Congrès AFSP - Grenoble - 9 septembre 2009

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Congrès AFSP - Grenoble - 9 septembre 2009
La démocratie locale en débats
http://www.pacte.cnrs.fr/spip.php?article1255
Axe 2
(Laboratoire PACTE, UMR 5194)
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Version intermédiaire
La démocratie urbaine en question: zones d’ombre et apports potentiels à l’étude du gouvernement
des villes
Introduction
La plupart des pays européens développent actuellement des dispositifs de démocratie locale avec
le but affiché de favoriser la participation des populations à la gestion de la ville (Blondiaux, 1999;
Bacqué & Sintomer, 2001; Loughlin, Aja et al., 2001; Kersting & Vetter, 2003). Ce tournant intervient à
la suite du double changement structurel que constituent les politiques de décentralisation menées dans la
majorité des États européens et l’émergence d’une action publique négociée au sein de réseaux d’acteurs
plus ou moins formalisés (Stoker, 1998; Gaudin, 2002; Delcamp & Loughlin, 2003). Dans cette nouvelle
configuration où coopèrent les instances publiques locales dotées d’une autonomie relative inédite et des
acteurs privés, un acteur de taille demeure cependant absent. Il s’agit du citoyen-habitant qui se trouve
souvent exclu par une nouvelle organisation de l’action publique basée essentiellement sur la médiation et
coordination de divers intérêts politiques, territoriaux, économiques et corporatistes au sein de réseaux
qui échappent en grande partie à la responsabilité politique. Ainsi la logique participative et la
coopération qui sont à la base du changement de régime de l’action publique qui se présente désormais
comme partenariale, négociée et inclusive se limitent-elles à la recherche de solutions négociées dans le
cadre de réseaux d’action publique.
Cette nouvelle économie politique de l’action publique bouscule significativement l’équilibre
entre « efficacité » et « responsabilité politique » qui est traditionnellement attaché au fonctionnement des
institutions démocratiques. Les nouvelles capacités d’action publique semblent en effet échapper de plus
en plus au contrôle démocratique au point que nombres de chercheurs ont souligné le déficit
démocratique des réseaux qui en sont à l’origine (Benz, 2001; Papadopoulos, 2003; Heinelt & Kübler,
2005; Kübler, 2005; Papadopoulos, 2007). Dans cette ère participative et partenariale de l’action
publique, l’intégration de la population dans des dispositifs de concertation s’est rapidement imposée
comme la solution permettant à la fois de ne pas remettre en question la tendance d’une action publique
co-construite tout en cherchant à compenser le déficit démocratique des décisions et solutions retenues
par les réseaux d’action publique. Suivant les cultures politiques nationales et locales, cette idée a donné
lieu à des déclinaisons diverses qui vont de la mise en place d’instances consultatives à des tentatives
d’empowerment consistant à attribuer à des communautés un pouvoir relatif de gestion et d’action dans
un domaine et sur une zone géographique donnés. Cependant, un premier bilan de l’expérience de ces
dispositifs participatifs en France et à l’étranger montre clairement que la pratique reste très en dessous de
l’objectif de départ, à savoir donner voix au chapitre aux habitants avec la possibilité d’infléchir
éventuellement la décision. Plusieurs ambiguïtés (sur les objectifs d’un projet ou de la concertation en
général) et nombre d’enjeux et de jeux de pouvoir non avoués viennent en effet restreindre sévèrement la
portée et l’impact de ces dispositifs participatifs (Blondiaux, 1999; Mohan & Stokke, 2000; Bacqué &
Sintomer, 2001; Blondiaux, 2001; Lowndes, Pratchett et al., 2001; Goldfrank, 2002; Blanc & Beaumont,
2005; Revel, Blatrix et al., 2007).
La plupart de ces expériences se caractérisent par des difficultés de mise en œuvre qui découlent
de l’institutionnalisation problématique de la démocratie locale avec le constat récurrent que les
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instruments et dispositifs mis en place produisent rarement les résultats et les effets escomptés. Ainsi,
l’analyse des formes de démocratie locale s’est-elle faite principalement à travers l’examen de ces
dispositifs/instruments qui en symbolisent le développement volontariste ou imposé. Nous touchons ici
une dimension essentielle de la démocratie locale en tant qu’objet scientifique puisqu’en effet, et à la
faveur d’innovations prévues par les différentes lois qui se sont succédées en France et à l’étranger, il
existe une tendance à prendre l’étude de la mise en place des dispositifs de concertation et de démocratie
de proximité comme une base empirique privilégiée de l’étude de la démocratie locale. Or, la plupart des
travaux insistent sur des réalisations et des mises en œuvre plus ou moins conformes à l’esprit et aux
objectifs des lois, quand il ne s’agit pas tout simplement de confiscation de la dynamique démocratique
par des acteurs aux ressources et capacités d’action spécifiques, le plus souvent en raison d’enjeux et de
jeux de pouvoir qui émergent avec l’application des textes (Wilson, 2000; Blondiaux, 2001; Lowndes,
Pratchett et al., 2001; Blondiaux, 2007).
De ce premier bilan, il ressort que le fait démocratique urbain (défini comme confrontation des
intérêts, des identités, des pratiques sociales et des usages liés à l’espace urbain, à l’occasion notamment
d’un processus de décision publique) ne se réduit pas aux tentatives de son institutionnalisation avec les
nouveaux dispositifs prévus par les innovations législatives. Dit autrement, le fait démocratique ne se
limite pas à la forme et à l’organisation que prennent les outils institutionnels mis en place dans le cadre
de politiques publiques qui visent à renforcer la participation et la démocratie locale. Dans cette
contribution, et dans le cadre d’une réflexion méthodologique, nous souhaitons montrer comment le fait
démocratique peut être construit comme objet scientifique et être mobilisé comme grille de
questionnement pour approfondir notre connaissance du gouvernement des villes. Notre propos
s’organise en deux temps. Dans une première partie nous revenons sur les limites et les difficultés liées à
la façon de concevoir la démocratie locale et la participation dans l’étude du gouvernement urbain. Cette
revue critique nous amènera à dégager quelques zones d’ombre liées à l’articulation problématique entre,
d’une part, les dispositifs et dynamiques de gouvernance urbaine et, d’autre part, la question
démocratique. Dans un second temps, et en montrant comment le fait démocratique en tant que
dynamiques sociales liées à l’espace urbain peut être construit comme objet scientifique et être mobilisé
comme grille de questionnement du gouvernement urbain, nous présentons l’apport potentiel de la
démocratie urbaine pour renouveler et enrichir notre connaissance des pratiques et des méthodes du
gouvernement urbain.
