révélation de la nucléophilie de la Cys149,
d'autres facteurs structuraux doivent intervenir pour abaisser le pKapp de la Cys149. En
effet, le pKapp de la Cys149 dans le mutant His176Asn est de 1.4 (E. coli) et 0.7 (B.
stearothermophilus) unités plus bas que celui observé dans le glutathion. Les différences
observées de 1.4 et de 0.7 doivent refléter des différences subtiles entre les structures des
deux sites des GAPDH au voisinage de la Cys149, différences qui sont impossibles à
prévoir par la seule inspection des deux structures (2, 3). Néanmoins, l'inspection des
structures 3D des GAPDH montre que la Cys149 se trouve aussi à l'extrémité N
terminale d'une hélice . Ceci suggérait donc une contribution du dipôle généré par
l'hélice alpha pour abaisser le pKapp de la Cys149 comme cela avait été montré
récemment sur des modèles chimiques (5). L'obtention par ingénierie d'un fragment
protéique de la GAPDH de B. stearothermophilus ne contenant que le domaine du
cofacteur et une partie de l'hélice alpha sous-tendant la Cys149, mais ne possédant pas le
domaine catalytique et donc l'His176, a permis de titrer un pKapp de 8.3 pour la Cys149.
La contribution de l'hélice alpha dans l'abaissement du pKa de la Cys149 serait donc
d'environ 0.4 unité, valeur différente de celle estimée à partir de modèle chimique (1.4
unités), résultat qui, à nouveau sur la base de la structure 3D, était difficile à prédire.
3.3. Le mécanisme d'activation de la Cys 149 dans les GAPDH bactériennes peut-il être
étendu à toutes les GAPDH ?
Les résultats précédents ont montré qu'un des facteurs essentiels impliqué dans
l'activation de la Cys 149 était une His. L'isolement de GAPDH d'archaea,
phylogénétiquement distante des GAPDH bactériennes et eucaryotes, a permis
d'entreprendre une étude comparative de l'évolution des sites actifs des deux types de
GAPDH. La présence d'une His proche de la Cys 149 a pu être montrée sans que la
formation d'une paire d'ions n'ait pu être mise en évidence dans l'apoenzyme. Mais le
résultat le plus intéressant de cette étude est que cette His se trouve positionnée ailleurs
dans la structure primaire (6). Un tel résultat suggère une évolution convergente des deux
sites actifs, l'activation de la Cys 149 ainsi que le mécanisme de transfert d'hydrure
nécessitant la présence d'une His proche spatialement.
3.4. La présence d'une cystéine 149 très réactive est-elle suffisante pour générer une
enzyme catalytiquement efficace ?
En présence de son substrat biologique, le glycéraldéhyde-3-phosphate (G3P), la GAPDH
bactérienne est très efficace, l'étape limitante n'étant pas associée à l'attaque nucléophile.
L'utilisation de substrat comme l'érythrose-4-phosphate (E4P) (1 groupement CHOH de
plus que le G3P) conduit à une très faible activité due à un site de spécificité structurale
non adapté, résultat en soi qui n'a rien de surprenant. Par contre, une enzyme GAPDH
" like " d'E. coli ayant les mêmes acides aminés essentiels pour la catalyse montre une
forte efficacité enzymatique avec l'E4P et une faible efficacité avec le G3P (7). Nos
études cinétiques ont prouvé que la faible efficacité en présence de G3P était due à la
formation d'un complexe ternaire enzyme-NAD-G3P peu efficace pour le transfert
d'hydrure, la nucléophilie de la Cys149 n'étant pas modifiée. Ceci suggère que quelques
mutations, vraisemblablement dans le site de spécificité structurale, changent
drastiquement l'efficacité enzymatique, et ceci sans changer le pouvoir nucléophile de la
Cys essentielle (la nature et le rôle de ces mutations n'ont pu être prédits de la structure
3D simulée à partir de celle de la GAPDH d'E. coli). De tels résultats montrent que la
conception d'enzymes efficaces évoluant par catalyse covalente implique non seulement
de maîtriser le pouvoir nucléophile de l'acide aminé essentiel qui doit être suffisant, mais
aussi d'adapter le site de spécificité structurale à la structure du substrat que l'on veut
utiliser.
4. Que se passe-t-il si on introduit une sérine à la place de la Cys149 dans les
GAPDH bactériennes ?
Intrinsèquement, une sérine est moins réactive qu'une cystéine. Cependant, les protéases
à sérine montrent des efficacité catalytiques élevées, ce qui implique que le caractère
nucléophile de la sérine est fortement augmenté par son environnement protéique. La
présence d'une diade de diade Ser/His et His/Asp est décrit comme étant l'élément moteur
de cette activation. Généralement, changer une cystéine essentielle en sérine ou
inversement une sérine essentielle en cystéine conduit à une forte perte d'efficacité
enzymatique. A part un caractère nucléophile insuffisant, d'autres raisons peuvent être
avancées pour expliquer la perte d'activité : un positionnement non adéquat du substrat
vis-à-vis du nucléophile (distance non optimale), une stabilité et une réactivité différentes
des intermédiaires réactionnels formés.
