cours 1 : 19.09.05

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THEORIE DE LA CONNAISSANCE ET PHILOSPHIE DES SCIENCES – I. Stengers
COURS 1 : 19.09.05
[email protected]
Des questions peuvent se régler pe à l’intercours, ou bien, comme je ne fais pas de
permanence, en prenant rendez-vous via mail, si quelque chose doit vraiment se discuter.
Alors deuxième chose, à part, bien évidemment, notre début de licences, puisque je suppose
que je suis le premier cours ? Ah non ? ! Alors bienvenu tout de même. C’est pas une
inauguration, mais commencer vos licences, c’est pas rien. J’ai toujours remarqué que, en tout
cas au niveau des examens, dès janvier il y avait une différence qualitative entre les étudiants
qui m’ont eu en deuxième candi et les étudiants que je recevais à partir des licences. C’est
quelque chose qui compte. Même si le diplôme de candis n’a de valeur que de condition de
possibilité pour accéder aux licences.
Problèmes pratiques : les changements d’auditoires1 d’abord. Puis pour ceux qui ont déjà
suivi mon cours de 2e candi, …2 et donc qui ont l’habitude de ma manière d’interroger aux
examens, c’est la même chose, en plus compliqué, c’est-à-dire que le choix de lecture doit
correspondre à un niveau de licence. Donc plus de livres de Gould et des choses comme ça,
mais des livres plus serrés. Vous pouvez vous lancer dans du Latour mais aussi dans du
Stengers mais aussi dans du … . Donc ça doit être des choses … . Alors pour ceux qui ne
connaissent pas ma manière d’interroger (qui est dans ce cas, pour avoir une idée ? Oulala !
Alors j’y vais doucement). Donc d’abord je demande que ceux qui ne peuvent presque pas
venir au cours – car manquer disons deux ou trois cours sur les douze, ce n’est pas un
problème – m’envoient un email et je leur fais un programme spécial, pour eux. Ceux qui
peuvent venir au cours, sont censés en connaître l’intention et les moyens, c'est-à-dire je ne
suis pas censée vous parler sur un mode tel que vous puissiez dire : comme elle nous laisse la
liberté (parce que c’est de ça qu’il s’agit) de ne pas répéter comme des perroquets ce qu’elle a
dit au cours, alors on peut négliger ce qu’elle pense. Non non non, vous êtes censés ne pas le
savoir dans les détails, donc je ne demanderai pas : qu’est-ce que j’ai dit à propos de ? Mais
vous êtes censés avoir compris l’intention et de quoi il en … . Et vous devez choisir par vousmême, et, si vous hésitez, en vérifiant auprès de moi que le choix est adéquat, une lecture, un
livre moyen, ou une partie de gros livre (disons 150pg c’est dans le truc normal), qui a un
rapport pertinent avec l’un des thèmes importants du cours. Je cite beaucoup d’exemples,
mais un petit exemple ne fait pas un raccord important. Ca fait partie de l’épreuve. Quand j’ai
commencé avec ce système je me suis dit : est-ce que les étudiants ne vont pas trouver ça trop
simple, mais je me suis rendue compte que c’est une vraie épreuve. Ca fait partie de l’épreuve
– il n’y a parfois pas de doute, si c’est un livre que j’ai cité en donnant cours, et je vais alors
évidemment pas vous demander en quoi est-ce pertinent. Mais si il y a doute, et si vous vous
demandez : mais est-ce que je peux faire ça ? Je dirais : oui, mais là vous devez vraiment le
défendre, défendre la pertinence. Donc pas question de dire : je suis tombé sur ce livre. C’est
très mauvais, parce que ça fait partie de l’épreuve que le choix est d’un livre pertinent, mais
qui vous permet de partir du coup dans une direction qui vous intéresse. Donc un choix de
livre pertinent, et une lecture qui ne soit pas un simple résumé. Car je déteste le par coeur, et
je ne vous demande pas du par coeur par rapport à mon cours. C’est pas pour avoir du par
coeur par rapport à quelque chose d’autre, vous voyez. C’est pour que justement
éventuellement vous vous serviez du cours pour mettre en contraste, pour regarder, pour
discuter, pour dire : puisque je vous donne le choix d’un livre qui vous intéresse, pour me
montrer, m’expliquer votre intérêt. Donc nous sommes en licences, et je crois que ce n’est
Ndrt : je laisse tomber ce passage, vu qu’elle n’explique qu’elle ne sait pas encore où le cours se déroulera
après.
2
Ndrt : mot inaudible
1
jamais trop tôt : bientôt, à Pâques, vous devrez choisir un sujet de mémoire de licences, et là
vous devrez choisir un thème qui vous intéresse assez pour travailler dessus plusieurs fois.
Donc la question : qu’est-ce qui m’intéresse, qu’est-ce qui me fait penser en philo, par où je
suis en train d’aller, quels sont les auteurs qui me font bien penser, qui me mettent dans
l’activité, c’est une question que vous allez devoir bientôt vous poser, et c’est un entraînement
que de vous demander à propos de mon cours : comment je peux, et avec quel auteur je peux
le prolonger, sur un mode qui me permette de le présenter non pas en résumant, mais en
rendant présent. Vous voyez ce que je veux dire ? Il y a une différence entre présenter et
rendre présent, c'est-à-dire qu’est-ce que l’auteur est en train de FAIRE. Quel est le faire de
l’auteur ? Et non pas : l’auteur nous dit. Si vous voyer la petite différence. ‘L’auteur nous dit’
ça veut dire : il dit ça, il pourrait dire autre chose, c’est lui, c’est pas moi. Ca c’est un résumé.
Qu’est-ce que l’auteur est en train de faire ? Là, vous êtes mis en pensée. Ca ne veut pas dire
que vous devez avoir VOTRE opinion sur tout ce qu’il dit, ça veut dire que vous le mettez en
relief, dans son activité d’écrire, et c’est le genre de choses dont vous aurez besoin dans un
mémoire de licence parce que justement éventuellement vous devrez avoir à faire à plusieurs
faire différents, qui ne sont pas des désaccords mais des approches différentes d’un même
problème. Vous voyez, donc vis-à-vis aussi de choisir un livre au niveau de licences, où les
auteurs sont en train non pas de raconter une histoire mais de fabriquer des problèmes.
Et donc, pour ceux qui n’ont pas encore eu d’examen avec moi, je ne suis pas un monstre, les
étudiants ratent rarement. Mais l’idée est que vous pouvez arriver avec tout le matériel que
vous voulez. Il y en a qui arrivent avec 5 livres de chaque côté, il y en a d’autres avec juste un
livre. Il y en a qui ne prennent même pas le livre mais qui arrivent avec des feuilles de notes,
ou même bien qui prennent le livre. Donc ce n’est pas un examen par coeur, vous pouvez jeter
un oeil sur vos notes. La seule chose que j’exclus, c’est : lecture. Donc il faut que vous
puissiez me parler, et non pas me lire un texte. Ca, c’est une chose. Et il faut que vous ayez
bien le texte en [tête]3, parce qu’il peut m’arriver de vous poser une question sur ce que vous
avez dit, et je n’aime pas – pour une raison que vous comprendrez peut-être – qu’on me dise :
oui mais j’y viens plus loin. Non (rire) Je peux éventuellement bouleverser l’ordre que vous
avez prévu, vous voyez. Donc il faut que vous ayez ce que vous avez à me dire, que vous
ayez votre hypothèse (comment, quel est le bon ordre), mais que vous soyez tolérant avec moi
par rapport à l’idée que je peux décider tout d’un coup, si ça m’intéresse bien ce que vous
avez dit, que j’aimerais bien tout suite savoir un peu plus comment vous allez par là. C’est pas
pour vous embêter. C’est justement parce que j’essaie d’avoir une écoute assez active pour
vous demander ici d’aller un peu plus loin dans ce que vous êtes en train de me dire.
D’accord ?
Donc vous prévoyez une matière à exposer sur un quart d’heure, et l’autre quart d’heure
(puisqu’un examen dure en moyenne une demie heure) est réservé à une discussion, à la fin,
ou qui peut prendre place pendant. Ca c’est une liberté que je me donne. Finalement vous
avez … du terrain et de l’entrée en matière. Moi j’ai la liberté, après l’entrée en matière – ça
c’est vous qui le faites, comment vous entrez dans le terrain. Mais une fois que vous y êtes
engagé, je peux rentrer dedans aussi pour … avec. D’accord ?
Est-ce que pour les étudiants qui ont déjà eu mes examens, ça correspond un peu à
l’expérience ? Oui ? Donc que les nouveaux arrivants demandent aux anciens, s’ils veulent
plus de détails sur l’éthologie de la bête (rires).
