2006 - Semaine 6

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2006 - Semaine 6
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Le chat du Rabbin
Il lui tient le portail entrouvert pour la laisser passer. Y voit-elle une invite, ou s'agit-il seulement de briser un silence non
conventionnel ? Elle évoque la reproduction des caricatures du Prophète, pour la juger excessive :" Il n'est pas nécessaire de
jeter de l'huile sur le feu !". Il ne répond pas. Trop de points à reprendre. Rien de moins atemporel que ces religions
produites par les sociétés contemporaines, orientales ou occidentales. Surtout ne pas répondre. Débat piégé où un respect
des religions peut recouvrir des intérêts économiques, géopolitiques, où une défense de la liberté d'expression peut n'avoir
d'autre objet que celui d'accentuer la différence ethnico-religieuse, de surligner le "clash of civilizations" (Samuel
Huntington, 1993). Ne pas choisir dans ce débat de guerre civile larvée où il nous ait demandé de sacrifier une part de nousmêmes, respect ou liberté, pendant qu'en souterrain, ici, macèrent les rancunes, les haines et là, s'élaborent cyniquement les
alliances contre nature. Se taire, porter le masque, et tenter de penser ce degré de réalité sociale auquel respect d'une
religion temporelle et liberté d'expression n'entrent pas en contradiction.
Arrivés au bout du chemin, à proximité de l'aire de stationnement, elle évoque une lecture récente, celle du Chat du Rabbin,
bandes dessinées de Joann Sfar (4 tomes de 2003 à 2005). "Un ami, un jeune normalien me l'a indiquée. Contrairement à
lui, elle ne m'a pas du tout amusée. Il me semble qu'elle peut être offensante pour un juif. Tu connais ? "
Il connaît. En lisant le tome 1, il avait eu l'impression de se retrouver chez lui, peut-être un chez lui magnifié. Il évoque le
vieil imam et le vieux rabbin se rendant sur un lieu saint commun aux deux religions. En arrière-plan, seuls l'âne de l'imam
et le chat du rabbin se disputent la propriété morale du lieu. A la tombée de la nuit, l'imam et le rabbin goûtent aux mêmes
mets, vibrent aux mêmes chants. Et devant le comportement de leurs animaux, ils finissent par s'accorder, soulignant une
limite pratique de leurs principes universalistes, qu'on ne peut pas donner à boire à un âne qui n'a pas soif.
"Toi, tu étais entre les musulmans et les juifs !". Il lui répond qu'il a reçu de paysans musulmans analphabètes, la plus
grande leçon de tolérance religieuse. Sans doute, n'entend-elle pas ou mal ! "Ma mère qui a vécu au Maroc, m'a souvent
rapporté la haine que se vouaient les juifs et les 'arabes' ." En pensant d'une part aux émeutes anti-juives des années 30 à
Constantine, et d'autre part au Cheick Raymond Leyris, grand maître du maalouf, musique arabo-andalouse spécifique du
Constantinois dont il perpétua la tradition, il lui répond qu'elle n'a raison que ponctuellement ou que dans le long terme,
cela est inexact.
Il voudrait lui parler de ce tout proche que certaines conditions historiques amènent à produire comme un étranger absolu.
Il voudrait rappeler l'infinie violence dont est invariablement victime ce plus proche étranger. Il pourrait évoquer cette
Andalousie où les religions interdites de représentations avaient demandé aux chrétiens de sculpter les lions dans les jardins
de l'Alhambra, où les jeunes chrétiens écrivaient leurs poèmes d'Amour en arabe et cette Inquisition de l'Espagne
catholique qui poursuivra pendant… trois siècles, l'idée folle de purifier le pays de ces éléments judéo-arabes.