Jusqu'à présent, aucune étude approfondie de l'influence d'un site actif sur la nucléophilie
d'un résidu sérine introduit à la place d'une cystéine essentielle n'avait été entreprise. Nos
résultats montrent clairement que le site de la GAPDH n'est pas adapté pour augmenter la
nucléophilie d'une Ser bien que l'His176 soit proche spatialement, histidine qui aurait pu
favoriser cette nucléophilie comme dans le cas des protéases à Ser. En fait, l'activité
catalytique est diminuée d'un facteur104 (8). Ce résultat n'est cependant pas forcément
extrapolable. En effet, si introduire une Cys à la place d'une Ser dans une protéase
conduit à une forte diminution de l'activité enzymatique, cette diminution n'est pas liée à
un faible pouvoir nucléophile de la Cys introduite. Il a été montré que la Cys possédait
une forte réactivité grâce à la formation d'une paire d'ions avec l'His essentielle, comme
dans la papaïne (9). En d'autres termes, le site actif des protéases à Ser est adapté pour
augmenter fortement la nucléophilie d'une Cys mais n'est en revanche pas adapté pour
que les étapes ultérieures intervenant dans le mécanisme catalytique soient efficaces.
Ces résultats montrent clairement qu'il est très difficile, même en disposant d'une
structure 3D, de prédire la réactivité de l'acide aminé impliqué dans une catalyse
covalente.
5. Que se passe-t-il si on introduit une sélénocystéine à la place de la Cys149 dans les
GAPDH bactériennes ?
5.1. Préambule
Les enzymes possédant une sélénocystéine sont généralement impliquées dans des
processus d'oxydoréduction (10). C'est le cas de la sélénoglutathion peroxydase. Cette
enzyme a comme fonction essentielle de réduire des hydroperoxydes en vue de protéger
les composants cellulaires des dommages oxydatifs. Le mécanisme catalytique implique
une entité sélénolate qui forme un intermédiaire sélénénique (figure 3 ). La présence d'un
sélénol réactif et accessible est essentielle pour révéler une activité peroxydase. Ceci est
la conséquence de la faible valeur du pKapp (~ 5.2) et de la grande polarisabilité du Se.
En conséquence, introduire une sélénocystéine dans un site actif enzymatique doit
conduire à mimer une activité peroxydase à la condition que le groupement sélénol soit
accessible, réactif et que le site de spécificité structurale de l'enzyme soit compatible avec
la structure des hydroperoxydes testés.
5.2. La séléno GAPDH présente une activité hydroperoxydase
La séléno GAPDH présente une activité peroxydase montrant une préférence pour les
substrats à noyau aromatique. L'efficacité enzymatique mesurée par la constante
kcat/KROOH est faible comparée à celle de la glutathione peroxydase (facteur de104), le
kcat étant inférieur d'un facteur 5 à 70 par rapport à celui des enzymes naturelles (11).
Ces résultats sont similaires à ceux obtenus récemment sur la sélénosubtilisine où la
sérine essentielle a été remplacée par une sélénocystéine. Seules des différences sont
notées au niveau de la sélectivité structurale (12). L'ensemble de ces résultats montrent
que :
1) la réactivité du sélénolate est en soi suffisante pour créer une activité peroxydase, à la
condition qu'il soit accessible ;
2) l'efficacité catalytique est surtout fonction de la nature des sites de spécificité de
reconnaissance structurale des hydroperoxydes. Donc générer une peroxydase efficace
nécessite, non pas d'augmenter la nucléophilie du sélénolate, mais plutôt d'adapter le site
actif à la structure des hydroperoxydes à réduire.
6) Caractéristiques de la cystéine essentielle des ALDH non phosphorylantes
Comme déjà indiqué, le mécanisme des ALDH non phosphorylantes conduit à la
formation du même intermédiaire thioacylenzyme que celui des GAPDH, seule l'étape de
déacylation remplaçant l'étape de phosphorolyse (figure 1). D'où la question de savoir si
l'activation de la Cys essentielle 302 se fait de la même façon que celle des GAPDH.
L'inspection des structures actuellement disponibles des ALDH ne permet pas d'émettre
des hypothèses sur la nature des facteurs moléculaires qui doivent être responsables de la
nucléophilie de la Cys, rien n'étant identifiable dans une sphère de 6 Å autour du thiol.
