La construction de la nation au XIXe siècle dans le théâtre patriotique : les invariants d’un processus de définition identitaire Marie SALGUES Université Paris 8 - Vincennes-St Denis CREC (Paris 3, EA 2292) À l'origine de cette communication se trouve une interrogation qui a surgi très tôt dans mes recherches sur le théâtre patriotique, une interrogation qui est née du sentiment de l'existence d'un petit grain de sable dans l'engrenage, comme une aspérité dont j'avais préféré faire abstraction. En effet, je me rappelle ma stupeur la première fois que je rencontrai, dans ce corpus patriotique, un type de récupération bien particulier : au moment d'écrire une pièce pour exalter le sentiment patriotique de ses compatriotes, le dramaturge, ressortissant d'une nation A, choisit de reprendre – en l'imitant, en la plagiant, en la traduisant... – une pièce déjà existante, mais qui est l'œuvre d'un auteur appartenant à une autre nation, parfois même à la nation contre laquelle une guerre est en cours1. Tout cela avec très peu de changements, uniquement les noms de lieux et les dates dans certains cas. Alors que ce type de théâtre se propose de défendre une cause nationale, d'aider à forger un sentiment d'appartenance tellement évident que le public pourrait prendre les armes dans la foulée de la représentation, il s'avérerait finalement que peu importe le flacon national, pourvu qu'on ait l'ivresse patriotique. Qu'une telle pièce parvienne à fonctionner dans plusieurs pays sous-entend, dès lors, que rien, dans le message, ne définit la nation elle-même quand, pourtant, le fait d'en être l'un des membres est censé justifier tous les sacrifices. Bien sûr, la majorité des pièces patriotiques ne sont pas reprises ainsi, la plupart sont trop marquées pour être recopiées telles quelles, mais le seul fait que cela puisse se produire constitue un écueil qui mérite, je pense, que l'on s'y arrête. Puisque ces pièces, que l'on pourrait appeler dans un premier temps 1 Je ne donnerai que deux exemples, emblématiques même s'il s'agit ici de pièces plutôt historiques, largement postérieures aux événements qu'elles décrivent. En 1859, deux dramaturges espagnols traduisent une pièce patriotique française sur la guerre de Crimée pour célébrer la date anniversaire du soulèvement du 2 mai... contre les Français (Vicente DE LALAMA et Rafael DEL CASTILLO Los dos artesanos, Madrid, Impr. de don Vicente de Lalama, 1859). Il s'agit d'une adaptation, très fidèle dans l'ensemble, de la pièce Les deux faubouriens, drame en 5 actes et huit tableaux d'Henri CRISAFULLI (première le 19.05.1857 à Paris). En 1873, un dramaturge colombien plagie intégralement une pièce espagnole sur la Guerre d'Indépendance pour célébrer l'anniversaire... de la Guerre d'indépendance colombienne contre les Espagnols : La jota aragonesa, d'Antonio HURTADO et Gaspar NUÑEZ DE ARCE (Madrid, Impr. de José Rodríguez, 1866) devient sous la plume de Lázaro María PEREZ Una página de oro o el sitio de Cartagena en 1815 (Bogóta, 1873). 1 « transnationales », existent, c'est donc que le théâtre patriotique aurait pour sujet, comme son nom l'indique, la patrie, non pas au sens de MA patrie, mais la patrie dans ce qu'elle a de plus général. L'article défini ne définirait aucune patrie en particulier, ne singulariserait pas, mais il permettrait de désigner l'essence même du patriotisme, LA patrie comme concept, bien loin de toute concrétisation. En partant de ce paradoxe, je considèrerai le théâtre patriotique du XIXème siècle, espagnol en particulier, européen et américain de façon beaucoup plus allusive, afin de dégager les invariants du genre, les ingrédients d'un succès infaillible, pardelà les frontières et, dès lors, d'en préciser peut-être la définition. Avant un examen plus détaillé de cette production patriotique, des différents corpus