Colloque « Religion et discriminations », 3 octobre 2016, Paris. Communication d’Edwin Hatton De la lutte contre les discriminations à la promotion de la laïcité : chronique et enjeux d’un basculement Dans ce colloque réunissant principalement des chercheurs, je propose d’apporter un témoignage de praticien sur le traitement politique de la laïcité et son articulation avec la non-discrimination. Depuis mes débuts professionnels dans le champ de la lutte contre les discriminations en 2007, j’ai vu la question de la laïcité y prendre une place croissante. Après les attentats de 2015, toutes les administrations se sont dotées de leur « plan d’actions laïcité ». Parallèlement, les politiques de lutte contre les discriminations ont disparu ou ont été marginalisées. Tant du côté des institutions que des experts privés, on observe une « reconversion » des acteurs de la lutte contre les discriminations dans le thème désormais plus porteur du fait religieux et de la laïcité. Quand s’est opéré ce basculement et quelles en sont les conséquences ? En m’appuyant sur mon expérience professionnelle1 et sur les témoignages de plusieurs confrères et consœurs2, j’ai distingué trois périodes dans ce processus : l’émergence de la question du fait religieux dans les organisations et sur les territoires (20073-2012), la montée en puissance des « politiques de laïcité » (2013-2014) et leur massification depuis les attentats de janvier 2015. Dans certains cas, ces démarches permettent de remettre en lumière la question des discriminations, mais dans l’ensemble, elles contribuent à accélérer l’effacement de ce problème public. L’émergence (2007-2012) Lorsque je suis recruté en septembre 2007 comme « consultant junior » dans un cabinet de « conseil en diversité », les questions de religion et de laïcité occupent déjà une place importante dans le débat public mais les organisations publiques et privées ne s’en sont 1 J’ai été consultant à Altidem (2007-2009), puis chef de projet Lutte contre les discriminations à la Mairie de Grenoble (2010-2013) avant de devenir consultant-formateur indépendant en 2014. 2 Liste en fin de texte. 3 Cette chronologie commence en 2007, au moment de mes débuts professionnels. La période antérieure mériterait d’être prise en compte pour une analyse plus globale mais je ne peux en parler en tant que témoin. pas encore saisies. Pour l’heure, elles forment leur personnel à la « diversité » ou à la lutte contre les discriminations, encouragées par la promotion de la Charte de la Diversité puis du Label Diversité et par les financements de l’Agence pour la Cohésion Sociale et l’Egalité des Chances (Acsé)4. Cette conjoncture favorable génère un véritable « marché » de la lutte contre les discriminations5 sur lequel se positionnent un petit nombre d’opérateurs privés dont le cabinet qui m’emploie et qui a été créé en 2006. Au cours de ces formations, l’évocation de la religion comme critère de discrimination suscite parfois des questions et des débats, généralement polarisés autour de l’islam et plus précisément du voile. Les intermédiaires de l’emploi se demandent par exemple s’ils doivent conseiller aux femmes voilées de se découvrir pour trouver du travail. Saïd Bechrouri, formateur au COPAS, se souvient de la première fois où il a été confronté à la question religieuse dans une formation : « C’était en 2008 dans une formation de dirigeants de TPE-PME. Une chargée de mission de Pôle Emploi m’a demandé si elle pouvait écarter le CV d’une candidate parce qu’elle portait le voile. » La religion n’est pas encore abordée comme une problématique à part entière mais comme une sousthématique de la discrimination ou de la diversité. Ainsi, en mars 2009, l’association IMS-Entreprendre pour la Cité6 publie à l’intention de ses adhérents un guide pratique intitulé « Gérer la diversité religieuse en entreprise ». De leur côté, les collectivités territoriales n’ont pas encore pris la mesure du besoin de formation sur ces questions, à quelques exceptions près dont Brest, Paris et Grenoble. A Brest, ce besoin est identifié par Lynda Lebbad, la cheffe de projet Développement Social Urbain (DSU) de la communauté urbaine. Arrivée de région parisienne en 2001, elle observe le développement du salafisme dans le quartier en Zone Urbaine Sensible de la ville. Face aux jeunes qui se convertissent à l’islam, changent de tenue et de comportement, élus et professionnels éprouvent un certain malaise mais font « comme si de rien n’était ». En 2006 ou 2007, une association inter-religieuse invite Dounia Bouzar7 à donner une conférence à laquelle assiste Lynda Lebbad. Celle-ci a alors l’idée 4 Héritière du Fonds d’Action Sociale pour l’Intégration et la Lutte contre les discriminations (FASILD) qui a contribué à diffuser le référentiel de la lutte contre les discriminations dès le début des années 2000. 