L'implication d'une His peut cependant être exclue. La titration du pKapp de la Cys et
l'étude de sa réactivité dans l'apo structure donnent des résultats incompatibles avec
l'efficacité enzymatique des ALDH (pKapp=8.5, avec une réactivité très faible). En fait,
nos études biochimiques montrent que le pKapp de la Cys302 de l'ALDH de
Streptococcus mutans diminue, passant de 8.5 à 6.1 avec une forte augmentation de sa
réactivité lorsque le cofacteur est ajouté. En d'autres termes, la fixation du cofacteur sur la
forme apo amène à un réarrangement local du site actif incluant la Cys302 qui conduit à
augmenter la réactivité de la Cys à pH neutre via une stabilisation, vraisemblablement par
deux NH peptidiques. Ici, intervient aussi la notion d'accessibilité. Dans l'apostructure, la
Cys302 est peu accessible alors que dans l'holostructure, elle devient très accessible et, de
par son nouvel environnement protéique, beaucoup plus réactive. Il est aussi à noter que
cette réorganisation conformationnelle dévoile la titration d'un autre acide aminé de
pKapp7.6 dont la déprotonation conduit à augmenter par un facteur 3 la réactivité de la
Cys302 (13). Sa nature exacte vient d'être définie, en l'occurrence le résidu glutamate 268
hyperconservé (14). Ce dernier résultat suggère que la distance de 6.7 Å entre le Glu268
et la Cys302, déduite de l'inspection des structures 3D apo et holo (15), est en fait
beaucoup plus courte lors de l'acte catalytique, la proximité de la charge négative de
l'acide glutamique vis-à-vis de la Cys302 augmentant la réactivité du thiolate. A nouveau,
l'ensemble de nos résultats montrent que les structures 3D apo et holo telles qu'elles sont
connues actuellement ne sont pas représentatives de celle de la forme holo caractérisée en
solution et dans le complexe ternaire et qu'elles ne permettent donc pas de prédire le rôle
des acides aminés impliqués dans la catalyse.
Conclusion - Perspectives
Ces travaux sur les ALDH qui recoupent aussi ceux faits sur d'autres systèmes
enzymatiques montrent qu'il est difficile de prévoir la réactivité d'un acide aminé
impliqué dans une catalyse covalente lorsqu'on ne dispose que de la structure 3D de
l'enzyme. En fait, la connaissance de la structure 3D ne peut être qu'un élément servant de
guide pour valider les hypothèses émises à partir d'études enzymologiques. Déterminer le
pKapp de l'acide aminé impliqué s'avère donc nécessaire. Ceci ne sera informatif qu'à la
condition d'avoir aussi accès à sa nucléophilie, qui est représentative de sa réactivité et de
son accessibilité dans l'acte catalytique. De l'ensemble des études biochimiques et
structurales faites sur les enzymes opérant par catalyse covalente, il ressort que plusieurs
solutions alternatives ont été élaborées au cours de l'évolution pour augmenter la
nucléophilie, à pH physiologique, d'un résidu comme par exemple une cystéine. Un autre
point important que soulignent nos études est que les structures 3D obtenues par RX ne
sont pas nécessairement représentatives des structures biologiquement actives et qu'il est
donc nécessaire de déterminer ces structures dans des conditions les plus proches possible
de celles de l'acte catalytique. Enfin, on peut essayer de se projeter dans le futur avec
l'objectif de concevoir des biocatalyseurs efficaces opérant par catalyse covalente. Dans
ce cadre, nos études montrent qu'il est préférable de choisir un acide aminé qui possède
déjà intrinsèquement une bonne nucléophilie à pH neutre, la sélénocystéine est de ce
point de vue le meilleur choix avec cependant l'inconvénient majeur d'être trop
facilement oxydable. La cystéine peut être une alternative avec un pKapp pouvant être
assez facilement abaissé et une bonne nucléophilie. Cependant, même si on se place dans
un tel contexte où la nucléophilie est parfaitement adaptée et maîtrisée, ceci ne préjuge
pas de l'efficacité des autres étapes du mécanisme catalytique. Concevoir des
biocatalyseurs efficaces opérant par catalyse covalente implique donc aussi de maîtriser
ces étapes.
Références :
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Contact :
Guy Branlant
Laboratoire " Maturation des ARN et Enzymologie Moléculaire "
UMR 7567 CNRS-Université Nancy 1
Vandoeuvre- lès-Nancy
Décembre 2000
La Biologie structurale
De la transmission intramoléculaire de signaux à l'adaptation biologique aux conditions
extrêmes : ce que nous dit l'aspartate transcarbamylase
Guy Hervé
Summary
Résumé
L'aspartate transcarbamylase (ATCase) a fait l'objet de très nombreuses études au
cours des vingt dernières années comme modèle pour la coopérativité et l'allostérie,
depuis qu'il a été montré que cet enzyme présente presque tous les types
d'interactions régulatrices que peuvent manifester les enzymes dont l'activité est
contrôlée par des modifications non covalentes. Un intérêt supplémentaire de ce
système réside dans le fait que dans cet enzyme, les effecteurs allostériques agissent
par le biais de changements conformationnels spécifiques discrets, différents de ceux
impliqués dans les interactions coopératives homotropiques entre les sites
catalytiques. L'analyse détaillée de ces mécanismes a conduit au concept de
" transmission intramoléculaire de signaux ". La littérature montre de plus en plus
clairement qu'il s'agit là d'un processus général. Chez les eucaryotes, l'ATCase est
associée à d'autres enzymes de la voie de biosynthèse des nucléotides pyrimidiques,
constituant ainsi des protéines multifonctionnelles qui présentent le phénomène de
canalisation des métabolites intermédiaires ainsi que des mécanismes allostériques
originaux. L'étude des enzymes homologues chez les organismes marins vivant
autour des sources volcaniques profondes fournissent des informations sur les bases
moléculaires de l'adaptation biologique aux environnements extrêmes ainsi que sur
l'évolution et l'adaptation des mécanismes allostériques.
