chronique et enjeux d - Alliance de recherche sur les discriminations

Colloque « Religion et discriminations », 3 octobre 2016, Paris.
Communication d’Edwin Hatton
De la lutte contre les discriminations à la promotion de la
laïcité : chronique et enjeux d’un basculement
Dans ce colloque réunissant principalement des chercheurs, je propose d’apporter un
témoignage de praticien sur le traitement politique de la laïcité et son articulation avec
la non-discrimination. Depuis mes débuts professionnels dans le champ de la lutte
contre les discriminations en 2007, j’ai vu la question de la laïcité y prendre une place
croissante. Après les attentats de 2015, toutes les administrations se sont dotées de leur
« plan d’actions laïcité ». Parallèlement, les politiques de lutte contre les discriminations
ont disparu ou ont été marginalisées. Tant du côté des institutions que des experts
privés, on observe une « reconversion » des acteurs de la lutte contre les
discriminations dans le thème désormais plus porteur du fait religieux et de la laïcité.
Quand s’est opéré ce basculement et quelles en sont les conséquences ? En m’appuyant
sur mon expérience professionnelle
1
et sur les témoignages de plusieurs confrères et
consœurs
2
, j’ai distingué trois périodes dans ce processus : l’émergence de la question
du fait religieux dans les organisations et sur les territoires (2007
3
-2012), la montée en
puissance des « politiques de laïcité » (2013-2014) et leur massification depuis les
attentats de janvier 2015. Dans certains cas, ces démarches permettent de remettre en
lumière la question des discriminations, mais dans l’ensemble, elles contribuent à
accélérer l’effacement de ce problème public.
L’émergence (2007-2012)
Lorsque je suis recruté en septembre 2007 comme « consultant junior » dans un cabinet
de « conseil en diversité », les questions de religion et de laïcité occupent déjà une place
importante dans le débat public mais les organisations publiques et privées ne s’en sont
1
J’ai été consultant à Altidem (2007-2009), puis chef de projet Lutte contre les discriminations à
la Mairie de Grenoble (2010-2013) avant de devenir consultant-formateur indépendant en 2014.
2
Liste en fin de texte.
3
Cette chronologie commence en 2007, au moment de mes débuts professionnels. La période
antérieure mériterait d’être prise en compte pour une analyse plus globale mais je ne peux en parler en
tant que témoin.
pas encore saisies. Pour l’heure, elles forment leur personnel à la « diversité » ou à la
lutte contre les discriminations, encouragées par la promotion de la Charte de la
Diversité puis du Label Diversité et par les financements de l’Agence pour la Cohésion
Sociale et l’Egalité des Chances (Acsé)
4
. Cette conjoncture favorable génère un véritable
« marché » de la lutte contre les discriminations
5
sur lequel se positionnent un petit
nombre d’opérateurs privés dont le cabinet qui m’emploie et qui a été créé en 2006.
Au cours de ces formations, l’évocation de la religion comme critère de discrimination
suscite parfois des questions et des débats, généralement polarisés autour de l’islam et
plus précisément du voile. Les intermédiaires de l’emploi se demandent par exemple
s’ils doivent conseiller aux femmes voilées de se découvrir pour trouver du travail. Saïd
Bechrouri, formateur au COPAS, se souvient de la première fois où il a été confronté à la
question religieuse dans une formation : « C’était en 2008 dans une formation de
dirigeants de TPE-PME. Une chargée de mission de Pôle Emploi m’a demandé si elle
pouvait écarter le CV d’une candidate parce qu’elle portait le voile. » La religion n’est
pas encore abordée comme une problématique à part entière mais comme une sous-
thématique de la discrimination ou de la diversité. Ainsi, en mars 2009, l’association
IMS-Entreprendre pour la Cité
6
publie à l’intention de ses adhérents un guide pratique
intitulé « Gérer la diversité religieuse en entreprise ». De leur côté, les collectivités
territoriales n’ont pas encore pris la mesure du besoin de formation sur ces questions, à
quelques exceptions près dont Brest, Paris et Grenoble.
A Brest, ce besoin est identifié par Lynda Lebbad, la cheffe de projet Développement
Social Urbain (DSU) de la communauté urbaine. Arrivée de région parisienne en 2001,
elle observe le développement du salafisme dans le quartier en Zone Urbaine Sensible
de la ville. Face aux jeunes qui se convertissent à l’islam, changent de tenue et de
comportement, élus et professionnels éprouvent un certain malaise mais font « comme
si de rien n’était ». En 2006 ou 2007, une association inter-religieuse invite Dounia
Bouzar
7
à donner une conférence à laquelle assiste Lynda Lebbad. Celle-ci a alors l’idée
4
Héritière du Fonds d’Action Sociale pour l’Intégration et la Lutte contre les discriminations
(FASILD) qui a contribué à diffuser le référentiel de la lutte contre les discriminations dès le début des
années 2000.
