charles-maurice de talleyrand-perigord

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CHARLES-MAURICE
DE TALLEYRAND-PERIGORD
1754-1838… telles sont les dates de naissance et de mort de CharlesMaurice de Talleyrand-Périgord.
Une longue vie de 84 ans qui se déroula pendant l’une des périodes les
plus fécondes de l’Histoire de France.
Songez que cet homme assista au couronnement de quatre rois, Louis
XVI, Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe et, naturellement, au
sacre d’un empereur, Napoléon 1er.
Songez qu’il avait déjà 40 ans en 1794, l’année où Danton et
Robespierre furent guillotinés.
Qu’il en avait 45 lorsqu’il participa – activement - au coup d’Etat du
18 brumaire, marquant l’avènement de Bonaparte,
60 lorsqu’il représenta la France au Congrès de Vienne, et 76 lorsqu’il
contribua à mettre un Orléans sur le trône de France en 1830.
Songez enfin que cet homme a mené une carrière politique quasiment
ininterrompue de 1789, date où il fut l’un des élus du clergé aux Etats
Généraux jusqu’à 1834, date où il quitta, à 80 ans, son dernier poste
d’ambassadeur extraordinaire à Londres.
Et pourtant jamais un homme public ne fut tant décrié de son vivant.
Objet de toutes les haines de ses innombrables adversaires politiques,
Talleyrand du subir presque toute sa vie, en France et en Europe, les
critiques les plus acerbes…, les caricatures les plus féroces…
C’est d’ailleurs la principale énigme du personnage.
Comment a-t-il fait, malgré sa réputation sulfureuse, pour être resté si
longtemps cet homme d’influence, ce conseiller des rois, ce
personnage incontournable sans avoir jamais été inquiété ni même
réellement disgracié ?
C’est à cette question (et à beaucoup d’autres) que nous allons tenter
de répondre aujourd’hui.
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Commençons par le début…
Une règle commune laisse entendre que pour comprendre un homme,
il faut aller chercher du côté de sa jeunesse.
Concernant Talleyrand, c’est frappant…
Examinons ses origines dont il a toujours été si fier…
Les Talleyrand-Périgord sont de vieille noblesse.
Le nom de « Périgord » remonte même à Hugues Capet…et pour les
aristocrates, l’ancienneté du nom prime sur l’importance du titre.
Dès lors, toute sa vie, Talleyrand se comportera « physiquement »
comme un parfait représentant de l’ancien régime, toujours poudré,
pommadé, tiré à quatre épingles, mettant un temps fou à se préparer…
En revanche et sans rentrer dans le détail de la généalogie familiale, il
se trouve que la branche à laquelle il appartient n’est pas la mieux
dotée financièrement, loin de là…
Voilà pourquoi il sera en permanence hanté à l’idée d’être dans le
besoin et n’aura de cesse de tenter de s’enrichir en toute occasion…
Par ailleurs, et ce point est extrêmement important, le jeune
Talleyrand souffre d’une difformité du pied droit.
Il a un « pied-bot » qui le fera boiter et, on ne le dit pas assez, souffrir
toute sa vie autant physiquement que psychologiquement.
D’ailleurs, concernant la claudication, lui-même donnera une fausse
version à son entourage…il parlera pudiquement d’une chute de
commode….
Mais ce n’est pas tout. Cette infirmité est à l’origine de son destin
initial.
En raison de cet handicap, ses parents décidèrent que celui qui ferait le
métier des armes et le beau mariage, ce serait le frère cadet,
Archambaud, pourtant plus jeune que lui de huit ans !!
Quant à lui, on le destinerait à la prêtrise, conformément aux règles en
usage dans la noblesse d’ancien régime.
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Vous pouvez imaginer l’amertume du jeune Charles-Maurice.
Ses parents n’ont pas une grande affection pour lui, ni même une
grande confiance apparemment et, comble de malheur, il n’est guère
croyant.
Vous conviendrez que ce jeune homme, de son point de vue, avait de
sacrées revanches à prendre sur un début de vie qui ne lui était pas
particulièrement favorable, malgré sa lignée…
Ces blessures d’amour propre, jamais il ne les oubliera…
Mais revenons à sa formation initiale…
Jusqu’à 15 ans, il fréquente le collège d’Harcourt (le futur Lycée Saint-Louis) un
peu dans l’indifférence familiale, avec des précepteurs sans relief,
dans une solitude forcée qui va progressivement l’endurcir.
En 1770, à 16 ans, il rentre au grand séminaire de Saint-Sulpice pour
entamer des études devant le mener à la prêtrise.
Il en sort 4 ans plus tard, assez transformé, son bac de théologie en
poche.
Non que la foi se soit révélée en lui, mais visiblement, ses professeurs
lui ont inculqué deux types de comportement qui ne le quitteront plus
par la suite : le goût du « bon maintien » en société et un caractère
impavide.
De fait, personne ne l’a jamais vu s’emporter…
Puis de 1774 à 1780, c’est l’ascension « ecclésiastique » de CharlesMaurice, ascension d’autant plus rapide qu’il bénéficie du soutien
actif d’un oncle très bien placé, puisque archevêque de Reims, et futur
archevêque de Paris.
Dès lors les titres tombent pour notre abbé de circonstance : Chanoine
de la cathédrale de Reims en 1775, abbé commendataire la même
année, prêtre en 1779, vicaire général du diocèse de son oncle et enfin
agent général du clergé en 1780… à 26 ans seulement !
Arrêtons nous un instant sur cette dernière fonction qu’il va exercer
cinq ans jusqu’en 1785.
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Elle est particulière et convient parfaitement à notre jeune abbé
ambitieux puisque ne nécessitant pas d’être un fervent croyant…
C’est une fonction clé d’intermédiaire « technique » entre les
assemblées ecclésiastiques et le monde laïc.
On y traite donc les « litiges » apparaissant entre le haut clergé et la
société civile, notamment la cour…
Par voie de conséquence, son titulaire fait rapidement connaissance de
nombreuses personnes éventuellement bien placées en société.
Et c’est naturellement dans cette charge qu’apparaissent pour la
première fois, les exceptionnelles qualités de négociateur, de futur
diplomate, d’intuition, bref d’intelligence générale du personnage.
Son comportement et sa façon de défendre avec habileté son ordre
font que sa réputation grandit rapidement.
Personne ne doute à ce moment là de la future grande carrière de ce
jeune abbé prometteur !
Pourtant ce qu’ignore nombre des personnes qui voient de l’avenir à
Charles-Maurice, c’est que c’est déjà un homme « caméléon » qui
mène de front plusieurs vies bien différentes.
C’est en effet un personnage assez mal connu de ses contemporains,
surtout à cette époque.
Beaucoup le voit comme un homme d’ancien régime, fin, cultivé,
discret,… très discret…, mais également indolent, voire franchement
paresseux.
Pourquoi pense t-on cela ?
Parce qu’il fréquente régulièrement des clubs d’influence, des salons
tenus par des dames d’assez haute noblesse (beaucoup de comtesses,
notamment)… et parce qu’il joue !!
S’adonner au jeu (whist et craps notamment), en misant sans compter,
jusqu’à fort tard dans la nuit, est la marque la plus aboutie, en cette fin
de 18ème siècle, de l’appartenance à la classe oisive des aristocrates.
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Mais pendant la période qui a couru de son ordination en 1780 jusqu’à
la veille de la révolution, au printemps 89, soit neuf années, ce qui
n’est pas rien, Talleyrand a rencontré beaucoup de monde n’ayant rien
à voir avec ceux et celles qu’il fréquente le soir.
Ce sont des financiers, des négociants, des spéculateurs… et aussi des
hommes politiques…
Il les a rencontré notamment pour se former à sa charge d’agent
général du clergé, mais également par goût personnel car comme déjà
précisé, Talleyrand est vraiment obsédé par le besoin d’être riche,…de
faire de l’argent… d’autant qu’on peut perdre au jeu !
Quant à sa liaison avec la sphère « politique » elle s’est plutôt faite par
l’intermédiaire d’un homme qui allait bientôt faire parler de lui,
Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau, mais aussi par la
fréquentation du milieu affairiste des « Orléans »…
En tous les cas, c’est à l’issue de ces différentes rencontres que
Talleyrand s’est forgé une conviction personnelle, résumée comme
suit :
Toute politique doit favoriser le « libéralisme économique » seule
doctrine à même d’enrichir les hommes entreprenants.