et analyses disponibles, il convient de souligner une difficulté terminologique autour de l'appellation même de ce théâtre. Les noms qu'on lui donne sont multiples et, pour ne retenir que les deux plus courants, on parle très fréquemment de théâtre patriotique (qui est, par commodité, ce que j'utiliserai ici) et/ou de théâtre de circonstances2. Si les deux appellations sont, sous la plume de certains, véritablement synonymes, elles établissent, chez d'autres, une ligne de partage qui tente de définir au plus près un corpus dont les limites sont parfois floues. Pour ne prendre que deux exemples, dans le cas espagnol, Serge Salaün considère que c'est l'ensemble de la production du género chico, ces pièces courtes qui envahissent par milliers la scène des théâtres espagnols à partir des années 1870, qui est patriotique. En effet, il montre par quels mécanismes ce théâtre « cimente l'opinion autour des valeurs politiques de la Restauration. Le militarisme triomphant [...] et le nationalisme patriotard – écrit-il – constituent des valeurs incontestées »3. Dans ce cas, parler de théâtre de circonstances peut aider à délimiter le corpus, en ciblant, par exemple, les pièces écrites pendant un conflit dans le but de galvaniser le public. Toutefois, il a existé un théâtre de cour de circonstances, notamment pour célébrer des unions royales sous l'Ancien Régime, et on ne saurait parler, dans ce cas, de théâtre patriotique – nous y reviendrons. C'est pour tenter d'échapper à ces 2 À propos de l'apparition de ce théâtre patriotique en Espagne, María Mercedes ROMERO PEÑA recense d'autres appellations : « teatro de urgencia », « teatro de combate », « literatura de resistencia », « drama bélico de actualidad ». (El teatro en Madrid durante la Guerra de la Independencia: 1808-1814, Madrid, Fundación Universitaria Española, 2006, p. 74). 3 « cimienta la opinión alrededor de los valores políticos de la Restauración. El militarismo triunfante [...] y el nacionalismo patriotero constituyen valores indiscutidos ». Serge SALAÜN, « El 'género chico' o los mecanismos de un pacto cultural », p. 251-261 dans El teatro menor en España a partir del siglo XVI. Actas del coloquio celebrado en Madrid, 20-22 / 05 / 1982, Anejos de la Revista Segismundo, Madrid, CSIC, 1983, p. 257. 2 ambigüités que j'avais choisi, dans ma thèse, le syntagme « théâtre d'actualité militaire », pour désigner ce type d'œuvres dans l'Espagne du XIXe siècle4. Cette production patriotique relève majoritairement du mélodrame5, genre dans lequel une histoire familiale vient croiser la grande Histoire, qu'il s'agisse d'amours contrariées ou de retrouvailles rocambolesques entre des membres d'une même famille longtemps séparés. Trois autres grandes tendances structurent l'ensemble et, tout d'abord, l'utilisation d'allégories, avec tout un déploiement scénique lié aux miracles, aux autos sacramentels, qui permet de mettre en scène de façon éblouissante, parfois au sens propre du terme, l'Espagne, le Peuple, le Bien, le Mal, la Religion, etc., dans un combat que remportent toujours les Espagnols, notamment parce que Dieu est de leur côté. Un autre déploiement scénique spectaculaire est celui qui recrée des batailles, avec force canonnades et coups de feu tirés par des militaires vêtus parfois de vrais uniformes – bien que ce soit interdit – et montés sur de vrais chevaux. Il peut alors s'agir de pantomimes, jouées dans d'immenses cirques-théâtres qui servent de lieux de représentation, ou de pièces dont la trame plus ou moins cousue de fil blanc permet d'enchaîner ce type de tableaux guerriers. Dernière variation, enfin, certaines pièces font le choix du « réalisme », en mettant en scène le quotidien de familles humbles dont le fils part à la guerre, causant la tristesse, mais aussi la fierté des siens. Il n'est pas d'amour