Sociologie générale et sociologie politique Thème 1 : Les processus

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Sociologie générale et sociologie politique
Thème 1 : Les processus de socialisation et la construction des identités
sociales
Etude de Document n° 8 :
Question : Après avoir présenté le document, vous montrerez les variations
des processus de socialisation selon les milieux sociaux.
DOCUMENT
[O]n ne s'intéressait guère à l'art, chez moi […]. Le goût pour l'art s'apprend. Je l'ai
appris. Cela fit partie de la rééducation quasi complète de moi-même qu'il me fallut
accomplir pour entrer dans un autre monde, une autre classe sociale – et pour mettre
à distance celui, celle d'où je venais. […] Combien de fois au cours de ma vie
ultérieure de personne « cultivée », ai-je constaté en visitant une exposition ou en
assistant à un concert ou à une représentation à l'opéra à quelle point les gens qui
s'adonnent aux pratiques culturelles les plus « hautes » semblent tirer de ces
activités une sorte de contentement de soi et un sentiment de supériorité se lisant
dans le discret sourire dont ils ne se départent jamais, dans le maintien de leur corps,
dans leur manière de parler en connaisseurs, d'afficher leur aisance… tout cela en
exprimant la joie sociale de correspondre à ce qu'il convient d'être, d'appartenir au
monde privilégié de ceux qui peuvent se flatter de goûter les arts « raffinés ». Cela
m'intimida toujours, mais j'essayai néanmoins de leur ressembler, d'agir comme si
j'étais né comme eux, de manifester la même décontraction qu'eux dans la situation
esthétique.
Réapprendre à parler fut tout autant nécessaire : oublier les prononciations et les
tournures de phrase fautives, les idiomatismes régionaux (ne plus dire qu'une
personne est « fière », mais qu'elle est « acide »), corriger l'accent du Nord-Est et
l'accent populaire en même temps, acquérir un vocabulaire sophistiqué, construire
des séquences grammaticales plus adéquates… bref, contrôler en permanence mon
langage et mon élocution. « Tu parles comme un livre », me dira-t-on souvent dans
ma famille pour se moquer de mes nouvelles manières, tout en manifestant que l'on
sait bien ce qu'elles signifient. Par la suite, et c'est encore le cas aujourd'hui, je serai
au contraire très attentif, en me retrouvent au contact de ceux dont j'avais désappris
le langage, à ne pas utiliser des tournures de phrase trop complexes ou inusitées
dans les milieux populaires (par exemple, je ne dirai pas « Je suis allé » mais « J'ai
été »), et je m'efforcerai de retrouver les intonations, le vocabulaire, les expressions
que, bien que les ayant relégués dans un recoin reculé de ma mémoire et ne les
employant plus guère, je n'ai jamais oubliés : pas tout à fait bilinguisme, mais un jeu
de deux niveaux de langue, deux registres sociaux, en fonction du milieu et des
situations.
Source : Didier Eribon, Retour à Reims1, Fayard, 2009.
1 Essai et récit biographique dans lequel Didier Eribon, philosophe et sociologue,
retrace l'histoire de sa famille dans le Nord-Est de la France et de son ascension
sociale.
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