Voilà aussi pourquoi, toute sa vie, il sera un fervent adepte du système
politique anglais, un système suffisamment souple pour permettre le
développement de ce fameux libéralisme marchand.
Cela dit, malgré sa discrétion, ses accointances avec le clan
« Orléans », son goût pour une économie libérale et sa vie mondaine
le soir et la nuit,… finissent par faire jaser…
Son comportement général tant privé que public parvient même aux
oreilles du roi…
Voilà pourquoi, probablement, il mettra un peu plus de temps que
prévu pour être nommé évêque d’Autun,… en novembre 1788
précisément…
Il était temps ! Juste quelques mois avant la grande secousse qui se
profile !!
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Mais sa nomination est-elle une si bonne nouvelle que ça ?
Finalement, quand on connaît la suite, rien n’est moins sur.
En effet, dès le printemps 89, Talleyrand fait donc partie de ces nobles
qui souhaitent que le système politique évolue pour que le pays puisse
enfin libérer son économie.
Il s’engage…, devient député de son ordre en avril 89 et se rend à
Versailles à la convocation des Etats Généraux.
Ses ouailles d’Autun l’auront donc vu en tout et pour tout trois
semaines… Elles ne le reverront plus jamais !!
Vous connaissez la suite.
Ces Etats Généraux deviennent Assemblée Constituante.
Quelques nobles d’épée ou de robe, aux idées avancées, rejoignent
peu à peu les bourgeois du tiers, créant un rapport de force qui fait
céder le roi fin juin.
Notre évêque suit le mouvement,… prudemment…, il attend le
dernier moment pour sauter le pas, … mais il le fait.
A cette époque, il est comme beaucoup de ses congénères.
Il ne veut que « moderniser » la monarchie en mettant en place deux
instances, une chambre basse représentant le Tiers, et une chambre
haute représentant la noblesse, l’équivalent de la chambre anglaise des
Lords.
Un bon petit système censitaire pour n’envoyer que des bourgeois
riches et entreprenants dans la 1ère Chambre, le tout se retrouvant sous
l’autorité d’un roi davantage arbitre et donc moins exposé aux
revendications du peuple.
Voilà le projet de Talleyrand, le même que celui des « monarchiens »,
le même que ceux qui veulent instaurer une monarchie
constitutionnelle en France !!
Ce projet, il va le porter avec quelques autres, mais trop tôt.
Les esprits, côté royaliste notamment, sont loin d’être murs.
En septembre 89, cette première tentative est abandonnée.
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Alors Talleyrand, et cette fois-ci pratiquement tout seul, va s’attaquer
à un autre dossier, d’une audace inouïe.
Il s’agit de rétablir le crédit public de la France, depuis trop longtemps
sinistré, à l’origine d’ailleurs de la convocation des Etats Généraux.
Et c’est sa fameuse proposition, le 10 octobre 1789, de nationalisation
des biens du clergé…
Arrêtons nous un instant sur cette proposition qui va coller à la peau
de l’évêque d’Autun toute sa vie.
Pour les royalistes en effet, Talleyrand sera définitivement celui qui a
trahi son ordre, l’apostat, le diable…
Pour Talleyrand, c’est différent, il est persuadé, à tort où a raison, que
les besoins financiers de l’Etat sont tels que la confiscation serait
intervenue tôt ou tard.
Du coup, il a pris les devants pour éviter que son ordre soit trop spolié.
Mais c’est vrai, il faut le reconnaître, il est proprement incroyable que
cette proposition émane d’un membre du haut clergé.
Aujourd’hui, nous savons que Talleyrand n’était que peu croyant et
qu’il voulait simplement restaurer le crédit de l’Etat, mais quasiment
personne ne s’en doutait à son époque.
D’où la stupeur de son milieu…
A l’opposé, chez les monarchiens et les représentants du Tiers,
Talleyrand est tellement bien vu que le roi ne peut faire appel qu’à lui
pour célébrer, en juillet 1790, la messe de la Fête de la Fédération,
cette manifestation publique symbolisant l’union des Français et de
leur roi.
Il est même mobilisé pour « consacrer » plus tard quelques évêques
constitutionnels, alors qu’il n’est déjà plus évêque lui même, ayant
démissionné.
Une action tellement provocatrice que Rome l’excommunie une
première fois.
En septembre 1791, la seconde tentative est la bonne… La France
devient légalement une monarchie constitutionnelle…
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L’Assemblée Législative qui s’installe est faite d’hommes nouveaux,
plus turbulents,… plus exaltés, …plus inexpérimentés aussi...
Les monarchiens y sont déjà moins représentés.
En revanche, il y a une formidable poussée des représentants jacobins
de province, que l’on appelle les girondins, sans compter d’autres
députés parisiens encore plus radicaux, les montagnards…
Pour ces derniers, la fuite du roi en juin 91 est toujours une forfaiture
et cette constitution, qui fait encore la part trop belle aux cryptoroyalistes, n’est pas la leur.
Devant le cours des évènements, Talleyrand comprend beaucoup de
choses et plus vite que tout le monde…
Il comprend notamment que la révolution n’est pas finie, que les « cidevant » dont il fait clairement partie ont du souci à se faire et que
même le trône est menacé.
Aussi, pour se mettre à l’abri du flot révolutionnaire qui grossit tous
les jours, sans que son absence soit considérée comme une émigration
pure et simple, il parvient à force d’intrigues à se faire envoyer en
Angleterre, début 92.
Bien que sa mission officielle soit de sonder l’état d’esprit des anglais,
Talleyrand va naturellement s’occuper en priorité de ses intérêts
personnels, notamment financiers.
Cependant, en France et comme il l’avait prévu, la révolution
s’emballe et les nouveaux maîtres, les girondins, ont déjà du mal à
maîtriser les montagnards qui exigent dès maintenant la déchéance du
roi et la proclamation de la République.
Talleyrand est rappelé en France début juillet 92 et comprend vite que
son statut social ne peut désormais que lui nuire.
Par un tour de passe-passe dont il a le secret, il parvient à se faire
réexpédier en Angleterre en septembre, grâce à Danton notamment,
juste à temps avant que ne commence une première épuration, celle
des « constitutionnalistes » de la première heure.
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Malgré tout, notre homme est déjà en sursis.
Les papiers secrets de l’armoire de Louis XVI sont mis à jour et
mettent en évidence le double jeu de Mirabeau, conseiller occulte du
roi, et les liens d’affaires entre Talleyrand et le célèbre tribun.
Le peuple ne peut plus s’en prendre à Mirabeau, décédé en avril 91.
Mais Talleyrand lui est bien vivant…
Persona non grata en France, ses biens sont saisis, sa famille et luimême sont versés dans la liste infamante des émigrés.
L’ennui, c’est qu’en Angleterre, malgré son entregent, le chef du
gouvernement anglais – William Pitt - se méfie de lui, bien à tort
d’ailleurs, en le considérant comme un homme dangereux par les
idées pré révolutionnaires qu’il pourrait véhiculer,…
Bref, considéré comme un traître à Paris et une taupe révolutionnaire à
Londres, on lui fait gentiment comprendre qu’il doit s’éloigner…
Son expulsion d’Angleterre l’oblige à un second exil, plus lointain,
plus profond, plus exotique…
Vers les jeunes Etats-Unis d’Amérique… qui viennent de gagner leur
indépendance face à l’Angleterre, l’ex mère patrie.
Entre son départ de Londres, en mars 1794, et son retour à Paris en
septembre 1796, avec peu de dollars en poche et quelques contacts,
Talleyrand va faire un « self made man » honorable, exerçant tour à
tour les métiers de prospecteur immobilier dans les forets du
Massachusetts puis de courtier en marchandises.
A la limite, le plus important dans cette expérience fut la confirmation
pour lui des bienfaits du libéralisme.
Il voit fonctionner les premiers capitalistes américains et achève de se
convaincre que c’est décidément cette race d’hommes qui fait avancer
un pays.
Cela dit, Talleyrand perçoit également bien d’autres choses.
Ces colons anglo-irlandais n’ont rien de commun avec lui, un homme
qui a toujours apprécié la douceur de vivre de l’Ancien régime.