plus fort que celui de la patrie, ni de destin plus glorieux que de mourir pour elle. Nous voilà donc revenus à la patrie, cette essence dont je disais à l'instant qu'elle semblait se trouver au cœur de la réappropriation de pièces devenues transfuges. Alors que l'étymologie latine renvoie au pays du père, c'est en femme qu'elle s'incarne quand elle devient allégorie, en mère aimante qu'elle est décrite dans le discours de toutes ces pièces : elle suscite chez ses soldats un amour plus fort que tout, bien au-delà de celui que l'on porte à son aimée, mais aussi à sa mère. De même que les généraux font office de pères pour leurs troupes, la Patrie est la mère de tous les combattants. Dès lors, les dramaturges opposent, implicitement le plus souvent, la nation, entité étatique et structure administrative, et la patrie, lieu de toutes les passions. Ce binôme, destiné à renforcer l'attachement à la patrie, se double d'une autre dualité, beaucoup plus implicite en général, mais omniprésente : celle qui distingue, pour mieux les fusionner toutefois, la patria chica et la patria grande. Ce dédoublement est parfois souligné sur le ton de l'humour, comme dans la pièce écrite en pleine Guerre de Cuba, ¡A las filas!, où elle donne lieu à un quiproquo comique. 4 Marie SALGUES, Teatro patriótico y nacionalismo en España: 1859-1900, Zaragoza, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2010. Ciencias sociales: 78. 5 Sur le lien entre le mélodrame et la Révolution Française qui place le peuple au cœur de l'action et de l'Histoire, on lira les travaux de Jean-Marie Thomasseau. 3 Lorsque le sergent, chargé de recruter les jeunes gens d'un village qui ont été tirés au sort pour partir à l'armée, justifie auprès du maire cette nouvelle levée de troupes, il explique : « Es la misma patria la que peligra: es la tierra donde hemos nacido: es nuestra tierra la que quieren atropellar, es... » Le maire prend peur, en déduit que « entonces, Villatorta está en peligro » et il s'apprête à aller mettre à l'abri, dans cet ordre, sa mule, sa femme, son poulain, son beaufrère et l'oie qui appartient à son fils. Il revient alors au sergent de le tranquilliser : le danger n'est pas si proche6. En réalité, la plupart des dramaturges se gardent bien de lever l'ambigüité et désignent avec ce terme de « patrie », tantôt l'une, tantôt l'autre, mais toujours comme s'il s'agissait d'une seule et même chose. Le hiatus est, le plus souvent, à peine perceptible dans les pièces péninsulaires, notamment parce qu'il est facile de considérer certaines régions comme une métonymie du pays dans son entier. Le cas le plus emblématique est celui de l'Andalousie, en passe de devenir, à l'époque, une sorte de quintessence de l'Espagne7, mais on pourrait également prendre l'exemple de l'Aragon, héraut du patriotisme et, en ce sens, autre synecdoque possible de la Péninsule. La confusion ainsi introduite est loin d'être anodine et on comprend mieux dans le cas américain le fossé qui peut, parfois, séparer les deux acceptions. Ainsi, dans une pièce écrite à Montevideo en 1808 contre les attaques anglaises, le terme « patria » renvoie, selon les occurrences, soit à Montevideo soit à la métropole espagnole8. Ce brouillage initial est sans doute pour partie responsable de l'élargissement possible qui permet ensuite à une pièce d'être récupérée par l'ennemi d'hier pour exalter le sentiment d'appartenance de ressortissants d'autres nations. D'ailleurs, les ressortissants nationaux ne sont pas tant définis, particularisés ou décrits qu'opposés à un autre qui, lui, est beaucoup plus finement dépeint, détaillé, caricaturé et c'est dans cette altérité que se construisent, plus ou moins en creux, une conscience et une union nationales. Ce trait, récurrent de la propagande patriotique dans les territoires qui subirent l'invasion napoléonienne9, ne constitue pas une spécificité du média théâtral et permet de faire de l'ennemi une incarnation de nombreux défauts ou vices qui, par contrecoup, placent le bon 6 Pedro A. ROZO, ¡A las filas!, Acte I, sc. 7, p. 13, Cádiz, Tip. de Cabello y Lozón, 1900. Serge SALAÜN, « España empieza en Despeñaperros. Lo andaluz en la escena nacional », p. 211-221 dans Yvan LISSORGUES et Gonzalo SOBEJANO (coords.), Pensamiento y literatura en España en el siglo XIX. Idealismo, positivismo, espiritualismo, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998. 