5 Fabrice DHUME, « De la discrimination du marché au marché de la discrimination. Les fausses évidences de la « lutte contre les discriminations » », ISCRA-Est, mai 2004. 6 L’Institut du Mécénat de Solidarité (IMS) se présente comme un « centre d'échanges, d'innovation et d'expertise sur les questions de Développement Humain », regroupant 250 entreprises engagées dans des démarches de responsabilité sociale. Il a joué un rôle important dans la diffusion du thème de la diversité dans les entreprises françaises. 7 Ancienne éducatrice spécialisée de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) devenue consultante sur le fait religieux d’engager un travail de fond sur le fait religieux avec les acteurs du territoire. Elle mettra deux ans et demi à convaincre les élus et la hiérarchie du bien-fondé de ce projet. C’est finalement en 2009 que démarre une formation-action animée par Dounia Bouzar en direction d’un groupe interinstitutionnel de professionnels de la jeunesse. Ce travail de plus d’un an fera l’objet de plusieurs restitutions devant les élus, les cadres de la communauté urbaine et le grand public. A Paris, la question du fait religieux émerge dans les formations à la lutte contre les discriminations animées à partir de 2009 par le COPAS8. Lorsque les formateurs présentent la Charte de la laïcité dans les services publics9, ils font face à un flot de questions et de témoignages des agents, ce qui révèle à la fois la prégnance de cette problématique dans les services et l’absence de repères partagés pour la traiter. Le COPAS fait part de ce constat à la direction des ressources humaines. En 2012, la Ville lui commande une formation spécifique sur la laïcité, d’abord pour la Direction de la Propreté de l’Eau puis pour la Direction de la Famille et de la Petite Enfance10. Cette même année, le 24 septembre 2012, la Mairie met en place un Observatoire parisien de la laïcité. A Grenoble, la prise de conscience du besoin de formation sur le fait religieux s’opère à peu près au même moment. Début 2010, je suis recruté par la Mairie comme chef de projet « lutte contre les discriminations ». Lorsque je rencontre les équipes Politique de la Ville des trois secteurs prioritaires de Grenoble afin de sonder leurs besoins, toutes expriment des interrogations relatives aux manifestations de plus en plus visibles de l’islam et à la dégradation des relations filles-garçons dans les quartiers (généralisation du foulard, invisibilité des femmes dans l’espace public, refus de la mixité…). Je propose alors de mettre en place une formation-action sur la gestion du fait religieux dans les services publics, en prenant modèle sur ce qui s’est fait à Brest et en faisant également appel à Dounia Bouzar. L’initiative suscite un grand nombre de candidatures, parmi lesquelles sont sélectionnés une quinzaine des professionnels du développement social urbain, de l’éducation, de la jeunesse et de la santé. Après six mois de travail, plusieurs restitutions sont organisées en 2011. Celles destinées aux élus de la Ville et de la communauté d’agglomération attirent moins d’une dizaine d’entre eux alors que celle destinée aux professionnels fait salle comble. Même succès pour la conférence grand public animée par Dounia Bouzar sur le thème « islam et laïcité ». Dans le public, plusieurs personnes de culture musulmane se disent heureuses 8 Coopérative de Conseil & Accompagnement des Territoires. 9 Charte rédigée par le Haut Conseil à l’Intégration et officialisée par une circulaire du Premier Ministre en date du 13 avril 2007. 10 A Paris, la DPE gère notamment la collecte des ordures ménagères, tandis que la DFPE s’occupe des crèches et des assistantes maternelles à domicile. qu’un tel débat ait lieu en mairie. Suite à ces différentes actions, je suis désormais identifié comme une sorte de « référent laïcité » au sein de la Mairie et suis régulièrement sollicité à ce sujet par des responsables de service pour les aider à résoudre des situations difficiles, de plus en plus nombreuses11. Par ailleurs, dans d’autres collectivités du bassin grenoblois (Fontaine, Saint-Martin d’Hères, communauté d’agglomération), mes homologues en charge de la lutte contre les discriminations organisent à leur tour des formations sur la laïcité à l’intention de leur personnel ou de leurs élus. A Brest, à Paris et à Grenoble, la mise en