Il choisit d'effectuer un détour par l'Europe de la fin des années 30, pour évoquer ce plus proche étranger. Mais là, en le
coupant, elle ajoute : "En plus, les juifs avaient prêté de l'argent et tenaient à être remboursés !". Il y avait longtemps qu'il
ne s'était pas senti envahi par une si soudaine colère. Il lui fait savoir que pour lui, cette proposition est classiquement
antisémite, et qu'il préfère mettre un terme à cette discussion." Mais c'est là une vérité historique ! Au Moyen-Age …"
C'était encore pire : la recherche historique avait, contre les préjugés racistes, fourni une explication positive à la présence
de juifs dans la banque, et le vieil antisémitisme chrétien se trouvaient des fringues toutes neuves en transformant
"historiquement" tous les juifs en banquiers. Il rejoint sa voiture. Elle le poursuit : " Tu es un doctrinaire ! Il n'est pas
possible de discuter avec toi !…"
Il faudrait pouvoir se taire, ne pas participer à des débats qui ne sont que des procédures d'affiliation à des camps. Il
faudrait pouvoir hurler ces cris que nous taisons depuis si longtemps. Il faudrait, etc.,etc…
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Une idée du bonheur …
connivence [kCnivSs] n.f.
1539; bas lat. conniventia, de connivere "cligner les yeux"
1-Vieilli : Complicité qui consiste à cacher la faute de qqn.
2-Mod. Accord tacite. Voir entente, intelligence. Agir, être de connivence avec qqn (cf. être de mèche*, s'entendre comme
larrons* en foire). Un sourire de connivence.
Il marche dans une pinède du Sud de la France avec un ami dont le seul défaut est d'être algérois et d'être en conséquence
naturellement importuné par l'existence de Stif El Ali — Sétif le Haut —. Le défaut est mineur. Une anisette et de l'eau
fraîche, des anchois et des olives, un soleil pour la lumière et un arbre pour l'ombre, cela suffit pour lancer le grand jeu des
mots et des idées, qui n'est jamais seulement un jeu mais des retrouvailles, mais la redécouverte de cette idée ancienne de la
possible transformation du monde ou de la théorie comme "force matérielle".
Le chemin de terre grimpe sur la colline. L'ami lui montre les restanques dissimulées par une nature qui a repris le dessus.
Ils ne disent rien. Chacun partage en silence, l'ancienne présence des hommes. Un peu plus haut, dans un coude, il y a une
petite construction. Elle abrite une source. Ils s'y arrêtent. L'ami déplace une pierre plate qui en obstrue l'entrée. Il faut
éviter que de petits animaux s'y noient et altèrent la qualité de la source. Avec leurs mains jointes, comme pour une
offrande, ils portent l'eau fraîche à leurs lèvres. Ils retrouvent des gestes anciens. Avant de poursuivre leur chemin, ils
replacent la grande pierre plate.
Il n'y a ni pancarte vous invitant à refermer l’ouverture de la source, ni système technique vous obligeant mécaniquement à
cela. Il n'y a qu'une longue connivence avec ceux d'hier et avec celui qui, demain ou plus tard, empruntera ce chemin. Et
ici, dans cet accord avec une qualité de l'air qui n'est pas l'air du temps, dans cet instant qui n'est pas un moment du monde,
surgit quelque chose de singulier, de puissant. Au risque de nous tromper, nous appellerons cela, bonheur.
Il est plus aisé de parler du malheur, de la misère, du pathologique que du bonheur. Le plus souvent, ce dernier est
appréhendé en négatif - le bonheur est ce qui n'est pas du malheur- et est recherché comme tel. Chaque période a les
"impératifs catégoriques" qu'elle mérite. La nôtre ne cesse de proclamer un droit au bonheur dans ses appels frénétiques à
consommer toujours davantage. Et ce droit au bonheur est paradoxalement une source, peut-être intarissable de malheur.
Ou pour le dire autrement, aujourd'hui, le bonheur est toujours une "idée neuve".
Insoumission : pure affirmation d'une puissance de refus. A refuser d'entrer dans des procédures d'affiliation à des camps
qui n'auront bientôt plus "la nostalgie l'un de l'autre", à des camps opposés, nous empruntons un chemin de très grande
solitude. Ne pas s'y perdre. Ne pas se perdre. Tant d'autres, parfois autrement armés que nous ne le sommes, n'en revinrent
pas.