5
Fabrice DHUME, « De la discrimination du marché au marché de la discrimination. Les fausses
évidences de la « lutte contre les discriminations » », ISCRA-Est, mai 2004.
6
L’Institut du Mécénat de Solidarité (IMS) se présente comme un « centre d'échanges,
d'innovation et d'expertise sur les questions de Développement Humain », regroupant 250 entreprises
engagées dans des démarches de responsabilité sociale. Il a joué un rôle important dans la diffusion du
thème de la diversité dans les entreprises françaises.
7
Ancienne éducatrice spécialisée de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) devenue
consultante sur le fait religieux
d’engager un travail de fond sur le fait religieux avec les acteurs du territoire. Elle mettra
deux ans et demi à convaincre les élus et la hiérarchie du bien-fondé de ce projet. C’est
finalement en 2009 que démarre une formation-action animée par Dounia Bouzar en
direction d’un groupe interinstitutionnel de professionnels de la jeunesse. Ce travail de
plus d’un an fera l’objet de plusieurs restitutions devant les élus, les cadres de la
communauté urbaine et le grand public.
A Paris, la question du fait religieux émerge dans les formations à la lutte contre les
discriminations animées à partir de 2009 par le COPAS
8
. Lorsque les formateurs
présentent la Charte de la laïcité dans les services publics
9
, ils font face à un flot de
questions et de témoignages des agents, ce qui révèle à la fois la prégnance de cette
problématique dans les services et l’absence de repères partagés pour la traiter. Le
COPAS fait part de ce constat à la direction des ressources humaines. En 2012, la Ville lui
commande une formation spécifique sur la laïcité, d’abord pour la Direction de la
Propreté de l’Eau puis pour la Direction de la Famille et de la Petite Enfance
10
. Cette
même année, le 24 septembre 2012, la Mairie met en place un Observatoire parisien de
la laïcité.
A Grenoble, la prise de conscience du besoin de formation sur le fait religieux s’opère à
peu près au même moment. Début 2010, je suis recrupar la Mairie comme chef de
projet « lutte contre les discriminations ». Lorsque je rencontre les équipes Politique de
la Ville des trois secteurs prioritaires de Grenoble afin de sonder leurs besoins, toutes
expriment des interrogations relatives aux manifestations de plus en plus visibles de
l’islam et à la dégradation des relations filles-garçons dans les quartiers (généralisation
du foulard, invisibilité des femmes dans l’espace public, refus de la mixité…). Je propose
alors de mettre en place une formation-action sur la gestion du fait religieux dans les
services publics, en prenant modèle sur ce qui s’est fait à Brest et en faisant également
appel à Dounia Bouzar. L’initiative suscite un grand nombre de candidatures, parmi
lesquelles sont sélectionnés une quinzaine des professionnels du développement social
urbain, de l’éducation, de la jeunesse et de la santé.
Après six mois de travail, plusieurs restitutions sont organisées en 2011. Celles destinées
aux élus de la Ville et de la communauté d’agglomération attirent moins d’une dizaine
d’entre eux alors que celle destinée aux professionnels fait salle comble. Même succès
pour la conférence grand public animée par Dounia Bouzar sur le thème « islam et
laïcité ». Dans le public, plusieurs personnes de culture musulmane se disent heureuses
8
Coopérative de Conseil & Accompagnement des Territoires.
9
Charte rédigée par le Haut Conseil à l’Intégration et officialisée par une circulaire du Premier
Ministre en date du 13 avril 2007.
10
A Paris, la DPE gère notamment la collecte des ordures ménagères, tandis que la DFPE s’occupe
des crèches et des assistantes maternelles à domicile.
qu’un tel débat ait lieu en mairie. Suite à ces différentes actions, je suis désormais
identifié comme une sorte de « référent laïcité » au sein de la Mairie et suis
régulièrement sollicité à ce sujet par des responsables de service pour les aider à
résoudre des situations difficiles, de plus en plus nombreuses
11
. Par ailleurs, dans
d’autres collectivités du bassin grenoblois (Fontaine, Saint-Martin d’Hères, communauté
d’agglomération), mes homologues en charge de la lutte contre les discriminations
organisent à leur tour des formations sur la laïcité à l’intention de leur personnel ou de
leurs élus.
A Brest, à Paris et à Grenoble, la mise en place des premières formations à la laïcité ne
répond donc pas à une commande politique mais à une initiative des services (politique
de la ville, ressources humaines ou lutte contre les discriminations) ayant identifié chez
les professionnels un besoin de qualification sur le sujet. Le succès de ces formations
confirme a posteriori la pertinence de ce diagnostic. D’une façon ou d’une autre, ces
démarches sont encore rattachées à la lutte contre les discriminations
12
mais elles
commencent à s’autonomiser.