L'histoire des Sciences montre que le choix d'un objet d'étude représentatif et chargé
d'information d'intérêt général est un élément déterminant dans l'avancement des
connaissances. Ceci est plus vrai encore maintenant que se multiplient les méthodologies
pluridisciplinaires et complémentaires qui peuvent être appliquées à son étude. De ce
point de vue l'Aspartate Transcarbamylase (ATCase) et les enzymes qui lui sont
physiologiquement associées, en particulier la Carbamylphosphate Synthétase (CPSase),
se sont avérés être un bon choix.
L'ATCase d'Escherichia coli est étudiée assidûment depuis quarante ans. Pendant
longtemps ceci a été justifié par le fait que cet enzyme constitue un excellent système
modèle pour l'étude détaillée des phénomènes de coopérativité et d'allostérie. En effet, il
présente, à lui seul, la plupart des propriétés de régulation que manifestent les enzymes
dont l'activité est régulée par modifications structurales non covalentes : coopérativité
positive entre sites catalytiques, réactivité de demi-site, interactions hétérotropes
positives et négatives entre sites catalytiques et sites régulateurs, interactions homotropes
positives et négatives entre sites régulateurs qui sont à la base d'une synergie d'action des
rétro-inhibiteurs. L'intérêt s'est accentué lorsqu'il s'est avéré que les effecteurs
allostériques de cet enzyme n'agissent pas directement au niveau de la transition de
structure quaternaire qui accompagne les effets coopératifs entre les sites catalytiques,
mais par des mécanismes distincts qui reposent sur la propagation à des distances
considérables (60 Å), de signaux conformationnels discrets. Ces observations ont conduit
au concept de " transmission intramoléculaire de signaux ". Considérant l'intérêt
fondamental et probablement général de ce processus, un consensus s'est dégagé quant à
l'intérêt de poursuivre l'analyse de ces mécanismes aussi loin que le permettent les
méthodes disponibles. Les informations obtenues à ce jour résultent des efforts conjoints
d'une demi-douzaine de laboratoires utilisant de manière intégrée des méthodologies
allant de la génétique (génie génétique, mutagenèse dirigée) à la biophysique
(cristallographie, diffusion des rayons X et des neutrons en solution) en passant par la
panoplie des méthodes biochimiques et physico-chimiques (spectroscopies diverses,
échange isotopique à l'équilibre, chocs osmotiques, pression hydrostatique, etc.).
Au cours des dernières années, la connaissance détaillée de ce système ainsi que l'étude
simultanée de la CPSase, qui fournit à l'ATCase l'un de ses substrats, ont servi de base à
de nouveaux développements concernant le fonctionnement des complexes
multienzymatiques présentant le phénomène de canalisation métabolique, les mécanismes
moléculaires de l'adaptation biologique aux conditions extrêmes, les phénomènes de
symbiose, sans parler des développements chimiothérapeutiques qui prennent ces
enzymes pour cibles.
1) Aspartate transcarbamylase
L'ATCase d'Escherichia coli catalyse la première réaction de la voie de biosynthèse des
nucléotides pyrimidiques, précurseurs des acides nucléiques. Cette réaction consiste en la
carbamylation du groupement aminé de l'aspartate par le carbamylphosphate et procède
selon un mécanisme ordonné dans lequel la fixation du carbamylphosphate intervient en
premier au site catalytique et permet la fixation de l'aspartate. C'est à l'égard de ce second
substrat que se manifeste la coopérativité entre sites catalytiques. Du point de vue de la
régulation métabolique, l'activité de l'ATCase est rétroinhibée de manière synergique par
les produits finaux CTP et UTP. Elle est par contre stimulée par l'ATP (1, 2).
Du point de vue structural, l'ATCase fait apparaître plusieurs niveaux d'organisation. Elle
est constituée de deux trimères de chaînes catalytiques maintenus en contact par trois
dimères de chaînes régulatrices. Les sites catalytiques sont localisés à l'interface entre
chaînes catalytiques appartenant au même trimère. Les sites régulateurs sont situés aux
extrémités externes des chaînes régulatrices.
Les effets coopératifs entre sites catalytiques pour la fixation du substrat aspartate
s'expliquent par le passage de l'enzyme d'une conformation possédant une faible affinité
pour ce substrat à une conformation qui possède une forte affinité. La structure
cristallographique de ces deux conformations est connue à haute résolution (3, 4). Cette
transition revêt trois aspects couplés :
a) une transition importante de structure quaternaire lors de laquelle les deux trimères de
chaînes catalytiques s'écartent de 11 Å en pivotant de 5° autour de l'axe de symétrie de la
molécule ;
b) une transition de structure tertiaire des chaînes catalytiques qui provoque un
rapprochement de leurs deux domaines qui viennent ainsi enserrer davantage les
substrats ;
c) un réarrangement de la structure fine du site catalytique, caractérisé en particulier par
la variation du pK de résidus impliqués dans la réaction (5).
