Cela fait des années que j’enseigne les mathématiques en classe de terminale « économique et
sociale ». Cela fait des années que j’éprouve un malaise certain à la lecture des manuels
scolaires mis dans les mains de mes élèves.
Cela fait des années que j’entends répété : « Les « jeunes » sont désespérants, ne s’intéressent
ni à la politique ni aux problèmes sociaux, ni aux grands problèmes de la planète. »
Cela fait des années que je les vois en danger : drogue, tabagisme, alcoolisme, accidents de la
route, SIDA …et que j’entends dire « qu’il faut prendre ces problèmes à bras le corps ».
Je vois mes élèves 4 ou 6 heures par semaine. Si je consacre 80% de mon temps à des cours et
exercices de mathématiques « pures », il me reste, conformément au programme, 24 à 36
heures par an pour les sensibiliser au monde qui les entoure, sans parler du travail à la maison
que je peux leur confier. C’est énorme, je me demande parfois si je dispose d’autant de temps
avec mes propres enfants.
Les parents nous interpellent parfois en nous demandant « mais qu’apprennent-ils à
l’école ? ». Ils ont raison, le système scolaire français est bien fondé sur cette délégation à
l’Etat de l’éducation des (futurs) citoyens. A nous, enseignants, de prendre nos
responsabilités.
L’étude qui suit à pour but de signaler, sans vouloir nous disculper entièrement, que notre
tâche est compliquée par le fait que nous oeuvrons dans un environnement « hostile ».
En effet, un enseignant ne peut « inventer son cours » tout seul, la tâche serait démesurée et
nuirait à la nécessaire cohésion des enseignements au plan national. Il s’appuie sur divers
outils : programmes, textes d’accompagnement fournis par le ministère mais aussi, souvent
(hélas trop souvent) à des exemples de cours et des banques dexercices publiés, sous la
dénomination « manuel », par des (une…) entreprises privées. Les mêmes manuels qui sont
vendus ou loués aux élèves. Le contenu de ces manuels est donc d’une très grande
importance, il oriente, que les enseignants en soient conscients ou non, le contenu réel des
cours.
A la décharge des enseignants, il est bon de rappeler que les dits-manuels font l’objet q’une
autorisation (tacite ou légale, je ne sais) de publication de la part du ministère. Beaucoup
d’enseignants auront ainsi tendance à les considérer comme indiquant l’esprit quasi-officiel
du programme.
Pour ne pas rester indéfiniment sur une « vague impression » de malaise, j’ai profité d’une
semaine de « vacances » pour analyser le contenu d’un manuel de la façon la plus rigoureuse
possible, compte tenu du temps et des moyens dont je dispose (il y a probablement quelques
petites erreurs et imprécisions).
C’est un peu long, mais j’espère que cela sera éclairant pour le lecteur.
Pour ma part, je décide de plaider pour la non-utilisation de ce type de « chose » dans mon
établissement et j’attends de pied ferme que l’éditeur ose me faire un procès en
« diffamation ». Jean Le Tétour, professeur de Mathématiques.
S’il est, dans l’éducation, un domaine habituellement exempt de soupçons d’être
« idéologique » ou « politiquement marqué », c’est bien les mathématiques. Qui oserait douter
de la « pureté » de cette science ?
Quelques professeurs de mathématiques, bien entendu, qui se souviennent, eux, d’exemples
tristement célèbres dans l’histoire de l’enseignement tels ces « exercices » dans les manuels
français d’avant 1914 dont les objectifs pédagogiques étaient assortis de considérations moins
mathématiques sur la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine ou pire de cet exercice d’un
manuel allemand des années trente qui « comparait » le coût d’un hôpital psychiatrique et
celui de maisons d’habitations pour des « vrais allemands ».
Que l’on ne se méprenne pas, nous sommes (pour longtemps, espérons-le) très loin de
l’horreur citée ci-dessus mais le pire est, pensons nous, un horizon qui peut structurer notre
vigilance.
Venons en au fait : l’étude ci-dessous concerne le contenu d’un manuel de mathématiques
destiné à des élèves de Terminale Economique et Sociale (TES). (Nouveau programme
2002/2003).
Ce contenu est il exempt de tout soupçon ? Au lecteur d’en juger.
Nous avons « décortiqué » les 949 exercices du manuel en question. (voir en annexe 1 le
tableau récapitulatif et, en annexe 3 les précisions sur la méthodologie) et nous en proposons
ci-après une synthèse.
Rappelons tout d’abord la première phrase du programme officiel pour cette série du
baccalauréat : « La science est un moyen (« déraisonnablement efficace » pour paraphraser
Wigner) de rendre le monde qui nous entoure intelligible et partiellement prévisible :
l’institution scolaire se doit de favoriser l’accès à ce moyen pour tous les lycéens, en
particulier ceux de la série économique et sociale »
Plus loin, dans le premier paragraphe : « …les objectifs suivants seront prioritairement visés :
(…) promouvoir la cohérence de la formation des élèves (…) en exploitant les jonctions entre
les mathématiques et les autres disciplines ».