8 Daniel VIDAL, « El espíritu patriótico en La lealtad más acendrada y Buenos Aires vengada (1808) de Juan Francisco Martínez », p. 181-194 dans Roger MIRZA (éd.), Teatro, memoria, identidad, Montevideo, Universidad de la República, facultad de humanidades y ciencias de la educación, Departamento de teoría y metodología literarias, 2009 (p. 183 pour l'analyse des significations de patria). 9 Hagen SCHULZE, État et nation dans l'histoire de l'Europe, Paris, Editions du Seuil, 1996, traduction de DenisArmand Canal, p. 203-206 en particulier. À propos d'un Catecismo civil, qui circulera abondamment, et dans plusieurs langues, parmi les opposants à Napoléon, H. Schulze écrit que « la définition de soi-même est donnée par l'identification de l'ennemi » (p. 206). 7 4 droit du côté de la Nation de l'auteur de la pièce. Si l'ennemi est parfois très courageux (à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire...), il est presque systématiquement traître, athée ou d'une autre religion, libidineux quelquefois et il se fait le défenseur d'une cause injuste. Placer l'ennemi du côté du Mal en le brossant ainsi à gros traits et s'en tenir à cela pour toute définition identitaire, de soi et de l'autre, permet de faire circuler les pièces d'une nation à l'autre, en même temps que cela justifie une des constantes de ce théâtre : la quasi impossibilité de se mélanger avec l'ennemi, de mêler deux sangs que tout oppose. Ainsi, dans les nombreuses pièces qui sont structurées autour d'une histoire d'amour, la jeune étrangère amoureuse du soldat espagnol est bien souvent éconduite, n'étant pas à la hauteur du parangon de vertu, douceur et beauté qu'est la femme espagnole10. Quand, d'aventure, un couple « mixte » semble devoir se former, on découvre à la fin, après une de ces scènes de reconnaissance chères à la dramaturgie du mélodrame, que la jeune femme était en fait espagnole et qu'elle avait été arrachée aux siens11. Les quelques mariages qui sont, toutefois, annoncés supposent, bien évidemment, le baptême et la conversion de la jeune femme12. Ce théâtre apparaît en France au moment de la Révolution Française, en Espagne lors de l'invasion napoléonienne, en Allemagne après la victoire remportée à Sedan..., etc. Il correspond au surgissement des États Nationaux qui marque, en Europe, une grande partie de l'histoire du XIXe siècle et qui entraîne l'enrôlement militaire de tous – au moins en théorie. L'avènement du peuple devient un élément central, de l'Histoire et de la dramaturgie, en tant qu'il est un protagoniste majeur, constitutif de la souveraineté nationale et, surtout, un combattant. Cette idée se matérialise dans l'image d'un peuple en armes qui se dresse pour défendre une patrie qui soudain lui appartient, alors que le territoire n'était auparavant que le patrimoine personnel de son souverain, à moins qu'il n'ait été le bien de l'Eglise ou d'un seigneur quelconque. Toutefois, les différentes études sur le théâtre patriotique montrent combien ce peuple est très largement donné comme « mineur », notamment par des dramaturges espagnols qui minimisent presque systématiquement son action13 par le recours à 10 Pour ne citer que deux exemples : Odios africanos o la batalla de Melilla, de Jesús LOPEZ GOMEZ (manuscrit déposé à la BNE de Madrid sous la cote Ms 14 46013) où Zoraida, repoussée para Rafael, marié à Adelina, en devient folle. ¡Españoles a Marruecos! (Diego SEGURA, BNE, Ms 14 1375) où une autre Zoraida, à qui Isidro Rodríguez préfère Rosa, se fait baptiser et décide d'aller en Espagne pour entrer au couvent. 