Donc je citerai des livres, au fur et à mesure. Parfois je peux oublier la référence, alors vous
pouvez toujours m’emailer – parce que j’ai tous mes livres chez moi – et me demander : vous
avez cité tel livre, qu’est-ce que c’est etc. Ca j’accepte tout à fait bien, si j’ai oublié la
3
Ndrt : [xxx] = elle semble dire xxx, mais pas sûr
référence, et je vous la renvoie directement. Parce que parfois c’est en vous parlant que je me
dis : ah tiens, ben ici cet auteur-là, ça pourrait être utile de le mettre dedans. Puisqu’un cours
c’est à la fois préparation et une improvisation. C’est en ça qu’un cours est intéressant à
donner. Ok.
Alors dernière chose pratique, que les étudiants qui m’ont eu en candis le savent bien : les
questions pendant l’exposé sont bienvenues ! D’abord je termine ma phrase ou peut-être
même mon idée avant de répondre ou de donner la parole, mais les questions sont
hyperbienvenues, y compris et même hautement les ‘ici j’ai pas compris’. Je dis toujours : un
qui ose dire qu’il n’a pas compris, s’il y a un il y en a probablement 10 autres qui
éventuellement ne savent même pas qu’ils n’ont pas compris, mais en entendant un ‘je n’ai
pas compris’, vont dire : ah ben oui, c’est vrai ça, moi non plus. Donc ceux qui osent dire ‘j’ai
pas compris’ (mais c’est pas la seule question qui est la bienvenue) rendent service à tout le
monde. Et c’est en tant que tel que j’entends le ‘j’ai pas compris’.
Deuxième point : vous pouvez poser des questions pendant le cours. Il y a interruption en gros
vers 17h15. Et je demande toujours – pas aujourd’hui, puisqu’on n’a pas encore de passé – et
au début du cours et après l’interruption : y a-t-il des questions ? Donc je vous encourage
beaucoup, ceux qui aiment bien .. , à un peu réfléchir après le cours, pour que éventuellement
la semaine suivante, vous avez une question à me poser. C’est en général merveilleux, parce
que ça m’épargne la transition ‘nous avons vu la semaine passée’, puisque grâce à la question,
la transition est se faisant. Donc je vous encourage beaucoup à consacrer, le lundi soir ou
mardi etc, juste à griffonner une question, pour ceux qui ont l’esprit [de l’escalier] : au fond,
quand elle dit ça, est-ce qu’on n’aurait pas pu dire autrement ? Ou là, j’ai pas compris. Mais
c’est un peu embêtant si vous me dites ‘j’ai pas compris’ trois leçons après. Et si vous me
dites ‘j’ai pas compris’ sur le tard, tâchez de noter ce que vous n’avez pas compris, parce que
moi je peux oublier comment j’ai dit, vous voyez. Les ‘j’ai pas compris’, c’est mieux de les
poser tout de suite, parce qu’à ce moment-là je le sais, ce que j’ai dit. Si vous me dites : je n’ai
pas compris ce que vous avez dit à propos de Heidegger, bon, alors je me demande : qu’est-ce
que j’ai dit à propos de Heidegger ? (rire) C’est un peu embêtant. Donc voilà les conditions
pratiques, cette fois-ci, du suivi du cours. Et plus les étudiants interviennent, pour moi mieux
c’est. Mais je sais que ça doit se mériter, moi, je veux dire. Des questions ?
Alors on se lance dans l’entrée en matière, puisque ceci n’était pas une entrée en matière,
c’était tourner autour. L’entrée en matière, ben, c’est probablement la dernière fois que je la
ferai, puisque c'est le dernier cours qui s'intitule ‘philosophie des sciences et théorie de la
connaissance’. J’ai profité du passage en master pour changer de titre et le faire plus à mon
goût. Toutes les années, jusqu’à celle-ci inclus, et de la même manière qu’en candis je vous
disais : le cours de méthodologie des sciences, l’un de mes buts c’est de vous faire
comprendre pourquoi en ce qui ME concerne (et pour ceux qui ne me connaissent pas encore :
j’ai eu un passé scientifique bref, mais enfin j’ai tout de même une licence en chimie, avant de
faire la philo), comprendre les sciences a très peu à voir avec construire une méthodologie des
sciences. Donc déjà en candis (je vous explique pourquoi, et je reprendrai un peu ces raisons
aujourd’hui) donc pourquoi j’hérite de ce titre mais je n’hérite pas de l’esprit. De la même
manière, théorie de connaissance et philosophie des sciences ou l’inverse, me met dans la
même situation.
Mais chaque fois c’est une situation intéressante. C’est pour ça que peut-être que même quand
je changerai d’intitulé, je devrais fabriquer quelque chose qui mette en garde. Intéressant
pourquoi ? Parce qu’un double titre comme ça, ça veut sans doute dire que dans un passé,
auquel je succède, il y avait deux cours, et que quelque part on les a rassemblés, peut-être
pour faire des économies déjà, ou bien Dieu sait pourquoi, je n’en sais rien. Mais le fait qu’on
les a rassemblés, c’est à dire qu’on se soit dit : tiens au fond, ça veut dire un peu la même
chose, ou en tout cas, entre les deux la conséquence est bonne, signifie un véritable problème,
qu’il s’agira ni de poser, ni de contourner, mais de TRAVERSER.
Si je réussis, au cours de cette année, quand vous entendrez, pris sur un mode quasi
synonyme, théorie de la connaissance et pensée sur les sciences - ou épistémologie, un des
autres mots pour ça est épistémologie, et personnellement quand je suis entrée en philo après
avoir fait de la chimie, c’était le premier mot que je n’avais pas compris : épistémologie.
C’était mon destin, mais je ne l’accepte toujours pas. Donc quand vous entendrez une
conséquence trop directe entre ‘qu’en est-il de la connaissance ?’ et ‘philosophie des
sciences’, vous aurez la puce à l’oreille, et vous direz : tiens ben voilà encore un exemple de
ce qu’Isabelle Stengers tente de mettre en cause. Mettre en cause, ça signifie plus que
critiquer, ça veut dire : mettre en CAUSE de penser. Fabriquer une cause qui vous fait penser.
Ca, c’est une des idiosyncrasies que j’introduirai. J’aime bien employer le mot ‘cause’, non
pas comme en physique : relation de cause à effet, comme une boule de billard, la cause étant
le mouvement d’une boule qui … l’autre, qui prend comme effet du choc une certaine vitesse.
Ca c’est une relation de cause à effet. Mais n’oubliez pas qu’en français, faire de la
philosophie c’est souvent profiter du génie d’une langue, qui dit des choses plus compliquées
que ce qu’on en retient. Ben le mot ‘cause’ peut aussi être employé au sens : cela me FAIT
penser. Et à ce moment-là votre pensée n’est pas l’effet. On pourrait dire que la cause a un –
j’aime bien le mot aussi – ‘efficace’, au sens où ça SUSCITE votre pensée. Mais ce n’est pas
de l’ordre de la ressemblance, il n’y a pas d’homogénéité. Donc j’espère que mon cours sera
pour vous une CAUSE de pensée, au sens non pas que vous pensez comme moi, mais que
vous pensez sur votre mode à cause de moi. Vous voyez ? Ca veut dire que je vous aurais
donné matière à penser, et appétit à penser autrement.
Et donc je peux vous donner appétit à penser CONTRE la normalité de la relation entre
théorie de la connaissance et philosophie des sciences. Qu’est-ce que c’est que cette
normalité ? Que signifie cette normalité ? Elle signifie en gros que, pour beaucoup de
philosophes, et même pour beaucoup de non philosophes – et alors c’est une habitude de
pensée, que lorsque certains philosophes l’acceptent, c’est un thème de pensée, mais pour
beaucoup, c’est simplement une habitude de pensée. Eh bien, le succès des sciences dites
modernes – donc ça veut dire : dites apparaissant quelque part au début du XVIIe siècle,
Galilée associé à la fondation de la science moderne, j’en ai parlé en candis, j’y reviendrai un
tout petit peu (Galilée initie une nouvelle science) – traduirait que, enfin, l’homme (parce que
quand on parle de la connaissance, l’homme n’est pas loin), la femme, l’humain a découvert
(un peu tard, il est vrai, puisqu’il avait déjà quelques milliers d’années d’expérience derrière
lui, mais tout de même, finalement) au XVIIe siecle ce qu’il en était de la connaissance enfin
rationnelle. Il a ENFIN réussi à démêler le mélange terrible de superstitions, d’opinions, de
passions, et de savoir, où il était enfermé. Et donc la réussite des sciences nous dit – et c’est
seul aux philosophes d’ENTENDRE ce discours; les scientifiques TRAVAILLENT, les
scientifiques sont enfin dans la bonne voie, c’est eux qui le font. Les philosophes regardent les
scientifiques travailler, et doivent dégager (c’est ça l’épistémologie, en la caricaturant) la
morale de ce travail, c'est-à-dire en quoi ces sciences qui progressent nous disent quelque
chose d’une connaissance enfin rationnelle. Et donc entre philosophie des sciences ou
réflexion sur les sciences, et théorie de la connaissance, la conséquence est bonne, elle est …
immédiate.
