Aude-Lucie Vial
La guerre civile et la légitimité du pouvoir impérial romain
Ier – IIIe siècles
Vol. 1
Mémoire de Diplôme d'Études Approfondies (D.E.A.)
préparé sous la direction de M. le professeur Jean-Pierre MARTIN
Université Paris IV-Sorbonne
UFR d'Histoire
10 octobre 2005
1
Introduction
À lire les œuvres des historiens antiques, les guerres civiles jalonnaient l'histoire de la
Rome antique. Ces luttes fratricides marquèrent les contemporains, les Romains vivaient dans
la hantise de les voir ressurgir et élaborèrent ce qui devint un motif littéraire, celui de l'impiété
de la guerre civile1. Impie tant sur le plan les dommages subis par les dieux que sur celui de la
lutte entre concitoyens et parents elle donnait lieu à une manifestation de l'ira deorum. Ainsi
l'expliquait Appien d'Alexandrie, « comme on peut s'y attendre lorsque tant de milliers
d'hommes issus d'un même peuple marchent les uns contre les autres, bien des faits
extraordinaires survenaient.2 »
Appien toujours, son spécialiste, distingue une gradation entre les simples luttes entre
citoyens ou séditions, et les guerres (civiles) à proprement parler. Il en dégage les causes :
« Jusqu'alors, massacres et séditions n'affectaient que des groupes de citoyens ; mais, par la
suite, c'est avec de grandes armées, comme à la guerre, que les chefs de factions
s'affrontèrent3 ». La guerre civile était une prolongation de la sédition, elle supposait la
présence de deux armées et de personnages charismatiques ennemis. Elle se définissait tant
sur le plan quantitatif – un grand nombre de citoyens devait être engagé – que qualitatif – il ne
s'agissait plus de luttes entre chefs de bandes de citoyens, comme dans le cas des partisans de
Clodius et de Milon, mais d’une guerre entre des armées dirigées par de véritables généraux.
Les guerres serviles qui eurent lieu en Sicile en 135 et en 132 av. J.-C., en Campanie en 103
1 Nous avons traité (en partie) cet aspect dans notre mémoire de maîtrise. Vial (A.-L.), La place et le rôle de la
religion dans les crises de succession sous l'Empire Romain. Ier-IIIe siècles, vol. 1, Mémoire de maîtrise,
histoire, Paris, Université Paris IV-Sorbonne, p. 100-104. Ce topos est présent surtout dans les guerres civiles de
la fin de la république et de 68-69 ap. J.-C., mais de manière ponctuelle pour celles suivant la mort de Commode
et la crise du IIIe siècle. À ce propos nous pouvons remarquer que plus les auteurs sont proches
chronologiquement des événements, moins les présages sont mentionnés. Ainsi, Dion Cassius mentionne plus de
présages, manifestant l'ira deorum pour la période augustéenne que pour la période commodienne, empereur
dont il était le contemporain.
2 B.C., II, 77
3 B.C., I, 55, cité par P. Jal, La guerre civile à Rome. Étude littéraire et morale, Paris, PUF, 1963 (Publications
de la faculté des lettres et sciences humaines de Paris, série « Recherches », t. VI), p. 8.
2
av. J.-C. n’étaient pas considérées comme des guerres civiles, un des camps étant composé de
non citoyens ; il en va de même pour la guerre sociale, les rebelles de 91-98 av. J.-C. étaient
citoyens latins.