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Et puis, en France, il est connu…en bien ou en mal, peu importe, mais
c’est un nom, une référence, un homme qui a compté…
De plus, il regrette le temps des salons, ou des femmes de la haute
société, subjuguées, l’écoutait discourir sur tous les sujets à la mode
ou sur les évènements politiques en cours.
Enfin il est persuadé, avec raison semble-t-il, qu’il ne fera jamais
autant d’argent que dans son propre pays.
Bref, vous l’avez compris, il veut rentrer en France…
Et ça tombe bien… Sur place, si l’on est toujours en République, le
courant révolutionnaire s’est considérablement assagi.
Quand il rentre, en septembre 1796, le pouvoir exécutif est entre les
mains d’un collège de cinq personnes constituant un Directoire.
Talleyrand entreprend très vite celui des Directeurs qu’il juge le plus
habile ou corrompu selon…, le seul en effet qui restera en place
durant toute la période concernée.
Et ce petit malin qui vient du même milieu que lui, c’est un vicomte,
et il s’appelle Paul Barras !
Pour se mettre dans les petits papiers de cet homme vénal, aux mœurs
dissolues et à la morale élastique, Talleyrand va bénéficier du soutien
indéfectible d’une célèbre femme de Lettres, madame de Staël, la fille
de l’ancien ministre Necker.
Elle a toujours été fascinée par la personnalité de Talleyrand, un
homme qu’elle juge supérieurement intelligent, et qui se montrera
pourtant ingrat avec elle plus tard.
Proche de Barras, c’est bien elle qui lui met le pied à l’étrier pour
devenir Ministre des Affaires Etrangères…
De fait, en juillet 1797, notre bonhomme tient la place.
A compter de ce jour et à part un bref intermède de quelques mois fin
99, Talleyrand va désormais rester l’un des personnages clés d’une
période elle-même exceptionnelle.
Pourtant, les débuts sont modestes.
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Les directeurs, imbus de leur pouvoir, délèguent peu et s’épient
mutuellement.
Cependant à la différence de ses collègues ministres, plutôt passifs,
Talleyrand ne perd pas son temps et entreprend de tisser sa toile.
C’est à cette époque qu’il s’entoure de quelques personnages dont
l’Histoire n’a pas retenu le nom mais qui lui furent diablement utiles.
A quoi lui servirent ces hommes, véritable armée secrète face à celle
de Fouché, son futur grand rival de l’Empire ?
A tout…, à l’informer bien sur, mais aussi à désinformer telle ou telle
chancellerie ou tel ou tel milieu.
A servir d’intermédiaires, voire d’hommes de paille, dans les
transactions générant des commissions occultes.
A l’aider à toujours être bien placé dans les grands contrats
commerciaux de la République…
Car comme déjà précisé, Talleyrand est un véritable Janus.
Côté face, c’est un homme que les affaires d’Etat intéressent et qui
veut sincèrement que son pays devienne riche et fort.
Côté pile, c’est un homme qui, à titre privé, veut gagner beaucoup
d’argent, ne serait-ce que pour maintenir son luxueux train de vie
d’aristocrate du siècle dernier.
Cependant Talleyrand, en tant que ministre, n’a pas à cette époque de
grosses marges de manœuvre.
Aussi, et pour consolider sa position personnelle, va-t-il se montrer
très habile pour :
 se mettre du côté des gagnants dans la lutte intestine que se
livrent les Directeurs et les Conseils,
 Se mettre à disposition de l’homme qui monte, …le général
Bonaparte,
 Devenir le point de passage obligé entre ce militaire encombrant
et ces directeurs ambitieux.
Reprenons cela point par point.
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En septembre 97 et mai 98, le Directoire est secoué de deux mini coup
d’Etat, traduisant l’instabilité du régime, et sa dé crédibilisation
progressive...
Habilement, dans ces deux circonstances, Talleyrand joue un rôle de
conseiller occulte des Directeurs les plus décidés… et sauve par la
même occasion son poste de ministre.
Parallèlement, Talleyrand commence et entretient une intense
correspondance avec le général Bonaparte qui défraie la chronique
depuis mars 1796, depuis que le Directoire l’a engagé dans la
première campagne d’Italie.
L’armée qu’on lui avait confiée n’était là que pour faire diversion et
affaiblir les positions autrichiennes du Nord de l’Italie.
Or, il s’avère que ce jeune général est un surdoué de la stratégie.
Il a volé de succès en succès de Castiglione à Rivoli en passant par
Arcole et Talleyrand comprend très vite que Bonaparte n’est pas un
militaire ordinaire…
Leur première rencontre « physique » a lieu en décembre 97 et les
deux hommes semblent déjà s’entendre, entre ce général de 28 ans,
terriblement ambitieux et ce diplomate de 44 ans, au passé bien rempli
mais qui voit plus loin que le pouvoir d’aujourd’hui.
Mieux…l’idée géniale de Talleyrand va être de s’imposer comme
intermédiaire entre des Directeurs, mal à l’aise devant Bonaparte, et ce
dernier, soulagé malgré tout d’être parrainé dans un milieu politique
qui ne lui est pas encore familier…
Nous sommes début 1798 et Talleyrand pense alors que le moment est
venu de proposer un projet fédérateur, qui satisferait tout le monde…
Toujours partisan de juteuses retombées commerciales, Talleyrand est
de ceux qui pensent qu’il faut renouer rapidement avec le commerce
d’outre-mer, depuis qu’en 1763 la France a perdu son premier empire
colonial…
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Il cherche à convaincre Bonaparte et les Directeurs qu’il faut étendre
l’influence française en méditerranée, s’ouvrir la route de l’Inde en
contrôlant le delta du Nil, s’attaquer aux pays de la région, à l’Egypte
et à la Syrie notamment, pour pouvoir concurrencer le commerce
anglais…
Bonaparte est conquis par le projet.
Pour lui, c’est une nouvelle aventure qui commence, une nouvelle
gloire militaire à tirer…
Quant aux Directeurs, ils sont d’accords eux aussi.
Mais pas pour les mêmes raisons.
A cette époque et comme déjà indiqué, le régime vacille fortement…
Les prévarications de l’exécutif mêlées aux vociférations régulières
des assemblées persuadent les « directeurs » qu’il vaut mieux que ce
« militaire un peu trop doué » s éloigne de France.
Bonaparte s’embarque donc avec armes, bagages, troupes et savants
en mai 1798.
On connaît la suite…
La campagne d’Egypte sera plutôt réussie, du moins au plan terrestre.
Car au plan naval, la défaite catastrophique d’Aboukir infligée par les
anglais, cloue littéralement l’armée française sur place.
C’est même la principale raison pour laquelle Bonaparte devra quitter
l’Egypte après plus d’un an de campagne pour rentrer en France,
presque seul en octobre 1799.
Or en France, il s’en est passé des choses depuis son départ.
Les Autrichiens ont regagné en Italie toutes les positions acquises par
Bonaparte dans sa première campagne de 1796.
Au Directoire, l’homme fort s’appelle désormais Emmanuel Sieyès,
un ancien révolutionnaire, qui s’est persuadé que son heure est arrivée,
qu’il faut changer la Constitution pour resserrer et re légitimer le
pouvoir.
Un premier coup de balai a lieu en juin 99, qui a pour conséquence de
remplacer deux des directeurs hostiles au projet de Sieyès.
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Dès lors, la tension s’accroît,…l’exécutif est à cran…
A court terme, Talleyrand, toujours prudent… et déjà très critiqué
aussi bien par les néo-jacobins que par les royalistes, préfère donner sa
démission pour se mettre en « réserve de la République ».
Libéré de sa charge ministérielle, il se met au service de Sieyès, pour
étudier les moyens de réformer le Directoire, sans trop de « casse »,…
quand une dépêche tombe. Bonaparte est de retour !
Bonaparte…, le fameux « sabre » qui manquait à Sieyès !
Les ingrédients pour un vrai coup d’Etat sont désormais réunis.
Celui-ci a lieu le 9 novembre 1799 mais est resté immortalisé dans les
livres d’Histoire sous le nom de 18 brumaire an VIII.
Pour faire court, sachez que les grands ordonnateurs du complot furent
Sieyès, Talleyrand et Fouché, que l’action du frère, Lucien Bonaparte,
alors président du Conseil des Cinq-Cent fut décisive, et que la
fébrilité excessive de Napoléon faillit faire tout capoter…
Après cet épisode exceptionnel, les choses allèrent très vite.
Talleyrand récupéra son ministère des Relations Extérieures, la
constitution de l’an VIII fut rédigée en un temps record, mettant en
place un « consulat » officiellement à trois têtes, en réalité très vite à
une seule, celle du Premier Consul, Napoléon Bonaparte.
Il faut lire cette constitution pour vérifier à quel point il n’y a déjà plus
de contre pouvoir réel.
C’est d’un Sénat « romain » que procèdent deux instances législatives
nouvelles, le Tribunat et le Corps Législatif, dont les pouvoirs se
limitent rapidement à enregistrer les décisions du 1er Consul.
Ce Sénat n’est lui-même qu’une assemblée de notables, aux antipodes
des révolutionnaires d’antan, dont la plupart des membres sont par
ailleurs nommés par le Premier Consul.
Naturellement, plus d’élections, mais des plébiscites encadrés,… plus
de presse libre mais une police d’Etat, véritable officine secrète,
confiée à l’autre grand comploteur de Brumaire, Joseph Fouché.
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Et bien sur, très rapidement, les deux vice-consuls issus du coup
d’Etat, Sieyès et Ducos sont remplacés par des hommes dévoués à
Bonaparte, inoffensifs politiquement…
Quant au naïf Sieyès, qui avait cru son heure arrivée, il prendra la
présidence du Sénat,… un lot de consolation.
Bref, vous l’avez compris, Bonaparte, en prenant le pouvoir, a mis une
fin définitive à la révolution bourgeoise de 1789.
Un régime autocrate s’installe reposant uniquement sur les décisions
d’un seul homme.
Comment va donc se positionner Talleyrand face à cette nouvelle
situation, qu’il n’avait peut être pas prévue aussi… radicale ?
Pour bien comprendre la « dramatique » qui va se mettre en place
progressivement entre les deux hommes, il est temps de donner des
précisions sur les idées de fond de Talleyrand en matière de relations
extérieures.
C’est d’abord, et profondément, un homme de paix.
Un homme qui ne comprend pas l’intérêt de faire une guerre militaire
là où des rapports économiques entre pays sont bien plus fructueux.
Partant de ce postulat, qu’il fera sien toute sa vie, ses théories en
matière de politique étrangère reposent sur les principes suivants :
 Respecter la signature de son pays,
 Isoler politiquement la Prusse et l’Autriche, en soutenant
discrètement les dignitaires du Saint Empire, afin d’éviter que ne
se forme à l’Est un voisin trop puissant,
 Gêner l’impérialisme russe en signant des accords commerciaux
avec l’Angleterre et l’Empire ottoman,
 Ne pas humilier les petits pays régionaux afin d’éviter des luttes
subalternes coûteuses et sans grand intérêt géostratégique.
Evidemment, quant on connaît l’esprit de conquêtes d’un Napoléon, et
son style autocrate, on se doute que les deux hommes n’étaient pas
vraiment faits pour collaborer longtemps ensembles…
Pourtant ce n’est pas pendant le Consulat, qui dura jusqu’en mai 1804,
que les relations entre les deux hommes furent les plus compliquées.
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Pourquoi ?
Parce que si la période fut riche en évènements, l’activité militaire
resta raisonnable.
Dressons en effet un rapide bilan du Consulat
Au plan intérieur,
La dictature « éclairée » de Bonaparte s’est traduite positivement par
la restructuration administrative et financière de l’Etat, la signature
d’un concordat avec Rome, qui a pacifié les tensions religieuses dans
le pays, la résolution définitive du problème vendéen…
Mais également de façon négative avec une forte restriction des
libertés publiques, une accentuation du pouvoir personnel de
Bonaparte, désormais Consul à vie et un assassinat politique, celui du
duc d’Enghien sur lequel nous reviendrons.
Au plan extérieur,
Le bilan est également contrasté…
Aux traités de paix de Lunéville, avec l’Autriche, et d’Amiens avec
l’Angleterre, on peut opposer l’échec définitif de la campagne
d’Egypte, les annexions autoritaires de certaines régions italiennes,
naturellement refusées par les populations locales et surtout la reprise
des hostilités avec l’Angleterre dès 1803.
Mais enfin, comme déjà précisé, les relations entre les deux hommes
sont plutôt bonnes.
Talleyrand est largement associé aux signatures des traités de paix et
devient l’un des conseillers les plus écoutés de Bonaparte.
Pourtant, leur différence est manifeste :
L’un est un corse au sang chaud et à la colère prompte, l’autre est un
animal à sang froid, impavide, « impénétrable » comme disait
Madame de Staël.
L’un est un véritable « métaphysicien » de l’action, l’autre un
professionnel de l’esquive, un esthète de la réflexion approfondie
destinée à « laisser du temps au temps ».
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Ce sont probablement ces différences qui font que les deux hommes
ont une certaine forme de respect sinon d’admiration l’un pour l’autre.
Mais s’il y a cela, il y a aussi de la méfiance,… surtout du côté de
Bonaparte.
Ce dernier est tellement obsédé à l’idée qu’on cherche à le trahir qu’il
s’en aveugle au point de ne placer plus tard que des membres de sa
famille sur les plus hauts trônes d’Europe.
Cependant, leur vraie première brouille n’a lieu qu’à la fin du
Consulat.
Elle est liée à l’assassinat du duc d’Enghien…
Reprenons le dossier brièvement.
Qui est le duc d’Enghien ?
Le dernier descendant de la famille des Condé et à ce titre un possible,
mais peu probable cependant, prétendant à une éventuelle
Restauration monarchique.
Pourquoi fut-il arrêté ?
Parce qu’à la suite du dernier complot royaliste mené par Cadoudal,
Bonaparte considéra qu’Enghien en était la tête pensante.
En quoi l’affaire dégénéra-t-elle en scandale ?
Parce que le jeune duc fut exécuté, en mars 1804, précipitamment et
nuitamment, sans procès, sans preuves et que toute l’Europe
monarchique considéra que ce fut un véritable assassinat.
Ce en quoi elle avait d’ailleurs raison car Enghien fut complètement
disculpé par la suite.
Tels sont les faits.
Voyons maintenant pourquoi cette affaire brouilla nos deux héros.
De toute évidence, c’est Talleyrand qui fut à l’origine de l’arrestation
du duc d’Enghien.
Un certain nombre de correspondances retrouvées permettent à la
plupart des historiens de l’avancer.
17
De même, dans ses mémoires, Napoléon s’il endosse sans problème la
responsabilité de l’exécution, confirme qu’il s’agissait bien d’un
assassinat politique pour décourager les royalistes et que c’est bien
Talleyrand qui lui a conseillé de marquer les esprits.
Un conseil d’autant plus « probable » qu’en aucun cas, à cette époque,
Talleyrand souhaitait le retour de la monarchie en France… et l’on
sait pourquoi depuis 1789.
Or, une fois le crime accompli, Talleyrand n’aura de cesse de faire
savoir, à l’Europe entière, qu’il est complètement étranger à l’affaire.
Pourquoi cette attitude ?
Pour au moins deux raisons.
D’une part, en tant que diplomate, il est conduit à négocier en
permanence avec des chancelleries le plus souvent issues de régime
monarchique et d’autre part, selon l’expression consacrée, pour ne pas
« insulter l’avenir ».
Car Talleyrand cultive un autre grand principe.
Celui d’avoir toujours une solution de rechange au cas où le cours des
évènements viendrait à se modifier…
Or, en mars 1804, de nombreuses menaces d’attentat pèsent sur le
Premier Consul… !
En tous les cas, après cette volte face de Talleyrand, Bonaparte a la
confirmation que décidément son ministre a certes beaucoup de
qualités mais pas vraiment celle de la solidarité.
Arrive l’Empire…
Cela se complique pour Talleyrand car avec ce nouveau régime
mélangeant l’apparat à la conquête militaire, les relations entre les
deux hommes deviennent plus espacées.
Une noblesse d’empire se créée, des centaines de personnes
deviennent redevables de l’empereur.
Talleyrand conserve de l’influence auprès de Napoléon mais qu’il doit
désormais partager, notamment avec des militaires imbus de gloire et
de titres remportés un peu partout, sur les champs de bataille…
18
Quant à Napoléon, ses succès de 1805 le grisent également…
Roi d’Italie, il annexe Gênes et la Ligurie pour en faire des
départements français…
Conquérant, il occupe Hanovre et la Hollande…
Dominateur, il écrase les autrichiens à Ulm et Austerlitz….