La montée en puissance (2013-2014)
A partir de 2013, les pouvoirs publics intensifient leur mobilisation en faveur de la
laïcité, tant au niveau national qu’au niveau local. Le 13 avril, le Président de la
République et le Premier Ministre installent l’Observatoire de la laïcité, formellement
créé par Jacques Chirac en 2007. Le 6 septembre, une « Charte de la laïcité à l’Ecole »
est officialisée par une circulaire du Ministère de l’Education nationale.
Dans les collectivités territoriales, le sujet continue à prendre de l’ampleur, comme je le
constate au sein de « l’Espace LCD »
13
, seau national de professionnels de la lutte
contre les discriminations auquel je participe. Sur notre forum en ligne, la laïcité devient
le sujet le plus discuté, au point que nous décidons d’y consacrer notre séminaire annuel
en septembre 2013 à Villeurbanne. Si tous les membres constatent la prégnance de
cette thématique, certains sont réticents à l’idée d’en faire une problématique à part
11
Je donnerai deux exemples, qui montrent la dimension de plus en plus identitaire prise par ces
questions. Un responsable de centre social accepte d’afficher dans sa structure une information relative à
un « cochon grillé » organisé par des habitants, ce qui est perçu comme une provocation dans ce quartier
comptant une importante population musulmane. Il retire alors l’affiche, ce qui lui vaut des critiques de
ses salariés. L’affaire s’envenime et remonte jusqu’aux élus. Autre exemple, les salariés du service de la
voirie s’émeuvent que les sandwiches fournis par la Ville lors des opérations de déneigement ne soient
plus au jambon mais au poulet, ce qu’ils interprètent comme une concession accordée aux musulmans.
12
A Brest, la cheffe de projet DSU était aussi en charge de la lutte contre les discriminations.
13
Ce réseau est rattaché à l’Inter-Réseau du Développement Social Urbain (IR-DSU).
entière. Ils craignent que cela ne contribue à renforcer la stigmatisation des personnes
de culture musulmane. Ils pointent également le risque qu’une focalisation sur la laïcité
ne conduise à reléguer la question des discriminations au second plan. Signes avant-
coureurs de ce basculement, la Mairie de Toulouse a ouvert en février 2012 un « Espace
diversités laïcité » et la Mairie de Roubaix a créé en 2013 un poste de chef de mission
« laïcité, diversité et vivre-ensemble ».
Dans ce contexte, les formations et les guides pratiques sur la laïcité se multiplient. En
2011 et 2012, la Fondation Jean Jaurès publie deux petits guides destinés aux élus
14
. De
septembre 2013 à juillet 2014, trois centres de ressources politique de la ville organisent
une vaste formation-action à l’intention d’intervenants socio-éducatifs de plusieurs
régions. La démarche donnera lieu à un rapport de synthèse
15
largement diffusé. En
février 2014, Grenoble Alpes Métropole publie à son tour un guide pratique à l’usage
des professionnels
16
. Fait intéressant, toutes ces formations et ces publications sont
réalisées par le cabinet de Dounia Bouzar, Cultes & Cultures Consulting, qui exerce alors
un quasi-monopole sur le « marché » émergeant de l’expertise en laïcité.
Cependant, devant l’abondance de la demande, les consultants spécialisés dans la
discrimination commencent à être sollicités pour des interventions sur la laïcité. C’est le
cas par exemple de Nadia Hamadache, qui reçoit ses premières commandes sur le sujet
au deuxième semestre 2013. Pour ma part, je quitte la Mairie de Grenoble en décembre
2013 et démarre une activité de consultant-formateur indépendant sur les politiques
d’égalité. Dès l’été 2014, je suis sollicité par le Commissariat Général à l’Egalité des
Territoires (CGET, ex-Acsé) pour animer une séquence sur « la laïcité et l’égalité
appliquées aux démarches participatives » dans une formation destinée aux délégués du
préfet. Les acteurs de l’économie sociale et solidaire se mobilisent également sur le
sujet. En octobre 2014, le Comité National de Liaison des Régies de Quartier (CNLRQ)
engage un chantier « Laïcité et cohésion sociale », en faisant appel à Maryvonne Lyazid,
ancienne adjointe du Défenseur des Droits en charge de la lutte contre les
discriminations.
14
Jean Glavany, Le guide pratique de la laïcité : une clarification par le concret (tome 1) et Laïcité :
les deux points sur le i (tome 2), Fondation Jean Jaurès, coll. « Les Essais », 2011 et 2012.
15
Dounia et Lylia BOUZAR, Laïcité et égalité : pour une posture professionnelle non-
discriminatoire. Synthèse de la formation-action à l’intention des intervenants socio-éducatifs, Profession
Banlieue, Trajectoire Ressources et RésO Villes, mars 2015.
16
Dounia Bouzar, Laïcité, égalité : guide à l’usage des professionnels, Grenoble Alpes Métropole,
février 2014.
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