place des premières formations à la laïcité ne répond donc pas à une commande politique mais à une initiative des services (politique de la ville, ressources humaines ou lutte contre les discriminations) ayant identifié chez les professionnels un besoin de qualification sur le sujet. Le succès de ces formations confirme a posteriori la pertinence de ce diagnostic. D’une façon ou d’une autre, ces démarches sont encore rattachées à la lutte contre les discriminations 12 mais elles commencent à s’autonomiser. La montée en puissance (2013-2014) A partir de 2013, les pouvoirs publics intensifient leur mobilisation en faveur de la laïcité, tant au niveau national qu’au niveau local. Le 13 avril, le Président de la République et le Premier Ministre installent l’Observatoire de la laïcité, formellement créé par Jacques Chirac en 2007. Le 6 septembre, une « Charte de la laïcité à l’Ecole » est officialisée par une circulaire du Ministère de l’Education nationale. Dans les collectivités territoriales, le sujet continue à prendre de l’ampleur, comme je le constate au sein de « l’Espace LCD »13, réseau national de professionnels de la lutte contre les discriminations auquel je participe. Sur notre forum en ligne, la laïcité devient le sujet le plus discuté, au point que nous décidons d’y consacrer notre séminaire annuel en septembre 2013 à Villeurbanne. Si tous les membres constatent la prégnance de cette thématique, certains sont réticents à l’idée d’en faire une problématique à part 11 Je donnerai deux exemples, qui montrent la dimension de plus en plus identitaire prise par ces questions. Un responsable de centre social accepte d’afficher dans sa structure une information relative à un « cochon grillé » organisé par des habitants, ce qui est perçu comme une provocation dans ce quartier comptant une importante population musulmane. Il retire alors l’affiche, ce qui lui vaut des critiques de ses salariés. L’affaire s’envenime et remonte jusqu’aux élus. Autre exemple, les salariés du service de la voirie s’émeuvent que les sandwiches fournis par la Ville lors des opérations de déneigement ne soient plus au jambon mais au poulet, ce qu’ils interprètent comme une concession accordée aux musulmans. 12 A Brest, la cheffe de projet DSU était aussi en charge de la lutte contre les discriminations. 13 Ce réseau est rattaché à l’Inter-Réseau du Développement Social Urbain (IR-DSU). entière. Ils craignent que cela ne contribue à renforcer la stigmatisation des personnes de culture musulmane. Ils pointent également le risque qu’une focalisation sur la laïcité ne conduise à reléguer la question des discriminations au second plan. Signes avantcoureurs de ce basculement, la Mairie de Toulouse a ouvert en février 2012 un « Espace diversités laïcité » et la Mairie de Roubaix a créé en 2013 un poste de chef de mission « laïcité, diversité et vivre-ensemble ». Dans ce contexte, les formations et les guides pratiques sur la laïcité se multiplient. En 2011 et 2012, la Fondation Jean Jaurès publie deux petits guides destinés aux élus14. De septembre 2013 à juillet 2014, trois centres de ressources politique de la ville organisent une vaste formation-action à l’intention d’intervenants socio-éducatifs de plusieurs régions. La démarche donnera lieu à un rapport de synthèse15 largement diffusé. En février 2014, Grenoble Alpes Métropole publie à son tour un guide pratique à l’usage des professionnels16. Fait intéressant, toutes ces formations et ces publications sont réalisées par le cabinet de Dounia Bouzar, Cultes & Cultures Consulting, qui exerce alors un quasi-monopole sur le « marché » émergeant de l’expertise en laïcité. Cependant, devant l’abondance de la demande, les consultants spécialisés dans la discrimination commencent à être sollicités pour des interventions sur la laïcité. C’est le cas par exemple de Nadia Hamadache, qui reçoit ses premières commandes sur le sujet au deuxième semestre 2013. Pour ma part, je quitte la Mairie de Grenoble en décembre 2013 et démarre une activité de consultant-formateur indépendant sur les politiques d’égalité. Dès l’été 2014, je suis sollicité par le Commissariat Général à l’Egalité des Territoires (CGET, ex-Acsé) pour animer une séquence sur « la laïcité et l’égalité appliquées aux démarches participatives » dans une formation destinée aux délégués du préfet. Les acteurs de l’économie sociale et solidaire se mobilisent également sur le sujet. En octobre 2014, le Comité National de Liaison des Régies de Quartier (CNLRQ) engage un chantier « Laïcité et cohésion sociale », en faisant appel à Maryvonne Lyazid, ancienne adjointe du Défenseur des Droits en charge de la lutte contre les discriminations. 