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Culture et médias dans l'espace européen.
Pour une Charte européenne de l'Audiovisuel
SOMMAIRE
La culture prise dans la perspective de l'intégration politique (p. 3) ; « Service public versus
« service universel » : quels enjeux ? (p. 6) ; La culture prise dans la sphère des échanges éco-
nomiques (p. 8) ; Pour une philosophie rénovée du service audiovisuel (p. 9) ; Reformulation
de problèmes et tâches programmatiques (p. 10) ; Sur la liberté de communication (p. 12) ;
Malentendu sur la liberté de la presse (p. 12) ; Malentendu sur la question du pluralisme (p.
15) ; Sur le service public (p. 16) ; Pour une Charte Européenne de l'Audiovisuel (p. 19).
Il y a, comme on sait, une plurivocité ou, à tout le moins, une équivocité du concept de cul-
ture. Entre les nations d'Europe, le malentendu sur le sens de la culture s'est accompagné de
tensions extrêmes. Que l'on pense ainsi à la naissance de la haute culture allemande, à cette
Allemagne de Goethe, de Lessing et d'une intelligentsia dont les membres, pour la plupart issus
de la petite bourgeoisie, ont voulu affirmer des valeurs et un goût propres face à l'aristocratie
prussienne et au goût français dominant, jouant, pour ainsi dire, Shakespeare contre Voltaire.
C'est dans ce contexte, justement, que monta la fameuse opposition entre « culture » et « civili-
sation ». Norbert Elias
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montre à ce sujet comment, dans l'esprit idéaliste des Lumières alle-
mandes, la culture renvoie à l'idée de performances essentiellement intellectuelles, tandis que la
civilisation s'exprimerait dans un ensemble d'attitudes et de comportements, mais également de
réalisations qui, sans être réservées aux seuls domaines esthétiques et intellectuels, peuvent se
présenter dans les ordres aussi bien matériels que spirituels : économiques, techniques, scienti-
fiques, politiques ou autres. Maintenant, c'est sans doute dans une intention didactique que le
grand sociologue historien avait pu ainsi, dans son ouvrage sur « le procès de la civilisation »,
styliser l'« opposition allemande » entre culture et civilisation. Peut-être sous estimait-il le fait
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ELIAS, N., La Civilisation des mœurs (1939), trad. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
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que certains penseurs de l'État prussien, et non des moindres, avaient su réhabiliter la civilité
contre le romantisme ambiant, en la liant à l'idée de la société civile se gagne une certaine
forme de culture. Ainsi Hegel : après Kant, il continuait certes de voir dans la civilité une « cul-
ture extérieure ». Mais il se gardait de sous-estimer le gain que celle-ci représente pour l'ap-
prentissage de la liberté subjective, et partant, pour la formation des individus à une conscience
de l'universel.
Avec les Lumières françaises, anglaises et écossaises, la civilisation ou son idée porte une
prétention universaliste et planétaire, laquelle fut historiquement liée à l'impérialisme colonial.
C'est cependant qu'émerge et se fortifie l'idée d'humanité Une et d'unification de l'espèce
humaine sous les lois de la liberté (Kant), c'est-à-dire l'appel à poursuivre la réalisation d'un
« Règne du Droit » cosmopolitique. La « civilisation des Lumières » devient alors tendanciel-
lement la culture moderne à vocation mondiale, qui, en tant que « civilisation de l'écrit »,
s'identifie aussi à la civilisation tout court. L'historien Pierre Chaunu
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, à qui l'on emprunte ici
les expressions : « civilisation des Lumières » et « civilisation de l'écrit », en a retracé le pro-
cessus de diffusion horizontale et verticale, géographique et sociale, en suivant la propagation
du lexique des Lumières, à la fois, dans les différents pays d'Europe et dans les différentes
strates de la société. Il se repérait pour ce faire sur des registres littéraires à forte connotation
socioculturelle, depuis les traités philosophiques jusqu'aux almanachs populaires, en passant
par le roman, le théâtre, la correspondance, les requêtes d'état civil. Cela suppose un lien fort
entre culture et langage. D'abord, le lexique humaniste est universaliste. Ensuite, la formation
des grandes nations modernes, dont le coup d'envoi avait été donné, en Europe, par les « deux
révolutions » : la Révolution française, politique et de visée démocratique, mais aussi, dans
l'ordre économique, la « première » révolution industrielle, plus anglaise que française, présup-
posaient, ainsi que le note le sociologue, Ernest Gellner
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, l'existence d'un « langage formel et
libre de tout présupposé ». Norbert Elias avait perçu l'importance de ce mode langagier (conte-
nu en puissance dans le langage humain en général), en remarquant combien l'avènement de
langues véhiculaires, stabilisées syntaxiquement dans l'écrit et harmonisées sur une échelle
transcendant les particularismes de patois et dialectes, était selon lui fonctionnel pour la forma-
tion de grandes societies. Il anticipait à cet égard la thèse de Gellner, en ce qui concerne la
constitution des grandes nations modernes. Les langues (écrites) seraient aux nations ce que les
patois et dialectes (simplement parlés) sont (étaient) aux régions, et l'on peut exciter alors
l'imagination prospective sur le type de langage et de médium qui serait appelé à prévaloir pour
un au-delà des nations, autrement dit, pour asseoir culturellement des entités politiques
d'échelle continentale.
