Deux disques sortis au cours des six derniers mois proposent la

Deux disques sortis au cours des six derniers mois proposent la mise en musique
selon le format couplet-refrain-mélodie de la chanson pop de textes écrits par des
personnalités du monde des arts plastiques: le collectif politico-conceptuel Art &
Language et le touche-à-tout David Shrigley. Petite entreprise de carottage des
strates mentales souterraines de deux disques plus profonds qu’il n’y paraît.
Avec quarante-deux ans d'activités musicales underground au compteur à ce jour,
Mayo Thompson le crayonneur principal et seul membre permanent de l'entité
musicale à contours changeants Red Crayola / Red Krayola fait figure de vétéran,
voire de survivant. Entre psychédélisme, proto-post-punk, rock et pop, l'homme et le
groupe ont connu depuis 1966 au moins quatre vies musicales: fin des années
soixante au Texas autour du label International Artists; fin des années septante à
Londres aux côtés e.a. des Raincoats, de The Fall et du label Rough Trade; un court
passage par l'Europe continentale et le monde germanique au début des années
quatre-vingts aux côtés de Rüdiger Carl, Albert Oehlen et du label suisse RecRec; et
enfin, depuis le milieu des années nonante, un séjour prolongé dans une suite de la
pension Drag City de Chicago dont ses amis et complices Jim O'Rourke et John
McEntire lui avaient passé les clefs.
Depuis quarante ans, patiemment, centimètre par centimètre, Mayo Thompson
pousse la planche de la chanson pop sur les appuis de son socle mélodique en
direction du vide, jusqu'à essayer de trouver le point précis d'équilibre instable où son
objet d'étude se met à vaciller, à balancer lentement, flirtant sans jamais y tomber
avec le ravin de l'inécoutable.
Pas juste musicien mais aussi artiste plasticien, c'est
avec deux autres étudiants en arts de Houston, Frederick Barthelme et Steve
Cunningham qu'il fonde Red Crayola (encore avec C, avant le changement de nom
consécutif à la plainte de la marque de crayons) au milieu des années soixante. On
ne s'étonnera a priori donc pas trop de le voir, quatre ou cinq ans plus tard - après
les deux premiers disques de son groupe The Parable of Arable Land » et «The
Red Krayola and All Who Sail With It») et son album solo Corky's Debt to His
Father ») et le refus par son label de l'album « Coconut Hotel » se consacrer plus
aux arts plastiques qu'à l'enregistrement de disques. D'abord à New York comme
assistant de l'artiste
pop art
Robert Rauschenberg avant que dégoûté par le milieu
américain de l'art contemporain il ne parte pour Londres rejoindre Art & Language,
un collectif d'artistes engagés venant de l'art conceptuel mais surtout, eux aussi, en
plein questionnement
Ce que défendait jusqu'alors A & L, une forme de
radicalisme politique donnant la priorité, contre l'idée de l'autonomie de l'art, à la
notion de «pratiques sociales », était devenu un passeport de crédibilité dans le
monde artistique. Un morceau comme Don't Talk to Sociologists sur « Corrected
Slogans » est révélateur de la distance qu'a prise le groupe à l'égard de ce courant.
Sans renier l'art conceptuel, mais plutôt en en sauvant l'intention critique, A & L
prend une direction qui le mènera au début des années quatre-vingts vers la
peinture
» Emmanuel Levaufre, fanzine « Bardaf! » #3, 1997). C'est ainsi que Mayo
Tompson et Art & Language sortiront trois disques ensemble: « Corrected Slogans »
(1976), « Kangaroo? » (1980) et « Black Snakes » (1983). Sur ce deuxième album,
on retrouve deux variantes de
A Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock
,
double chanson qui fait écho à une série de peintures du même nom qui
questionnent, par une sorte d'illusion d'optique (le profil de Lénine se dégageant d'un
tableau a priori abstrait à la Pollock), les rapports entre deux orthodoxies plastiques:
le réalisme soviétique et l'
abstract expressionism
américain. En parallèle ou en écho,
les paroles de la chanson critiquent la vision naïve et communément répandue de
l'autonomie artistique d'un peintre tel que Pollock en juxtaposant des affirmations pas
fausses mais partielles et banalisées par une répétition irréfléchie «
Il était l'action
painter qui se rebellait contre les règles
» ou «
L'art était pour Pollock une nécessité
intérieure
» à des affirmations nouvelles qui changent l'appréhension de son œuvre
«
Jackson Pollock était l'artiste du Plan Marshall »
en la déplaçant du champ de
l'art-pour-l'art à celui de la politique extérieure et du rayonnement culturel
international des États-Unis. Une réflexion et une implication critique qui permettent à
Emmanuel Levaufre (opus cit.) d'affirmer que «
Ce n'est donc pas du dehors, comme
un groupe 'arty' qui récupère les signes extérieurs de la pratique artistique, figés en
imagerie, que Red Krayola a participé au projet d'Art & Language
».