I. L’institutionnalisation de la démocratie locale : le seul terrain d’étude de la démocratie
locale ?
Si historiquement la démocratie est apparue dans les cités grecques et est donc intimement liée dès
son origine à la ville et à l’espace urbain, sa pratique a toujours oscillé depuis entre la mise en place de
protocoles et de rites destinés à formaliser l’expression des demandes de la population et l’expression
spontanée plus ou moins pacifique de revendications. En tant qu’outil de gouvernement, la démocratie
répond donc à une double logique qui est celle, d’une part, des impératifs moraux ou politiques sur
lesquels une société établit les principes et les formes de sa régulation et, d’autre part, la réalité des
pratiques qui sont plus ou moins fidèles à l’esprit de ces impératifs. La construction des États nations, et
avec elle l’instauration d’un système politique central, semble avoir éloigné un moment le centre de
gravité de la pratique démocratique de son environnement traditionnel qu’est la ville - et cela à la suite de
l’influence grandissante du système politique central comme lieu et instrument de médiation et régulation
de la conflictualité sociale et politique, et en raison de l’importance prise par la logique représentative sur
la logique participative dans le jeu démocratique. Après la consolidation des institutions démocratiques
nationales et les réformes de décentralisation, la question de la démocratie locale est revenue au premier
plan de l’agenda politique de la plupart des pays occidentaux avec le souci de développer un système de
participation de la population dans le cadre d’une relative autonomie locale.
Avec ce « retour » à la démocratie locale, essentiellement urbaine, se repose la question de
l’articulation entre les impératifs politiques moraux et la réalité des conditions et contraintes de mise en
œuvre d’une démocratie participative, comme en témoignent à la fois les travaux autour de la délibération
comme théorie politique et philosophique de la démocratie et plus récemment les recherches consacrées
à la démocratie participative. De nos jours, l’étude de la démocratie locale privilégie l’examen des
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nouveaux dispositifs de participation et de concertation (Berry, Portney et al., 1993; Purcell, 2006; Revel,
Blatrix et al., 2007), mais elle passe également par la revendication d’un « droit à la ville » sous la forme
d’un programme de recherche mû par une démarche de « recherche-action » sur les institutions à créer
pour assurer un gouvernement de la ville qui soit à la fois plus démocratique (pour intégrer réellement les
habitants dans les processus de décision) et plus juste socialement. Cette notion de « droit à la ville »,
développée par H. Lefebvre (1972) et fréquemment travestie par les acteurs qui s’en réclameront par la
suite, repose sur l’idée que l’espace de la ville ne doit pas être considéré seulement du point de vue de sa
valeur d’échange (en tant que bien marchand) mais également du point de sa valeur d’usage, justifiant
ainsi la participation ou la consultation de ceux qui habitent la ville et la pratiquent sans en être les
propriétaires fonciers (Lefebvre, 2000; Purcell, 2002). Au-delà de sa double spécificité en tant qu’objet de
réflexion de la philosophie politique et objet de pratiques sociales, la notion de démocratie locale reste
encore imprécise et vague (Blondiaux, 2007), ce qui explique les ambiguïtés au gré des compréhensions
et des usages qu’en font les acteurs. Cette caractéristique de la démocratie locale amène à s’interroger sur
sa construction en tant qu’objet scientifique, et cela dans la perspective d’une meilleure compréhension
des pratiques, des dynamiques et des dispositifs du gouvernement urbain dans un contexte où la décision
publique est plus que jamais soumise à la variété des légitimités, des expertises et des voies de
contestation. Pour cela nous allons présenter les principaux enjeux analytiques et méthodologiques
attachés à la démocratie urbaine pour mieux souligner les limites et les zones d’ombre liées à son étude
actuelle, en précisant notamment l’absence d’articulation théorique entre les recherches sur les dispositifs
de gouvernance urbaine et la question démocratique.
Construire la démocratie urbaine en tant qu’objet scientifique : l’intérêt et les difficultés
L’intérêt de construire la démocratie urbaine en tant qu’objet scientifique se justifie
principalement par les évolutions de l’action publique et du gouvernement urbain. Ainsi la célèbre
question de R. Dahl (1989), « Qui gouverne ? », trouve-t-elle une nouvelle résonance et actualité dans un
système où la décision publique répond de plus en plus à une logique de négociation et de co-construction
entre des acteurs aux horizons et aux intérêts divers (Kooiman, 1993; Stoker, 1998; John, 2001; Gaudin,
2002; Rhodes, 2007). Traditionnellement le lieu de la variété des intérêts, des usages de l’espace, des
identités et des pratiques sociales, la ville est le résultat des rapports sociaux et de pratiques sociales qui
s’inscrivent dans des espaces ou des échelles spatiales donnés. À ce titre, la variété des échelles spatiales
correspondant à ces pratiques sociales ou intérêts hétérogènes fait que la ville peut être saisie comme le
lieu de la coexistence, voire de la confrontation, de diverses définitions, visions et intérêts liés à l’espace
urbain (Delaney & Leitner, 1997; Marston, 2000; Purcell, 2003). Dans ce contexte, la construction de la
démocratie urbaine en tant qu’objet scientifique s’impose à la fois en raison du tournant participatif dans
la gestion des affaires publiques locales adopté officiellement par la plupart des autorités locales dans les
pays occidentaux, mais aussi en raison des mobilisations et des contestations au sein de la société locale.