Quoi qu'il en soit, aujourd'hui et sous nos latitudes, l'opposition tendue, conflictuelle de ja-
dis, entre « culture » et « civilisation » s'est largement résorbée dans les mouvements de la mo-
dernisation. On sait que Max Weber établissait une équivalence entre modernisation et rationa-
lisation. Cependant, la rationalisation, au sens de Weber, renvoie au rationalisme occidental,
c'est-à-dire à la prégnance d'un type de rationalité méthodique, qui n'est pas le tout de la ratio-
nalité en général. Il s'agit d'une rationalité formelle et procédurale, caractéristique, voire spéci-
fique de l'« esprit européen ». C'est pourquoi on peut également, sans forcer l'interprétation,
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CHAUNU, P., La Civilisation de l'Europe des Lumières, Paris-Montréal, Flammarion, 1982.
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GELLNER, E., Nations and Nationalism, Oxford, Basil Blackwell, 1983 ; trad. par B. Pineau, Nations et
nationalisme, Paris, Payot, 1989.
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mettre en équivalence modernisation et européanisation. D'ailleurs l'idée de l'Europe et sa réa-
lité n'ont pris consistance qu'avec les grands mouvements civilisationnels de la culture huma-
niste. Qu'il s'agisse de l'humanisme de la Renaissance, au XVIe siècle, ou de celui des Lumiè-
res, au XVIIIe siècle, ces époques ont été celles l'Europe profilait son identité par delà ses
composantes et différences culturelles internes. Cependant, l'affirmation des nations modernes,
au XIXe siècle, a requis le principe d'unité « statonationale » (un État pour une nation ; une
nation pour un État), qui engageait l'homogénéisation culturelle de territoires politiquement
délimités. Cette histoire des nationalismes participe éminemment aussi du moment d'« européa-
nisation ». Il n'y a pas, en effet, d'antinomie entre la formation des nations et celle de l'Europe
moderne comme telle ; pas d'antinomie non plus entre le « principe nationaliste »
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et la cons-
truction européenne. Cela amène à considérer la culture sous un double aspect : 1) suivant
qu'elle est prise dans la perspective de l'intégration politique, et 2) suivant qu'elle est captée
dans la sphère des échanges économiques. On verra comment, suivant l'intérêt politique ou
économique qui la finalise de l'extérieur, la « culture » change de signification.
*
La culture prise dans la perspective de l'intégration politique.
La construction européenne a été envisagée sous des prémisses stratégiques dont l'esprit dif-
fère à peine de celles qui présidaient à la formation des grandes nations modernes. C'est là, en
effet, que la culture fait l'objet d'une politique ; qu'autrement dit, elle est promue dans une cer-
taine direction pour des fins d'intégration politique. En ce sens, la culture devient moyen. Dans
la perspective téléologique et constructiviste des « politiques de la culture », cette dernière ne
peut faire l'objet d'un projet volontariste que si le politique détermine un certain médium qui
sera stratégiquement central pour servir l'intégration d'une entité nationale ou supranationale.