Grâce au développement du génie génétique, on connaît actuellement la structure
primaire de près de 60 ATCases. Il apparaît que les acides aminés importants du site
catalytique sont entièrement conservés depuis les archaebactéries jusqu'à l'homme,
indiquant que l'arrangement structural sélectionné pour catalyser cette réaction l'a été
extrêmement tôt dans l'évolution. En revanche, les propriétés de régulation de ces
enzymes montrent une flamboyante diversité en fonction des besoins physiologiques des
divers organismes. Chez les organismes supérieurs, les ATCases sont associées à la
CPSase et à la dihydroorotase pour former des protéines multifonctionnelles qui
présentent le phénomène de canalisation métabolique et sont soumises à divers types de
régulation.
2) Transmission intramoléculaire de signaux régulateurs
Les premiers modèles destinés à expliquer les propriétés de régulation de l'ATCase
postulaient que les effecteurs CTP, UTP et ATP agissaient directement sur la transition
conformationnelle qui explique les effets coopératifs entre les sites catalytiques. Au cours
des années, de nombreuses indications se sont accumulées montrant que les effecteurs
agissent par des mécanismes différents de celui des effets coopératifs et, de plus,
différents entre eux. Il existe toutefois, en présence des substrats, un couplage entre ces
mécanismes (6) et la transition de structure quaternaire induite par l'aspartate. Ces
propriétés allostériques s'expliquent maintenant par le " mécanisme par effets primaire et
secondaire ". Dans ce mécanisme, la fixation de l'effecteur au site catalytique provoque
un changement conformationnel local, qui n'affecte pas la structure quaternaire, mais est
transmis au site catalytique le plus proche, changeant l'affinité de celui-ci pour le substrat
aspartate (effet primaire). La variation d'occupation des sites catalytiques par l'aspartate
qui en résulte altère à son tour les proportions des conformations quaternaires T et R
(effet secondaire). Ce mécanisme a été vérifié par des expériences de diffusion des rayons
X aux petits angles (7, 8) et d'échange isotopique à l'équilibre (9). L'utilisation, pour
décrire ce mécanisme, d'un formalisme simple, dérivé du modèle à deux états, mais dans
lequel on fait intervenir des variations de KT et KR (constantes de dissociation de
l'aspartate vis-à-vis des deux conformations extrêmes) sous l'influence des effecteurs,
permet une excellente description des résultats expérimentaux. Un certain nombre de
données de la littérature indiquent que ce mécanisme opère chez d'autres enzymes de
régulation (1, 10).
L'utilisation extensive de la mutagenèse dirigée associée aux autres méthodologies
disponibles (en particulier la cristallographie, la modélisation moléculaire et la
fluorescence intrinsèque) a permis d'obtenir des informations sur la nature des signaux
conformationnels extrêmement discrets qui sont transmis au site catalytique lors de la
fixation des effecteurs aux sites régulateurs. Ces signaux sont propagés dans la matrice
protéique à une distance de 60 Å au travers des interfaces entre chaînes catalytiques et
chaînes régulatrices et entre domaines de ces chaînes. Un certain nombre d'éléments
structuraux et d'interactions intramoléculaires ont été identifiés comme intervenant
spécifiquement dans la transmission du signal régulateur de l'un ou l'autre des effecteurs
allostériques (11, 12). C'est dans le cas de l'activateur ATP que ce processus a pu être le
mieux caractérisé ( Figure 3). Il apparaît que la fixation de cet effecteur entraîne un léger
élargissement du site régulateur conduisant à un changement de la position de certains
acides aminés (lysine 60, glutamate 62). Ce mouvement est transmis à l'hélice H2' dont
l'orientation est légèrement modifiée. Il se produit alors un réarrangement des interactions
entre la tyrosine 77 localisée à l'autre extrémité de cette hélice et plusieurs résidus
hydrophobes qui constituent une poche dans laquelle ce résidu tyrosine est enfoui à
l'interface entre les deux domaines de la chaîne régulatrice. La plus importante de ces
interactions concerne la valine 106 appartenant au domaine voisin, résidu à partir duquel
il semble que le mouvement soit transmis par la chaîne carbonée à la cystéine 109, l'une
des quatre cystéines liées à l'atome de zinc présent dans chaque chaîne régulatrice (
Figure 3). Il a été montré que cet élément structural tétrahédrique dans lequel l'atome de
zinc est chélaté par ces quatre résidus cystéines se comporte comme un corps rigide dont
le mouvement propagerait le signal régulateur à une zone spécifique de l'interface entre
chaîne régulatrice et chaîne catalytique. Dans cette zone se situe un réseau d'interactions
entre résidus des deux chaînes et il a été clairement montré que ce réseau est
spécifiquement impliqué dans la transmission du signal régulateur de l'ATP. C'est de là
que ce signal régulateur est transmis au site catalytique où il affecte la position de
l'arginine 229, résidu qui entre en interaction avec le ß-carboxylate du substrat aspartate.