C’est une position qui peut être illustrée directement : pe vous avez rencontré certainement
aux candidatures Immanuel Kant. Bon ce qu’il appelle la ‘révolution copernicienne’ dans la
préface de la 2e édition de la CRP : il cite des scientifiques modernes. Il y a Galilée et ses
boules, il y a Stahl, chimiste (bon, Kant est allemand, s’il aurait été français il aurait dit
Lavoisier, car pour les allemands, c’est Stahl qui a fondé la chimie moderne, pour les français
c’est Lavoisier). Enfin, l’intention de tout cela est nette : il y a là des ruptures dans la vie des
savoirs, ruptures que vous rencontrez dans les publications à propos des savoirs, puisque
avant, c’est l’histoire des idées, après c’est l’histoire des sciences. L’alchimie, vous la
trouverez dans l’histoire des idées, la chimie vous la trouvez dans l’histoire des sciences. A
partir de là, les choses sérieuses commencent. Il n’y a plus question de décrire les ‘idées’ des
auteurs : puisqu’ils font de la science, les idées ne leur appartiennent plus. Leurs idées sont
‘scientifiques’. Et qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien ça, c’est à la philosophie des sciences
de le dire, mais ce que les philosophes des sciences doivent essayer d’expliquer, c’est en quoi
ce ne sont plus des idées personnelles, c’est en quoi se sont des idées qui se dégagent de leur
époque, des convictions de la personne, des traditions culturelles et intellectuelles. Quelque
part on a transcendé tout ça, les sciences ont a réussi à se dégager de tout ça, et elles ont leurs
histoires propres.
Bon, je vous ai dit en candis, que quand on veut tout de même parler de l’histoire de la
personne, eh bien on parle de la logique de la découverte ou de la logique de l’invention, par
rapport à la logique de la justification, qui elle marque pourquoi ce ne sont pas les idées d’une
personne, mais des idées qui trouvent leur justification par des raisons scientifiques.
Bon, eh bien Kant et la ‘révolution copernicienne’ : c’est une des versions (pour aller très
vite) de ‘la conséquence est bonne entre philosophie des sciences et théorie de la
connaissance’, puisque la révolution copernicienne marque cette transformation du rapport de
l’homme à la connaissance et à ce qu’il y a à connaître. Vous connaissez, je suppose, ce dire
célèbre de Kant dans cette préface, selon laquelle il ne s’agit plus d’interroger la nature
comme un maître (comme si elle était un maître, au pied de la nature), mais au contraire de
l’interroger comme un juge d’instruction. Et qu’est-ce que ça veut dire, qu’on puisse
interroger la nature comme un juge ? C’est que le rapport de force s’est transformé : si
j’écoute la nature comme si elle était un maître, je dois apprendre d’ELLE comment la
décrire. Si je l’interroge comme un juge, ça veut dire : j’AI le code, c’est MOI qui sais ce qui
compte, c’est moi qui ai la définition du délit. Donc si celui qui est interrogé me dit : « bon,
j’avais un peu mal au ventre avant d’assassiner cette vieille dame, et ça m’a mis de mauvaise
humeur », il est en train de bavarder. Peut-être que ses avocats pourront faire valoir ça, mais
en ce qui concerne l’établissement du délit, ça ne vaut pas. Donc la différence entre l’anecdote
et l’établissement des FAITS, au sens où ils COMPTENT du point de vue du code (et le code
FAIT le juge) est ce qui crée le rapport de force entre le juge et celui qui est soupçonné, ou à
propos de qui on monte un dossier. Et il ne s’agit plus d’apprendre de la personne pourquoi
elle a fait ce qu’elle a fait. Ca ce seront peut-être des psys, des experts qui l’interrogeront
comme ça. Il s’agit de voir comment son cas rentre dans des catégories, qui, d’une manière ou
d’une autre, pré-existent, mais doivent s’actualiser à propos de lui. Et chez Kant vous savez
que justement, ces catégories appartiennent à l’entendement, et que donc la nature est
interrogée du point de vue de principes qui correspondent aux catégories de l’entendement.
Donc vous voyez là quelque chose qui correspond tout à fait à ce que je vous avais dit :
philosophie des sciences – théorie de la connaissance. C’est bien une théorie de la
connaissance rationnelle que Kant propose, et il emploie le succès des sciences pour
l’interpréter et remonter à la connaissance, qui permettrait de comprendre pourquoi il y a eu
succès. Et Kant parle à ce sujet du ‘factum’, le ‘factum’ c’est quelque chose de plus ‘noble’
qu’un fait, historique. ‘Factum’ pour un philosophe, c’est un peu [l’innovation] comme quand
nous disons LE politique, et pas LA politique etc. C’est pour parler de quelque chose dans le
monde qui n’est pas contingent : le factum c’est ce point historique qui le situe lui-même
comme philosophe. Depuis qu’il y a des humains, les mêmes catégories de l’entendement ont
été à l’oeuvre, et pourtant, ce n’est que quand Kant parle (donc fin XVIIIe, quand Kant
commence à penser), donc ce n’est que depuis 150 ans que les humains ont produit un savoir
qui manifeste sur un mode explicite les catégories de l’entendement. ‘Factum’ au sens où l’on
pourrait dire : les humains, là, quelque part, font retrouvaille avec la vérité de leur mode de
connaître. Avant pas.
Donc vous voyez que faire coïncider philosophie des sciences et théorie de la connaissance,
ce n’est pas seulement un avis, c’est un JUGEMENT : tous les types de connaissances – et
pour ça j’emploie beaucoup le mot de ‘savoir’ – tous les types de savoir à propos de la nature,
à propos du monde, non modernes (qu’ils soient prémodernes ou qu’ils continuent sur un
mode non moderne dans d’autres régions du monde) sont jugés. Ceux qui font coïncider
théorie de la connaissance et philosophie des sciences, n’ont rien à dire à propos des savoirs
disons ‘exotiques’ que : à l’école ! Ce sont des savoirs culturels qui continuent à relever de
l’histoire des idées, histoire ethnologique, histoire populaire, des croyances populaires ou des
savoirs populaires. Mais nous n’avons pas plus à hériter et à apprendre de ces savoirs, que
nous n’avons à hériter et apprendre de la nature. Donc vous voyez que, mine de rien (et c’est
pour ça que je veux le mettre en cause), c’est une position de violence forte. Du point de vue
du savoir rationnel, du savoir positif (et pas du savoir éthique ou esthétique), le scientifique
kantien n’a rien à apprendre d’un environnement non scientifique. Il est juge, il est [code],
code dans le sens [commun].
Et celui qui, sur un autre mode que Kant, met en scène cette violence de manière claire, c’est
Gaston Bachelard. Bachelard ce n’est pas un auteur pour cette année, parce que justement, je
le cite en premier cours, et je ne le citerai plus jamais ! [On] ne pense pas avec Bachelard !
Mais Bachelard a fondé la ‘philosophie des sciences’ là aussi en rapport direct avec une
théorie de la connaissance, mais qui n’est pas celle de Kant. Une théorie de la connaissance
qui propose ce qu’il appelle les ‘intérêts de la vie’, qui sont marqués des intérêts immédiats,
ou qui sont dans son vocabulaire des intérêts liés au ‘péché’ : gourmandise, [boulémie],
paresse, avidité, etc. C’est tout cela qui … la manière dont avant les sciences, on [posait le
problème]. Intérêts de la vie par rapport aux intérêts de l’esprit. Il n’y a pas de négociation
possible entre intérêts de la vie et intérêts de l’esprit. Chaque fois que des intérêts de l’esprit
se laissent infecter par quelque chose qui est de l’ordre des intérêts de la vie, il y a
REGRESSION. Donc la catégorie capitale chez Bachelard, c’est le ‘non’ : chaque fois qu’une
science avance, c’est que les intérêts de l’esprit ont dit ‘non’ aux intérêts de la vie.
Conclusion, pour Bachelard : la philosophie elle-même est toute pleine des intérêts de la vie,
mine de rien. Donc, disait-il, TOUS les philosophes, sauf ceux éventuellement qui
s’intéressent à la nuit (il y avait un Gaston Bachelard du jour, et un Gaston Bachelard de la
nuit : ceux qui s’intéressent aux problèmes de la [vieille époque]), bon là on n’y peut rien,
mais ceux qui s’intéressent à les pensées du jour, à une pensée [publique], une pensée de la
raison, eh bien tous doivent cesser de faire de la philosophie des sciences avec des catégories
qu’ils pensaient autonomes des sciences.