Plusieurs travers contrarient néanmoins la construction de la démocratie urbaine comme objet
scientifique. Le premier correspond à ce que l’on pourrait appeler le fétichisme du local qui consiste à
penser que l’échelon local est toujours préférable à d'autres échelles territoriales car garant de vraie
démocratie et de justice sociale. Mark Purcell (2006) a ainsi parlé de piège du local (local trap) pour
souligner la conception normative habituellement associée à cette échelle territoriale dont on pense un
peu rapidement qu’elle aurait la vertu de favoriser la démocratie et la justice sociale. Cette croyance en la
vertu du local repose sur l’idée que le rapprochement de la décision du citoyen conduit nécessairement à
des choix plus démocratiques et à des mesures plus efficaces et plus justes. Or, certaines réformes allant
dans ce sens se soldent parfois par une réduction significative du profil et du nombre d’acteurs ayant une
réelle influence sur les choix faits (Purcell, 2006). Le local et la démocratie locale doivent donc avant tout
être envisagés sous l’angle des configurations d’acteurs, des pratiques et des usages qui en sont faits.
Cette posture de recherche devient nécessaire avec la multiplication des réformes qui reposent sur l’idée
que la mise en place de nouveaux mécanismes participatifs favoriserait l’apprentissage et
l’institutionnalisation de la démocratie locale ; un peu comme si l’existence du dispositif de participation
suffisait à produire de la démocratie locale.
Mais là n’est pas la seule difficulté posée par le fétichisme du local et par la représentation
idéalisée de la démocratie. En effet, reposant sur l’image idyllique de la communauté d’individus
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décidant par eux-mêmes et pour eux-mêmes, la « démocratie locale » est captive d’une double logique de
compréhension. Elle est à la fois saisie sous le mode d’un objet de réflexion de la philosophie politique
avec à la clé un certain nombre de recommandations d’organisation et de fonctionnement et, par ailleurs,
comme un ensemble de représentations communes du processus délibératif tirées de l’expérience
personnelle. Cette double dimension cognitive pour saisir intellectuellement la démocratie (locale)
perturbe notre examen de la démocratie en actes puisque nous évaluons les dynamiques de délibération
en fonction d’un modèle alimenté à la fois par cette réflexion philosophique et par notre propre
représentation d’une délibération rationnelle et équitable. En oubliant vite qu’il s’agit avant tout d’un
idéal d’organisation politique (y compris au sein des cités grecques), et cherchant à retrouver la
manifestation de cet idéal dans les expériences observées, le risque est donc fort de ne constater que des
insuffisances des dispositifs participatifs, voire d’éventuelles instrumentations. Il est d’autant plus
difficile d’éviter complètement les effets de cet idéal qu’il est lui-même à la base des projets de réformes
visant à instaurer ou à renforcer la démocratie locale et qu’il est également à l’origine des revendications
et contestations spontanées au sein de la population. Bref, l’idéal démocratique, et plus précisément ce
qu’en comprennent et pensent les acteurs, détermine en partie les dispositions à agir et les motivations des
individus concernés. Par conséquent, il n’est jamais aisé, en matière de démocratie locale, de séparer
totalement le registre des faits de celui des conceptions normatives.
Une deuxième difficulté à construire la démocratie urbaine comme objet scientifique s’explique
par la tendance à examiner la gestion des affaires publiques locales à travers la focale privilégiée de
l’analyse des politiques publiques. Découlant des transformations de l’action publique qui répond de plus
en plus à un processus de négociation et de co-construction, cette façon de faire s’accompagne le plus
souvent d’un angle de recherche privilégié (l’articulation des intérêts en présence), de sources empiriques
(le contenu et les modalités de mise en œuvre de la politique publique proprement dite) ainsi que de
certains ressorts d’interprétation (les dispositifs institutionnels comme ressources ou contraintes pour les
acteurs en présence). L’importance prise ces dernières années par l’analyse des politiques publiques dans
la discipline s’explique notamment par l’émergence des pouvoirs locaux à la suite des processus de
décentralisation, processus pour lequel elle a été un instrument pratique et efficace pour mettre en lumière
les phénomènes d’institutionnalisation et d’échange politique qui sont à la base de la consolidation de ces
nouveaux échelons de pouvoir et de la reconfiguration de l’ordre politique local. Par la suite, le principe
d’une action publique négociée et concertée, en raison de la remise en cause plus fréquente de l’action
publique par les destinataires ou les exécutants, a rendu plus systématique l’utilisation de cette grille
d’analyse pour examiner la décision publique en général selon une problématique de la
négociation/transaction entre acteurs. Les expériences de démocratie locale n’échappent pas non plus à
cette approche puisqu’il s’agit la plupart du temps d’examiner la mise en œuvre de plans et de dispositifs
de participation définis par la loi et/ou négociés entre acteurs locaux. Toutefois, au regard de cette
thématique de la démocratie locale, cette façon d’opérer, très en vogue, présente quelques inconvénients
non négligeables.
En effet, le premier et non des moindres est que le dispositif créé par la loi impose de facto avec sa
mise en œuvre une certaine sélection des dynamiques et des pratiques de la démocratie locale, en
poussant le chercheur à se focaliser principalement sur ce que montrent les dispositifs de leur organisation
et de leur fonctionnement et à négliger quelque peu des pratiques et dynamiques alternatives qui n’auront
pas été acceptées au sein de ces dispositifs. À ne considérer la démocratie urbaine que par l’entremise des
dispositifs et procédures de participation prévus par la loi, le risque est grand de croire que le fait
démocratique peut être saisi essentiellement avec ces structures de concertation. Le deuxième
inconvénient a trait à la dynamique de participation/concertation proprement dite par le biais d’instances
autour desquelles gravitent un certain nombre de réseaux d’acteurs. En matière de participation, et si l’on
considère la définition formelle de ce terme qui sert à justifier la mise en place des dispositifs, le décalage
entre l’esprit et la pratique est régulièrement souligné par les recherches dans ce domaine. Un certain
nombre de caractéristiques propres aux formules actuelles de concertation et de participation (où les
réseaux jouent un rôle significatif) viennent en effet contraindre la dynamique délibérative. Tout d’abord,
remarquons que les réseaux d’acteurs qui accompagnent la mise en place de ces instances de
participation/concertation ne sont pas toujours représentatifs de la population ou de la variété des intérêts
concernés. À cela, il faut avancer l’explication que la participation comporte une série de filtres qui
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découlent de sa mise en œuvre : la nécessité de la mise en forme de la parole ou des demandes de la
population et des différents intérêts concernés par l’intermédiaire de personnes désignées comme
représentants ou autoproclamées comme telles en raison de leurs compétences techniques ou de leur
connaissance d’un espace donné de la ville ; la nécessité d’établir une série de diagnostics sur l’état de
tout ou partie de la ville pour lesquels des experts sont sollicités et pour lesquels les mêmes experts ou
d’autres seront appelés à en produire une version acceptable pour toutes les parties en présence au sein
des structures de concertation – cette expertise va même de nos jours jusqu’à l’apparition de
professionnels de la concertation qui prétendent aider à la mise en place de celle-ci selon des protocoles
ou des tours de main donnés (Nonjon, 2005). Enfin, l’inégalité entre les participants en termes de
ressources d’action est souvent évoquée comme un obstacle significatif dans la mise en œuvre d’une
concertation pluraliste car elle se traduit par une inégalité dans la capacité à influencer ou à infléchir le
produit de la concertation. Si la focale sur les instruments et plus largement l’analyse des politiques
publiques ont apporté une contribution significative à la compréhension de l’évolution du gouvernement
local, et ont permis une meilleure connaissance des nouvelles configurations d’acteurs qui sous-tendent ce
dernier autour d’un régime de négociation et de transaction, souvenons-nous néanmoins que toutes les
dimensions ou facettes du pouvoir local ne peuvent être uniquement examinées par ce biais comme le
montre le cas de la démocratie locale pour lequel les jeux de pouvoir et les jeux d’acteurs ne peuvent être
entièrement saisis à travers les dispositifs mis en place.
