Colloque 7-8.12 2004 Laïcité et religions dans l’Union européenne : les urgences France, Italie, Espagne OPPORTUNITÉS ET CONDITIONS D’UN ÉTAT LAÏQUE : UN POINT DE VUE CATHOLIQUE (Paul Löwenthal) Je défendrai trois thèses.1 Primo, les fois et convictions sont sources inévitables de conflits, dès lors qu’elles ne se bornent pas à des croyances et à des cultes, mais qu’elles ont des implications anthropologiques et donc éthiques. Le christianisme, en particulier, n’est pas seulement un ensemble de croyances assorties d’un culte ; il est une foi qui donne sens à la vie. Secundo, des convergences éthiques et donc politiques notables, fondamentales même, se marquent toutefois entre fois et convictions, en tout cas dans le nord-ouest de l’Europe. Elles traduisent notre long héritage commun, grec, judéo-chrétien et humaniste. (Le cas de l’islam, que je connais fort mal, est différent.) Sans exclure des conflits, eux aussi parfois fondamentaux, ces convergences ouvrent la voie à une société démocratique pluraliste. Tertio, les modalités de pluralisme ou d’État laïque existantes résultent d’histoires culturelles et politiques fort différentes et elles ne sont pas immédiatement généralisables à l’Europe. Et ces traditions conduisent à des visions différentes au sein même des religions et des courants « laïques ». I. LE CONFLIT EST PROFOND ET INÉLUCTABLE Contre l’idée-clé, voire le tabou, d’une séparation totale entre églises et État, il faut constater – principe de réalité et non de désir ! – que le « confinement » du religieux à la sphère privée n’est pas possible. La séparation est possible, et elle est désirable, entre leurs autorités. Elle ne l’est pas dans leurs champs de compétence. L’État, fût-il impeccablement démocratique et pluraliste, ne peut légiférer en fonction des valeurs dominant sa société sans risquer, au nom de l’intérêt général ou de l’ordre public, de heurter les normes de telle ou telle foi ou conviction. Réciproquement, les religions, fussentelles tout à fait respectueuses de la légitimité politique de l’État de droit démocratique, ne peuvent exercer leur autorité morale sans risquer de heurter des règles juridiques : comme tout citoyen, comme toute composante de la société civile, les églises et courants philosophiques ont le droit de faire valoir leurs objections : la liberté de pensée et d’expression le leur garantit. Dans sa contribution au colloque, Ignace Berten illustre très bien cette ambiguïté inévitable. Il montre notamment que les lois ne se bornent pas à l’ordre public mais traduisent des valeurs morales et, par là même, instaurent une intersection entre État et églises (au sens large, y compris les courants philosophiques institués). Nous souhaitons que la loi soit fondée sur un 1 Elles sont détaillées dans L’État laïque vu par un catholique. Bruxelles, Labor (« Quartier libre »), 2004. 2 système moral (la dignité humaine, les droits humains) mais elle le concrétise de façon contingente et elle se heurte aux morales des diverses fois et convictions que l’on doit, et souhaite, faire coexister dans la société. Cela complique les choses, mais ne saurait être éludé. Au demeurant, il n’est pas souhaitable que ce le soit : aucun humaniste, religieux ou laïque, ne peut accepter que l’ordre moral se voie strictement subordonné aux contingences de l’ordre politique ou juridique. La liberté de conscience est première et une maîtrise totale des comportements par la loi – une loi qui n’est pas la morale et qui est consciemment et volontairement décalée par rapport à l’évolution des mœurs – deviendrait vite totalitaire. La « neutralité » éthique de l’État laïque se heurte à la liberté de conscience (et d’expression) : une loi, des morales. Ce défi ne se prête pas à des solutions tranchées et a priori. L’arbitrage moral passe, aujourd’hui, par le discernement et la délibération éthique des citoyens, individuellement ou en groupe.2 Elle fait place à une liberté, donc à un droit et même, parfois, un devoir d’insoumission. Avant de poser un problème juridique, sur lequel nous reviendrons, cette liberté se heurte à la peur qui habite et gouverne beaucoup de nos contemporains, comme aussi les instances religieuses, politiques ou juridiques qui les régissent. Entre le fanatisme de ceux qui n’ont que des certitudes et les peurs de ceux qui n’ont que des doutes, il est peu d’espace, puisque nous avons tous à la fois des convictions et des doutes. II. DES CONVERGENCES ÉTHIQUES ET POLITIQUES À EXPLOITER Si l’Europe voit quelquefois se heurter religions et convictions philosophiques, elle est aussi et collectivement l’héritière de ces courants. Tous, nous sommes héritiers d’une histoire culturelle qui rassemble des apports grecs, judéo-chrétiens et humanistes. On a longtemps cru devoir séparer les démarches religieuses, au motif qu’elles faisaient intervenir un agent extérieur : un Dieu qui, parce que créateur et acteur dans notre histoire, viendrait en bouleverser le déroulement. Du « Dieu l’a voulu » résigné au « Dieu le veut » autoritaire, une vérité transcendante venait brider le libre-examen et le libre discernement humains. Dans le monde catholique, l’« anti-modernisme » romain a eu la vie dure et il laisse aujourd’hui encore des traces dans ses pratiques. La pensée catholique a évolué, cependant, et la doctrine officielle – qui, comme le droit, ne suit les mœurs qu’avec un retard respectueux – a sanctionné ce qui, des générations après Jacques Maritain ou Emmanuel Mounier, constitue un véritable humanisme chrétien ; celui-ci est devenu très proche de la vision protestante libérale. Nous en parlons comme d’une « sécularisation », au sens que l’homme est redevenu – comme il n’aurait jamais dû