Paul Jal définit la guerre civile comme une lutte entre citoyens4. Les guerres civiles de
la fin de la république eurent un caractère original, enrichi d'une problématique unique et
nouvelle : le choix du nouveau régime5. « Bref, écrit-il, il était pratiquement impossible de
demeurer absolument neutre dans une lutte d’idées qui concernait de près ou de loin tout
citoyen romain. La guerre civile est une guerre révolutionnaire ; en tant que telle, c’est un
conflit moral et psychologique, tout autant que militaire et politique.6 » Les guerres civiles de
68-69 s'inséraient en partie dans cette définition : Vindex souhaita rétablir la liberté du peuple
romain. Par le choix de Galba comme successeur, il définissait son action comme inséparable
du cadre institutionnel du principat. Les monnaies représentant la libertas ne sont pas à
analyser comme l’affirmation d’un désir de retour à la république mais comme un programme
sénatorial. Le débat était sur la nature du principat, non du régime. Mis à part une dernière
tentative d'affirmation sénatoriale avec l'élection de Pupien et Balbin, peut-être avec le choix
de Marcus7, le parti sénatorial n'eut rapidement plus son mot à dire… si l'on considère que le
respect du Sénat sous Octave-Auguste n'était pas une fiction. En effet, après sa marche sur
Rome, il se fit donner le consulat en milieu d'année, alors qu'un consul était déjà en place8. Il
n'avait que dix-neuf ans. Le sacramentum était la base du recrutement des armées, mais
suffisait-il à rendre un pouvoir légitime ? Officiellement, le triumvirat dura jusqu’en 339 ; en
31, avant la bataille d’Actium, un serment fut prêté à Octavien10. En réalité, la question du
4 Jal (P.), La guerre civile à Rome. Étude littéraire et morale, Paris, P.U.F., 1963, coll. Publications de la faculté
des lettres et sciences humaines de Paris, série « Recherches », tome VI., p.14
5 Jal (P.), La guerre civile à Rome. Étude littéraire et morale, Paris, P.U.F., 1963, coll. Publications de la faculté
des lettres et sciences humaines de Paris, série « Recherches », tome VI., p. 14.
6 Jal (P.), La guerre civile à Rome. Étude littéraire et morale, Paris, P.U.F., 1963, coll. Publications de la faculté
des lettres et sciences humaines de Paris, série « Recherches », tome VI., p. 82.
7 Zon., XII, 18. En réalité ce Marcus pose problème : il n'est mentionné nulle part ailleurs.
8 Plut., Brut., 27, 1-3 (1-109) ; Liv., 119 (1-111) ; Aug., R.G., 1 (1-132).
9 Aug., R.G., 7.
10 Aug., R.G., 25 : « Iurauit in mea uerba tota Italia sponte sua et me be[lli], quo uici ad Actium, ducem
depoposcit. Iurauerunt in eadem uer[ba proui]nciae Galliae, Hispaniae, Africa, Sicilia, Sardinia. Qui sub
[signis meis tum] militauerint, fuerunt senatores plures quam DCC, in ii[s qui uel antea uel pos]tea consules
3
statut des militaires d'Octavien et de la régularité de leur engagement est loin d'être évidente.
De même, lors des guerres civiles, la question de la régularité des armées se pose. Auguste
écrivit qu' « à l'âge de dix-neuf ans, [il leva], par décision personnelle et à [s]es frais, une
armée qui [lui] a permis de rendre la liberté à la République opprimée par une faction.11 »
Quel que soit le résultat obtenu par cette armée, elle ne pouvait en aucun cas être régulière,
cela à cause de la situation privée de son chef, due à son âge. Mais les militaires étaient pour
la plupart les vétérans de César, installés sur des lots de terres12. Par conséquent, ils étaient
entraînés et surtout devaient un appui à Octavien.
La guerre civile peut être comprise au sens strict, telle qu'elle a été définie par Paul Jal,
ou bien au sens large, c'est-à-dire comme tout combat entre éléments d'un même peuple plus
ou moins organisé. Cette double définition pose problème. Ce qui pourrait être compris
comme une simple manifestation est défini par Hérodien comme une guerre civile
(™mfÚlioj13). Il n'est pas sûr que tous les usurpateurs aient eu sous leur commandement des
armées régulières, ou du moins constituées et professionnelles14. Selon Paul Jal, les
conjurations étaient des « guerres civiles avortées15 ». Selon Plutarque, la guerre civile était un
mouvement révolutionnaire doté d’un chef crédible16. L’étude de la conspiration et de sa
répression permet de comprendre et de mettre en évidence les réponses du pouvoir
impériales : elles étaient révélatrices de ses moyens d'action. Il avait un rôle dans le
déclenchement des guerres civiles qu'il convient de préciser : le mécontentement créait les
guerres civiles. Les auteurs chrétiens qualifiaient souvent les persécutions de guerres civiles,
facti sunt ad eum diem, quo scripta su[nt haec, LXXXIII, sacerdo]tes ci[rc]iter CLXX. »
11 Aug., R.G., 1 (1-132)
12 Octavien se rendit en Campanie, où son père adoptif avait distribué des terres aux vétérans, afin de se faire
reconnaître de sa clientèle (D.C., XLV, 12, 1-13, 5 = 1-098 ; N.Dam., Aug., 131 = 1-099.