Une dernière difficulté dans la construction de la démocratie urbaine comme objet scientifique
concerne la notion même de démocratie et la façon de l’opérationnaliser en tant qu’objet de recherche à
partir d’un parti pris théorique. Entre l’évaluation des pratiques délibératives selon un modèle théorique
issu de la philosophie politique et la mise au jour d’instrumentations, de détournements ou de
manipulations, l’approche de la démocratie urbaine se trouve prisonnière des contradictions de sa double
dimension (normative et descriptive) dans la façon même de questionner les faits et de les interpréter.
Cette difficulté est bien mise en lumière par les interrogations de L. Blondiaux et Y. Sintomer (2002) sur
le statut de la démocratie participative comme phénomène politique et le cadre interprétatif qui peut lui
être appliqué pour approfondir notre connaissance des pratiques de démocratie participative et déterminer
leur impact sur le processus du gouvernement local. De leur coté, dans leur projet d’articuler une théorie
normative de la démocratie avec les recherches empiriques sur la formulation et la mise en œuvre de
l’action publique, Y. Papadopoulos et P. Warin (2007) construisent la démocratie participative comme
objet scientifique non pas pour soi mais bien plus comme un instrument de connaissance des pratiques et
des dynamiques du gouvernement local. Dans les deux cas, l’enjeu théorique et méthodologique est de
dépasser les constats récurrents d’échecs plus ou moins prononcés ou encore la mise au jour de
détournement et de manipulation des dispositifs participatifs. En invitant à prendre au sérieux
« l’impératif délibératif », L. Blondiaux et Y. Sintomer (2002) cherchent ainsi à surmonter l’impasse
théorique et méthodologique habituellement associée à l’approche duale (normative et descriptive) de la
démocratie locale en examinant plus particulièrement l’effet des dynamiques de justification sur les jeux
d’acteurs. Pour notre part, et comme nous le préciserons dans la section suivante, le parti pris théorique
que nous retiendrons dans cette contribution est de penser la démocratie locale, au-delà de ses formes
institutionnalisées, comme un processus de confrontation des identités, des intérêts et des pratiques
sociales alimenté par des usages sociaux concurrents de l’espace urbain qui détermine le registre des
modalités et des réalisations du gouvernement urbain. En effet, nous pensons que c’est dans la pratique et
le vécu de l’espace urbain à différentes échelles et selon différentes rationalités ou intérêts que se
construisent les dispositions à agir et les motivations des acteurs au regard des décisions et des projets
urbains. Approfondir notre connaissance du fait démocratique suppose donc de développer davantage les
analyses du coté des modes de vie, des pratiques sociales liées à l’espace urbain et des formes
d’appropriation des différentes échelles spatiales de la ville pour cerner leurs effets sur les formes
d’engagement dans le débat local ou d’interpellation des autorités qui ne se limite pas seulement aux
figures institutionnalisées de la démocratie participative et aux exigences de la justification.
Ces problèmes et travers de l’analyse de la démocratie locale sont à l’origine d’un certain nombre
de limites du point de vue de la perspective d’étude qui expliquent notamment la récurrence de certains
résultats et conclusions. En effet, la plupart des travaux insistent sur les effets de sélection de ces
dispositifs participatifs qui nécessitent en fait des compétences, des dispositions et du temps pour les
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investir. C’est sans doute ici la cause profonde de la tendance à la professionnalisation autour de la
participation et la démocratie locale, avec la multiplication d’intermédiaires qui ne sont pas les habitants
ou les personnes concernées et, en parallèle, l’effet des dynamiques d’exclusion par défaut de capital
social et culturel (Bacqué & Sintomer, 2001; Blondiaux, 2001). Une autre conclusion souvent avancée
concerne l’instrumentalisation de la concertation par les politiques qui consisterait à mettre en scène la
participation et le débat aux seules fins de donner aux décisions l’apparence de la légitimité
démocratique, alors que la prise de décision se trouve biaisée par un certain nombre de mécanismes et de
transactions qui interviennent en dehors de la discussion. Là aussi la promesse d’une délibération
collective s’efface devant les jeux de pouvoir entre des acteurs aux capacités d’action et d’influence
inégales. Un troisième type de conclusion fréquent a trait à l’articulation difficile entre l’organisation
proprement dite de la démocratie locale et l’expression du fait démocratique entendu comme l’expression
plus ou moins spontanée et pacifiée des revendications et des attentes de la population. Ici, il ne s’agit pas
seulement des difficultés d’appropriation des dispositifs par les populations ou les intérêts concernés,
mais bien plus d’un manque de compatibilité ou d’adéquation entre les procédures et mécanismes mis en
place avec ces dispositifs participatifs et les registres d’expression et d’action des populations concernées.