Rendre le monde qui entoure nos élèves intelligible, exploiter les jonctions avec les autres
disciplines …On ne peut que souscrire. Les professeurs s’y efforcent.
Vous êtes élève, parent d’élève, enseignant dans une autre discipline ou bien enseignant de
mathématiques dans une autre série. Vous avez une idée du vrai monde qui entoure un élève
de 18 ans, celui qu’il nous faut rendre intelligible.
Accrochez vous, les auteurs du manuel, eux aussi, ont …leur idée de ce monde.
Nous étudions un seul manuel, l’enquête n’est donc pas exhaustive (celle-ci reste à faire) mais
rappelons que seules deux (et bientôt une) « maisons d’édition » se partagent le marché. Le
manuel analysé est celui que nous utilisons dans notre classe, sauf erreur, sa structure ne
diffère pas vraiment des autres manuels.
Précisons immédiatement que sur les 949 exercices du manuel, 687 (72.4%) sont des
exercices purement mathématiques, sans référence à une situation « concrète » ou « pseudo-
concrète ».
Nous analyserons les 262 exercices restants. Les pourcentages donnés le seront par rapport au
total de ces 262 exercices (base 100 à partir de maintenant).
Pour bien comprendre leur monde, commençons par signaler ce qui n’y figure pas :
Dans leur monde, il n’y a pas de malnutrition, il n’y a pas d’épidémie majeure autre que la
grippe, il n’y a pas le SIDA, pas de cancer, il n’y a pas de classes sociales (ni même de CSP),
pas de conflits sociaux, de licenciements, il n’y a pas d’ouvrier, d’immigré, pas de racisme,
pas de discrimination envers les femmes, il n’y a pas d’énergie nucléaire, pas de guerre, pas
d’handicapés, pas de sexualité, pas de personnes très âgées, pas de famille monoparentale, pas
de presse, pas de librairie, pas de bibliothèque municipale, pas de piscine municipale, pas de
musée, pas de concert, pas de rock, de rap, de jazz….(veuillez pardonner mes oublis).
Pas du tout. (0 exercice).
Il est vrai que ces choses (sales) n’entourent pas, ne concernent pas nos élèves.
Qu’y a-t-il ?
Rappelons que la matière principale de la rie (sciences économiques et sociales) est elle-
même divisée en deux : économie et sociologie.
Nous traiterons d’abord des aspects sociologiques avant d’en venir à l’économie.
1. Sociologie, démographie, sciences et techniques, problèmes médicaux et risques
majeurs.
Sociologie des goûts.
Y a-t-il des exercices traitant :
- des goûts culturels ?
Oui : 1…sur 262. qui compare ceux qui « aiment la lecture » et ceux qui « aiment le
sport »…ou les deux (ne nous méprenons pas il ne s’agit pas de présenter des statistiques
nationales mais des pourcentages purement virtuels dans une classe virtuelle).
- des pratiques artistiques ?
Oui : 1 exercice sur les instruments à corde dans un conservatoire.
Voilà, c’est tout.(0.77%)
La culture, cela ne concerne pas, n’intéresse pas les élèves.
Y a-t-il au moins des exercices traitant des pratiques sportives ?
oui : 10 (3.8%), les sport cités sont : le basket (2 fois), le football(2 fois), le ping-pong(sic : 1
fois), randonnée, natation et parapente (1 fois), le tir (sans préciser s’il s’agit de tir à l’arc ou
au fusil).
Sociologie de l’éducation.
Traiter du système scolaire comme système de sélection…Vous n’y pensez pas !
Traiter des données statistiques sur l’orientation des élèves du secondaire ou des étudiants,
même « neutres » (c’est à dire sans parler de la profession des parents) par série, par sexe, par
âge, par taux de réussite. Traiter des horaires, des transports scolaires, etc… pas plus : 0
exercice.
6 exercices(2.3%) font référence à des élèves, mais ils présentent un étrange tableau du jeune
scolarisé. En effet, les élèves en question…vont au cinéma, possèdent (ou pas) un ordinateur
à la maison, un autre se voit offrir de l’argent de poche par ses parents en cas de « bonnes
notes » jusqu’à ce magnifique exercice « Une étudiante, pour financer ses études fait du
démarchage par téléphone »…Va t’on s’intéresser à ses difficultés ? Non, il s’agit de calculer
la probabilité qu’elle a de réaliser une vente lors d’un appel.
Ajoutons un exercice sur l’apprentissage de l’allemand croisé avec le sexe, un exercice sur
des jouets dans une école maternelle et un exercice sur l’organisation d’un bac blanc et vous
avez les 6 exercices (+ l’exercice sur le démarchage par téléphone que nous n’avons pas osé
classer : « système scolaire ».)