Talleyrand fait ce qu’il peut pour expliquer après coup aux
chancelleries que ces victoires sont « libératrices » ou
« compensatrices » ou « défensives », mais le cœur n’y est pas.
Pour lui Napoléon fait tout à l’envers.
Il s’accorde avec la Russie composée de « soudards », avec la Prusse
composée de « bravaches » mais il fait la guerre à l’Autriche dont la
société est évoluée et raffinée, et qui est surtout la clé de voûte du
fameux équilibre européen tant recherché par Talleyrand.
Pourtant ce dernier, devenu « Grand chambellan » de l’Empereur,
continue d’avaler des couleuvres sans démissionner.
Pourquoi reste t-il ?
D’abord parce qu’il est bien payé… et ça compte chez Talleyrand...
Ensuite, parce qu’il veut toujours se persuader que la dernière victoire
de Napoléon marque la fin de ses insatiables conquêtes, dont il
pressent qu’elles vont devenir bientôt impossibles à gérer.
En attendant, la fuite en avant impériale se poursuit…
En 1806 et 1807, les succès de Napoléon se multiplient.
Tous ses proches deviennent rois, princes ou ducs de quelque chose.
Et quand ce n’est pas d’un pays, c’est d’une région, d’une ville ou
d’une victoire retentissante…
Même Talleyrand est élevé en 1806 à la dignité de « Prince de
Bénévent », du nom d’une petite ville enclavée dans le royaume de
Naples, alors propriété du Saint-Siège.
Le problème, c’est que Napoléon se bat maintenant contre presque
toute l’Europe.
19
Depuis notamment qu’en août 1806, il a rayé d’un trait de plume le
Saint Empire Romain Germanique pour le remplacer par une modeste
Confédération du Rhin dont tous les princes sont inféodés à
l’empereur.
Comme l’avait annoncé Talleyrand, les Russes, les prussiens, les
suédois n’acceptent pas ce séisme territorial et forment (avec
l’Angleterre, cela va de soi) une nouvelle coalition en octobre 1806.
Peine perdue.
Napoléon triomphe encore…et ce sont les victoires d’Auerstaedt et de
Iéna qui lui permettent d’entrer triomphalement à Berlin puis à
Varsovie…
Talleyrand désapprouve naturellement cette folie guerrière mais un
nouvel évènement va le déstabiliser un peu plus, lui qui pourtant
n’extériorise que très peu ses sentiments.
Fin 1806, Napoléon décrète un blocus continental contre l’Angleterre.
Talleyrand, qui se bat depuis des années pour que l’empereur fasse la
paix avec ce pays et signe au contraire des traités commerciaux
équilibrés entre les deux pays, voit ses efforts anéantis.
Pire, Talleyrand sent que l’empereur l’utilise davantage comme une
espèce de caution morale vis-à-vis de chancelleries qui font encore
confiance à son diplomate…
L’exemple le plus frappant est l’affaire de Tilsit.
De quoi s’agit-il ?
Napoléon veut s’allier en 1807 à la Russie pour tenir le continent
européen en tenaille entre les russes à l’Est et les français à l’Ouest.
Mais il lui faut préalablement une belle victoire sur les Russes… pour
les obliger à traiter !
Dans cette bataille à venir, Napoléon souhaite naturellement obtenir la
neutralité préalable de l’Autriche.
Il charge Talleyrand, dont il connaît les liens d’amitiés avec ce pays,
de mener à bien des pourparlers de paix…
20
Mais pendant que Talleyrand négocie, Napoléon bat les russes à
Friedland en juin 1807 et signe aussitôt un traité d’alliance francorusse à Tilsit… tourné contre l’Autriche !
Talleyrand a été joué !
C’en est trop… Il donne sa démission en août 1807.
Petit clin d’œil de l’Histoire.
Talleyrand démissionne au même moment où Napoléon va se
fourvoyer dans un coin d’Europe, l’Espagne, où il aurait dû se montrer
beaucoup plus circonspect.
De fait, Napoléon pénètre en Espagne en novembre 1807,
officiellement pour aider les bourbons espagnols contre certaines
prétentions portugaises…
Bien sur, comme prévisible, quelques mois plus tard, Napoléon oblige
le faible roi Charles IV d’Espagne à abdiquer en faveur de Joseph, le
frère aîné des Bonaparte.
Une folie de plus.
L’Espagne entière se soulève et les anglais, qui veulent décoincer le
blocus partout où c’est possible, débarquent de surcroît au Portugal
d’où ils vont déloger les français en août 1808.
Premier revers de l’Empereur... Première tâche sur la photo…
Revenons à Talleyrand, qui a démissionné rappelons le…
Il n’est donc plus ministre, mais reste Prince de Bénévent et Grand
Chambellan.
Il est même nommé « Vice- Grand Electeur de l’Empire »
Reconnaissez que comme « disgrâce », on a déjà fait mieux.
D’ailleurs, d’août 1807, date de sa démission, à avril 1814, date de la
première abdication de l’Empereur, les deux hommes resteront
toujours plus ou moins en contact.
Avec suspicion et même haine côté Napoléon, avec étonnement et
jubilation côté Talleyrand,… mais l’empereur ne parviendra jamais à
se « désintoxiquer » complètement de ce grand commis.
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Une attitude d’autant plus surprenante qu’on en arrive maintenant à la
fameuse « trahison » d’Erfurt…
Là aussi, de quoi s’agit-il ?
Suite aux déboires portugais et au soulèvement espagnol, Napoléon
est conduit à renforcer ses positions dans le sud de l’Europe, au
détriment de celles qu’il tient en Europe continentale.
Il souhaite donc «conforter » son récent traité de paix avec la Russie et
rencontre le tsar Alexandre à Erfurt à l’automne 1808.
Son objectif est de créer un front uni franco-russe contre l’Autriche.
Or, de façon inattendue, l’Empereur emmène avec lui Talleyrand pour
la rédaction de l’acte final.
En revanche, concernant les négociations proprement dites, il n’est
pas prévu que Talleyrand soit utilisé…
Après tout, il n’est plus ministre…
Le problème, c’est que le tsar, qui est jeune - il n’a que 31 ans - va
s’en remettre le soir à Talleyrand pour lui demander ce qu’il pense des
propositions que Napoléon lui a faites le matin.
Et Talleyrand va naturellement conseiller au tsar de rester évasif sur
les deux points qui intéressent l’empereur :
1) la neutralité russe si l’Autriche déclarait la guerre à la France,
2) le soutien russe à sa politique de blocus contre l’Angleterre.
Dès lors qu’au final le tsar va effectivement rester « évasif », l’on peut
parler de trahison là où notre diplomate n’y verra – dans ses mémoires
– qu’une volonté de paix.
« A Erfurt, j’ai sauvé l’Europe ! » a-t-il même écrit.
Inutile de vous dire qu’à l’époque, Napoléon n’a jamais vraiment su le
rôle exact joué en sous-main par Talleyrand, sinon il y a fort à parier
que ce dernier aurait subi le même sort que celui du duc d’Enghien !!
Encore plus extraordinaire, à l’hiver 1808, Talleyrand et Fouché se
rapprochent au moment où Napoléon est en Espagne pour remettre
son frère Joseph sur un trône vacillant.
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De nombreuses menaces d’attentat planent de nouveau sur l’empereur
et nos deux compères spéculent sur une éventuelle succession.
Mais ces coupables liaisons finissent par s’ébruiter et bien sur revenir
aux oreilles de Napoléon… qui rentre précipitamment en France fin
janvier 1809.
Le 28, Talleyrand n’est déjà plus « grand Chambellan », le 29 c’est la
fameuse réunion du conseil dans laquelle l’empereur, ivre de colère
contre son ex ministre, le traite de « merde dans un bas de soie » une
expression restée célèbre et semble-t-il historiquement vraie …
Cependant une nouvelle fois, Napoléon n’ira pas plus loin.
Talleyrand reste Vice Grand-Electeur de l’Empire, à son grand
étonnement...
En revanche, cette fois-ci, il y a une vraie cassure.
De 1809 jusqu’à 1814, l’empereur ne le consulte pratiquement plus, ni
sur l’enlèvement du pape en juillet 1809, ni sur son remariage avec
Marie-Louise d’Autriche en avril 1810, ni naturellement sur la
déclaration de guerre à la Russie en juin 1812.