Enfin, les travaux dans ce domaine insistent souvent sur l’ambiguïté entre la démocratie locale comme
projet politique et le fait démocratique comme ensemble de mobilisations, revendications et contestations
qui résultent de pratiques et d’identités sociales liées à des échelles spatiales de la ville bien définies (le
quartier, la commune, l’agglomération). L’exemple le plus illustratif de cette ambiguïté est sans conteste
la controverse qui a entouré la réception de l’ouvrage de Patsy Healey (1997) et son concept clé de
« planification collaborative » (collaborative planning). Revenant sur cet épisode, Patsy Healey (2003)
critique l’interprétation et l’usage de son ouvrage par les responsables politiques et les praticiens de la
planification. Leurs références à son concept de « planification collaborative » ont servi en fait à
valoriser, sous les traits de la dynamique participative et consensuelle, les ambitions et décisions d’élus
qui pour l’occasion n’ont pas hésité à mobiliser en parallèle des notions issues de la littérature sur la
gestion d’entreprise. Le concept de « planification collaborative », forgé au départ par P. Healey comme
l’outil d’une étude critique des pratiques de la planification, est progressivement devenu le vecteur d’une
rhétorique sur la production concertée de la planification à laquelle a été attachée toute une série de vertus
supposées, mais non systématiquement avérées dans les processus, pour mettre en valeur la personne et
l’action des responsables politiques. Tous ces dysfonctionnements ou imperfections régulièrement relevés
par les travaux mettent bien en lumière les difficultés à faire coïncider une définition normative et
politique de la démocratie locale, définition largement alimentée par les approches théoriques autour de la
délibération, avec l’ensemble des pratiques sociales et des jeux d’acteurs autour de ce qui reste un objet
politique suscitant convoitise et jeux de pouvoirs.
En revanche, si l’on considère la ville comme la somme de différentes échelles spatiales
correspondant à des usages sociaux, des pratiques et des identités sociales donnés et qui génèrent
différents types d’intérêts, alors nous pouvons considérer la ville comme le résultat de la confrontation de
ces identités, pratiques et intérêts et avancer le parti pris théorique de la fabrication de la ville par la
conflictualité sociale. Là se trouve la possibilité d’un renouvellement de l’analyse de la démocratie locale,
et plus précisément des effets de la conflictualité sociale et du fait démocratique sur le gouvernement
urbain. Cette notion de conflictualité sociale s’inscrit dans une approche réaliste de la démocratie urbaine
en posant le principe que le conflit et la confrontation issus de pratiques et appropriations concurrentes de
l’espace urbain sont des vecteurs de mobilisation et d’action qui sont essentiels pour comprendre
l’évolution des méthodes, des techniques et des réalisations du gouvernement urbain. Partir de la
conflictualité sociale pour comprendre le fait démocratique et par extension les conditions de
fonctionnement du gouvernement urbain revient en effet à prendre cette notion et l’idée de confrontation
et de conflit qui la sous-tend comme un moteur significatif des forces sociales, institutionnelles et
politiques qui déterminent les configurations d’acteurs et les pratiques du gouvernement urbain.
II. L’analyse de la démocratie locale par la conflictualité sociale : intérêts et principes
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Plusieurs phénomènes tendent à montrer que la conflictualité sociale est au cœur du
fonctionnement des espaces urbains où la confrontation des intérêts et des légitimités y est encore vivace.
Dans les sociétés démocratiques, un certain nombre de mécanismes favorisent l’intérêt croissant des
populations pour la gestion publique et multiplient les occasions pour celles-ci de s’impliquer dans le
débat public ou de se mobiliser pour contester la décision publique en dehors des dispositifs participatifs.
La gestion urbaine se caractérise en effet par la fin du monopole de l’expertise, des exigences accrues en
termes de justification de la décision publique, le développement des voies de recours et de contestation
et, enfin, la diversité des légitimités et des capacités d’action et de mobilisation. Lieu de concentration des
populations et de production des richesses, les villes sont aussi le théâtre d’inégalités et de tensions
sociales, avec la coexistence de différentes échelles de territoire vécu. À ce titre, elles sont considérées
comme le lieu où se joue en permanence la cohabitation d’individus ou de groupes sociaux aux intérêts,
normes, visions et attentes hétérogènes et où se recomposent continuellement les pouvoirs de régulation
au regard de cette confrontation d’intérêts (Brenner, 1997; Swyngedouw, 1997; Jessop, 2000; Brenner,
2003; McCann, 2003).
Cependant, pour quiconque s’intéresse aux études urbaines, un constat s’impose : celui de la
relative polarisation des recherches qui privilégient soit une entrée par les institutions (avec une approche
centrée sur les réseaux d’action publique qui réunissent des intérêts et des légitimités hétérogènes dans le
cadre de la mise en œuvre de politiques publiques déterminées), soit une entrée par les mobilisations
sociales de contestation et de revendication qui ne se retrouvent pas systématiquement dans les dispositifs
participatifs mis en place et les réseaux d’action publique mentionnés plus haut. Un signe patent de cette
dichotomie analytique est la difficulté à développer un cadre théorique qui articule, d’une part, les
logiques spontanées d’organisation et de fonctionnement de la ville (suite aux différents modes de vie et
d’appropriation de l’espace urbain) et, d’autre part, les politiques publiques qui visent à façonner
l’organisation socio-spatiale de la ville. Il s’agit ici d’une zone d’ombre significative qui s’explique par le
fait que dans l’étude du gouvernement urbain on ne parvienne pas à penser ensemble la production d’une
action publique négociée au sein de réseaux d’action publique selon des dynamiques de transaction et
l’expression plus ou moins spontanée et pacifiée de revendications et contestations, chacun de ces deux
pôles semblant renvoyer à des acteurs et des registres d’action spécifiques qui les distinguent
réciproquement.