Au niveau national, et au regard du défi de l'adaptation culturelle aux mouvements de mo-
dernisation politique, économique, scientifique, ce médium fut essentiellement l'École, le sys-
tème pédagogique. Au niveau supranational auquel nous pensons spontanément ici (et le seul
qui, à vrai dire, ait un commencement d'existence politique) : celui de l’Union européenne, le
médium d'intégration politique par la culture n'est plus en première ligne l'École, le système
pédagogique. Si, parmi les différents médiums pouvant prétendre servir l'intégration du système
social au sens le plus large, il fallait en désigner un qui, aujourd'hui et sous nos latitudes, ne soit
pas en perte de puissance, ainsi qu'il en va des médiums traditionnels, tels que la famille, l'ar-
mée, l'Église, mais aussi, des médiums modernes, tels que l'école, l'entreprise, et l'État lui-
même dans ses fonctions de souveraineté, il semble alors que le seul médium dont on puisse
dire qu'il monte en puissance, y compris en ce qui concerne la fonction d'intégration, soit l'Au-
diovisuel, la télévision en première ligne, pour le moment et en général le système médiatique,
si grands qu'en soient les défauts. D'où aussi la tentation d'y voir le levier stratégique d'une in-
tégration communautaire substantiellement efficace. Suivant une certaine philosophie implicite
de la construction européenne, le système médiatique se laisserait alors regarder comme l'équi-
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Pour Ernest Gellner, le principe nationaliste est ce principe politique qui, dit-il, « exige la congruence de
l'unité politique et de l'unité nationale ». Voir, à ce sujet, J.-M. FERRY, Les Puissances de l'expérience,
2, Les Ordres de la reconnaissance, V, 2 (Chap. sur « L'identité politique »).
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valent fonctionnel, pour l'intégration politique de l'Union, de ce qu'avaient pu représenter les
systèmes pédagogiques, « exo-éducatifs » (Gellner), pour l'intégration nationale. Dans cette
perspective néo-constructiviste, en admettant qu'elle soit adoptée, sinon assumée
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, il est consé-
quent que le rapport entre culture et communication soit marqué par une conception en somme
instrumentale de la culture. Si la culture vient à être regardée comme l'instrument de l'intégra-
tion politique, on comprend alors que, dans une situation précisément marquée par la médiati-
sation de la culture, le médium stratégiquement central pour les fins d'intégration politique soit
un médium de diffusion, dont le principe domine l'audiovisuel. Les médias de diffusion, radio et
TV, représentent les modes dominants de communication publique et d'intégration politique,
parce qu'ils sont le véhicule le plus « économique », ou encore, le mieux apte à assurer sur un
mode attrayant une réception large et aisée de contenus culturels. Au regard des visées intégra-
tives de la construction européenne, les télécommunications ne présentent un intérêt compa-
rable à celui des médias de diffusion (essentiellement la télévision) que pour autant qu'ils s'ad-
joignent organiquement aux médias de diffusion, pour participer, eux aussi, à la communication
publique. C'est là, au demeurant, la signification technique du multimédia qui intègre la télévi-
sion, l'ordinateur et les télécommunications. Le « paradigme » qui en résulte n'est plus réduc-
tible à celui de télécommunications privées correspondant à la téléphonie. Les communications
entre particuliers, de plus en plus médiatisées par des diffuseurs, cessent dans cette mesure
d'être privées, sans toutefois être subverties par le modèle de transmission « point à masse »,
propre aux médias de diffusion. Mais tant que les télécoms restent assignés à la communication
privée, leur intérêt stratégique reste beaucoup plus modeste.
Le constructivisme européen était particulièrement clair au cours des années 80, quant à sa
façon d'envisager la culture en liaison avec les médias audiovisuels. La TV était regardée
comme le médium culturel destiné à servir l'intégration politique de la C.E., sur la base de pro-
grammes transnationaux, voire de chaînes en partenariat européen, engagées par vocation à
soutenir et promouvoir les valeurs de l'identité européenne, de la citoyenneté européenne, avec
la rhétorique maintenant bien connue du rapprochement et de « l'union toujours plus étroite »
des peuples européens, de la culture européenne, à la fois une et plurielle, à défendre contre
l'américanisation.
Quelles sont les conséquences du néo-constructivisme européen sur la culture dans les mé-
dias ?
On a pu voir dans la dynamique communautaire une force de destruction du politique.