Pourtant, si une relative disgrâce existe, il faut encore évoquer un
comportement curieux de Napoléon à l’endroit de Talleyrand.
De quoi s’agit-il ?
La perte de ses fonctions de ministre et de grand chambellan a
sensiblement appauvri Talleyrand qui maintient pourtant un train de
vie excessif par rapport à ses revenus.
Il dispose certes de quelques actifs mais s’est considérablement
endetté et tire même le diable par la queue.
Et bien, c’est encore son « meilleur ennemi », l’empereur lui-même
qui va l’aider financièrement, entre 1811 et 1812, et très
substantiellement puisque après son intervention, non seulement les
dettes de Talleyrand seront épongées mais ce dernier pourra investir
de nouveau dans des actifs immobiliers.
Comprenne qui pourra…
23
Nous arrivons maintenant aux dernières années de l’épopée
napoléonienne…
De décembre 1810, date où les russes interrompent le blocus, à la
campagne de France de 1814, la chute de l’aigle impérial est
inexorable, malgré quelques succès ponctuels et héroïques…
La terrible retraite de Russie a beaucoup trop entamé la « Grande
armée » qui n’est plus que l’ombre d’elle-même.
Le génie militaire de l’empereur ne peut plus contrebalancer le
déséquilibre des forces, toute l’Europe s’étant de nouveau coalisée
contre lui.
En mars 1814, la situation globale se présente à peu près comme suit :
Un : les alliés ont largement pénétré en France et plus grand-chose ne
les empêcherait d’atteindre Paris
Deux : Napoléon dispose de troupes et d’un commandement en
Champagne. Il résiste localement.
Trois : Un conseil de régence composée de Joseph Bonaparte, de
Cambacérès, de Marie-Louise…et de Talleyrand se trouve à Paris,
normalement aux ordres de l’empereur.
Pourquoi Talleyrand est-il revenu en grâce ?
Pour trois raisons.
D’une part, pour éviter un bain de sang car presque tous les chefs
alliés sont des amis de Talleyrand, notamment le tsar Alexandre.
D’autre part, car Napoléon veut décrédibiliser son ancien ministre visà-vis des bourbons, qui sont déjà dans les bagages des alliés.
Enfin, parce que l’empereur considère quand même Talleyrand
comme un bien meilleur stratège que son frère Joseph.
Une dernière défaite de Napoléon en Champagne, la reddition peu
glorieuse du maréchal Marmont pour la défense de Paris précipite le
cours des évènements.
Le conseil de régence, les grands dignitaires, les ministres, MarieLouise… tout le monde se replie précipitamment sur Blois.
Tout le monde… sauf une personne !!
24
Talleyrand… qui se débrouille pour rester à Paris…
Son raisonnement est simple, sinon risqué.
Loin des vainqueurs, il sera impuissant et passif…Sur place, son génie
diplomatique peut lui permettre de tirer encore son épingle du jeu,
voire de récupérer tout ou partie du pouvoir politique…
Et Talleyrand voit juste !
Les alliés investissent Paris, le tsar Alexandre en tête et cherchent
avec qui négocier ?
Il n’y a pratiquement plus que Talleyrand.
C’est tellement vrai qu’Alexandre s’installe dans la résidence de ce
dernier.
C’est quasiment l’officialisation d’un face à face.
Et que lui dit Talleyrand ?
Qu’il tient le Sénat, où ce qu’il en reste, qu’il faut revenir à la
légitimité séculaire de la monarchie pour apaiser les esprits… tout en
redonnant du pouvoir aux assemblées afin de tenir compte de
l’évolution des esprits depuis 89.
Bref, qu’il convient que les alliés favorisent le retour à une France de
paix, via l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, celle qu’il
appelle de ses vœux depuis si longtemps.
Après avoir hésité, Alexandre, véritable chef des coalisés, se laisse
convaincre :
Le 2 avril 1814 le Sénat vote la déchéance de Napoléon et de sa
famille.
Le 6, l’empereur ne peut qu’abdiquer…suivi des fameux adieux à la
Garde impériale le 20.
Trois jours plus tard, c’est la signature d’une convention d’armistice
entre la France et ses ennemis.
Convention qui pose les bases du futur traité de Paris du 30 mai 1814
ramenant la France à peu près à ses frontières d’ancien régime, celles
existantes au moment de la chute de Louis XVI, en août 1792.
25
Comme il l’avait espéré, sinon prévu, Talleyrand sera le seul
interlocuteur des alliés durant tout le mois d’avril 1814, ce mois
charnière entre la chute du régime napoléonien et le retour de Louis
XVIII… qui prend son temps pour ne pas avoir à s’abaisser à
négocier…
Entre temps, les sénateurs ont rédigé la fameuse constitution mettant
en place une quasi monarchie parlementaire...
Cependant, deux problèmes vont très vite se poser aux hommes en
place et à Talleyrand en premier.
D’abord, tout au long de ce mois d’avril vont rentrer des cohortes de
royalistes, la plupart ivres de désir de revanche.
Ensuite, au fur et mesure que le temps passe, surtout après la
convention d’armistice, les alliés vont se désintéresser du sort du futur
régime politique.
Après tout, c’est le problème des français…
Bref, lorsque Louis XVIII rentre début mai à Paris, il se sent
suffisamment fort pour annoncer que la constitution d’avril est à
réécrire partiellement et que le nouveau texte – une Charte qu’il
octroie au peuple - devra renvoyer à une monarchie de droit divin
teintée de parlementarisme à l’anglaise…
Pour Talleyrand, qui sait d’où il vient et à quoi il a échappé, tout n’est
cependant pas négatif.
Il redevient ministre des Relations Extérieures, davantage imposé par
les alliés que par la volonté de Louis XVIII, qui ne l’aime guère et qui
le lui fait rapidement sentir.
Il devient par ailleurs le représentant de la France au Congrès de
Vienne qui s’avance.
Qu’est-ce exactement ?
C’est la grande réunion internationale destinée à se partager les
dépouilles de l’Empire napoléonien… une méga négociation qui va
durer d’octobre 1814 à juin 1815.
Ce symposium de l’aristocratie internationale a deux réalités.
26
La première est factice, c’est celle des fêtes, des bals et des falbalas.
La seconde est d’autant plus sérieuse qu’elle se fait en petit comité…à
quatre précisément, les quatre grands vainqueurs de Napoléon,
la Russie, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre.
Au départ, et compte tenu que le sort de la France est déjà réglé depuis
le traité de mai 1814, il n’était pas écrit que la délégation française
puisse jouer un rôle quelconque.
Et pourtant, tous les historiens sont unanimes à reconnaître combien
l’action de Talleyrand fut remarquable dans ce sommet.
Du moins jusqu’en mars 1815, date à laquelle le retour de Napoléon
changea naturellement complètement la donne.
Jusqu’à cette date, en quoi l’action de Talleyrand fut-elle décisive ?
Et bien d’abord, parce qu’il parvint à casser l’alliance des quatre
« grands » en permettant aux puissances moyennes de s’inviter aux
principales réunions…
Ensuite, parce qu’il réussit à améliorer les conclusions du traité de
Paris, pourtant jugées par certains déjà trop favorables à la France…
Enfin et surtout, en parvenant à instiller de la suspicion entre les
vainqueurs de telle sorte qu’aucun d’entre eux ne purent s’octroyer
des avantages territoriaux décisifs, susceptibles de menacer la
France….
Du bel ouvrage certes mais finalement quasiment inutile.
L’Histoire bégaie et en pleine négociation finale, on apprend à la
volée, le retour de Napoléon de l’île d’Elbe, le ralliement de presque
tout le pays pendant sa remontée vers Paris, la fuite précipitée de
Louis XVIII et de ses affidés…
C’est la consternation dans toutes les chancelleries européennes et
Talleyrand lui-même est médusé…
Il ne reste cependant pas très longtemps abattu.
Ce nouveau coup de théâtre ne le dessert pas forcément.
27
Car pendant qu’il se démenait à Vienne, la première restauration n’a
pas plu aux français.
La fameuse charte octroyée début juin 1814 par Louis XVIII a été
complètement bafouée par le roi lui-même, qui s’est comporté comme
un monarque à l’ancienne.
C’est d’ailleurs la principale raison qui a permis à Napoléon
d’effectuer son fameux « vol de l’aigle » en mars 1815, sans
rencontrer d’opposition sérieuse.