Les études cristallographiques ont montré que ATP et CTP agissent en sens inverse sur la
position de ce résidu (13), ceci étant l'un des éléments qui affectent l'affinité du site
catalytique pour le substrat. La manifestation ultime de ce transfert intramoléculaire
d'information, induit par la fixation de l'ATP au site régulateur, est une augmentation de
la constante de vitesse de fixation de l'aspartate au site catalytique aspartate(9).
Ce phénomène de transmission intramoléculaire de signal est décrit ici sous sa forme
minimale rendant compte des résultats expérimentaux. L'étude de la dynamique
conformationnelle de l'ATCase (14) suggère que malgré l'absence d'influence directe de
l'ATP sur la proportion des formes T et R, sa fixation au site régulateur pourrait entraîner
une altération de la structure tertiaire plus largement distribuée que celle qui est décrite
ici.
C'est sur la base de ces changements conformationnels extrêmement discrets que le site
catalytique intègre les différents signaux régulateurs qui résultent des interactions
coopératives entre sites catalytiques d'une part, de la fixation des effecteurs CTP, UTP et
ATP aux sites régulateurs d'autre part. Tout ceci concourt à ajuster en permanence la
production de carbamylaspartate aux besoins de la cellule.
Les modifications subtiles des sites catalytiques en jeu ici varient d'un effet régulateur à
l'autre. Ainsi, la réaction qui utilise le pseudo-substrat acétylphosphate à la place du
substrat physiologique, le carbamylphosphate, est insensible à la fixation de l'ATP au site
régulateur, alors qu'elle demeure sensible aux autres effecteurs et aux interactions
coopératives entre les sites catalytiques. Il apparaît donc que l'interaction particulière
entre le substrat aspartate et le site catalytique, cible de l'ATP, est spécifiquement absente
dans le complexe ternaire ATCase-acétylphosphate-aspartate. La légère altération de la
mise en place de l'aspartate lorsque le carbamylphosphate est remplacé par
l'acétylphosphate est confirmée par la diminution de l'affinité du site catalytique pour
l'aspartate et par la diminution d'intensité du signal optique qui résulte de la fixation de ce
substrat.
3) Canalisation métabolique dans les complexes multienzymatiques
Lorsqu'on examine les systèmes enzymatiques des voies anaboliques le long de l'échelle
des espèces, on constate une tendance générale des enzymes catalysant des réactions
séquentielles à être organisés en complexes multienzymatiques ou protéines
multifonctionnelles. La voie de biosynthèse des nucléotides pyrimidiques n'échappe pas à
cette règle et, chez les mammifères, l'ATCase est associée de façon covalente à la
carbamylphosphate synthétase et à la dihydroorotase, troisième enzyme de cette voie
métabolique (15). Chez les organismes eucaryotes inférieurs tels que la levure, ce
complexe contient une pseudodihydrorotase inactive, la forme active de cet enzyme étant
indépendante et codée sur un autre chromosome (16, 17). Une telle situation a
certainement une signification importante du point de vue de l'évolution de ces systèmes.
Les avantages physiologiques de cette organisation en complexes multienzymatiques font
l'objet de controverses. Il n'en demeure pas moins que l'étude de ces phénomènes à
l'échelle moléculaire présente un grand intérêt pour une description précise du
métabolisme cellulaire. De ce point de vue, certains échecs dans le domaine des
chimiothérapies sont dûs au manque de prise en compte des phénomènes de canalisation
et de compartimentation métabolique.
L'utilisation concertée des méthodes cinétiques, du génie génétique et de techniques de
dilution isotopique a permis d'établir qu'au sein du complexe CPSase- pseudoDHOaseATCase de Saccharomyces cerevisiae, le carbamylphosphate synthétisé au site
catalytique de la CPSase est canalisé vers le site catalytique de l'ATCase pour y être
utilisé comme substrat (18). Ce transfert doit résulter d'un changement conformationnel
très particulier qui occulte le site ATCase. En effet, des inhibiteurs compétitifs puissants
de l'activité ATCase, lorsque celle-ci repose sur l'addition au complexe d'aspartate et de
carbamylphosphate externe, sont sans effet sur la même réaction lorsque le
carbamylphosphate est fourni par la CPSase. Les progrès récents dans la connaissance de
la structure des domaines actifs de ce complexe devraient permettre d'analyser ce
mécanisme tout à fait original.
Ces complexes multienzymatiques constituent également d'excellents modèles pour
l'étude des mécanismes moléculaires de la régulation allostérique. Chez la levure, les
deux activités CPSase et ATCase du complexe CPSase-pseudo- DHOase-ATCase sont
rétroinhibées simultanément par le métabolite final UTP (18). Les résultats obtenus
récemment par les méthodes de génie génétique, cinétique enzymatique et
cristallographie suggèrent que le site régulateur de l'activité ATCase pourrait être le site
catalytique de la CPSase, un type d'organisation élaboré et original.