Donc exit Kant, avec ses catégories stables. Non non, même le philosophe, et tout le monde
doit aller à l’école, se mettre à l’école de la science. Les seules catégories qui tiennent, sont
les catégories qui, historiquement, se dégagent par un ‘non’ aux intérêts de la vie qui étaient
encore là.
Et donc vous voyez qu’il y a à la fois une très grande dissemblance, puisque le philosophe
kantien est stable et reconnaît les catégories dans les oeuvres des scientifiques, tandis que le
philosophe bachelardien célèbre la violence qui fait que on croyait savoir ce que c’est qu’une
substance, mais la mécanique quantique nous apprend qu’il faut désubstantialiser notre
pensée ; on croyait qu’on savait ce que c’était une mesure, mais encore une fois la mécanique
quantique nous apprend à compliquer tout ça. Donc là, c’est une histoire où les catégories sont
à la fois historiques, liées à un ‘non’, et sont toujours expliquées non pas comme productrices
de nouveau mais comme productrice d’un contraste entre ce qu’on croyait, et ce que le ‘non’
nous force à accepter. Mais là aussi, rapport directe entre philosophie et théorie de la
connaissance. Seulement la théorie de la connaissance a changé: c’est une espèce de théorie
dualiste, où il s’agit de se dégager.
Bon, autre possibilité : (j’ai décidé d’employer celle-là), eh bien les positions que l’on peut
associer à la technoscience. Je ne vous parle pas spécialement de mon collègue qui vous parle
de technoscience, et qui en parle de manière qualitative. Mais là, de nouveau, on retrouve une
bonne conséquence entre un diagnostique quant à la connaissance, et une position quant aux
sciences. Et le mot ‘technoscience’ indique ici que l’ensemble de la conséquence sera lié à
non pas une compréhension (un rapport de compréhension, qu’il soit de type kantien ou
bachelardien), mais plutôt à un rapport de MANIPULATION : de pouvoir faire et faire faire.
La technique, au sens où elle fait et fait faire, est ce dont les sciences ne se dégageront jamais.
Notez (et j’y reviendrai sans doute) que ce n’est pas n’importe quelle technique. Il ne s’agit
pas de la technique des guérisseurs qui savent provoquer les esprits, dans les pays où ça se
fait, pour produire une transformation ou une mutation de leurs malades. Il ne s’agit pas des
anciennes théories alchimistes. Il ne s’agit pas de la technique de l’alchimie. Il ne s’agit pas
de tout cet ensemble vaste de techniques qui se sont produites à propos des sciences. Il s’agit
des techniques dites ‘modernes’, dont tout le monde a toujours su la symbiose avec les
sciences, et qui là prennent le dessus. Mais les techniques traditionnelles sont condamnées par
la technoscience comme elles sont condamnées par la science. En fait, c’est toujours des
[‘comment on comprend’], mais ce qu’on essaie comprendre c’est toujours la même chose :
en gros c’est d’abord la physique. Et la biologie, puisque la biologie fait des clônes, qui fait
des OGMs et tout ça.
Bon, la technoscience donc ne s’intéresse qu’aux techniques dites ‘modernes’, c'est-à-dire
qu’elle a les mêmes limites, le plus souvent, que ceux qui font de la philosophie des sciences :
la technoscience peut susciter des positions divergentes. Celui qui parle de la technoscience
peut appeler les hommes à faire leur deuil d’une pensée symbolique, appeler à faire leur deuil
des questions du sens, parce que justement la pensée technoscientifique nous dit : vous croyez
que la vie à un sens, que la génération à un sens, eh bien la procréation artificielle va procurer
d’autres catégories, donc il s’agit de se déraciner des types de valeurs symboliques. Ca, c’est
une position.
Il peut aussi s’agir de dénoncer ce savoir qui se fait passer pour une véritable connaissance,
alors qu’en fait il est arraisonnement, manipulation. Et à ce moment-là – et on est plus proche
de l’orbite associé à la pensée d’Heidegger – ce que l’autre position diagnostique comme
irréversible (les anciens sens doivent sans cesse être recréés au rythme des réinventions
techniques, des manières de faire, d’enfanter, de ceci et de cela), dans la seconde position ce
sera ce à quoi il s’agit de résister, ce contre quoi il s’agit de penser. Oubli de l’être, oubli de
l’oubli de l’être etc. Si vous avez approchez le spectre heideggerien, vous savez de quoi je
parle, sinon vous vous en fichez.
Mais vous pouvez retrouver la même opposition en psychothérapie, enfin, dans l’ensemble
‘psy’. Parce que les psychanalystes, et surtout ceux de type lacanien, se présentent eux aussi
souvent comme ceux qui refusent une psychiatrie manipulatoire, qui ne s’attaque qu’aux
symptômes, qui réduit les symptômes, qui manipule la personne, qui ne permet pas à la
personne de rencontrer la ‘vérité’ (après il faut commencer à ne pas être naïf, parce qu’un
lacanien vous saute dessus [s‘il s’agit de] la vérité de son monde), la vérité du clivage, la
vérité de son désir. Si on dit ‘la vérité de son désir est absurde’ … , après ça, ben au lieu de
permettre à la personne en souffrance de rencontrer la vérité de son désir, de se rencontrer
comme sujet clivé (il y a toute une série de choses qu’il faut savoir dire), eh bien on la
manipule, on s’attaque à ses symptômes, etc. Et donc vous pouvez retrouver quelque chose de
l’ordre de la position heideggerienne par rapport aux sciences de la mesure, aux sciences qui,
paraît-il, diraient ‘le réel est mesurable’, dans l’opposition des psychanalystes surtout
lacaniens par rapport à une psychiatrie ou à des techniques thérapeutiques qu’ils jugent
méprisables, détournant ou traduisant justement l’oubli de l’oubli, mais cette fois-ci c’est
l’oubli de l’oubli du désir, et pas de l’être. Il y a un parallélisme.
Bon, ça ne veut pas dire que de l’autre côté, du côté des psychothérapies comportementalistes
et cognitivistes, que … c’est tout bon hein, au contraire. Ce que je veux dire, c’est que c’est
souvent deux faces de la même pièce : la dénonciation ou la louange. Il y a la technoscience
côté pile, vive la possibilité de faire, et la technoscience côté face : la possibilité de faire nous
détourne, nous fait oublier la vraie question. C’est en gros la même pièce. Et effectivement,
côté cognitivistes etc, on rencontre des textes, qui toujours m’ébahissent, disant : la seule
façon que nous avons de penser la connaissance ou le cerveau ou ce qu’il y en est de la
connaissance humaine, c’est de suivre le modèle qui a si bien réussi en physique, et c’est parti
pour le cerveau computeur, pour le cerveau comme ensemble de procédures calculatoires qui
seraient en oeuvre dans le cerveau. Donc ça veut dire une position triomphaliste au sens de :
l’ensemble de problèmes que pas seulement les philosophes mais aussi d’autres traditions de
pensée ont produit, l’ensemble de ces problèmes doit être supprimé au nom de cette science
qui marche, c'est-à-dire cette possibilité de penser le calcul, qui permet ou qui est pour
certains LA manière dont il faut penser, puisque c’est cette manière-là qui a permis le succès
de la physique.
Il y a beaucoup de caricatures dans ce que je dis, mais c’est aussi parce que les conditions sont
parfois un peu caricaturales, et j’ai envie de [passer] vite [avec], plus pour vous montrer
comment je me situe, c'est-à-dire pourquoi ce rapport théorie de la connaissance – philosophie
des sciences est un piège que l’on retrouve sous des tas de dimensions possibles. On pourrait
dire que (et ça c’est une image que j’aime bien) c’est une espèce de TROU NOIR. Les
physiciens qui ont produit cette intéressante notion – il y a peut-être quelque chose qui a le
fonctionnement d’un trou noir dans le monde, mais c’est d’abord un fonctionnement
théorique. C’est quelque chose qui …, que MÊME la lumière, qui vient à .., sera attirée, et ne
pourra pas s’échapper. Trou noir parce que même la lumière est capturée. Qu’est-ce que c’est
un trou noir dans un paysage de problèmes ? Eh bien, il ne s’agit plus de lumière cette fois-ci,
il s’agit d’une position à laquelle, si on n’y pense pas, on vient tout normalement, et une fois
qu’on est dedans, on n’en sort plus. On peut passer d’une pièce à l’autre, c'est-à-dire de la
dénonciation à la position triomphale. On trouve de quoi s’occuper, dans le trou noir. Je vous
l’ai dit : on peut prendre des tas de positions, ça dépend un peu du trajet qu’on a suivi. Mais
on est tout de même dedans, parce que cette évidence, ‘les sciences modernes nous disent
quelque chose sur la connaissance humaine’, eh bien une fois qu’elle est installée, elle pense
avant vous. Et qu’est-ce que c’est mettre en cause cela ? Pour ne pas tomber dans le trou noir,
eh bien il faut faire attention. Des tas de chemins y mènent directement. Echapper à ces
chemins – c’est pour ça que j’ai parlé de mettre en cause – c’est de transformer la possibilité
de tomber en cause de pensée, qui réussit à sentir l’appel du trou noir, mais à se dire tiens
c’est donc par là que ça marche, et à faire autrement, si ça vous [intéresse/inquiète].