11 Dans Tetuán por España, Zaide tombe amoureuse de Carlos, un prisonnier chrétien, auquel elle avoue son secret : chrétienne, elle est née en Espagne mais la misère et le deuil ont fait d'elle une esclave en Afrique dès l'âge de six ans. (Pièce anonyme, BNE, Ms 14 2281). 12 Dans Los moros del Riff (Carlos PEÑA-RUBIA Y TELLO, Madrid, Impr. de José Rodríguez, 1859), on annonce à la fin de la pièce que Zara, amoureuse de Rafael, va se convertir et qu'ils se marieront. 13 Emmanuel LARRAZ, Théâtre et politique pendant la Guerre d'Indépendance : 1808-1814, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1988, en particulier p. 234 et suivantes. 5 la religion et/ou aux officiers des armées auxquelles les troupes appartiennent : que ce soit Dieu ou les gradés, il faut toujours un guide pour conduire ce peuple sur le chemin de la victoire. Pour mettre en scène ce « Peuple » qui mène le combat pour la patrie, les pièces d'actualité militaire formulent un message politique, patriotique et affectif qui imprègne, voire informe, le texte théâtral, bien souvent au détriment de la dimension esthétique, qui n'est en rien prioritaire. La production est donc généralement de qualité littéraire moindre – avec quelques exceptions, bien sûr, mais sans chef d'œuvre non plus – d'autant plus que la nature même de ce théâtre attire un certain nombre d'auteurs amateurs qui ne donneront à la scène qu'une seule pièce dans toute leur existence. Les circonstances guerrières, le danger encouru, transforment de simples citoyens en dramaturges improvisés qui ne maîtrisent pas toujours leur art et les pièces les plus mauvaises souffrent de défauts structurels, d'incohérences dans la trame notamment, qui contribuent à donner une mauvaise image de l'ensemble. L'urgence dans laquelle il faut écrire, puis monter, ces pièces dont l'actualité brûlante est le principal atout, ne favorise pas non plus une production de qualité. La critique contemporaine sera d'ailleurs très largement condescendante envers des œuvres qu'elle n'hésite pas à éreinter le cas échéant. Pourtant, la plupart des représentations sont couronnées de succès et, si le contenu patriotique y est pour beaucoup (siffler la pièce ferait du public un traitre à la patrie), la bonne fortune des spectacles patriotiques s'explique aussi par le fait que les dramaturges inscrivent ce théâtre dans les genres les plus populaires de leur époque, en récupérant de nombreux éléments de la tradition théâtrale. Dans le cas espagnol, si tous les chercheurs s'accordent à faire naître le genre avec la Guerre d'Indépendance, c'est Jorge Campos qui, le premier, a voulu en dessiner la généalogie. Il montre ainsi que la production dramatique de Luciano Francisco Comella, mise en scène dès 1786, a contribué à familiariser le public avec les pièces guerrières à grand spectacle d'abord, pour le conduire ensuite, insensiblement, vers un théâtre larmoyant qui apparaît comme le précurseur du mélodrame. Or, en remontant cette généalogie, on est frappé par un autre paradoxe. Alors que la date de naissance de ce théâtre patriotique fait réellement l'unanimité parmi les historiens, on a l'impression, en lui cherchant des ancêtres, qu'elle est en réalité très antérieure. En Angleterre et en Allemagne, les chercheurs ont relevé, dans le théâtre de Shakespeare d'une part, dans la production allemande de la fin du XVIIIe, d'autre part, des marques très 6 précoces, mais non moins évidentes, d'une volonté de définir une identité nationale14. En Espagne, les allégories existent depuis