4) Adaptation biologique aux conditions extrêmes : les organismes des environnements
marins profonds
C'est seulement en 1978 que les biotopes fascinants, qui se développent autour des
sources hydrothermales du fond des océans, ont été découverts. Du fait de l'absence totale
de lumière, aucune photosynthèse n'est possible dans ces environnements extrêmes du
point de vue de la température, de la pression hydrostatique et de la composition
chimique du milieu, et la vie exubérante qui s'y est développée (des bactéries aux
vertébrés) repose exclusivement sur l'aptitude de certaines bactéries à extraire l'énergie de
réactions chimiques telles que l'oxydation des sulfures.
Grâce à l'organisation de campagnes d'exploration et d'étude de ces biotopes, mettant en
oeuvre le NAUTILE (le submersible de l'Ifremer), des informations originales sont
maintenant obtenues sur plusieurs aspects de l'écologie, de la physiologie et de la
biologie de ces organismes. Ces informations concernent également leur évolution et les
mécanismes de leur adaptation à ces environnements extrêmes.
5) Adaptation aux températures élevées et à la pression hydrostatique : Pyrococcus abyssi
Pyrococcus abyssi est une archaebactérie hyperthermophile et barophile isolée et
caractérisée par Daniel Prieur (Station biologique de Roscoff, CNRS) à partir d'un
échantillon prélevé à 2000 m de profondeur à l'intérieur d'un fumeur noir au sein duquel
la température était de 110°C (19). Les conditions optimales de croissance de cette
bactérie sont 96°C sous 200 atmosphères. L'ATCase et la CPSase de ce micro-organisme
ont été purifiées et étudiées. Les gènes codant pour ces protéines ont été clonés et leurs
séquences déterminées. Ces deux enzymes sont clairement adaptés à fonctionner dans ces
conditions extrêmes. Le premier peut être incubé à 95°C ou à 3000 atmosphères (soit dix
fois la pression à laquelle la bactérie est exposée dans son milieu naturel), pendant des
heures, sans perte d'activité (20). Le second possède encore 50 % de son activité après le
même traitement (21). Dans les mêmes conditions, la CPSase et l'ATCase d'Escherichia
coli sont inactivées en quelques secondes pour la première, quelques minutes pour la
seconde.
a) Aspartate transcarbamylase
Sur la base de l'homologie de structure primaire que la chaîne catalytique de l'ATCase de
Pyrococcus abyssi présente avec son homologue d'Escherichia coli (53 % d'identité, 71
% d'homologie), sa structure tridimensionnelle a pu être modélisée (22). Bien que les
structures tridimensionnelles de ces deux protéines soient très semblables, elles
présentent des différences significatives, en particulier au niveau des boucles 80 et 240 (
Figure 4 haut) qui jouent un rôle important dans la constitution du site catalytique, la
coopérativité entre ces sites, et les mécanismes d'action des effecteurs allostériques. La
chaîne catalytique de Pyrococcus abyssi montre une augmentation de la taille et de la
compacité du coeur hydrophobe de cet enzyme. De plus, elle contient deux fois plus
d'acides aminés chargés (positivement et négativement) que la chaîne catalytique de
l'enzyme d'Escherichia coli. De manière inattendue, il apparaît que tous ces résidus
chargés supplémentaires sont localisés à la surface de la chaîne catalytique ( Figure 4
bas). Il semble donc que la stabilisation de la chaîne catalytique de Pyrococcus abyssi
résulte, au moins en partie, du renforcement du coeur hydrophobe de cette chaîne, les
acides aminés chargés supplémentaires, présents aussi bien dans la chaîne catalytique que
dans la chaîne régulatrice, étant davantage impliqués dans la stabilisation de la structure
quaternaire. Les paires d'acides aminés impliquées dans les interactions ioniques ou
hydrophobes entre les chaînes catalytiques et régulatrices et entre les domaines de ces
chaînes dans l'ATCase d'Escherichia coli sont très conservées dans la protéine
homologue de Pyrococcus abyssi. Il en est de même des acides aminés qui jouent un rôle
important aux sites catalytiques et régulateurs. Par contre, et alors que l'activité de
l'ATCase de Pyrococcus abyssi est régulée par les mêmes effecteurs allostériques que
celle de son homologue mésophile, les acides aminés impliqués dans la transmission
intramoléculaire des signaux régulateurs de l'ATP et du CTP ne sont pas conservés. On
peut donc penser que les modifications structurales qui assurent la stabilisation de cet
enzyme chez Pyrococcus abyssi n'étaient pas compatibles avec le maintien des
mécanismes d'action de ces effecteurs qui, chez ce micro-organisme, doivent agir par des
mécanismes différents qu'il convient maintenant d'étudier. Ceci ouvre des perspectives
intéressantes car il semble que ces systèmes enzymatiques conduisent maintenant à
l'étude de l'évolution, non plus seulement de structures mais de mécanismes de
régulation, ce qui confère une dimension supplémentaire attrayante à ces investigations.
b) Carbamylphosphate synthétase
La CPSase de Pyrococcus abyssi constitue encore un système du plus grand intérêt pour
l'étude des bases moléculaires de l'adaptation aux hautes températures et à la pression
hydrostatique (voir plus haut) et, de plus, l'analyse après purification complète de cet
enzyme, ainsi que le séquençage du gène correspondant, ouvrent des perspectives
inattendues concernant l'évolution des protéines (21).