Donc je vais terminer, et on va un peu respirer, mais ce sur quoi je voulais attirer votre
attention, ce qui fait le trou noir, c’est que, de toute façon, de toute façon dès qu’on est dedans
on se retrouve ‘entre nous’, et il n’y a plus la moindre place pour les savoirs de cultures
différentes, de populations différentes, les savoirs des autres. Nous sommes en position – que
ce soient les technoscientifiques, Kant ou Bachelard – de traits communs. Et quand vous
voyez qu’une position mène à ça – mais qui ne le dit pas hein – vous pouvez vous dire : ah
c’est donc ça le trou noir. Nous sommes en position de ‘bête pensante’ de l’humanité. Ce que
nous avons fait, ce qui nous est arrivé – le factum de Kant – c’est arrivé à l’homme. La théorie
de la connaissance est une théorie de qu’est-ce que l’homme. Et les autres ne savent pas
encore qu’ils sont des hommes. Et le jour où ils le sauront, eh bien leurs mélanges, ils devront
les abandonner.
Par rapport à ça, j’ai beaucoup appris de Tobie Nathan, et ça c’est un auteur que vous pouvez
lire. Il va pour ainsi dire aider à terminer c’est-à-dire à … sommeil dogmatique, comme le
dirait Kant, en rendant présent les autres. Tobie Nathan est haï par les psychanalystes.
Pourquoi ? Les ethnopsys reçoivent chez soi des gens issus de la migration, mais ils peuvent
désormais aussi recevoir des gens issus des sectes, à qui est arrivé quelque chose et qui n’en
reviennent pas (issus des sectes dans le sens où ils en sont sortis, mais ils y sont toujours).
Mais en ce qui concerne la migration, ce qui n’est pas acceptable pour des gens comme
Elisabeth Roudinesco (A NE PAS LIRE, fondamentalement, parce qu’il ne faut pas lire des
choses que je critique, mais vous pouvez le lire ‘marginalement, pour voir si je n’exagère pas
mais avec elle on exagère rarement), le crime de Tobie Nathan c’est : il a là des sujets qui
s’ignorent, mais qui sont déjà drôlement .. , qui souffrent de hier, ces migrants, et ils n’en
profite pas pour leur faire passer le sort du sujet. Il respecte le fait que eux se pensent comme
venant de quelque part, comme Bambara, comme venant du Maghreb etc. Et donc il ne profite
pas de leurs carences pour les ‘civiliser’. Et ça, si vous voulez, c’est un grand trou noir. Nous
n’avons pas le droit, si nous en avons l’occasion, de laisser un être errer dans une identité
culturelle qui le sépare de ce qui nous est arrivé, mais nous est arrivé ‘factum’, pour tous les
hommes. Et toutes les femmes.
INTERRUPTION.
Y a-t-il des questions ? Vous voyez, j’ai fait une espèce de [galop] … philosophie … , par
après on va pouvoir aller plus lentement, mais … ce qui vous permet de fabriquer … 4veut
essayer de faire.
Q5 : j’avais une question concernant Tobie Nathan. [Il est contre les lacaniens, et les
lacaniens s’opposent à lui, donc il est comportementaliste] ?
Non non, tous les psys s’opposent à lui.
Q : mais alors [il est où sur la pièce] ?
Ah non lui il n’est pas sur ma pièce … j’ai dit qu’il m’a réveillé de mon sommeil dogmatique,
c'est-à-dire il échappe (et c’est pour ça que j’y reviendrai souvent) à ce galop. Il est ce contre
quoi tous vont se tourner. Donc c’est un ethnopsy, et le livre qui est le plus détaillé s’appelle
‘Nous ne sommes pas seuls au monde’, et essayez de voir le léger vertige qui peut prendre si
on se dit comment prendre au sérieux cette phrase : nous ne sommes pas seuls au monde. Il
est paru aux Empêcheurs de penser en rond. Ca c’est une lecture possible. Vous verrez qu’il y
a une très grosse introduction [de ma part]. Et bien évidemment, si vous tombez sur un livre
où il y a une introduction, il faut aussi la lire ! Vous me découvrez au tournant de Tobie
Nathan. Mais c’est quelqu’un qui a de ce que certains appellent la maladie de l’âme – Freud
4
5
ndlr : inaudible à cause du bruit des gens qui entrent encore
ndlr : Q = question d’un étudiant.
parlait d’une maladie de l’âme, … on parlait de maladie mentale, c’est tellement mieux. Mais
sa position, plutôt que sa théorie, c’est que, alors que nous aurions souvent tendance à penser
que les traiter dans leur profondeur, c’est retrouver l’homme derrière le Bambara, derrière le
Maghrebin, derrière [l’Inuit] etc, et que s’arrêter aux oripaux culturels, c’est s’arrêter aux
symptômes, lui pense que l’on ne peut guérir que dans sa propre langue, et avec les mots qui
font compter ce qu’est une âme, les mots qui viennent de sa propre langue et qui font compter
ce qu’est une âme, ce qu’est une aventure des âmes, ce qu’est une maladie. Pe chez les
Maghrebins, tous les mots qui tournent autour de ce que nous appellerions ‘folie’, ont quelque
part un rapport avec le touché par le djinn. Bon, eh bien essayer de leur expliquer que les
djinns n’existent pas mais que par contre ils ont un inconscient, c’est vouloir non pas les
guérir mais les blanchir. Par contre, ce qui lui importe, c’est que justement – c’est juste pour
nourrir votre curiosité par rapport à ça – dans une séance d’ethnopsy (qui est une …6 très
différente), quand les choses commencent, ça se voit au fait que, ceux qui jusque-là avaient
été traités à l’occidentale, qui viennent souvent avec des assistantes sociales etc, deviennent
co-experts de ce qui leur arrive. ‘Oui, chez moi on dirait que’. C’est-à-dire qu’ils retrouvent
contact avec les ressources de leur langue et de leur origine culturelle, qui leur permet de
produire de la pensée. Donc pour lui, c’est le moment où ceux qui jusque-là pensaient que les
blancs savent mieux, se remettent dans ce qui lui permet de penser. Et en ce qui concerne la
physique, ça peut se faire en anglais, en ce qui concerne les sciences (tout scientifique parle
l’anglais, donc la langue importe peu dans ces sciences-là). Par contre, en ce qui le concerne
lui, lorsqu’il est question de guérir, c’est dans SA langue que ça se joue. Et vous voyez que là,
tout d’un coup, il n’y a plus de tête pensante de l’humanité. Cette position-là implique
effectivement que la psychanalyse c’est très bien, dans toute une tradition qui a fait le succès
de la psychanalyse, éventuellement, parce que elle a repris, capturé et reproduits des
[hantises], des questions, des manières de se comprendre qui la précédaient. Donc la
psychanalyse est une opération à l’INTERIEUR de ce qui nous semble bon à penser, et
qu’elle a reproduit, repris sous forme d’une technique. Mais penser que c’est universel, c’est
se condamner à faire coïncider thérapie et ce que Bruno Latour (un autre de mes références
usuelles) appelle une opération de pacification. C'est-à-dire : nous allons vous apprendre. La
paix est produite par le fait qu’on écarte, en tant que pédagogisable (c'est-à-dire susceptible
d’être dépassé par une meilleure compréhension) tout ce qui divise les humains. Ce qui divise
les humains provient de ce qu’ils ne savent pas tous aussi bien que nous qu’ils sont des
humains. Certains se voient comme créés par un dieu. Ca peut faire des guerres donc il faut
les apprendre que nous sommes d’abord des humains. Donc ça c’est la pacification au sens :
produire la paix à partir de la position selon laquelle ce qui divise vraiment est d’abord
quelque chose qui peut être dissipé par une meilleure compréhension de notre message à nous,
qui sommes les têtes pensantes de l’humanité. En gros, c’est ce qui s’est passé avec la
colonisation.
Donc si vous voulez, mon cours – c’est une autre manière de le dire – essaie d’être postcolonial. Et c’est un long travail, que de réussir à être post-colonial, parce que ça fait bon
temps que par nos régions – non pas tout le monde : un autre thème [allusif] que je fais c’est
que nous devons choisir : est-ce que nous sommes les héritiers de ceux qui ont brûlé les
sorciers ou bien des sorcières brûlées ? Donc avant de dire ‘nous’, il faut savoir que ce ‘nous’
a été conflictuel, par ici ! Mais ça fait tout de même longtemps, et dans notre corpus c’est
même fondationnel, que nous savons que nous sommes des humains, et que nous tendons à
nommer barbares ceux qui ne savent pas. Donc on a une bonne [pente], je veux dire, c’est pas
par hasard qu’on a voulu civiliser le monde. Et nous philosophes, ben nous avons non pas été
6
Ndlr : bruits qui viennent du dehors rendent paroles inaudibles …
responsables de la colonisation, ou des tours pris par la ‘civilisation’, mais nous avons produit
beaucoup des mots, qui ont été transformés en évidences.
