Le sujet proposé vise à analyser comment les services de streaming de jeux vidéo en ligne constituent des dispositifs socio-techniques complexes,
construisant la mise en scène médiatisée de soi et la construction de collectifs sociaux organisés comme de nouveaux produits des industries culturelles,
valorisés sur le marché.
Même effectuée de manière solitaire, la pratique du jeu vidéo s’expose désormais sous le regard des foules (Sarrouy, 2014), les plateformes de streaming
permettant à tout un chacun, en direct, de se montrer en train de jouer. Aux images du jeu vidéo et de la webcam, s’ajoutent les mots des spectateurs
apparaissant sur l’écran au moyen d’une messagerie instantanée. Dès lors, c’est non seulement sous le regard des foules que le jeu s’effectue mais aussi
au contact direct de l’expression du public, spectateurs et diffuseurs se trouvant en situation de co-présence.
Ces dispositifs de capture ont donné naissance à de nouvelles entreprises médiatiques ayant pour ambition d’organiser et d’agencer ces nouvelles
possibilités d’exhibition de soi, telles que la la plateforme de streaming « Twitch.tv ». Créée en 2011, cette dernière cumule aujourd’hui plus de 100 millions
de visiteurs par mois rassemble environ 1.7 millions de joueurs diffusant l’équivalent de 13 milliards de minutes par mois, soit environ 1,8 % du trafic
internet mondial. Racheté courant 2015 par la société Amazon pour la somme d’un milliard d’euros, l’hégémonie de Twitch est aujourd’hui concurrencée
par la duplication de son modèle sur la plateforme « Youtube-Gaming ».
Si les études portant sur la pratique même du jeu vidéo sont nombreuses (Amato, 2008, Genvo, 2013, Triclot, 2013), les plates-formes de streaming
constituent un nouvel objet encore peu étudié en sciences humaines et sociales. Il s’agit précisément ici de s’intéresser aux usages individuels et collectifs
dont elles font l’objet, en lien avec les logiques économiques qui les structurent et les traversent, tant sur le plan de la consommation que de la production
et de la valorisation marchande des services. D’une certaine manière, ce sont le jeu et les interactions qui le caractérisent qui constituent le « produit », ce
dernier s’inscrivant dans un ensemble de rapports sociaux, entre les joueurs, les diffuseurs, la foule (plus ou moins structurée) des spectateurs. Notre
questionnement de recherche vise à éprouver l’organisation concrète de ces expériences sociales et médiatiques.
Il s’agira en premier lieu d’étudier les formes de l’action collective propre à cet « être-ensemble à distance » organisé par ces plateformes de coordination
des individualités (Sarrouy, 2013). Il s’agira par la suite d’analyser le modèle économique sur lequel reposent actuellement ces plateformes. Plus
précisément, nous nous intéresserons à la production et à la distribution de valeur, que l’on peut interpréter dans dans une perspective servicielle dont la
forme traditionnelle (Gadrey, 2005) est interrogée. La production de services est coordonnée par ces dispositifs s’insérant actuellement dans le
mouvement général d’immatérialisation de l’économie et reposant sur la contribution des utilisateurs (Casili, 2010 ; Cardon, 2009). Contribution cognitive
(Boutang, 2013) aussi bien qu’attentionnelle (Citton, 2014), la création de valeur y est synchronique et interactive (Ramirez, Normann, 2001) et nécessite
une contribution active et continue de l'individu (Eiglier, Langeard, 1987,1988). Cette étude sera elle-même dépendante d’une entreprise théorique et
analytique visant à spécifier les rôles et les fonctions de l’hybridation des médias (textes, images et sons) dans la construction de cette expérience
médiatique. Il s’agira enfin de comprendre les effets de ces industries culturelles sur la vie privée des individus. Nous tenterons ainsi de cerner les
processus de subjectivation qu’implique le déploiement sans précédent de cette « nouvelle économie » ayant désormais pour base de valorisation les
gestes se déroulant dans l’espace privé des vies ordinaires.
Cette thèse visera à interroger les formes de sociabilité électronique (Galibert, 2005, 2014), ce que l'individu veut montrer de lui-même, quelle distance à
soi il décide d'adopter au cœur d'injonctions à rentrer dans un régime d'hypervisibilité (Deleuze, 1982), où est notamment attendue l'accroissement d'un
capital social (Gunthert, 2013). Cette consommation ne peut être étudiée sous l'angle exclusif de la passivité : il s'agit au contraire de comprendre
comment les pratiques quotidiennes mises en scène sont avant tout et profondément des interactions sociales et affectives, c’est-à-dire des modèles de
conduites, des régimes d'émotions et des « manières d'être affectés » que l'on peut étudier au prisme d’une approche sensible de la socialisation en ligne
et des études actuellement menées sur la spectacularisation de la vie privée (Carole, 2006) ainsi que sur les processus de captation de l'attention. De
multiples « micro-économies » s’articulent aux logiques générales de valorisation de la mise en visibilité.
La première étape de la méthodologie, dont le terrain est centré sur le public français, repose sur la constitution d'un corpus d'enregistrement vidéo au
moyen de logiciel de captation (Mirillis action !,Ou F.R.A.P.S.) qui permettra de travailler à partir de traces. Cela nous permettra d’échapper à la logique
d'accélération et d'immédiateté sous-jacente à la plateforme Twitch. Nous enregistrerons également des messages sur le chat afin d'analyser les
interactions ancrées dans cette même dynamique de l'immédiateté et de la coprésence de masse. Ainsi, au moyen du logiciel Lexico 3, nous mènerons
une analyse lexicométrique afin d'appréhender méthodiquement cet espace emplis de symboles et d'imaginaire, l'objectif étant par la suite de segmenter
thématiquement ce corpus afin d'analyser qualitativement les valeurs spécifiques de ces expressions anonymes.
Dans un troisième temps, il s'agira de mener une étude ethnographique sous la forme d'observations participante, à l'aide de vidéos d'enregistrements et
de photographies. L'objectif sera de saisir comment la sphère privée se transforme en espace de production et d'identifier les traits communs entre les
activités des diffuseurs de vidéos observées. En appliquant la conception de l'enquête de Kaufmann, (2011), nous viserons ensuite à aller au-delà des
discours des enquêtés, de comprendre au préalable le social avant de le rendre intelligible par la mise en place d'entretiens semi-directifs. Enfin nous
mènerons une analyse sociotechnique du dispositif, afin d'évaluer comment le dispositif a évolué avec le projet d'usage de cette nouvelle industrie
culturelle (Miège, 2012) ainsi que les interrelations entre l'organisation de l'interaction et son architecture technique en privilégiant une approche
communicationnelle de l’organisation (Bouillon, 2008, 2010).