Du point de vue politique, les nouveaux dispositifs de démocratie participative ont été pensés en
partie comme le moyen de combler cette brèche en essayant d’articuler les mécanismes institutionnels de
décision et la participation de la population, avec néanmoins le peu de résultats significatifs que l’on
connaît. Du point de vue de l’analyse, les limites et dysfonctionnements des dispositifs participatifs
fréquemment soulignés mettent bien évidence la prise en compte insuffisante de la conflictualité sociale
inhérente à toute société. En effet, les villes sont le lieu où coexistent différentes conceptions de l’espace
et des intérêts hétérogènes au regard des logiques d’appropriation et de contrôle propres aux diverses
catégories d’acteurs (élus, intérêts corporatistes, habitants, aménageurs, experts). Dans ce cadre, il y a
plusieurs raisons de considérer le fait démocratique issu des usages sociaux de l’espace urbain comme un
outil de questionnement prometteur pour approfondir notre connaissance du gouvernement urbain,
notamment du point de vue des techniques, des pratiques et des réalisations de ce dernier. En effet,
aborder l’espace urbain à travers ses usages sociaux et cerner ainsi le fait démocratique permet de toucher
aux dimensions sociales comme :
 L’organisation de l’espace de vie, avec les inégalités socio-spatiales et l’organisation plus
ou moins spontanée à partir desquelles se construisent le lien social et un rapport à l’espace
urbain comme générateur d’identités, de sensibilités, de dispositions et de motivations à
agir.
 Les formes de mobilisation et d’action collective liées à une appropriation d’une échelle
donnée de l’espace urbain et aux pratiques sociales qui s’y déploient et qui trouvent à
s’exprimer dans le cadre de dispositifs de concertation mais également sous d’autres
formes.
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 Le jeu politique des élus, en fonction des différentes identités urbaines et pratiques sociales
de l’espace, du point de vue de leurs stratégies d’auto-légitimation et de leurs stratégies
d’action pour gouverner la ville.
Ces trois dimensions - organisation socio-économique de l’espace, processus d’action collective et
pouvoirs politiques - sont liées les unes aux autres à travers les usages sociaux de l’espace urbain.
En effet, l’espace urbain a un double statut. Il est à la fois espace de vie sociale et espace de mise
en œuvre de programmes d’intervention et de politiques publiques. À ce titre, il représente du lien social
institutionnalisé sous des formes variées : lieux de pratiques sociales, événements, monuments,
équipements socioculturels, infrastructures de transport et de communication. La prospective urbaine et la
planification stratégique mettent bien en évidence l’importance de ces différentes dimensions du lien
social et des usages sociaux de l’espace urbain dans la production symbolique d’une identité collective
(Ascher, 1995 ; Ben Mabrouk, 2003, 2005). L’espace urbain répond ainsi à une double logique de
production : celle de l’agencement volontariste par l’instance politique et celle de l’occupation ou de
l’appropriation spontanée suivant les différents modes de vie ou d’activité de la population. Ces deux
logiques de production se combinent mais ne s’accordent pas toujours. Les pouvoirs politiques cherchent
à transformer l’espace urbain par le biais de programmes d’intervention mais sont, néanmoins, soumis à
la contrainte des logiques d’occupation ou d’appropriation de l’espace par la population. La construction
d’une identité collective ou la mise en récit du local qui est un élément significatif des pratiques et des
projets participatifs actuels pour définir le(s) futur(s) de la ville répond aux mêmes exigences puisqu’il
s’agit de trouver des articulations entre les différents usages sociaux de l’espace urbain.
L’espace urbain est également le théâtre d’inégalités sociales et spatiales avec différents types de
concentration : populations stigmatisées, zones d’habitat et d’activité dévalorisées, difficultés sociales et
économiques vs populations valorisées, zones résidentielles et zones d’activités prospères, réussites
sociales et économiques. L’inscription territoriale des inégalités sociales détermine le système des
identités locales et les mémoires collectives attachées à une échelle spatiale donnée (Whyte, 1996). Les
travaux de science politique sur la recomposition des dynamiques et des techniques du gouvernement
urbain prennent trop insuffisamment en compte encore les effets des identités ou des mémoires
collectives (liées à un territoire vécu) sur la conduite de l’action publique et de la régulation politique.
Ces identités locales mettent en jeu des représentations sur les caractéristiques (réelles ou projetées) d’un
espace donné. Elles influent ainsi sur les évolutions socio-économiques souhaitées ou redoutées à partir
des logiques d’appropriation ou d’occupation d’un territoire. Comme le montrent certains travaux sur les
mobilisations liées à un territoire (Patsias, 2005), l’inscription spatiale de ces inégalités conditionne les
mobilisations collectives qui accompagnent ou contestent les politiques publiques. Les politiques de
rénovation ou de requalification urbaine ou encore les programmes d’inscription au patrimoine donnent à
voir un effet identitaire et mémoriel du territoire à l’œuvre, à travers les registres de justification des
projets et les capacités d’action collective qu’il nourrit.
L’espace urbain est également théâtre de la confrontation entre les différentes conceptions de la
ville portées par les habitants, les associations, les intérêts corporatistes ou bien encore par les élus et les
techniciens. Ces différentes conceptions et usages de l’espace urbain renvoient à des échelles distinctes de
territoire vécu qui déterminent le rapport aux projets d’action publique (dont les dispositifs de démocratie
locale) en fonction des identités et des mémoires collectives. Le quartier, la ville, l’agglomération, par
exemple, représentent des cadres de vie et d’activité qui ne forment pas systématiquement un continuum
social et spatial. Les différentes échelles spatiales de la ville sont ainsi la source de tensions sociales au
regard des logiques territoriales du contrôle politique et de l’action publique qui ne se superposent pas
toujours avec les territoires vécus. L’exemple de la politique de la ville ou de l’action municipale illustre
cette caractéristique non négligeable des effets du territoire vécu. La mise en œuvre d’une politique
publique à l’échelle d’une commune peut s’accompagner de tensions urbaines, à partir du moment où une
partie de la population estime ne pas bénéficier, ou subir les nuisances, de cette politique sur « son »
territoire : le quartier, par exemple. Cette logique du territoire vécu constitue une entrée intéressante pour
renouveler les analyses concernant le rapport entre les gouvernés et les gouvernants en prenant en compte
les effets des logiques identitaires ou d’intérêts liées au territoire vécu et qui conditionnent l’implantation
et la légitimation territoriales des gouvernants. En effet, elle permet de travailler sur les effets réciproques
8
entre, d’une part, l’espace urbain comme vecteur d’identité sociale et de mémoire collective et, d’autre
part, l’espace urbain comme objet de controverse et de politiques publiques.