En 2007, vingt-cinq ans après leur dernier disque commun, contre toute attente,
Mayo Thompson sort « Sighs Trapped by Liars » sous la bannière The Red Krayola
(à la musique) with Art & Language (aux paroles). Une fois encore, le titre (de l'album
et du dernier morceau) correspond à une œuvre plastique du collectif A & L, dont une
image sert d'ailleurs ici de pochette. Datée des années 1996-1997 et exposée entre
autre à la Dokumenta X de Kassel et au MAC's du Grand Hornu, il s'agit d'une
installation de meubles petites tables, chaises et/ou lit pour le moins orthogonaux
dont les parois sont constituées de toiles sur lesquelles sont peintes/imprimées une
série de doubles pages de textes. Sans doute peut-on par exemple y voir une œuvre
de plus d'A & L questionnant les trop superficielles fausses évidences et la double
réalité proposée par un même monde, un même objet, appréhendé soit par un œil
pressé
Ben oui, des chaises… »
), soit par un œil lent et perspicace
Tiens, des
textes… Hmm, de la lecture?
»).
Ce qui frappe le plus à la première écoute de ce disque
enregistré notamment avec Jim O'Rourke (chœurs, basse synthétique, guitare
acoustique, harmonica, enregistrement et mixage) et John McEntire (batterie et
enregistrement), c'est son côté extrêmement lisse et… l'absence totale de la moindre
vocalise de Mayo Thompson. Crédité de la musique, jouant de la guitare acoustique
et du piano, Mayo Thompson - pour la première fois en quarante ans! - n'ouvre pas
la bouche sur un disque de Red Crayola et confie l'interprétation vocale des treize
chansons du disque à deux chanteuses: Elisa Randazzo et Sandy Yang. « Sighs
Trapped by Liars » sonne donc comme un album quasiment dépourvu de rugosités,
comme une version moins flamboyante - plus distante, plus retenue, dans des teintes
moins vives - de la pop très orchestrée et millimétrée du Jim O'Rourke de la période
« Eureka » / « Halfway to a Threeway »… Du coup, a priori, le disque n'offre que peu
d'aspérités auxquelles se raccrocher. En s'approchant de sa surface, tellement
minutieusement polie, on a un peu l'impression qu'on pourrait plus facilement y voir
le reflet de notre propre image qu'apprendre quoi que ce soit de ceux et celles qui lui
ont donné naissance. Quelle n'est alors pas notre surprise en lisant les paroles du
disque de récolter un chapelet de citations en guise d'indices comme laissés par
un Petit Poucet malicieux qui voulait nous emmener quelque part:
«
To make out the difference
Between your eye and itself,
Don't look straight in the mirror
Sneak up on it by stealth
»
(
Fairest of All
premier morceau)
«
Jumping Through the mirror
I wonder if I'm here;
this ordinary mirror
That's the mother of all fear
»
(
Jumping Through the Mirror
deuxième morceau)
«
Three mirrors hang on the wall
Obeying and breaking law.
You can think of them as portraits
As you inspect your face.
You can even think « That's all ».
Or you might suppose there is more:
That no mirror can dictate
What is bound to leave no trace
»
(
Il ne reste qu'à chanter
quatrième morceau)
«
I look at the mirror
And what do I see?
A man who knows his history
And he's coming after me
»
(
A Pest
dixième morceau)
«
Taking a piss
I saw a man
Satisfied with the
Mirror's reflection.
He wanted to kiss
His own stupid face
Made out of flat surgical perfection.
»
(
Perfection
onzième morceau)
Depuis qu'en 1871 une petite fille anglaise qui s'ennuyait nous a ouvert la voie, nous
savons qu'il y a un monde « De l'autre côté du miroir ». Et cela nous aide aujourd'hui
à penser, à regarder sous un autre angle, depuis l'autre té, ce disque au premier
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