Ok, y a-t-il d’autres questions ? Donc ce que je vous ai dit, pour le résumer, en parlant des
deux faces de la pièce, surtout à propos de la technoscience, c’est : il y a une position
fondamentale dans la liaison directe théorie de la connaissance – philosophie des sciences, qui
est une position de jugement, et qui est avant tout un jugement à l’encontre des non modernes,
prémodernes, amodernes, au nom de ce factum, qui fait que l’évènement de la fondation des
sciences modernes est un évènement à l’échelle de l’humanité, même si les scientifiques ne le
savent pas. Donc position de jugement, et quand on se tourne vers Heidegger ou vers Lacan
ou vers d’autres du même type, eh bien, ça vous rappelle quelque chose d’autre, c’est que tout
juge peut être jugé. Tout juge produit une position bien définie, qui peut susciter un autre
juge. Pe : la connaissance s’affirmant comme liée, comme responsable du problème
technique, technique moderne, va être identifiée à la technique, et jugée au nom de l’AUTRE
de la manipulation, qui – on en parlait – est pour Heidegger plus de la connaissance, mais
c’est la pensée-poème. Pour Lacan ce sera l’autre scène, l’autre scène qui manifeste que la
connaissance au sens où nous l’entendons est … l’Imaginaire, est refus de la vérité, au sens où
la vérité c’est le Réel, avec lequel on ne peut faire des rencontres que traumatiques. Donc
vous voyez : tout juge qui dit ‘voilà ce qu’est la connaissance, égale à la science’ peut être
jugé au nom de quelque chose qui s’annonce comme l’autre de cette connaissance. Et c’est
pour ça qu’on passe facilement d’une face à l’autre de la pièce. Donc il va s’agir ici
éventuellement d’essayer de changer de pièce, pas de pièce de monnaie seulement, mais de
pièce de théâtre, de rôle.
Alors par rapport à ceux qui n’ont pas eu mon cours de l’année passée je vais passer une toute
petite demie heure, la dernière demie heure, à rappeler quelque chose qui est important par
rapport à ici, qui est que lors de ce cours qui s’appelait ‘Méthodologie des sciences’, j’ai
essayé de montrer que les positions classiques sur qu’est-ce que la science, qu’est-ce qui fait
qu’une science est science, tournaient souvent – avec des complications tout à fait singulières
pour chaque auteur – autour de ce fameux couple ‘faits-théorie’. Avec aujourd’hui, est-ce que
les faits sont purs ? Car normalement, pour que le couple soit simple, il faut que le fait soit pur
de toute théorie, pour fonder une théorie. Oui mais est-ce que les faits ne sont pas déjà
impregnés de théorie ? Surdétermination ou sousdétermination ? On a toute une série de
variantes, mais autour de ce couple ‘faits-théorie’. Et donc la méthodologie c’est aussi : quel
est le bon rapport qui permet de fonder – ou existe-t-il un bon rapport qui permet de fonder un
discours théorique, des énoncés théoriques, à propos d’un ensemble de faits ? C’est très
galopé, ou c’est aussi galopé ou encore plus galopé, mais là ce que je veux vous dire c’est que
ce que j’ai essayé d’expliquer aux étudiants, c’est que j’ai essayé de contraster cela, cette
méthodologie générale, avec l’idée que ce type de problèmes ‘faits-théorie’, on le retrouve
avant tout, on le retrouve pleinement déployé et bien à son affaire, dans les sciences
expérimentales, dont la physique fut la première, et dont Galilée est on pourrait dire celui qui
l’a initié. Et s’il l’a initié ce n’est pas parce qu’un jour il a eu une bonne idée de la méthode
scientifique. Ca, ça fait partie du discours de propagande : Galilée aurait décidé de ne
s’appuyer que sur des faits pour construire sa théorie. En cela, Galilée pourrait être le premier
parce qu’il est le premier à avoir écarté les superstitions etc, et à ne se fonder que sur les faits.
C’est comme ça qu’il se présente souvent. Il s’agit d’écarter ce discours de propagande, sur
lequel je reviendrai, et de s’intéresser à ceci, que une partie du travail de Galilée, qui fait que
son nom est honoré par les physiciens, et qu’il est reconnu par les physiciens comme le
premier d’entre eux, au sens chronologique, c’est que ses faits ne sont pas des faits au sens
observable du terme. Ce ne sont même pas des faits au sens simplement reproductible du
terme. Le fait le plus reproductible, sur lequel se fonde d’ailleurs un énoncé juridique bien
connu : tout condamné à mort a la tête tranchée, eh bien c’est que si on vous coupe la tête,
vous mourrez. C’est très reproductible, pas sur vous, une fois que c’est fait c’est fait, mais
donnez moi une [quantité] d’humains, à chaque fois je pourrai dire : je coupe la tête, il est
mort ; je coupe la tête, il est mort ; je coupe la tête, il est mort. C’est éminemment
reproductible. Eh bien c’est pas un fait scientifique ! C’est un fait commun, sur lequel se
fonde toute une série de techniques de guerre et d’exécution de condamnés. C’est un fait
d’ailleurs commun à tous ceux qui ont une tête, y compris les mamifères. Il existe des petites
bêtes qu’on peut couper mais qui n’ont pas une vraie tête. Donc depuis que des animaux ont
développé quelque chose que nous appelons tête, c’est un fait commun à tous ces animaux
que si on leur coupe la tête, ils meurent. Donc c’est extraordinairement reproductible et
général, mais ce n’est pas un fait EXPÉRIMENTAL.
Le fait expérimental, dont Galilée a trouvé l’exemple et le sens, ce que ça lui permettait, c’est
un fait préparé au laboratoire – en l’occurrence c’étaient des billes qui roulent au long d’un
plan incliné – qui a ceci de particulier, c’est que ce n’est pas simplement un fait au sens : oh,
elles roulent. C’est pas même – et d’ailleurs Galilée n’aurait pas pu le faire, car il n’avait pas
d’horloge – oh je vais prendre la mesure du temps qu’elles mettent pour rouler. Ca, ça
voudrait dire : tout réel est mesurable. C’est ce qu’on dit souvent que les physiciens disent :
tout ce qui est réel est mesurable. C’est mesurable : la bille roule pendant un temps, on peut
mesurer son temps roulage, on peut mesurer l’espace parcouru, tout va bien, j’ai fait de la
physique, et j’ai des faits. Rien du tout ! Un fait expérimental, c’est un fait produit par un
dispositif expérimental, et c’est une RÉUSSITE : je peux mesurer le temps mis par un cheval
pour parcourir une distance, c’est de la mesure, c’est pas une réussite. C’est quelque chose
que je décide de faire et que je peux faire. La réussite expérimentale c’est : avoir mis en scène
activement, en l’occurrence le mouvement des boules, de telle sorte que le résultat, non pas
d’UNE mesure mais d’un ensemble de variations du dispositif, permet de déterminer
comment cette chute doit être décrite. En l’occurrence se sera la vitesse au sens de la
physique, et l'accélération au sens de la physique, l’ensemble de ces termes que les physiciens
emploient et que vous avez appris en secondaire (le rapport entre vitesse, accélération et
espace : mv²/2=mgh), toute cette physique-là elle est née avec la manière dont les billes
dégringolent le long d’un plan incliné. Et la singularité de cette situation, c’est que, si
quelqu’un dit :
-
« monsieur Galilée, j’ai une autre définition de la vitesse ! », Galilée dira d’abord :
« vous êtes d’accord que votre définition concerne directement mes billes qui roulent ?
Parce que si c’est un cheval qui galoppe, je n’ai rien à dire. »
La définition concerne ce qui répond au dispositif expérimental : le plan incliné. Si l’autre
dit :
-
« oui »
alors Galilée a un légert sourire. Parce que cela fait partie de la réussite que, convenablement
utilisé, par quelqu’un qui sait ce qu’est cette réussite, eh bien c’est la bille ELLE-MÊME,
dans la manière dont elle roule, qui va démentir la thèse inverse.
C’est quelque chose que dans ‘L’invention des sciences modernes’, j’ai dit en termes de
pouvoir, mais le pouvoir-évènement, car il y a plusieurs types de pouvoir : si je dis « donnezmoi un cheval au galop, et je peux mesurer le temps qu’il a mis à parcourir une telle
distance », ça c’est un pouvoir unilatérale. Car je peux le faire, mais ce n’est pas une réussite.