14 Jean Glavany, Le guide pratique de la laïcité : une clarification par le concret (tome 1) et Laïcité : les deux points sur le i (tome 2), Fondation Jean Jaurès, coll. « Les Essais », 2011 et 2012. 15 Dounia et Lylia BOUZAR, Laïcité et égalité : pour une posture professionnelle nondiscriminatoire. Synthèse de la formation-action à l’intention des intervenants socio-éducatifs, Profession Banlieue, Trajectoire Ressources et RésO Villes, mars 2015. 16 Dounia Bouzar, Laïcité, égalité : guide à l’usage des professionnels, Grenoble Alpes Métropole, février 2014. La massification (2015-2016) Dans la construction des « politiques de laïcité », les attentats djihadistes des 7, 8 et 9 janvier 2015 à Paris et Montrouge constituent un tournant. Interprétées comme des attaques contre les valeurs républicaines, ces événements entraînent une massification des démarches de promotion de la laïcité. Dès le 22 janvier, le gouvernement lance une « grande mobilisation de l’Ecole pour les valeurs de la République » dont la laïcité constitue une priorité. Le 6 mars, le premier Comité Interministériel à l’égalité et à la citoyenneté (CIEC) annonce un ensemble de mesures destinées à promouvoir la laïcité, dont un vaste plan de formation national visant à former dix mille personnes par an. Intitulé « Valeurs de la République et Laïcité », ce dispositif est piloté par le Commissariat Général à l’Egalité des Territoires (CGET, rattaché au Premier Ministre) et rassemble plusieurs ministères, l’Observatoire de la laïcité, le Centre National de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT) et l’Union Sociale pour l’Habitat (USH). Toutes les administrations engagent leurs propres démarches sur le sujet, comme la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) qui lance son plan d’action17 en février 2015. Le secteur social et médico-social est particulièrement en pointe. La Caisse d’Allocations Familiales (CAF) se dote en septembre 2015 d’une Charte de la laïcité, tandis que le Conseil Supérieur du Travail Social émet en décembre 2015 un avis intitulé « La laïcité : un principe fondamental du travail social » 18. Au cours de l’année 2015, Maryvonne Lyazid est sollicitée pour accompagner la Fondation Saint-Vincent de Paul, la Fédération des Associations pour adultes et jeunes handicapés (APAJH), la Fédération des Établissements Hospitaliers et d'Aide à la Personne (FEHAP) ou encore l’Association des directeurs d’hôpitaux dans leur réflexion sur la laïcité. Début 2016, l’Union Sociale pour l’Habitat (USH) met en place un programme « Laïcité et vivre-ensemble » à l’intention des organismes HLM. Le besoin de qualification des professionnels et de élus sur le sujet est désormais reconnu par tous. Pour y répondre, de nouveaux guides pratiques voient le jour. L’Observatoire de la laïcité en publie trois en juillet 2015, sur la gestion du fait religieux dans l’entreprise privée, dans les collectivités territoriales et dans les structures socioéducatives, complétés en février 2016 par un guide destiné aux établissements publics de santé. En novembre 2015, l’Association des Maires de France sort son « vademecum » sur la laïcité19. En juillet 2016, c’est au tour de l’Association Nationale des 17 « Plan d’action en matière de respect du principe de laïcité et des pratiques religieuses des mineurs pris en charge dans les établissements et services du secteur public et du secteur associatif habilité et du principe de neutralité par les agents prenant en charge ces mineurs ». 18 Avis adopté par l’Assemblée plénière le 9 décembre 2015. 19 « Laïcité, le vade-mecum de l’AMF », hors-série de Maires de France : le magazine des maires et des présidents d’intercommunalité, novembre 2015. Directeurs Missions Locales (ANDML) de sortir son « vade-mecum à l’usage des salariés ». Citons également les guides du CNFPT20 (mai 2015), de la Mairie de Paris21 (décembre 2015), du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis22 et d’autres en cours d’élaboration (USH…). L’effacement de la lutte contre les discriminations La montée en puissance des « politiques de laïcité » se fait-elle au détriment de la lutte contre les discriminations ? Force est de répondre par l’affirmative. Tous les consultants spécialistes des discriminations constatent un tarissement de la commande publique sur le sujet depuis 2015 et sont désormais davantage sollicités pour des interventions sur la laïcité ou sur la prévention de la radicalisation23. Pour ma part, la laïcité représente désormais 80 % à 90 % de mon