En approchant ainsi le fait démocratique et ses effets sur le gouvernement urbain, l’idée est
d’apporter une meilleure compréhension de l’effet encore mal identifié de la confrontation des différents
usages sociaux de l’espace urbain (à la suite de la diversité sociale et culturelle) sur la construction des
dispositifs sociaux et des techniques de gouvernement de la ville. Cette posture permet de réexaminer une
série de phénomènes qui touchent au politique en général et à la démocratie locale en particulier pour
comprendre la restructuration de l’ordre politique local. Parmi ces phénomènes, citons les modes d’autolégitimation et d’intervention des différentes catégories d’acteurs dans le débat public et/ou sur la scène
publique, les caractéristiques de la régulation politique liée à la gestion urbaine dans un contexte de
diversité sociale et culturelle, les mécanismes de distinction et de légitimation propres aux élus et, enfin,
et peut-être un élément significatif à examiner de plus près désormais, les effets de la canalisation de la
conflictualité sociale sur la définition des objectifs et des dispositifs de gestion publique urbaine.
Dans cette démarche programmatique, l’objectif est d’examiner la fabrication de la ville par la
conflictualité sociale en nous focalisant sur les effets réciproques entre trois phénomènes qui ne sont pas
suffisamment traités ensemble dans les travaux sur la démocratie locale et le gouvernement urbain. Il
s’agit ainsi de voir comment les pratiques, les techniques et les réalisations du gouvernement urbain
peuvent être influencées par les interactions entre 1) les logiques d’appropriation et de contrôle de
l’espace qui donnent lieu à des identités et intérêts liés à des échelles territoriales spécifiques, 2) la
confrontation des usages sociaux de l’espace urbain et les dispositions à la mobilisation qui en résultent et
3) le poids des jeux mémoriels concernant la ville tant du point de vue des mémoires existantes que de
celles créées par le biais de politiques volontaristes ou de la mise en récit par le biais de la prospective.
Nous présentons rapidement ces trois éléments et précisons en quoi l’examen de leurs effets réciproques
peut être utile pour approfondir notre connaissance du gouvernement urbain dans un contexte de diversité
sociale et culturelle.
Comprendre comment les modes d’appropriation et de contrôle de l’espace urbain déterminent
les identités et les intérêts liés à différentes échelles territoriales
En examinant le cas des différentes catégories d’acteurs (habitants, élus, experts, associations,
groupes d’intérêts), l’objectif est ici de comprendre comment les différentes logiques d’appropriation et
de contrôle de l’espace urbain produisent des représentations et des définitions associées à cet espace qui
sera considéré sous différentes échelles de territoire vécu. L’idée est ici d’analyser les effets réciproques
entre, d’une part, la construction de ces représentations et définitions de l’espace urbain et, d’autre part, la
constitution d’identités collectives au sein de la ville pour comprendre à partir de quelles spécifications,
de quels usages sociaux et de quelles utilités de l’espace urbain se structurent les intérêts en présence. Le
recours à l’ethnographie et à des récits de vie des différentes catégories d’acteurs peut apporter une réelle
plus-value pour comprendre le lien entre, d’une part, les logiques d’appropriation de l’espace urbain à
travers les pratiques sociales et, d’autre part, la construction des identités sociales et des représentations
de cet espace.
Identifier les effets de ces modes d’appropriation et de contrôle de l’espace urbain sur les
logiques de mobilisation des groupes sociaux et les configurations d’acteurs qui en résultent
Il s’agit tout d’abord d’examiner l’impact des identités sociales et des représentations liées à une
échelle de territoire sur la capacité, pour chaque catégorie d’acteurs, à se mobiliser pour tenter de définir
et de faire reconnaître ce qui fait la spécificité de tout ou partie de la ville et de peser sur l’éventail des
actions et projets susceptibles d’y être menés. Il s’agit aussi de voir comment se construit une capacité à
défendre cette vision à l’occasion de différents types de confrontation (controverses ponctuelles, actions
d’éclat, consultations, concertations).
À partir de ce premier point, il s’agit de comprendre ensuite comment la confrontation et la
médiation entre les différents usages sociaux du territoire (et les intérêts qui y sont liés) produisent des
configurations d’acteurs et des dispositifs sociaux du gouvernement urbain qui ne se limitent pas
9
seulement aux structures participatives institutionnalisées. L’idée est d’examiner plus particulièrement les
mécanismes d’auto-légitimation et les processus par lesquels se construit une représentativité d’intérêts et
s’acquière une reconnaissance publique ou une faculté de contestation. Il est ainsi intéressant de voir plus
particulièrement comment les caractéristiques sociales et les récits de vie liés aux différentes échelles de
territoire vécu peuvent être mobilisés comme ressources dans les dispositifs consultatifs ou à l’occasion
d’un projet particulier. Pour approfondir l’examen des configurations d’acteurs, il est également utile
d’analyser l’impact des identités collectives, des légitimités et des intérêts liés à différentes échelles de
territoire vécu sur l’émergence des clivages et des coalitions au sein des dispositifs. Concrètement, il
s’agit de voir sur quels thèmes et sur quelles représentations et perspectives se cristallisent les oppositions
au sein des configurations d’acteurs et d’identifier les procédés et les registres d’action mobilisés qui
mettent en jeu un rapport physique, symbolique et affectif à une échelle spatiale donnée.
Identifier les jeux mémoriels liés à des échelles de territoire et leur impact sur le gouvernement
urbain.
La question des mémoires liées à une échelle spatiale est essentielle pour comprendre un certain
nombre de processus du gouvernement urbain. Il s’agit notamment de la légitimation de l’action
publique, de la médiation entre des intérêts, de la mobilisation dans le cadre d’entreprises de contestation
ou de soutien à un projet public, et, enfin, de la réception/perception des politiques publiques par les
populations. Or, cette dimension des identités et mémoires territoriales (c’est-à-dire d’identités et de
mémoires qui résultent de pratiques, d’intérêts et de représentations d’une catégorie donnée d’acteurs sur
une échelle spatiale donnée) occupe une place mineure dans les analyses sur la gouvernabilité1 des
sociétés locales, quand celles-ci ne la négligent pas tout simplement.