Vous voyez ? Il suffit que j’ai les moyens, et je peux soumettre le cheval à une mesure. Je
peux aussi – c’est mon exemple favori – compter les poils d’un rat, et puis d’un deuxième rat
etc, et faire un beau diagramme du nombre de poils par rat pour voir si c’est une gaussienne
ou bien si … ou s’il y a une différence génétique etc. Et s’il y a une grosse différence je
pourrais même me dire : « mais ça veut peut-être dire quelque chose ? ». Mais ça, c’est les
faits empiriques : je peux mesurer, mais toutes les mesures ne se valent pas.
Les mesures que fait Galilée sont des mesures qui relèvent d’un pouvoir différent, c'est-à-dire
que c’est la manière dont la bille tombe qui confère à Galilée le pouvoir de définir comment
elle doit être décrite. Donc Galilée – et ça c’est un terme que Bruno Latour emploie beaucoup
– devient le ‘PORTE-PAROLE’ de la manière dont les billes tombent. Et au sens où si
quelqu’un dit « je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites sur ces billes », eh bien c’est la
bille elle-même qui aura … dispositif expérimental le pouvoir de dire : « c’est Galilée mon
porte-parole ! ». Et c’est pour ça que toute naïveté épistémologique [bu], les expérimentateurs
célèbrent souvent leurs réussites en disant : « la nature a parlé ! ». Mais c’est pas la nature, la
nature reste muette. C’est simplement le dispositif expérimental qui a produit des faits, qui ne
sont pas des faits comme les autres, mais qui ont ce pouvoir de fabriquer un porte-parole.
C’est pour ça qu’on peut dire : les billes qui roulent ont fabriqué Galilée aussi bien que
Galilée a fabriqué … . Car quand il a vu ce qu’il pouvait faire avec ça, il est devenu un
Galilée tout à fait particulier : le Galilée propagandiste, qui dit « les faits m’autorisent », mais
c’est pas les faits en général, c’étaient ces faits-là. Et donc c’est ce que je résume – et j’y
reviendrai éventuellement à propos d’un autre exemple – la ‘réussite expérimentale’ : c’est
que le phénomène mis en scène expérimentalement par le dispositif devient un TÉMOIN
FIABLE. Il témoigne de manière fiable, c'est-à-dire qu’il résiste aux objections pertinentes
(c'est-à-dire des objections qui le concerne lui, et pas les chevaux etc.), il témoigne de manière
fiable de la manière dont il DOIT être caractérisé. Donc vous voyez, c’est un pouvoir
compliqué, car c’est un pouvoir qui est lié à une réussite, et qui ne peut pas être transplanté
ailleurs. Donc l’idée que pour la physique, la réalité est mesurable, on peut l’entendre : oui, à
condition qu’on entende ‘mesure’ au sens ‘mesure expérimentale’, et pas au sens ‘on peut tout
mesurer’, au sens où on quantifie simplement. MESURER, CE N’EST PAS QUANTIFIER,
ce n’est pas mettre des nombres sur un phénomène. C’est mettre en scène le phénomène de
telle sorte que les nombres deviennent significatifs et même décisifs. Et ‘la réalité est
mesurable’, oui, mais réalité au sens où SI l’expérimentateur n’a pas réussi son dispositif, il
peut se taire. Donc la réalité des physiciens, c’est celle qui a réussi à constituer en témoin
fiable pour UNE interprétation contre d’autres. Une interprétation contre d’autres : comment
interpréter est devenu DÉCIDABLE.
Or, c’est là le coup de maître de Galilée, et c’est là que naît, si vous voulez, ce qui nous est
arrivé (donc au début du XVIIe : 1608-1609), il nous est arrivé que quelqu’un a vu qu’avec
des billes qui roulent, on pouvait avoir ce coup-là, c'est-à-dire savoir comment les décrire. Là
on ne va pas exactement dire que c'est quelque chose qui fait de Galilée la tête pensante de
l’humanité, parce ce qu’il a réussi à partir de billes qui roulent, et il reste un vaste monde !
Des billes qui roulent, c’est un exemple de chute de corps, c'est-à-dire de ce que les
philosophes auparavant considéraient comme l’exemple le plus trivial de transformation. On
commence en décrivant les corps graves qui tombent. Tout le monde est d’accord qu’ils
tombent. Newton n’a pas inventé que les pommes tombaient. Les pommes ont tombé, c’était
une connaissance humaine aussi répétable que si on coupe le cou on meurt. Tout le monde sait
que si on saute d’une falaise, on tombe. Les physiciens n’ont pas [trouvé/prouvé] que les
corps lourds tombent, la question est : comment est-ce qu’on comprend la manière dont il faut
décrire cette chute ? Je vous le dit parce qu’il y a des physiciens qui sont tellement [inhalés]
par ce qu’on appelle le relativisme, qu’ils [en perdent leur esprit], et vous trouvez un
physicien ... par sa colère, quand il me dit – ça m’est d’ailleurs arrivé, à ma défense de thèse –
SI vous n’avez pas de confiance en la physique, essayez de vous précipiter du 3e, 4e, ou 10e
étage. Eh bien, Newton n’aurait pas exister, on serait au XIVe siècle ou on serait au Ve siècle
avant Jésus Christ, depuis qu’il y a des bâtiments à 5 étages, on sait qu’il vaut mieux éviter de
tomber. C’est un fait commun. Bon, il y a des traditions de lévitation, mais on ne peut pas trop
compter dessus, quoi. Mêmes les lévitant, comme la lévitation est une situation de sagesse,
enfin cela traduit une situation de sagesse, ils ne vont pas s’amuser à tomber du 5e étage pour
montrer que, parce que ce serait anti-sage, ce ne serait pas très sage. … ce serait manifester de
l’arrogance.
Bon, donc Galilée n’a pas tout d’un coup montré une nature mesurable. Il a réussi à montrer à
propos du phénomène le plus simple, celui qui était un fait commun, et qu’il a bien mis en
scène sur un mode encore plus simple – c'est-à-dire des billes bien rondes, sur un plan incliné
bien lisse, minimisé autant que possible au frottement – il a pu là faire cet événement, qui est
créer un fait (créer au sens ‘préparer’ un fait) qui a ce pouvoir de justifier une interprétation
(voilà comment le comprendre, comment le décrire – comment comment COMMENT,
attention : entendez bien ‘comment’) contre toutes les autres interprétations possibles. Ca ne
fait pas de lui la tête pensante de l’humanité, et dans d’autres civilisations on aurait dit :
« mais c’est très bien, monsieur Galilée, c’est très très bien, beaucoup », mais ça n’aurait pas
fait événement au sens culturel. Il se fait que Galilée, au début du XVIIe siècle, vivait dans un
monde où la question de ‘qu’est-ce qui fait autorité ?’ était une question tellement vive que
‘ici c’est décidable, ici les faits prouvent’, c’était de la véritable dynamite, et que Galilée a
constitué sa réussite HYPERlocale (comment des billes tombent) en événement, appartenant à
quoi ? Déjà à la théorie de la connaissance’ ! Il a lui-même lancé le coup ! Donc vous voyez,
il faut remonter des tas de pentes. Il a lui-même lancé le coup. Il a lui-même lancé l’argument
que vous pouvez retrouver un peu partout, …7 . Le début des sciences modernes, c’est savoir
séparer le POURQUOI et le COMMENT. Il y a science à propos du comment, et à ceux que
ça intéresse (souvent les philosophes) appartient le pourquoi. Eh bien c’est Galilée qui a
proposé ça, sauf qu’il ne l’a pas proposé sur le ton de la symétrie : comment-pourquoi. Non
non, il a proposé … : ceci est décidable, mais ne me demandez-pas pourquoi mes corps
tombent ainsi. L’accélération aurait pu avoir une autre définition. Il se fait que l’accélération
traduit que la vitesse varie en fonction du temps, mais elle aurait pu varier en fonction de
l’espace, vous savez (enfin, ça aurait tout de même posé quelques petits problèmes, mais c’est
de toute façon ce que Galilée pensait au départ, que la vitesse variait en fonction de l’espace).
Donc pourquoi est-ce qu’ils tombent ainsi, et pas autrement ? Cela fait partie des questions
que l’on discute depuis des siècles, sans arriver, dit Galilée, à la moindre conclusion. Et si
vous voulez continuer à en discuter, dit-il (ou à-peu-près), c’est de l’indécidable. Ca veut dire
qu’il y a ce qui est décidable, et ce qui intéresse les bavards, qui aiment à discuter sans
conclusions. Donc vous voyez, ce n’est pas tellement comment-pourquoi, c’est décidableindécidable. Et Galilée crée cette position, que vous retrouvez aujourd’hui, mais eux ils vont
dire que c’est une continuité, que c’est une ressource stratégique extraordinaire pour se
présenter et se situer. Tous ces pourquoi, vous n’arriverez jamais à conclure, et donc tous les
pourquoi, tout ce qui n’est pas la nouvelle science, on pourrait dire que c’est de l’ordre de la
fiction : chacun sa fiction, chacun son opinion. Et tout est dans le même sac. Là pour le coup,
bon, honneur à la Révélation chrétienne, et Galilée était chrétien donc il aurait fait une
différence, mais pour le reste, ce que la Bible dit du soleil etc. : fiction. Tout est fiction, tout
est donc susceptible de scepticisme, rien ne tient hors l’opinion de celui qui la fait tenir. Rien
n’a le titre de convaincre qui que ce soit. Tout est fiction au sens lié à un auteur et n’ayant
d’autre autorité que l’autorité personnelle de cet auteur. Donc scepticisme généralisé sur tous
les savoirs humains, sauf, droit d’exception : la science. Elle est dans le décidable.