très longtemps et ont pu servir, notamment, à célébrer des unions royales, certes, un tout autre type d'événement mais qui offraient aux sujets du royaume une occasion de se réunir dans leurs démonstrations de joie et d'allégeance au souverain. De même, Lope de Vega, entre autres dramaturges, écrivit de nombreuses pièces autour de la question des Flandres, dont un Diálogo militar en alabanza del marqués de Espínola qui pourrait ressembler à s'y méprendre à ces petites pièces en un acte écrites en quelques heures par des auteurs du XIXe pour célébrer qui, le bombardement de Callao15, qui la mort de Maceo16, ou encore, massivement, la prise de Tétouan17, en février 1860. Les mises en scène guerrières, certes de plus en plus spectaculaires au fur et à mesure des progrès de la machinerie théâtrale, semblent également très anciennes tandis que, dans le contenu même de ces pièces, on décèle également des analogies troublantes. Ainsi, alors que la mise en scène du peuple, par opposition aux personnages nobles, aux héros des tragédies, est donnée comme un des éléments constitutifs de ce théâtre, toutes nations confondues, les spécialistes de Ramón de la Cruz, par exemple, n'ont de cesse de démontrer que cet auteur représentait, déjà, les petites gens. Mieux encore (ou pire), Lope de Vega se distinguerait de ses contemporains par une sensibilité particulière envers le peuple auquel il aurait, ainsi, donné la parole. Il fait monter sur scène la figure du roturier digne, du paysan dont le comportement et la loyauté font la noblesse, en lieu et place du seul personnage populaire d'alors : le gracioso dont on se moque.18 C'est une des particularités sur lesquelles Veronika Ryjik revient dans un ouvrage intitulé Lope de Vega en la invención de España. El drama histórico y la formación de la conciencia nacional. Elle analyse également 14 En citant les études présentées ci-dessous, C. DONOSO et M.G. HUIDOBRO soulignent : « ... con el temor ante una posible invasión de otras potencias europeas [...] las tragedias de William Shakespeare, montadas entre 1594 y 1608, están vinculadas con la tensión provocada por la incertidumbre y la urgencia por definir una identidad nacional. En una línea similar, a partir de la creación del Deutsches Nationaltheater de Hamburgo, en 1767, se ha (sic) descubierto en el teatro alemán, elementos y expresiones de identidad que denotan una idea de nación definida, que antecede por más de un siglo la unificación del país ». Cité p. 81 dans Carlos DONOSO ROJAS et María Gabriela HUIDOBRO SALAZAR, « La patria en escena: el teatro chileno en la Guerra del Pacífico », Historia, n° 48, enero-junio 2015, p. 77-97. Dans la note 17 de la p. 81, les auteurs font référence aux travaux suivants: Nick DE SOMOGYI, Shakespeare's Theatre of war, Aldershot, Ashgate Publishing, 1998, p. 52-86 et Michael J. SOSULSKI, Theater and Nation in Eighteenth-Century Germany: Disciplined Bodies, Aldershot, Ashgate Publishing, 2007, p. 102-115. 15 Anonyme, Un héroe del Callao, BNE, cote Ms 14 3372. 16 Manuel DOLCET, Muerte de Maceo, Barcelona, F. Badia, 1897. 17 Au moins cinq pièces d'actualité militaire ont pour titre La toma de Tetuán, à côté de plusieurs autres sur le même sujet que leurs auteurs intitulent de façon un peu plus imaginative. Cf. catalogue du corpus étudié, p. 309318 dans Marie SALGUES, op. cit. 18 Veronika RYJIK, Lope de Vega en la invención de España. El drama histórico y la formación de la conciencia nacional, Woodbridge, Tamesis, 2011. serie A: Monografías, 292. Cf. chapitre III, « ¿Nobles o villanos? : el ideal nacional y la conciencia de clase », notamment p. 132-138. 