activité. Saïd Bechrouri confirme ce basculement : « En 2016, sur une cinquantaine de sessions à la Mairie de Paris, j’en ai animé deux sur les discriminations, toutes les autres étaient sur la laïcité ». Il est vrai que la Ville s’est fixée comme objectif de former cinq mille encadrants à la laïcité en 2015 et 2016. « On n’hésite pas à rendre obligatoires ces formations là où on laisse les formations à la lutte contre les discriminations facultatives », observe de son côté Nadia Hamadache. On peut d’ailleurs se demander si le caractère obligatoire est nécessaire, tant ces formations sont plébiscitées. « Quand on fait une intervention sur la laïcité ou la radicalisation, on n’a aucun problème pour remplir la salle » (Nadia Hamadache), ce qui est loin d’être le cas quand il est question de discrimination. Il est d’autant plus tentant de comparer l’évolution du traitement des deux thématiques que ces démarches de promotion de la laïcité sont souvent mises en œuvre par les services ou les personnes en charge des questions d’égalité. C’est le cas par exemple à Lyon, Grenoble, Brest, Dunkerque, ou Aubervilliers. A la Mairie de Paris, la référente laïcité est l’ancienne responsable de l’Observatoire de l’Egalité femmes-hommes. Au CGET, le plan « Valeurs de la République et Laïcité » est en partie mis en œuvre par des personnes qui étaient, du temps du FASILD puis de l’Acsé, en charge des dispositifs de lutte contre les discriminations. 20 CNFPT, Les fondamentaux sur la laïcité et les collectivités territoriales, mai 2015. 21 Secrétariat général de la Mairie de Paris, Laïcité et neutralité au sein des services publics de la Ville de Paris : guide pratique à l’usage des encadrant-e-s, décembre 2015. 22 Conseil départemental de Seine-Saint-Denis, La laïcité au Département de la Seine-Saint-Denis : guide pratique, 2016. 23 La façon dont la laïcité est aujourd'hui associée à la prévention de la radicalisation dans la commande publique mériterait une analyse à part entière. Lorsqu’ils mettent en place des démarches « laïcité », les professionnels de la nondiscrimination tentent d’articuler les deux thématiques. Ainsi, la Mairie d’Aubervilliers a organisé en 2015-2016 une recherche-action intitulée « Laïcité et religion : comment concevoir notre action éducative sans discrimination ? » L’Association de Prévention du Site de la Villette, qui porte le plan de lutte contre les discriminations du 19 ème arrondissement de Paris, a commandé en 2015 et 2016 une formation sur le thème « Laïcité, fait religieux et non-discrimination ». Quant au plan « Valeurs de la République et laïcité » du CGET, il affiche comme objectif d’aider les professionnels à « apporter des réponses aux demandes et situations rencontrées dans l’exercice de leurs fonctions, fondées sur le droit en matière de respect des principes de laïcité et de nondiscrimination24. » Cependant, force est de constater que l’ordre des priorités s’est inversé : désormais la discrimination est de plus en plus envisagée comme une sous-thématique de la laïcité. Certes, les structures historiquement engagées continuent à mener des actions de lutte contre les discriminations mais cette cause ne semble plus susciter de nouvelles vocations. On pourrait tempérer ce jugement en considérant que cet engouement pour la laïcité constitue une opportunité pour remettre au goût du jour la question des discriminations. De fait, lorsque les formations à la laïcité sont commanditées ou animées par des promoteurs de la non-discrimination (institutionnels ou consultants), ces derniers s’attachent à montrer le lien entre ces deux principes. Ils rappellent que la laïcité ne peut servir de prétexte pour discriminer des personnes en raison de leur religion ou interdire le port de signes religieux aux usagers des services publics. S’appuyant sur le droit et l’histoire, ils promeuvent une vision libérale (au sens philosophique) et inclusive de la laïcité, fidèle à l’esprit de la loi de 1905. Lorsqu’elles sont basées sur cette approche antidiscriminatoire, les formations à la laïcité permettent de déconstruire des stéréotypes et des idées reçues, de mettre en évidence les mécanismes discriminatoires et de replacer le droit au centre des pratiques professionnelles. En rappelant par exemple aux agents des services publics que l’obligation de neutralité qui s’impose à eux ne concerne pas les usagers, on réduit le risque d’inégalité de traitement en raison de la religion. Cependant, peut-on encore parler de lutte contre (toutes) les discriminations quand on se focalise sur le seul critère de la religion ? Du reste, tous les