7
Ndrt : interruption enregistrement
Et il fait comme si on pouvait toujours à propos de tout et n’importe quoi séparer le comment
et le pourquoi. Mais ce que je vous ai dit c’est que il avait pu les séparer à propos des billes
qui roulent. Comment séparer le comment et le pourquoi en général ? Il fait comme si c’était
possible, donc comme si c’était une question méthodologique, alors que pensez à n’importe
quelle question qui vous importe, et dites-moi si vous arrivez à séparer le comment et le
pourquoi. Vous verrez qu’il n’y a pas moyen. C’est un sous-produit de la réussite
expérimentale que de définir un comment, et le reste, c’est le pourquoi. Du point de vue de la
séparation du comment et le pourquoi, le pourquoi est le reste de la séparation de la réussite
expérimentale qui définit le ‘comment il faut décrire’. La réussite expérimentale établit, rend
décidable le comment, et le pourquoi, c’est le reste ! Et donc il n’y a pas de séparabilité de
principe entre comment et pourquoi. Quand je veux insister là-dessus je dis : pensez au mot
‘manière’, tout est dans la manière. Quand vous employez le mot ‘manière’, de quelle manière
est-ce que ça se produit, vous verrez que le comment et le pourquoi ne peuvent être séparés.
Bon, tête pensante de l’humanité, Galilée se présente comme tel avec sa première théorie de la
connaissance : décidable-indécidable. Et vous voyez que déjà, il triche, c'est-à-dire qu’il fait
comme si on pouvait faire de manière générale ce qui est un sous-produit de sa réussite. Et il
donne donc à sa réussite ce statut du FACTUM dont j’ai parlé à propos de Kant, c'est-à-dire :
oui c’est le premier, mais le premier d’une longue série. L’avenir est à nous, tout est à nous,
nous pouvons aller n’importe où et refaire le même coup. Donc il tait la dimension
d’événement de sa réussite, pour en faire une proclamation de droit : tout est à nous, du point
de vue du comment. Le pourquoi se débrouillera. Et de fait, toute l’histoire des rapports entre
sciences et culture, pour parler grossièrement, nous raconte des comment qui ne cessent de
s’étendre. Le pourquoi la terre … ainsi, a produit de nouveaux comment, avec Newton, et puis
avec Einstein etc. Donc le comment c’est une aventure, on peut dire l’aventure expérimentale.
C’est elle qui réussit à mettre en scène expérimentale de nouveaux phénomènes, donc le
comment est mouvant, et ne cesse de mordre sur des endroits où on se dit : ah ben voilà le
pourquoi nous allons pouvoir l’éviter, de discuter entre humains et ne pas s’en soumettre à de
vulgaires faits. Et le pourquoi se purifie sans cesse, jusqu’à devenir la pensée-poème
d’Heidegger, où là on dit mais la véritable pensée, l’autre de la science, c’est la pensée-poème
ou la méditation ou la mystique. A ce moment-là, on est sûr enfin que le comment des
scientifiques ne va pas vous atteindre. Sauf que pour le moment il y a de nouveaux
neurophysiologistes qui disent ah on a trouvé la zone du cerveau qui fait méditer, car ça
s’éclaire là. Et hop, ça y est, ils y sont.
Donc notre histoire de ce point de vue-là est une tragi-comédie stupide et prévisible. Le
comment, c’est ce que nous pouvons expliquer, alors que la zone du cerveau qui s’éclaire
c’est pas un fait expérimental, c’est juste un fait empirique, mais on lui donne le pouvoir de
l’événement expérimental, alors que c’est juste une mesure, plate, pas un événement. Mais
c’est la grande saga de la conquête de la connaissance objective. Et on peut attendre que les
autres disent : mais vous laissez échapper le sens, et vous laissez échapper tout ça etc, encore
une tragi-comédie dont on peut dire qu’elle a été lancée par Galilée lui-même, dans
l’opération même où il transformait sa réussite rare (enfin, sa réussite rare et la première
d’une série qui fait les sciences expérimentales) en leçon pour la connaissance humaine, … .
Et comme je le disais : le plus bel exemple de cette division asymétrique, qui marque que
nous sommes les héritiers, quand nous pensons comme ça – comment-pourquoi, extension du
comment mais aussi perte de sens, qui reste dans ce pourquoi le plus pur etc – bon eh bien
c’est Stephen Hawking, dont j’ai parlé l’année passée, qui dans ‘Brève histoire du temps’ (qui
est paru il y a une bonne dizaine d’années) qui pensait qu’à l’heure actuelle, de manière
factuelle (mais pas factum, mais factuel au sens où ce qui fait la…) … les physiciens qui
pensent l’univers sont dans une merde pas possible, avec leur matière noire, pour le moment
c’est la crise, mais ça ne veut pas dire qu’ils ne s’en sortirons pas. Eh bien, à l’époque
Hawking pensait qu’il avait trouvé la bonne idée et que dans une dizaine d’années, les
physiciens seraient d’accord sur une équation universelle qui définirait le comment de
l’univers, le comment de tout ce qui existe, qui serait l’équivalent physico-mathématique de
‘l’univers est’. Vous voyez, quand on dit ‘l’univers est’ c’est très bien, mais c’est un peu
tautologique. La manière de développer ‘l’univers est’, c’est : oui mais comment il est ? Eh
bien c’est ça qu’aurait dit l’équation. Et à la fin de son petit bouquin, Hawking (on pourrait
dire : oh mais c’est de la vulgarisation, mais non non, il le pensait véritablement, à mon sens)
dit : quand les physiciens seront d’accord sur l’univers, sur le sens enfin physique de
‘l’univers est’, donc quand ils auront affirmé le comment, c’est comme s’ils savaient ce qu’il
y avait dans l’esprit de Dieu au moment où il a créé le monde. Comment je vais faire ? Ah,
comme ça. Par contre, ce qu’ils ne pouvaient pas savoir, c’est pourquoi Dieu a décidé de créer
le monde ainsi et pas autrement. Et à ce moment-là, conclut Hawking (on est à la dernière
page), viendra le moment tant attendu où on pourra tous se réunir : les théologiens, les
philosophes, mais ça veut dire tout le monde, c’est-à-dire tous les êtres de fiction. Ce qui était
décidable aura été décidé, viendra alors le moment où on pourra tous se réunir, pour discuter
de quoi ? De pourquoi l’univers est comme il est. Et vous voyez là la non symétrie qui
explose : d’abord ceux qui réunissait tout le monde (théologiens, philosophes, mais ça peut
être aussi romanciers, ma concierge etc), tous se valent tous. C’est la grande démocratie, le
pourquoi c’est démocratique, puisque c’est de toute façon jamais décidable. Donc première
chose : asymétrie, les physiciens ont fait leur boulot, ont produit le décidable ultime. Après,
c’est bon pour tout le monde, et les physiciens se retrouvent avec tout le monde. Donc
première asymétrie : les physiciens … de se mettre d’accord. Et deuxième asymétrie : ils ne
vont pas discuter de n’importe quoi, ils vont discuter du pourquoi de ce comment. Tous les
pourquoi seront en même temps réunis par ce comment. Ils ne vont pas discuter de, le
pourquoi ne sera pas démocratique. Tout le monde pourra dire ce qu’il pense, mais ce qu’il
pense à propos de ce que les physiciens auront produit entre eux. Donc vous voyez que ces
deux dernières pages du livre de Hawking (qui se situe lui-même d’ailleurs après Galilée et
Newton) traduisent combien ce que Galilée a proposé, le coup stratégique de Galilée, combien
il est reprenable. Il peut être repris, et j’y insiste beaucoup. Il peut être repris, c’est-à-dire qu’il
y a des physiciens qui pensent autrement et qui ne sont pas moins des physiciens, mais c’est
un coup qui, le voilà de nouveau. Quelqu’un d’autre l’a fait, et ça se produit chaque fois que,
justement, on définit la science par opposition à quelque chose qui est de l’ordre de l’opinion,
et dans cette opinion, nous autres philosophes, on est compris. Ok, à la semaine prochaine !
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