Nous continuerons donc de rechercher le bonheur, des connivences, comme des "chiens mexicains". "Heureusement, nous
dit Abdellatif Laâbi, que l'homme peut se voir / sourire à son lointain sosie / autrement que dans les miroirs" et le bonheur
être parfois une surprise.Joan Baez choisissant d'interpréter la Complainte de Rutebeuf mise en musique par Léo Ferré.
Catherine Ribeiro chantant Vies Monotones de Gérard Manset, Jeremy Garcia du Grateful Dead reprenant Señor de Bob
Dylan ou Sertab accentuant les violons orientaux sur One More Cup of Coffee. Comme si se tissaient dans l'espace, les
mille et une connivences des mille et un fils d'une autre humanité. C'est Angélique Ionatos qui dit d'Atahualpa Yupanqui :
"Lorsque j'ai vu Atahualpa la première fois, cet olivier, cet arbre, ce bonhomme absolument extraordinaire avec sa guitare
et ses poèmes, j'ai pleuré. Je me suis dit : "Voilà !" C'est comme s'il justifiait mon arrogance. Il me prouvait que l'on
pouvait émouvoir avec juste une guitare et des poèmes."
C'est la découverte du Tome 1 des Oeuvres poétiques d'Abdellatif Laâbi dans une librairie, et ce livre qui s'ouvre dans vos
mains sur un texte intitulé Le Dernier Poème de Jean Sénac.
Jean Sénac se définissait comme poète algérien de graphie française. Pour lui-même. Seulement pour lui-même ou contre le
monde. Bien qu'ayant très tôt choisi le camp de l'Algérie indépendante, il n'obtiendra jamais la nationalité algérienne. Il
passe les dernières années de sa vie dans ce qu'il appelait sa "cave-vigie" au cœur d'Alger. Dans cette cave, Jean Sénac est
assassiné, le 30 août 1973. Peut-être par des intégristes — il était homosexuel — dont il importe assez peu qu'ils aient été
musulmans. Abdellatif Laâbi imagine son dernier poème.
Nous continuerons donc de puiser dans ces mots. Les porter à nos lèvres pour étancher nos soifs. Remettre la pierre pour
que les sources ne soient pas altérées. Indiquer, par la lumière de la flamme toujours vacillante d'une bougie, leur
emplacement à ceux-là qui nous suivent sur le chemin de la vie.Leur dire encore : "L'Avenir est saint" !
Jm Ben Adeb, le 05.02.2006
Alors tu croyais que je faisais la pluie et le beau temps ?
C'est ce que je croyais.
C'est vrai que je contrôlais pas mal de choses, il le fallait bien.
Oui, mais tu ne me contrôlais pas, moi!
Je n’ai jamais essayé de le faire.
Ah non?
Les gens tentent de contrôler ce qui risque d’échapper à leur contrôle, c'est-à-dire ce qu'ils ont contrôlé jusque là. Je t'ai
laissé tranquille dès le début.
Je me sentais seul.
A ma grande surprise, mon fils, tu étais libre.
J’avais peur de tout. Tout m'effrayait. Et ça reste vrai aujourd’hui.
Bien sûr. Comment veux-tu qu'il en soit autrement ? On est soit sans peur, soit sans entrave - c'est-à-dire libre. On ne peut
pas être les deux.
Savoir allier les deux est assurément la quête de toute philosophie, maman.
Pourtant, ce n’est pas par la philosophie qu'on y arrive.
Elle se mit à grignoter son gâteau préféré.
Parfois, l’espace de quelques instants, on y arrive par l’amour, ajouta-t-elle.
Tu y es arrivé, toi ?
Une ou deux fois.
En disant cela, elle sourit. Du sourire de celle qui connaît le mot de passe.
John Berger – D’Ici Là ( Here is Where We Meet, 2005) – éd. de l’Olivier, 2006 – p.30
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