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Lorsque le sergent, chargé de recruter les jeunes gens d'un village qui ont été tirés au sort pour
partir à l'armée, justifie auprès du maire cette nouvelle levée de troupes, il explique : « Es la
misma patria la que peligra: es la tierra donde hemos nacido: es nuestra tierra la que quieren
atropellar, es... » Le maire prend peur, en déduit que « entonces, Villatorta está en peligro » et
il s'apprête à aller mettre à l'abri, dans cet ordre, sa mule, sa femme, son poulain, son beau-
frère et l'oie qui appartient à son fils. Il revient alors au sergent de le tranquilliser : le danger
n'est pas si proche
. En réalité, la plupart des dramaturges se gardent bien de lever l'ambigüité
et désignent avec ce terme de « patrie », tantôt l'une, tantôt l'autre, mais toujours comme s'il
s'agissait d'une seule et même chose. Le hiatus est, le plus souvent, à peine perceptible dans
les pièces péninsulaires, notamment parce qu'il est facile de considérer certaines régions
comme une métonymie du pays dans son entier. Le cas le plus emblématique est celui de
l'Andalousie, en passe de devenir, à l'époque, une sorte de quintessence de l'Espagne
, mais
on pourrait également prendre l'exemple de l'Aragon, héraut du patriotisme et, en ce sens,
autre synecdoque possible de la Péninsule. La confusion ainsi introduite est loin d'être
anodine et on comprend mieux dans le cas américain le fossé qui peut, parfois, séparer les
deux acceptions. Ainsi, dans une pièce écrite à Montevideo en 1808 contre les attaques
anglaises, le terme « patria » renvoie, selon les occurrences, soit à Montevideo soit à la
métropole espagnole
. Ce brouillage initial est sans doute pour partie responsable de
l'élargissement possible qui permet ensuite à une pièce d'être récupérée par l'ennemi d'hier
pour exalter le sentiment d'appartenance de ressortissants d'autres nations.
D'ailleurs, les ressortissants nationaux ne sont pas tant définis, particularisés ou décrits
qu'opposés à un autre qui, lui, est beaucoup plus finement dépeint, détaillé, caricaturé et c'est
dans cette altérité que se construisent, plus ou moins en creux, une conscience et une union
nationales. Ce trait, récurrent de la propagande patriotique dans les territoires qui subirent
l'invasion napoléonienne
, ne constitue pas une spécificité du média théâtral et permet de faire
de l'ennemi une incarnation de nombreux défauts ou vices qui, par contrecoup, placent le bon
Pedro A. ROZO, ¡A las filas!, Acte I, sc. 7, p. 13, Cádiz, Tip. de Cabello y Lozón, 1900.
Serge SALAÜN, « España empieza en Despeñaperros. Lo andaluz en la escena nacional », p. 211-221 dans Yvan
LISSORGUES et Gonzalo SOBEJANO (coords.), Pensamiento y literatura en España en el siglo XIX. Idealismo,
positivismo, espiritualismo, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998.
Daniel VIDAL, « El espíritu patriótico en La lealtad más acendrada y Buenos Aires vengada (1808) de Juan
Francisco Martínez », p. 181-194 dans Roger MIRZA (éd.), Teatro, memoria, identidad, Montevideo,
Universidad de la República, facultad de humanidades y ciencias de la educación, Departamento de teoría y
metodología literarias, 2009 (p. 183 pour l'analyse des significations de patria).
Hagen SCHULZE, État et nation dans l'histoire de l'Europe, Paris, Editions du Seuil, 1996, traduction de Denis-
Armand Canal, p. 203-206 en particulier. À propos d'un Catecismo civil, qui circulera abondamment, et dans
plusieurs langues, parmi les opposants à Napoléon, H. Schulze écrit que « la définition de soi-même est donnée
par l'identification de l'ennemi » (p. 206).