cesser de l’être – le centre de notre foi : le christianisme est une religion de l’incarnation. Nous croyons en Dieu, mais nous croyons que Dieu a mis l’homme, libre et autonome, au centre de sa création. Et cela devrait permettre que nous nous rejoignions pratiquement. Pas pour adhérer au poncif paresseux, voulant « qu’on retienne ce qui nous unit et pas ce qui nous sépare », mais parce que nous nous heurtons tous, ensemble, à des situations ou évolutions qui dénigrent l’homme. Je pense surtout à l’Europe, qui se construit sur le modèle de la mondialisation de façon affairiste, cynique et tout compte fait de moins en moins démocratique, de moins en moins respectueuse de droits humains. Au delà de différences qu’on ne saurait sous-estimer, notre commun humanisme, notre commune sécularisation, devrait nous permettre de résister 2 Cf notamment Pietro Prini, dans ce volume. 3 ensemble. C’est ce que défend le Groupe Avicenne, pluraliste, qui promeut les vertus institutionnelles du « désaccord fondateur » de l’Europe : je renvoie à la présentation qui en est faite dans ce volume par Guillaume de Stexhe. III. LA GESTION DES CONFLITS Nous ne pouvons savoir d’avance sur quoi les conflits porteront. La solution – une solution européenne, en particulier – doit donc être cherchée dans une voie procédurale, plutôt que dans un énoncé de normes à respecter. Celles-ci existent aussi, mais elles ne sauraient être que très générales ; nécessaires comme référence jurisprudentielle, elles ne sauraient suffire à réguler notre vivre-ensemble. Qui plus est, les normes et procédures en vigueur varient fort aujourd’hui d’un pays à l’autre, même entre ceux qui se réclament d’un État laïque. Et ces statuts résultent partout d’une histoire généralement longue de conflits souvent délicats. Ils ne traduisent pas seulement des compromis plus ou moins fragiles, ils expriment des traditions aussi ancrées que particulières. Un État ou l’Union européenne ne pourront donc s’inspirer massivement de l’expérience, même réussie, d’un pays particulier. Enfin, les différences et les tensions ne se marquent pas seulement entre fois et convictions, elles s’observent aussi au sein de chacune d’elles. Pour me borner à la communauté catholique, des divergences ne s’observent pas seulement entre la hiérarchie, des théologiens et des fidèles. Elles se marquent entre des spiritualités ou sensibilités différentes en chaque lieu. En raison de situations ou d’histoires différentes, elles se marquent aussi entre pays : ceux où le catholicisme est dominant ou minoritaire (de façon stéréotypée : le nord et le sud de l’Europe), ou encore entre sociétés sécularisées et sociétés qui ont entretenu les religiosités traditionnelles et une méfiance à l’égard de l’État : l’ouest et l’est. A un intellectuel du nord-ouest, il est parfois plus facile de s’entendre avec ses compatriotes humanistes athées qu’avec ses coreligionnaires d’Europe centrale… Et c’est sans doute là, au sein de chaque église ou courant philosophique, que l’effort doit être porté d’abord. Il est des indices favorables, parfois inattendus. A propos du voile islamique, deux autorités musulmanes, le recteur de la mosquée de Paris et le grand mufti d’El Azar, au Caire, ont déclaré qu’il s’agissait bien d’un prescrit coranique – mais que dans des pays où les musulmans étaient minoritaires, ils se plieraient à la loi. A propos d’objections de conscience, des évêques belges ont écarté l’éventualité d’une juridiction arbitrale pluraliste, et dit vouloir se soumettre à la justice de l’État. Cette bonne volonté n’empêchera évidemment pas les conflits et nous devons nous poser la question de l’objection de conscience. La question est fort délicate : elle le fut à propos du service militaire – qu’un service civil a permis de résoudre. Elle l’est bien davantage ici, puisqu’on ne sait même pas sur quoi l’objection portera. Des procédures juridictionnelles devront être imaginées – et l’objection à la loi devra donc être prévue et balisée par la loi même ! Pour relever le défi, nous ne pourrons nous « confiner » dans nos convictions respectives, nous devrons nous accorder. Je suis convaincu que ce sera difficile ; je n’ai aucune raison de penser que c’est impossible. 4 ENVOI En Belgique en tout cas, l’action laïque et les Églises chrétiennes s’accordent sur une primauté de la liberté : c’est unanimement que convictions et partis politiques ont jugé, contrairement à la France, que mieux valait ne pas légiférer contre le voile islamique, mais donner la liberté aux institutions (écoles, hôpitaux, administrations) de décider, et d’abord négocier, les règles qui leur conviennent. C’est l’orientation que nous espérerions retrouver en Europe – où beaucoup d’irrédentismes font malheureusement obstacle. C’est pourquoi priorité me semble devoir être donnée aux dialogues internes aux fois et convictions, entre spiritualités, entre nord et sud, et surtout entre est et ouest. Si chaque conviction vient aux négociations enfermée dans le plus grand commun diviseur de ses tendances internes, les marges de manœuvre entre elles seront dramatiquement insuffisantes. On ne négocie pas sans liberté : c’est malheureusement cela même qui fait peur, partout. La conception de l’éthique qui prévaut aujourd’hui dans notre société, se heurte encore à la méfiance de certains (« pas de vérité »), à l’intolérance d’autres (« une seule vérité ») en passant par un agnosticisme plus paresseux que vraiment respectueux (« à chacun sa vérité »). Pourrons-nous vivre la tension d’un pluralisme de confrontation, tolérant mais engagé (« il est des vérités partout mais tout ne se vaut pas ») ? 3 3 L’État laïque vu par un catholique (op.cit.), p. 66.