13 Hdn., I, 12, 5-I, 13, 1 = 6-001, au sujet des citoyens demandant qu’on leur livre Cléandre.
14 Nous n’avons aucun renseignements sur les carrières de Taurinus, Ovinius Camillus, Titus, Sabinianus,
Iotapianus, Pacatianus, Silbannacus, Sponsianus, Uranius Antoninus, Marcus, Cyriades, Mareades, Celsus,
Antoninus, Septimius (ou Septiminus), Urbanus et Proculus.
15 La guerre civile à Rome. Étude littéraire et morale, Paris, PUF, 1963 (Publications de la faculté des lettres et
sciences humaines de Paris, série « Recherches », tome VI), p. 7
16 Galb., 29, 3 = 3-025.
4
sans doute pour accentuer l'horreur qu'était la lutte entre deux composantes d'un même
peuple17. Nous avons choisi de présenter dans notre corpus tous les textes ayant trait aux
guerres civiles au sens large, et d'en exclure les persécutions contre les Chrétiens : la guerre
civile à Rome ne se définissait pas sur des critères religieux mais politiques, même si la
religion était amenée à entrer dans la propagande. Étant donné la concision des sources pour
l’époque post-sévérienne, il est parfois difficile de définir avec exactitude la nature des
armées18. Nous avons choisi de tenir compte du fait que n'importe quelle usurpation ou
tentative armée était un indice de la perception de l'empereur par les différents corps
politiques, c'est-à-dire une manière de mesurer la santé du régime impérial. La définition du
peuple romain n'est pas non plus chose acquise : l'Empire romain comprenait des territoires
peuplés d'habitants qualifiés de barbares par les italiens. L'édit de Caracalla ne changea pas
cette mentalité : il s'agissait plus d'un problème de culture, de paideia, qu'un problème
juridique19. Ainsi, les guerres opposant les empereurs à l'Empire des Gaules ne sont jamais
qualifiées de guerres civiles, même si ces territoires appartenaient à l'empire romain. Il en va
de même pour le Royaume de Palmyre, mais le statut de la ville était différent20. Nous avons
cependant choisi de mentionner ces deux exemples car ils offrent une solution aux empereurs
quant au problème des frontières, illustrent les difficultés de Rome face aux poussées
barbares et leurs répercussions sur la solidité du régime.
Les bases du régime impérial, y compris celles concernant la légitimation de
l'empereur romain, furent posées par Jules César. Il reçut plusieurs prérogatives inédites, qui
ne furent pas moins importantes, en terme de résultat, que celles prises ensuite par Auguste.
Mais ce dernier, voulant faire oublier le mauvais souvenir des guerres civiles, fut obligé de
gérer son rapport avec son père adoptif. Dans un premier temps il revendiqua cette paternité,
par exemple sur les monnaies où il mettait sa filiation divine en avant. Il ne se fit pas décerner
17 G. Synkellos, Ecloga Chronographica, 690 utilise le terme de « pÒlemoj ™mfÚlioj » au sujet des
persécutions contre les chrétiens.
18 Tableau p. 73, chapitre 3
19 Voir l'insistance des auteurs sur le parler barbare de Maximin le Thrace, tout à fait assorti à son physique (il
mesurait plus de huit pieds selon Jordanes). H.A., Maxim., 2, 1-7 ; 4, 4 ; 5, 1-7; Jord., Goth., XIV, 82-XV, 88 =
11-013 à 11-016.
20 Les Gaules faisaient partie de l’Empire Romain. Palmyre avait un statut de royaume vassal de Rome ; cela
restait une guerre étrangère jusqu’à la conquête de l’Égypte.
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