Nous proposons d’aborder les effets identitaires et mémoriels liés à des échelles spatiales sous
deux angles distincts et complémentaires. Le premier concerne les caractéristiques socio-économiques
liées à des échelles spatiales (quartier, commune, agglomération, etc.) entendues comme source de
constructions identitaires et mémorielles. Il s’agit d’explorer, ce qui est rarement fait actuellement, les
dimensions symboliques, matérielles et affectives liées à une échelle de territoire donnée (qui
correspondent aux pratiques, intérêts et représentations qui lient une catégorie d’acteurs à un espace
donné), et d’évaluer l’impact de ces dimensions sur les revendications et les capacités de mobilisation et,
par extension, sur les conditions, les pratiques et les réalisations du gouvernement urbain.
Le second aspect des effets identitaires et mémoriels concernera la production d’identités sociales
et de mémoires par le biais de politiques volontaristes (comme la requalification urbaine ou la
planification urbaine). Rares sont en effet les études qui examinent systématiquement les modes de
construction de ces identités et mémoires « ré-écrites » et leur impact sur le gouvernement urbain. Par
ailleurs, nous disposons de peu d’éléments de connaissance concernant la confrontation de ces deux
formes d’identités et de mémoires collectives sur le gouvernement des villes (celle qui est issue des
modes de vie et d’activité de la population et celle qui est issue de la prospective urbaine). C’est
précisément dans la confrontation de ces deux types d’identités et de mémoires collectives que réside
l’intérêt scientifique de la question des effets identitaires et mémoriels pour l’analyse du gouvernement
urbain dans un contexte de diversité sociale et culturelle.
Mieux comprendre le gouvernement urbain dans un contexte de diversité sociale et culturelle
On l’aura saisi, à l’articulation de ces trois phénomènes dont nous nous proposons d’étudier les
effets réciproques et leurs impacts sur le gouvernement urbain se trouve une question de recherche qui
nous semble essentielle pour mieux comprendre le gouvernement urbain dans un contexte de diversité
sociale et culturelle. Celle-ci peut être formulée ainsi: Dans quelles conditions et selon quelles modalités
la diversité sociale et culturelle influence-t-elle les pratiques et les dispositifs du gouvernement urbain, et
en quoi plus précisément la gestion de cette diversité culturelle et sociale détermine-t-elle l’évolution des
1
Entendue comme les conditions de possibilité et les modalités du gouvernement urbain déterminées par les configurations
d’acteurs, les pratiques et les techniques.
10
méthodes et des réalisations du gouvernement des villes ? L’objectif est donc de mieux cerner la
production de dispositifs et de techniques de gouvernement de la ville face à la conflictualité sociale
inhérente à la coexistence de différents types d’intérêts, d’identités et de mémoires.
En prenant notamment pour terrain empirique les stratégies d’agglomération qui visent à formuler
via la prospective et la concertation les futurs possibles de la ville, et en regardant comment le(s)
scénario(s) de développement se rapportent aux différents usages sociaux de l’espace urbain, trois types
de résultats peuvent être raisonnablement envisagés avec cette approche.
Il sera possible tout d’abord de mieux comprendre comment les différentes pratiques sociales liées
à l’espace urbain (appropriation, contrôle, usages, expertises) déterminent la construction et la
confrontation des différentes conceptions concernant l’identité et le devenir de la ville. Une meilleure
connaissance des conditions sociales et politiques du débat public (ou de la controverse) et de la
construction de l’agenda politique passe par un examen plus fin des pratiques sociales et des intérêts
sociaux spatialement situés qui génèrent des prises de position ainsi que des justifications ou des
argumentations investies dans le débat. En outre, des résultats peuvent être escomptés sur les jeux
d’acteurs et les jeux de pouvoir entourant cette confrontation, jeux qui permettront d’identifier les
logiques et dynamiques qui sous-tendent la mise en controverse des priorités de gestion publique dans un
contexte de diversité sociale et culturelle.
Il est également attendu d’identifier les effets socio-politiques de la confrontation des différents
usages sociaux de l’espace urbain sur les conditions et les modalités d’exercice du métier d’élu local. Il
s’agit notamment de mieux connaître les procédés de légitimation et les stratégies d’enracinement des
élus et leurs stratégies de contrôle territorial, au regard de la diversité sociale et culturelle. Par ailleurs, et
avec cette nouvelle approche du gouvernement urbain par la conflictualité sociale, il est possible de voir
quels sont les procédés symboliques et matériels du gouvernement des villes mis en œuvre pour gérer la
diversité sociale et culturelle afin d’assurer la co-existence de différentes identités et mémoires au sein de
la ville et contenir la contradiction d’intérêts. C’est ainsi que l’on peut envisager de mieux cerner le poids
des identités et mémoires collectives dans la mise en place des dispositifs sociaux et des
techniques/instruments de gestion urbaine.
Un dernier ensemble de résultats est envisagé autour de ce que j’appellerais les politiques
(politics) mémorielles et patrimoniales : à savoir l’ensemble des jeux d’acteurs et jeux de pouvoir à partir
desquels se construisent les définitions et les mises en récit du local saisi sous différentes échelles
spatiales de vie et d’activités (quartier, commune, agglomération, etc.). L’idée est de mieux connaître les
effets croisés entre, d’une part, les mémoires collectives existantes liées à tout ou partie de la ville et,
d’autre part, la mise en récit de l’espace local à travers les projets d’agglomération ou les programmes de
patrimonialisation dans une logique d’affichage des qualités spécifiques de l’espace local. Nos
connaissances sur les effets de la confrontation de ces deux types de mémoires (celle issue des modes de
vie et d’activités socio-économiques, et celle issue de la prospective urbaine qui tente de promouvoir une
nouvelle image de la ville) sont encore trop parcellaires. Les récentes évolutions de la prospective urbaine
offrent une source empirique indéniable pour mener ce travail. En effet, l’inflexion qualitative de celle-ci
qui se traduit notamment par le recours aux aspects historiques et patrimoniaux dans la mise en récit du
local invite à se pencher sur les usages politiques de la mémoire dans le cadre de la gestion urbaine.
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