qui déborde et demande un accès direct à l'enseignement. À tel point que Marc dit que les
apôtres disciples ne trouvent pas un moment favorable pour manger.
Ceci n'est pas anodin.
Dans l'expression grecque, nous avons là une forme du mot « kairos» qui désigne le temps
favorable par excellence, le temps propice, en clair, le temps de Dieu. Ce temps qui se
distingue du temps de faire et de produire. Un temps de lâcher prise, où l'autre temps, le temps
chronologique, chronophage, cesse son emprise. N'oublions pas que dans la mythologie
grecque le « Cronos » est ce Dieu qui dévore ses enfants.
Jésus veut ce temps de repos pour ses élèves en formation d'apôtre. Mais c'est impossible, il y
a trop de monde. Les disciples n'ont même plus le temps de manger, c'est à dire, connaissant
l'ironie subtile de Marc, le temps de vivre. Alors, il fuit en embarquant les 12. Vers un lieu
désert.
Peine perdue, la rumeur court, et les gens, la masse, fait le tour du Lac et les rejoint. Et la fin
du texte est très importante. Jésus, à ce moment là, change. Il croyait avoir désormais le temps
et l'espace, mais la foule est là, demanderesse. Jésus la voit. Où aller ? Il doit changer de
méthode.
Les traductions habituelles disent que Jésus est pris de pitié, ou ému de compassion. Mais il
s'agit d'une très mauvaise traduction. Littéralement, c'est « Jésus fut pris aux entrailles ». On
pourrait déjà traduire par « Jésus fut pris aux tripes », ce serait déjà mieux, mais encore faux.
Le mot sous-jacent qui évoque les entrailles désigne en fait les entrailles féminines, la
matrice, l'utérus. Jésus fut ému de cette façon là, comme une mère devant son enfant en
danger. Ce n'est pas de la pitié. C'est beaucoup plus fort.
Jésus a été saisi à ce moment-là d'une sensation vertigineuse de responsabilité. C'était un
maître formant des élèves en stage, le voilà désormais clairement en face de sa mission. Celle-
ci ne consiste plus à guérir quelques malades et à enseigner des élèves, mais à pro-tester, c'est-
à-dire témoigner devant, à pro-phétiser, c'est-à-dire à parler devant, à parler, parole et
paraboles venant exactement de la même origine. A relier, Dieu, les uns et les autres. A rendre
Dieu à l'humain.
Le voilà, le peuple de Dieu, le peuple de la terre, les voilà les fils et les filles engendrés par
mon souffle, rappelle-toi le temps où mon souffle, qui est aussi le tien, couvait la création. La
voilà, l'origine de cette violence matricielle que tu viens de subir. Mon peuple est désormais le
tien. Ils sont demandeurs, et j'ai déposé en toi le secret de la parole qui relève ou, en termes
religieux, ressuscite. C'est ton peuple, nourris-le, il a faim. Il est impatient.
Certes, tu n'auras plus de repos, les lieux déserts où tu te retirais pour prier, ou pour dormir, ne
seront plus déserts. Le temps favorable, tu ne le connaîtras plus pour toi. Désormais, tu es, toi,
le temps favorable pour eux.
Dans ce petit verset 34 de Marc, Jésus réalise la densité de sa mission. Non, il ne sera pas un
maître de plus, dont l'enseignement est réservé à des disciples triés sur le volet. Il sera celui
dont la parole/parabole rassemblera. Le temps de sa parole, sera le kairos de tous ceux et
celles qui l'entendront, à condition qu'ils aient des oreilles pour entendre. Oreilles dont les
disciples officiels seront parfois dépourvus.