Cent jours plus tard, en juin 1815, c’est Waterloo et la chute définitive
de l’empereur,
Inutile de vous dire que le second traité de Paris, signé quelques
semaines plus tard, va constituer un sacré retour en arrière pour une
France amputée géographiquement et rançonnée financièrement.
Sur place, Talleyrand se retrouve une seconde fois le correspondant
naturel des alliés pour examiner les tenants et aboutissants de cette
nouvelle situation.
Cependant, il n’est plus seul cette fois-ci.
Il doit partager la main avec ce diable de Fouché qui, à Paris, a profité
du vide politique pour jouer sa carte personnelle avec quelques
« amis » jacobins que l’on trouve toujours dans ces cas là.
Côté coalisés, ce sont désormais les anglais, représentés par
Wellington, qui sont maîtres du jeu pour savoir quelle orientation
donner à la France du jour.
Et comme l’avait fait Alexandre en avril 1814, Wellington impose
Talleyrand à Louis XVIII revenu une seconde fois « dans les fourgons
de l’étranger ».
Le roi n’apprécie pas mais c’est la condition pour qu’une seconde
restauration soit tentée.
C’est même Talleyrand qui sera chargé par le roi d’aller négocier le
ralliement de Fouché, ce qui donne l’occasion à Chateaubriand, qui
exècre les deux personnages, d’écrire à leur sujet un passage resté
célèbre dans ses « Mémoires d’outre-tombe »…
28
… « Ensuite, je me rendis chez Sa majesté : introduit dans une des
chambres qui précédaient celle du roi, je ne trouvai personne ; je
m’assis dans un coin et j’attendis.
Tout à coup une porte s’ouvre :
Entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de
Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ;
La vision infernale passe devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et
disparaît.
Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ;
Le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de
Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ;
L’évêque apostat fut caution du serment ».
En attendant, c’est donc reparti pour notre mielleux diplomate.
En juillet 1815, il devient chef du gouvernement pour la seconde fois.
Mais tout ceci ne va pas durer…, ne peut pas durer…. Pourquoi ?
D’abord, politiquement, Talleyrand reste libéral et se retrouve isolé au
sein d’un gouvernement de royalistes excités….
Les premières mesures qu’il prend – augmenter le pouvoir des
chambres et libéraliser la presse - ne sont appréciées ni des royalistes
par définition, ni du peuple qui souffre prioritairement de disette en
cette période d’occupation ennemie…
Ensuite, les élections censitaires d’août 1815 envoient à la chambre
basse une multitude de royalistes « revanchards » qui vont bientôt se
montrer nettement plus ultras que le roi lui-même…
De plus, Talleyrand est resté un homme d’ancien régime dans la
forme, rappelez vous notre introduction, en complet décalage avec
l’évolution des structures politiques.
Ses jeunes collaborateurs sont déçus par sa façon de travailler, très
paresseuse le matin, sans aucun formalisme technique…
Enfin, et surtout, les alliés cette fois-ci très remontés contre la France,
avec ou sans les bourbons, ne sont plus décidés à négocier
réellement…
29
Les pourparlers qui débutent en août sont, de ce point de vue, sans
équivoque.
On transmet à Talleyrand le 20 septembre 1815, le gros du texte qui
sera signé à Paris quelques semaines plus tard.
C’est une catastrophe pour la France, c’est une offense qu’on lui fait
en regard de ce qu’il avait obtenu à Vienne…
Talleyrand ne peut que proposer sa démission, à contrecoeur
cependant, mais que s’empresse d’accepter Louis XVIII.
Il l’accepte d’autant plus volontiers que des hommes nouveaux
apparaissent.
Le duc de Richelieu, qui remplace Talleyrand, est un royaliste
modéré, honnête homme, ayant la particularité d’avoir travaillé jadis
pour le compte du tsar Alexandre, qui naturellement a soutenu ce
changement.
Ensuite, Elie Decazes, nouveau chef de la police, à la place de Fouché,
remercié lui aussi, devient très vite à la fois la coqueluche des ultras
pour sa façon de faire la chasse aux bonapartistes et le « favori » du
vieux roi Louis XVIII.
Pourtant Talleyrand, alors que sa vie politique a déjà été bien remplie,
ne veut pas complètement décrocher.
De 1816 à 1820, il va même faire une cure d’opposition tout à fait
surprenante.
Profondément meurtri que Louis XVIII ne fasse plus appel à lui, il est
tellement amer qu’il en vient à s’allier avec ses ennemis d’hier, les
ultra.
C’est vraiment la seule période de sa vie où ses actes ne seront pas
emprunts d’une certaine cohérence.
Cela dit, il suit désormais les affaires politiques de façon assez
distendue et passe maintenant beaucoup de temps dans le Berry, à
Valençay précisément.
Valençay…, un immense domaine de 120 hectares, et un magnifique
château, …
30
Talleyrand l’a acquis en 1803, à la demande et avec l’appui financier
de Napoléon, qui souhaitait l’utiliser comme un lieu d’assignation.
De fait, de 1808 à 1813, ce château servit de résidence surveillée à
l’héritier d’Espagne Ferdinand VII après que Napoléon, rappelez
vous, ait déposé son père au profit de Joseph Bonaparte,…
A compter de 1821, Talleyrand se ressaisit politiquement…
L’assassinat du duc de Berry, fils du futur Charles X, précipite le
mouvement…
Les royalistes deviennent franchement agressifs, regagnent les
élections à la faveur du renforcement du cens et du vote de certaines
lois qui favorisent leur maintien au pouvoir.
Le successeur de Louis XVIII, son frère Charles X, montre
rapidement qu’il fait partie des royalistes qui n’ont « rien
oublié…mais malheureusement rien compris ».
Les chefs de gouvernement appelés (Villèle et de Polignac
notamment) sont des archétypes de leader ultra ne tenant pas compte
de l’évolution des mœurs politiques du pays.
Dans ce contexte, une fois de plus, Talleyrand fait partie de ceux qui
voient qu’une nouvelle inflexion est possible…
Qui voit que l’heure de la solution Orléans a probablement sonné et
qu’on va enfin l’installer cette fameuse monarchie parlementaire après
laquelle il court depuis 40 ans !!
Pour y arriver, Talleyrand ne va pas ménager sa peine.
D’abord, jusqu’en 1825, son domicile devient progressivement l’un
des endroits les plus courus de l’opposition libérale, toutes nuances
confondues.
Ensuite, et jusqu’au renversement de Charles X en 1830, il va se
rapprocher du duc d’Orléans, dont il a bien connu le père, PhilippeEgalité,… du temps de la révolution !
Pour ce faire, Talleyrand va se montrer doublement habile…
31
D’une part, en finançant un journal à succès, favorable à la cause
Orléans,
D’autre part, en parvenant à circonvenir la maîtresse du vieux prince
de Condé de telle sorte que ce dernier fasse du duc d’Aumale, fils du
duc d’Orléans, son seul légataire universel.
Magnifique manœuvre, quand on pense que l’homme qui rend ainsi
service à Talleyrand est le propre père du duc d’Enghien, celui qu’il a
contribué à faire assassiner quelques 25 ans plus tôt.
Magnifique manœuvre également quand on voit que cette décision
rend la famille d’Orléans débitrice de Talleyrand au moment pile où la
Révolution de 1830 se profile.
Celle-ci a précisément lieu en juillet, lors des fameuses «Trois
Glorieuses », ces journées restées célèbres…
Avec son cortège d’ambiguïtés, puisque initiée par des députés plutôt
républicains, réussie grâce à l’énergie et au sacrifice des parisiens et
récupérée politiquement par une bande de grands bourgeois
libéraux,… des banquiers…
De cet aspect peu moral, Talleyrand n’en a cure…
Ce qui l’intéresse, c’est que le duc d’Orléans devienne Louis-Philippe
1er, roi des français, car procédant – enfin - du peuple et non plus du
droit divin… et que l’on repense à lui malgré son âge.
De fait, son obligé, Louis-Philippe le nomme « ambassadeur
extraordinaire » à Londres pour calmer l’Angleterre, inquiète des
nouvelles convulsions républicaines de la France.
Une fois de plus, et à 76 ans, Talleyrand rebondit.
Certes il n’est plus ministre, mais c’est tout comme…
Il fait une entrée triomphale en Angleterre en septembre 1830 sous
une salve de canons car Wellington ne l’a pas oublié.