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La
dynamique communautaire est jugée « anti-politique » dans la mesure elle contribue à libé-
rer ce que Hegel nommait le principe de la société civile, marqué par le libre échange, la libre
circulation, la liberté privée, subjective et individuelle en général, au détriment d'une liberté ob-
jective, publique, à la fois moderne et communautaire, classiquement représentée par l'État (si-
non réalisée en lui). C'est pourquoi l'État national pouvait être investi comme le lieu effectif de
la citoyenneté et comme la référence ultime de l'identité politique. Corrélativement, les idées de
« nation » et de « peuple » ne prendraient consistance et réalité que dans et par l'État, tandis
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Pour une discussion informée et équilibrée de ce point, LANGE, A., "Descartes, c'est la Hollande". La
Communauté Européenne : culture et audiovisuel, Quaderni, n° 19, hiver 1993, pp. 99-104.
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THIBAUD, P., « L'Europe par les nations (et réciproquement) », in : J.-M. FERRY, P. THIBAUD, Dis-
cussion sur l'Europe, Paris, Fondation Saint-Simon/Calmann-Lévy, 1992. Cependant, la critique adres-
sée par Paul Thibaud à la dynamique d'intégration communautaire ne prend pas pour référence philoso-
phique Hegel, mais plutôt, dans une large mesure, Rousseau.
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que, livré à lui-même, le principe de la société civile ne pourrait que détruire cette consistance
tout à la fois politique, sociale et culturelle. Sans assumer l’héritage hégélien, beaucoup de ces
partisans de la nation, que l’on nomme, en France, « nationaux-républicains », font de l’Etat
national le point de référence ultime de l’identité politique. On pourrait appeler « statonationa-
lisme » cette forme d'anti-européanisme, mais en la distinguant expressément des formes iden-
titaires ethnicistes et bellicistes qui resurgissent aujourd'hui un peu partout dans le monde. Se
réclamant de la « nation civique », ou encore, de la « nation politique », le « national-républica-
nisme » valorise certes la nation, tout en croyant la défendre. Cependant, cette défense n’est pas
purement affective ou immédiate : elle se fonde notamment sur l’idée de la consistance poli-
tique qu’assurerait en général l'État national. Le statonationalisme présuppose alors plutôt que :
1) la construction européenne n'a fondamentalement d'autre signification historique que la libé-
ration de la dynamique du marché contre l'État, tandis que 2) l'État est la forme qui, seule, con-
fère aux peuples leur personnalité morale, et aux citoyens de ces peuples leur identité politique,
laquelle ne saurait être atteinte que sur le mode de l'identité nationale. En d'autres termes, l'État
national serait au civisme ce que la société civile fut à la civilité. Cependant, la subversion des
États nationaux par le principe de la société civile, lui-même réduit à une dynamique capitaliste
qui manipule plutôt qu'elle ne respecte lesdites lois du marché, détruit aussi bien et de fait,
sous nos yeux la civilité que le civisme. Sous ce regard, l'objectif de la « construction » eu-
ropéenne est tristement ambigu : non seulement la dynamique communautaire poursuit la dé-
stabilisation des nations européennes, mais cette dénationalisation-désétatisation de l'Europe,
orchestrée sur le mot d'ordre de la dérégulation, prend par même le risque inconsidéré d'une
destruction la civilisation européenne.
La charge de la preuve incombe à présent aux défenseurs de l'Union européenne, pour mon-
trer en quoi la construction européenne peut profiler autre chose qu'une déstabilisation du cadre
statonational d'intégration politique. Ce cadre est au demeurant le seul à avoir historiquement
su faire la preuve de son efficacité dans les contextes modernes.
Considérons alors la façon dont se présente pratiquement le problème de la culture du point
de vue spécifique de l'intégration politique européenne. D'un côté, la construction européenne, à
défaut d'un État, doit faire appel aux forces de la sociécivile, et notamment aux investisseurs
privés, pour unifier le territoire de l'Union au moins au niveau d'ambition d'une « société de
l'information » dont les techniques puissent bientôt, espère-t-on, être suffisamment ancrées dans
les pratiques pour apporter un « supplément culturel » au grand marché. D'un autre côté, un tel
projet politique ne peut plus se contenter d'une stratégie consistant à laisser faire les opérateurs
privés, sans imposer des règles minimales de service public. Mais comment concilier cette exi-
gence avec le fait que les États nationaux doivent d'eux-mêmes limiter leurs prétentions de
puissance, en renonçant notamment à être des acteurs économiques directs ou par tutelles inter-
posées ? Or, cela n'est pensable que si la notion de service public est aménagée, voire démante-
lée de telle sorte qu'elle soit déliée des connotations de monopole naturel ainsi que de tutelle
étatique.
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« Service public versus « service universel » : quels enjeux ?
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