Les CPSases connues jusqu'ici, de la bactérie à l'homme, montrent une homologie tout à
fait significative entre leurs moitiés N et C terminales. Ceci a amené à conclure que les
gènes qui codent pour ces enzymes résultent de la duplication, de la différenciation et de
la fusion d'un gène ancestral. Dans cette perspective, il a été extrêmement intéressant de
constater que la CPSase de Pyrococcus abyssi possède un poids moléculaire
correspondant à peu près à la moitié de celui des CPSases connues jusqu'ici (20). La
même observation a été faite simultanément dans le cas de la CPSase de Pyrococcus
furiosus (23). Ceci est d'autant plus intéressant qu'il vient d'être montré dans le cas des
CPSases de mammifère et de Levure que les moitiés isolées de ces deux enzymes sont
encore capables de catalyser la réaction de synthèse du carbamylphosphate lorsqu'elles
sont sous forme d'homodimères (24). De plus, le séquençage des gènes codant pour les
CPSases de Pyrococcus abyssi et Pyrococcus furiosus vient de montrer que cette protéine
présente une forte homologie avec les carbamate kinases, enzymes capables de catalyser
la dernière étape de la réaction de synthèse du carbamylphosphate et présentant
également une homologie significative avec les CPSases. Ainsi, l'emploi intégré de la
génomique, des déterminations structurales, de la biochimie et de la cinétique
enzymatique conduit au décryptage de l'évolution des enzymes impliqués dans la
synthèse du métabolite important qu'est le carbamylphosphate (précurseur des
pyrimidines, de l'arginine et des polyamines) et dans son utilisation pour la synthèse
d'ATP chez les organismes capables d'utiliser l'arginine comme source d'énergie.
6) L'Aspartate transcarbamylase d'organismes psychrophiles
Les organismes psychrophiles sont adaptés au froid. Ceci est en particulier le cas de
bactéries qui se développent au fond des océans à l'écart des sources hydrothermales,
dans les régions polaires et glaciaires, etc. (ainsi que dans les congélateurs utilisés pour la
conservation des denrées alimentaires !). Ici encore, l'aptitude de ces micro-organismes à
se développer à des températures voisines de 0°C repose en partie sur l'adaptation de leur
équipement enzymatique (25). Il semble, en particulier, que les modifications structurales
dont les enzymes de ces organismes sont l'objet conduisent à une plasticité plus grande de
ces protéines, ce qui leur permet, à basse température, de manifester les changements
conformationnels et ajustements induits nécessaires à leur activité catalytique. Il semble,
de plus, que ces enzymes soient de meilleurs catalyseurs que leurs homologues présents
chez les organismes mésophiles.
L'ATCase de la souche psychrobacter TAD1, isolée dans l'Antarctique par C. Gerday, est
active à 0°C (26). A cette température, sa vitesse maximale correspond encore à 25 % de
ce qu'elle est à la température optimale. Cette aptitude exceptionnelle semble liée à une
constante catalytique plus élevée. Les études cinétiques montrent en effet que les
constantes de dissociation des deux substrats sont à peu près identiques à ce qu'elles sont
vis-à-vis de l'ATCase d'Escherichia coli alors que la constante de Michaelis vis-à-vis du
carbamylphosphate est 100 fois plus élevée dans le cas de l'ATCase de la bactérie
psychrophile. Il semble donc que, contrairement à ce qui a été déterminé dans le cas de
l'ATCase d'Escherichia coli, la constante catalytique de l'ATCase de Pyrococcus abyssi
n'est pas négligeable par rapport à la constante de dissociation du complexe ATCasecarbamylphosphate (26). Le clonage du gène, la détermination de sa séquence, et son
expression à taux élevé devraient permettre prochainement de répondre aux multiples
questions intéressantes que pose ce système.
7) Conclusions
L'utilisation combinée de l'analyse systématique des génomes, des méthodes d'analyses
structurales (cristallographie, RMN, sans oublier la chimie des protéines) de la physicochimie des macromolécules et de leurs interactions avec le solvant, de la cinétique
enzymatique, du génie génétique, de la biologie cellulaire, de la physiologie et de l'étude
de la dynamique moléculaire, ouvre une ère nouvelle dans le décryptage des bases
moléculaires des propriétés de la matière dite " vivante ". Dans ce paysage, il est
important d'apprécier à sa juste valeur la contribution des grands instruments physiques
(synchrotrons, sources de neutrons) dont l'impact est irremplaçable.
Les décennies qui viennent vont ainsi permettre à l'homme d'explorer la nature de son
existence comme jamais il n'a pu le faire dans le passé. Ceci n'ira pas sans doute pas sans
remises en cause : de ses conceptions philosophiques, sociologiques, morales et éthiques.
Références
Contact :
Guy Hervé
Biochimie des signaux régulateurs cellulaires et moléculaires
UMR 7631 CNRS
Université Pierre et Marie Curie
Paris
Décembre 2000
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