Pour couronner le tout, cette ultime fonction sera loin d’être purement
honorifique.
32
Entre 1830 et 1832 va se dérouler en effet une crise européenne, qui
va permettre à notre diplomate de montrer une nouvelle…et dernière
fois, tous ses talents de négociateur.
De quoi s’agit-il ?
En 1815, le Congrès de Vienne avait réuni les anciennes ProvincesUnies au sein du royaume des Pays-Bas, sous la souveraineté de la
maison des Orange-Nassau.
Cependant, pour que la France n’ait plus de velléités d’annexion de la
Wallonie, le Royaume-Uni avait financé la construction d’une série de
places fortes le long de la frontière française.
Or 15 ans plus tard, les troubles reprennent, mais cette fois-ci de
l’intérieur.
En octobre 1830, le peuple de Bruxelles se soulève contre les Nassau,
chasse l’occupant hollandais et proclame l’indépendance Belge en
créant un gouvernement provisoire.
Talleyrand va profiter de cette crise pour tenter de resserrer les liens
franco-anglais, son idée fixe depuis 1789,… et va y parvenir !
Comment va-t-il s’y prendre ?
En parvenant à imposer entre les belligérants des réunions régulières
de conciliation, se tenant naturellement à Londres,… arbitrées par les
grandes puissances européennes.
L’enjeu était relativement simple.
Où l’on restaurait Guillaume d’Orange où l’on acceptait peu ou prou
l’indépendance belge.
Talleyrand, par un jeu diplomatique subtil, va convaincre tous ses
interlocuteurs que la seconde solution est bien la meilleure, tout en
permettant aux français et aux anglais d’y trouver accessoirement des
intérêts communs.
Pari tenu pour notre magicien...
Cependant, pour ce dernier, désormais les années n’ont plus le même
poids qu’auparavant.
Il va encore rester quelques années à Londres et va s’apercevoir qu’il
est devenu une sorte de curiosité historique.
33
On vient voir Monsieur le Prince comme on vient visiter un musée.
Malgré son amour immodéré des allées du pouvoir, le changement de
gouvernement à Londres plus certaines ambitions qui voient le jour en
France, couplées à un état de santé très chancelant, le contraigne à la
démission qui intervient en novembre 1834...
Il a alors 80 ans.
Revenu en France, il ne va d’ailleurs pas arrêter complètement son
activité politique.
Il va devenir auprès de Louis-Philippe une espèce de conseiller
occulte, de vieux sage, quelqu’un qu’on vient consulter quand une
décision politique sensible est à prendre.
1836 marquera la fin définitive de son action…
Il souffre désormais beaucoup trop de ses jambes, ne peut plus
marcher, sans compter les oppressions et les palpitations.
Heureusement pour lui, sa dernière maîtresse, la jeune duchesse de
Dino se dévoue sans compter, même s’il y a longtemps qu’elle ne joue
plus qu’un rôle de garde-malade.
Venons-en aux derniers moments de cet homme si peu ordinaire.
Presque toute sa vie, il fut diplomate.
Et bien, juste avant de partir, il est parvenu encore à négocier un
dernier compromis…
Avec qui ?
Avec l’Eglise catholique romaine via son émissaire l’abbé Dupanloup.
Pour quels enjeux ?
De son côté, mourir en chrétien, c’est à dire recevoir les derniers
sacrements.
Du côté de l’Eglise : Obtenir un acte écrit de soumission où il ferait
pénitence de toute sa vie d’athée et des nombreux motifs ayant
conduit Rome à l’excommunier au moins deux fois…
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Il se battra les trois derniers mois de sa vie, de mars à mai 1838, pour
parvenir à ses fins, plus d’ailleurs par souci de « bienséance » vis à vis
du nom des « Talleyrand-Périgord » que par conviction personnelle.
Il obtiendra finalement gain de cause, puisque la dernière mouture
signée devant témoins – il y aura au moins 15 versions préalables –
s’apparente davantage à un texte de réconciliation avec l’Eglise que de
rétractations de ses fautes passées.
Charles - Maurice de Talleyrand-Périgord meurt donc à Paris, en
chrétien le 17 mai 1838, …stoïquement car vers la fin, il souffrait
énormément des différents maux qui le tenaillaient.
Ses funérailles officielles ont lieu cinq jours plus tard…
Il y a alors présent tout le personnel politique de l’époque pour rendre
un dernier hommage à cet homme qui s’était trouvé exactement à
l’équilibre entre une France d’Ancien Régime, déjà disparue, et celle
de la révolution industrielle, qui se profile déjà...
Terminons cette intervention en passant en revue le jugement de
l’Histoire.
Pour la plupart de ses contemporains, Talleyrand ne fut jugé que sur
les apparences de l’époque, largement relayées par les journaux.
Il fut donc considéré comme un vil traître à son ordre, un opportuniste,
assoiffé de pouvoir et d’argent, à la conduite scandaleuse en société,
multipliant les maîtresses et les dettes de jeu…
Pour eux Talleyrand fut un génie du mal, un diable boiteux…
L’un de ceux qui traduisit le mieux cet état d’esprit général fut Victor
Hugo qui écrivait ceci, le jour de sa mort :
« C’était un personnage étrange, redouté et considérable ; il
s’appelait Charles-Maurice de Périgord ; il était noble comme
Machiavel, prêtre comme Gondi, défroqué comme Fouché, spirituel
comme Voltaire et boiteux comme le diable.
On pourrait dire que tout en lui boitait ; la noblesse qu’il avait faite
servante de la république, la prêtrise qu’il avait traînée au Champ de
Mars, puis jetée au ruisseau, le mariage qu’il avait rompu par vingt
scandales et une séparation volontaire, l’esprit qu’il déshonorait par
la bassesse.
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Il avait fait tout cela dans son palais et, dans ce palais, comme une
araignée dans sa toile, il avait successivement attiré et pris héros,
penseurs, grands hommes, conquérants, rois, princes, empereurs… de
Bonaparte à Louis-Philippe… toutes ces mouches dorées et
rayonnantes qui ont bourdonné dans l’histoire de ces quarante
dernières années ».
Concernant le verdict des historiens d’aujourd’hui, le propos est
nettement plus nuancé.
Tout le monde est d’accord pour convenir que Talleyrand n’est pas un
modèle de vertu et que sa vie privée ne fut pas un exemple de sagesse.
Mais presque tous sont également d’accords pour reconnaître combien
la pensée et l’action politique du personnage furent finalement d’une
remarquable cohérence et d’une étonnante continuité.
Pour eux, la « girouette » fut plutôt la France qui a multiplié les
régimes et les expériences entre 1789 et 1830.
De fait, si l’on synthétise les idées de Talleyrand, force est de
constater qu’elles étaient finalement très en avance sur son temps.
Pour lui, mieux valait la paix que la guerre, la diplomatie que la
violence, « l’assentiment » d’un peuple plutôt qu’une monarchie de
droit divin ou une dictature.
Des idées que personne ne conteste vraiment aujourd’hui.
De même, au plan européen, il fut longtemps assez seul.
Ardent défenseur des équilibres territoriaux et des traités de commerce
réciproques et équitables, il n’avait aucun goût pour les aventures
impérialistes.
Très tôt, il comprit que l’épopée napoléonienne n’avait strictement
aucun avenir, dès 1805 pour être précis alors que l’Empire ne tombera
que neuf ans plus tard.
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Il croyait également en beaucoup d’autres choses que personne ne
songerait à renier aujourd’hui, comme la qualité de la signature de
l’Etat où son rôle dans l’organisation d’une société plus juste.
Bref, après avoir bien examiné son action et ses idées, il est même
possible d’avancer que beaucoup des décideurs politiques de son
époque auraient été bien inspirés de l’écouter davantage.
Le seul qui le fit fut finalement Louis-Philippe mais Talleyrand était
alors trop vieux pour le conseiller durablement.
Malgré tout, nous pouvons maintenant esquisser une réponse à notre
question introductive.
Pourquoi cet homme, chargé par ses adversaires de tant de pêchés, a-til pu se maintenir au pouvoir si longtemps ?
Peut être, parce que ces illustres interlocuteurs, qui firent l’Histoire de
France d’hier, pressentaient que cet homme au regard perçant savait
déjà une part de la vérité de demain…
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