Vie quotidienne :5 exercices dont un exercice sur les départs en vacance des français, un autre
sur un retraité qui tond sa pelouse, un autre sur la préparation d’un petit déjeuner.
Des statistiques sur le temps passé dans des embouteillages, dans les supermarchés, devant la
télévision, au travail ? Des statistiques sur l’habitat, sur les loisirs ?…Non, rien.
Sociologie de la famille.
Des familles monoparentales, surtout pas ; le modèle type est la famille de trois enfants et
l’interrogation type est de calculer la probabilité d’avoir x filles. A signaler un exercice sur les
naissances hors mariage. (nb : nous avons classé les exercices utilisant le mot « famille » dans
la catégorie « démographie » ou dans la catégorie « science » quand le fond était génétique,
il n’apparaît donc pas dans les tableaux de catégorie « famille »)
Politique : Elle se réduit à des élections :5 exercices qui traitent de situations « formelles »
d’élection ( candidat A, B,..probabilité d’être élu). Jamais de référence à des situations
actuelles ou historiques. Tout le monde il est gentil. Les institutions citées (rarement) sont les
municipalités, les régions, l’Etat (une fois). Pas de département, pas de chambre des députés,
de Sénat, de gouvernement, pas de Justice non plus.
Nous n’avons pas traité dans ce regroupement des exercices ayant à voir avec la sociologie du
travail, le chômage. Nous en parlons dans la partie « économie ».
Total sociologie : 28 exercices ( 10.7%)
Si la sociologie est, on l’a vu, duite à sa portion congrue et surtout édulcorée les autres
sciences sont plus présentes…mais tout aussi édulcorées.
Démographie : 15 exercices (5.7%) Le thème de la désertification des communes rurales et de
la croissance des populations urbaines est la principale approche. A part la France, aucun
exemple concret n’est donné, on ne vous parlera pas de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique,
des Inuits, les populations, les villages, les villes, sont virtuelles.
(Le fait que l’on avait là un bon moyen de consolider les connaissances de nos élèves en
géographie humaine n’a pas effleuré l’esprit des auteurs du manuel).
Sciences : 22 exercices (8.4%), beaucoup de biologie. encore, il s’agit de « micro-
organismes », de bactéries (pas de virus ici) qui ne sont pas nommés. Beaucoup (*)
d’exercices sur des population animales ou végétales, peu(*) sur des population humaines.(* :
à préciser, il est vrai)
Techniques : 7 exercices (2.7%) il s’agit surtout de moteurs qui tombent en panne dans des
entreprises. Ajoutons 8 exercices sur des problèmes de circulation routière, par exemple sur la
probabilité que le feu soit vert. (aucune référence ici à la sécurité routière)
Total démographie, sciences et techniques : 48 exercices (18.3%)
Si je me souviens bien, un enseignant est chargé, avant tout, avant de faire cours, d’assurer la
sécurité de ses élèves. Quand ces élèves sont majeurs ou presque, il ne s’agit plus de les
empêcher de jouer avec la pointe de leur compas mais bien de les informer sur des risques
majeurs. Est-ce que le manuel m’aidera, aidera les parents, au moins dans ce domaine ?
Les dangers de la drogue et les maladies :
Rien, absolument rien sur les drogues illégales…Dans leur monde, ce qui est illégal n’existe
pas. Traite-t-on au moins des dangers du tabagisme : oui, 2 exercices (0.76%), de l’alcoolisme
(et de la sécurité routière) : oui 2 exercices (0.76%) parmi les 14 exercices (5.34%) traitant de
maladies. Il est « amusant » de constater que les maladies nommées (infarctus, tension
artérielle,…) concernent probablement plus les auteurs du manuel que les jeunes auxquels ils
s’adressent. Il est intéressant de comparer le nombre d’exercices sur les dangers de la route
(2) avec celui des exercices traitant des problèmes de « fluidité » de la circulation (8).
Les grands problèmes de la planète :
La pollution est traitée dans l’ensemble des 6 exercices (2.3%) que nous avons dénommés
« risques majeurs » (il y figure aussi un exercice sur les séismes).Un exercice traite de déchets
radioactifs mais n’évoque nullement les dangers liés.(je signale que je ne suis pas un militant
anti-nucléaire).
La seule épidémie humaine nommée est une épidémie…de grippe.
Total des exercices traitant de problèmes médicaux et de « risques majeurs » : 20
(7.6%)…eux aussi fortement édulcorés.
en sommes nous ? Le total des exercices précédemment cités, traitant de sociologie, de
sciences et techniques, de problèmes médicaux et écologiques est de 100 soit 38.2%
Cela paraîtra « honnête »…pour ceux qui n’auront pas lu les précisions précédentes.
Qu’en est-il des 61.8% restants ?…de l’économie bien entendu, mais laquelle ?
1 / 13 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !