Luc Ferrari : « Presque rien »

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Luc Ferrari : « Presque rien »
(enregistré et composé entre 1964 et 1989 – CD : INA / GRM, 1996)
Comme une bonne partie des artistes sonores repris dans la présente petite sélection, Luc Ferrari
(1929-2005) peut être envisagé comme un « fils de la radio » : c'est via ce médium qu'il découvre
ébahi la musique de Schoenberg, Webern, Berg… Ecouter la radio n'est jamais pour le jeune Ferrari
un acte futile et inconséquent : après avoir entendu « Déserts » de Varèse, il part carrément à New
York dans le but de rencontrer le compositeur! Mais c'est la commercialisation des magnétophones
portables (le célèbre Nagra sans qui les cinéastes de la Nouvelle vague auraient aussi mis plus de
temps à pouvoir tourner en son direct dans la rue) qui lui permettront de composer ses premières
pièces de « musique anecdotique » associant instruments traditionnels et « son mémorisé ».
C'est pourtant avec Presque rien n°1 (1967-70) - titre modeste mais œuvre-clé - qu'il proposera une
rupture radicale avec la musique électro-acoustique de ses pères (Ferrari sort en 1966 d'une
collaboration d'une petite dizaine d'années avec Pierre Schaeffer). Bouleversé par la manière dont, à
l'aube, dans le petit port de Vela Luka, encaissé dans les collines de Dalmatie, le silence quasi-total
de la nuit « commence à se vêtir », le vacancier Ferrari fait sonner son réveil tous les matins à trois ou
quatre heures pour sortir enregistrer « le premier pécheur à bicyclette – toujours à la même heure -, la
première poule, le premier âne , et puis ce camion qui partait à 6h du matin au grand port pour
chercher des passagers du bateau qui arrive. Les événements imposés par la société (…) » (interview
par Dan Warburton pour le webzine paristransatlantic.com en juillet 1998)… Quand il donnera forme à
ses enregistrements, il abandonnera les instruments habituels, pour présenter une sorte de planséquence : une tranche de temps, de réel et de son. Une unité de lieu, une unité de temps et une
unité d'acoustique. Ou, comme l'explique sa compagne Brunhild Meyer dans le texte « Le Dit des
Presque rien » de 1994 : « [une] image sonore fixe, sorte de diapositive qui donnerait à entendre une
tranche de réel ». Sans se priver - tout espiègle, bourré d'humour et amoureux de liberté qu'il est - de
jouer avec la réalité, de légèrement la tordre. « (…) Après, c'est le compositeur qui joue! (sourire) Et
moi, je suis libre, je joue avec la liberté… Je pense que c'est très bien d'avoir un concept très fort et
puis de l'oublier. Parce que sinon, on risque de passer à côté des choses. Il faut écouter l'intuition »
(paristransatlantic.com – opus cit.).
Réalisé sept ans plus tard, Presque rien n°2 – sous-titré Ainsi continue la nuit dans ma tête multiple –
nous fait passer de la Dalmatie aux Corbières (mais toujours dans le cadre d'un petit village) et de
l'aube au crépuscule. Mais, surtout, Ferrari change légèrement les règles du jeu. Il oublie la contrainte
d'unité de lieu et, via ses commentaires (en direct ou rajoutés plus tard au mixage), se place « dans le
champ », s'inscrit dans le paysage qu'il décrit. « Le preneur de son essaie de cerner avec ses micros
[un paysage de nuit], mais la nuit surprend le 'chasseur' et pénètre dans sa tête. C'est alors une
double description : le paysage intérieur modifie la nuit extérieure, le composant il y juxtapose sa
propre réalité (imagination de la réalité) ; ou, peut-on dire, psychanalyse de son propre paysage de
nuit » (texte écrit par Ferrari lui-même alors qu'il finissait de réaliser Presque rien n°2). Ce côté très
personnel, quasi-intime, de la pièce fera d'ailleurs que Ferrari attendra deux ans à pouvoir envisager
de la rendre publique.
Luc Ferrari enregistre ses Presque rien au rythme auquel Jean-François Stévenin ou Jaques Rozier
tournent leurs longs métrages pour le cinéma : à peu près un par décennie. Juste avant que les
années quatre-vingt ne se referment, il réalise Presque rien avec filles. Après l'unité de lieu, il
abandonne aussi l'unité de temps et traite à nouveau de l'intimité. Mais cette fois, au coeur cette sorte
de conte poétique sensuel, ce n'est plus – comme pour Presque rien n°2 – sa propre intimité qui est
en jeu mais celle des « filles » du titre. Sans que l'on ne sache si l'on peut – ou s'il faut – départager
les deux versions de l'histoire de sa pièce que nous raconte le facétieux compositeur : « Dans des
paysages paradoxaux, un photographe ou un compositeur est caché. Des jeunes filles sont là, en une
sorte de 'Déjeuner sur l'herbe', et lui donnent sans le savoir, le spectacle de leur intimité » et/ou « Le
compositeur soudain se rend compte que le titre comporte le mot 'filles' et décide de la justifier par la
présence d'une fille véritablement présente ». Dans ses drôles de narrations en pointillés, c'est
toujours un peu à l'auditeur de finir de se raconter ses propres histoires.
Philippe Delvosalle
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