formateurs ne partagent pas cette approche et il n’est pas rare d’assister à des interventions sur la laïcité où le terme de discrimination n’est jamais prononcé. Certains commanditaires décident tout simplement de passer sous silence la question des discriminations, préférant s’en tenir à la dénonciation du racisme et de l’antisémitisme. C’est que parler de discrimination suppose de reconnaître l’existence d’une victime et d’un coupable. Cela oblige à s’interroger sur la responsabilité des 24 Commissariat Général à l’Egalité des Territoires, Valeurs de la République et laïcité : kit pédagogique, avril 2016. institutions et des individus qui discriminent. La laïcité, en revanche, n’appelle aucun examen de conscience. Elle est inconsciemment perçue comme un principe, voire une valeur à défendre contre les « communautaristes » (en clair, les musulmans) qui voudraient faire primer leur loi religieuse sur la loi républicaine. Or, ce sont précisément ces individus qui sont exposés aux discriminations. Le discours sur la laïcité permet donc de mettre l’accent sur les manquements potentiels des minoritaires vis-à-vis de la République plutôt que sur les manquements de la République à leur égard. En 2006, Olivier Noël se demandait déjà si la lutte contre les discriminations ethniques n’avait été qu’une parenthèse entre le modèle républicain de l’intégration et le modèle libéral de promotion de la diversité25. Aujourd'hui, il serait tentant de voir la promotion de la laïcité comme un nouveau référentiel d’action public venant concurrencer la lutte contre les discriminations mais cette analyse ne tient pas en raison de l’hétérogénéité des approches de la laïcité. Il serait plus juste de dire que l’on retrouve, dans les « politiques de laïcité », le clivage entre partisans de la lutte contre les discriminations et de l’intégration. Les premiers mettent l’accent sur la liberté de conscience et l’égalité des droits, tandis que les seconds insistent sur l’obligation de neutralité et prônent la discrétion dans la manifestation de sa foi en public. La lutte contre les discriminations ethniques n’a jamais bénéficié, en France, d’un portage politique fort et pérenne, tant au niveau national qu’au niveau local. Elle a connu dès ses débuts une « carrière en accordéon »26 avant de s’effacer progressivement de l’agenda politique27, si bien que l’on peut avec Patrick Simon dresser l’amer constat que « la lutte contre les discriminations n’a pas eu lieu »28, à l’exception de quelques territoires engagés. L’émergence du fait religieux et de la laïcité dans l’agenda politique n’a fait qu’accélérer la démobilisation des pouvoirs publics vis-àvis des discriminations ethniques. Elle s’est accompagnée d’un retour en puissance du 25 Olivier Noël, « Entre le modèle républicain de l’intégration et le modèle libéral de promotion de la diversité : la lutte contre les discriminations ethniques et raciales n’aura-t-elle été qu’une parenthèse dans la politique publique en France ? », intervention au colloque CASADIS, CGT, Montreuil, 8 novembre 2006. 26 Marie-Christine Cerrato Debenedetti, « L’invention locale des discriminations ethno-raciales : la carrière en accordéon d’un problème public », Migrations Société, 2010, vol.22, n°31, p. 155-170. 27 Fabrice Dhume, « De la reconnaissance à l’effacement : La politique française de lutte contre les discriminations et la question raciale », in Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem, Race et capitalisme, éd. Syllepse, coll. « Arguments et mouvements », 2012, p.51-66. 28 Patrick Simon, « La lutte contre les discriminations n’a pas eu lieu : la France multiculturelle et ses adversaires », Mouvements, 2015/3, n°83, pp. 87-95. discours intégrationniste qui minore les discriminations quand il ne les cautionne pas, au nom justement de la laïcité. Il est encore trop tôt pour évaluer l’impact des innombrables « plans d’action laïcité » en cours mais il n’est pas certain que les guides pratiques et les formations suffisent à refaire de la laïcité ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un outil d’inclusion. Quant à en faire un outil de lutte contre les discriminations, cela relève – dans le contexte actuel – du vœu pieux. Liste des personnes interviewées : Saïd Bechrouri, consultant-formateur, COPAS ; Philippe Cormont, consultant-formateur, COPAS / ANDML ; Nadia Hamadache, consultante-formatrice, Concept RSE ; Lynda Lebbad, ancienne cheffe de projet DSU à Brest Métropole Océane ; Maryvonne Lyazid, ex-adjointe du Défenseur des Droits en charge de la lutte contre les discriminations, consultante indépendante.