7 l'opposition entre une ascendance wisigothe magnifiée par le dramaturge dans les pièces historiques qu'il situe à l'époque de la Reconquista et l'ennemi maure avec lequel il ne saurait y avoir de mélange racial. Elle montre que le dramaturge met en scène une femme moresque caractérisée par sa volupté, qui n'a de cesse de s'offrir aux personnages espagnols. S'il y a là un exotisme, un orientalisme, avant la lettre, cette image de la femme étrangère « subyugada voluntariamente al hombre español » (p. 178) se retrouve chez des contemporains de Lope de Vega. Parallèlement, l'Espagnol lui, repousse les avances de ces femmes, pour deux raisons : parce qu'il se construit ainsi en héros chrétien, capable de maîtriser ses pulsions (face à un Musulman qui, au contraire, se définit par sa lascivité et, donc, une grande faiblesse morale) et parce qu'il faut préserver l'idée d'une pureté de sang, d'une non contamination de l'ascendance wisigothique par l'envahisseur berbère (p. 176-178). La description que Ryjik fait des couples qui apparaissent dans les pièces de Lope de Vega pourrait être reprise, sans le moindre changement, pour les pièces patriotiques de 1859-60, par exemple, autour de la question déjà évoquée des amours entre le soldat espagnol et la belle Marocaine. Dès lors, si la forme est la même, si le traitement des thèmes clefs recèle de nombreuses similitudes, pourquoi faire naître le théâtre patriotique si tardivement ? En quoi les pièces espagnoles sont-elles différentes de leurs aïeules à partir de 1808 ? Ce sont, je crois, les historiens qui nous fournissent la réponse et notamment Hagen Schulze lorsqu'il écrit que dans l'État National, « le peuple de l'État n'est plus simplement la somme fortuite de tous les sujets d'un État ; le Peuple ne fait qu'un avec la Nation qui ne se voit pas simplement comme communauté culturelle, mais aussi comme communauté politique »19. C'est donc la conscience que le peuple a de lui-même comme communauté politique nationale qui modifie profondément l'essence de ce théâtre. Mais il ne s'agit pas du peuple qui est mis en scène puisque, même si l'évolution est nette entre la pensée de Lope de Vega et celle d'un dramaturge du XIXe, on a vu que l'image offerte n'est pas vraiment celle d'un peuple majeur. C'est dans le processus de réception que se fonde la spécificité du théâtre patriotique : c'est parce que son public se vit comme une communauté politique qui ne fait qu'une avec la Nation que le théâtre d'actualité militaire du XIXe est patriotique, au contraire de toutes les pièces antérieures dans lesquelles il plonge pourtant indéniablement ses racines. En conclusion, il apparaît que le théâtre patriotique peut être défini par quelques éléments qui ont font la substance, mais qu'il se distingue avant tout par le paradoxe qu'il 19 Hagen SCHULZE, op. cit., p. 225. 8 constitue : tout en exaltant la patrie de qui les a écrites, certaines pièces peuvent indifféremment franchir les frontières et passer d'une nation à une autre ; tout en ayant une date de naissance très spécifique, cette production ne fait que recycler des éléments déjà tous existants. Bien plus, alors qu'il ne peut guère se prévaloir de sa qualité littéraire ou esthétique au palmarès des productions théâtrales, et qu'il échoue véritablement de ce point de vue-là, il est en revanche sans doute le genre le plus théâtral qui soit. En effet, s'il est vrai qu'aucune pièce n'existe véritablement en dehors de sa représentation, le théâtre patriotique, non seulement doit être représenté pour prendre son sens, à l'instar des autres pièces, mais c'est uniquement sa réception, et sa réception par la Nation, qui le fait exister en tant que tel. Bibliographie : CAMPOS, J. (1969), Teatro y Sociedad en España (1780-1820), Madrid, Editorial Moneda y Crédito. DONOSO ROJAS, Carlos et HUIDOBRO SALAZAR, María Gabriela, « La patria en escena: el teatro chileno en la Guerra del pacífico », Historia, n° 48, enero-junio 2015, p. 77-97. 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