La domination de la Finance au Brésil Roberto Grün UFSCAR Le Brésil est considéré comme un exemple extrême de « financiarisation ».Taux d’intérêts et marges (spreads) bancaires considérés comme les plus élevés du monde, prévalence des raisons et des contraintes issues du marché financier sur toute autre considération et, plus récemment, la soumission visible d’un gouvernement fédéral issu de l’extrême gauche du spectre politique aux dictats de cette entité que sont les « marchés ». Comme les marchés sont essentiellement internationaux et que c’est par leur intermédiaire qu’une grande partie des pressions globalisantes exercent leurs effets sur la société brésilienne, je crois que c’est un bon exercice de sociologie que de regarder de près les modalités selon lesquelles cette possibilité se réalise ou parait seulement se réaliser. Vue de l’extérieur, l’expression la plus visible de la prédominance financière dans la société brésilienne est le niveau extrêmement élevé des taux d’intérêts pratiqués dans l’économie brésilienne et, un peu moins visible mais peut-être encore plus éclairant, le coût énorme de l’intermédiation bancaire 1 . En comparaison avec les autres pays,, les banques brésiliennes rémunèrent bien leurs investisseurs, mais accordent leurs prêts à un prix exorbitant. Il faut le dire, le Brésil est une sorte de « paradis des rentiers », mais surtout des banquiers, étant donné que ces derniers, en plus de recevoir des rémunérations élevées pour leur intermédiation, jouissent d’une situation doublement favorable créée par l’afflux des investisseurs tant nationaux qu’internationaux. Comme on peut le prévoir, la société brésilienne débat périodiquement de la légitimité d’une telle situation, des raisons de la changer et des manières de le faire. Du côté des défenseurs du statu quo financier l’explication la plus répandue se fonde sur l’«incertitude juridique » : comme les cadres juridiques de la société brésilienne sont peu fiables, les prêteurs sont obligés de faire payer cher leur argent étant donné que le risque de le perdre est très grand. A titre d’exemple de cette « incertitude », les décisions judiciaires défavorables aux 1 Pour les chiffres, voir l’annexe. 1 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 créanciers ou simplement le manque d’empressement des autorités dans les procès en recouvrement de dettes, la confiscation de valeurs liquides intervenue dans le cadre de ce qu’on a appelé le « Plan Collor » (1989) et la menace d’un retour de l’inflation qui érode la valeur des capitaux. Concrètement, on voit constamment des épisodes de ce genre montés en épingle et transformés en scoops dans les media les plus divers de sorte que la perception de l’incertitude est constamment répétée. Cela n’arrive pas par hasard : l’idée érudite de l’«incertitude juridique » est, elle-même, réitérée par une perception culturelle très enracinée selon laquelle le Brésil est le pays de la débrouille (jeitinho), de l’improvisation et du manque de planification. Ces caractéristiques imputées à la société brésilienne sont systématiquement opposées au « sérieux » dont sont crédités les pays centraux, dits du « Premier Monde », dans lesquels les taux d’intérêt seraient « civilisés ». De sorte que pour avoir droit à des taux « civilisés » il faudrait d’abord nous convaincre nous-mêmes d’abandonner les idiosyncrasies nationales pour accepter le modèle dont nous créditons le « Premier Monde » (Grün 2007). A la thèse juridique est opposée dans le débat l’autre hypothèse, selon laquelle les taux d’intérêts élevés sont un effet de la concentration du secteur bancaire. Peu nombreuses à prêter de l’argent les banques auraient ainsi les moyens d’imposer un prix élevé pour leur marchandise. Il faut relever que cette thèse, encore que constamment invoquée par les économistes, les politiques et les journalistes les moins impliqués dans la sphère financière, fait l’objet de bien peu de publicité. Ce n’est pas le lieu ici de discuter la qualité intrinsèque ou la validité respectives des deux thèses, mais il faut bien constater que la première occupe bien plus d’espace et que, lorsque les gouvernements sont forcés de donner quelques satisfactions à l’opinion publique au sujet des taux d’intérêt, ils proposent généralement des mesures qui diminuent l’incertitude juridique, donnant ainsi raison au premier diagnostic. Le discours favorable aux finances est normalement réputé « moderne » et « ouvert », caractéristiques qui s’opposent au caractère « villageois », «corporatif » et «attardé » des défenseurs du contrôle des activités financières, normalement les porte-parole de l’industrie. Les références au « moderne » et à l’ »international sont des armes rhétoriques qui font toujours leur effet dans ce débat public sur lequel repose la discussion économique interne à la société brésilienne. « Moderne » et « international » sont des catégories mnémotechniquement consonantes avec l’idée de « jeunesse » et apparaissent habituellement comme l’arme des secteurs des élites qui contestent les positions établies. La plupart du temps, la querelle rhétorique renvoie à des débats de juridiction et à des types différents de capital culturel. La domination de la Finance au Brésil 2 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 Dans l’histoire récente du Brésil, il y eut la forte discussion entre juristes et ingénieurs pendant la période des substitutions des importations (1940-1960) dans laquelle le premier groupe s’identifiait à la tradition nationale et à l’économie agraire-exportatrice et le deuxième à la modernité principalement anglo-saxonne et à l’industrialisation induite. Selon les premiers, la monnaie nationale devrait être forte de façon à bien rémunérer les produits agricoles exportés et, ainsi , entraîner la croissance de cette activité. Selon le deuxième groupe, la monnaie nationale devrait être moins valorisée, de façon à empêcher que les importations de produits manufacturés gênent le développement de l’industrie nationale. Juste après celui-là, apparaît un nouveau conflit dans lequel les ingénieurs s’identifiaient au développement national qui devrait préserver l’industrie et l’infrastructure économique par la planification étatique. Finalement, dans les années 1960, arrive le nouveau groupe des économistes portés par un discours sur l’autorité fiscale qui devrait conduire à la maîtrise de l’inflation, dont la composante principale serait un État mal administré à cause de ses volontés irréalistes d’intervention exagérée dans l’économie. Pour résoudre ce problème, l’Etat devrait progressivement abandonner les velléités, maintenant identifiées négativement comme corporatives, de diriger le développement et se donner pour tâche principale le contrôle de la monnaie, laissant au marché la fonction de lancer le développement « naturel » lorsque les conditions requises seraient réalisées, étant donné que le développement « artificiel » recherché en d’autres temps n’aurait conduit qu’à la désorganisation sociale , dont l’inflation était le symptôme et la composante essentiels. Cette niche culturelle, produite en grande partie par la diffusion de la pensée économique orthodoxe contemporaine crée le milieu nécessaire au développement des finances et intronise ses interprètes brésiliens dans la position d’intellectuels organiques du champ du pouvoir qui s’est formé dans les dernières décennies. En conséquence de cette configuration, toute critique de l’orthodoxie est généralement mal perçue et taxée d’attardée et corporative – péchés intellectuels et moraux dont peu de brésiliens sont capables de porter le poids. Mais la principale conséquence de ce résultat réside dans la permanence de l’énorme asymétrie dans la distribution des revenus au sein de la société brésilienne. Bien que statistiquement cette situation puisse être considérée comme insoutenable, la dynamique sociale explique sa permanence. Les dernières nouveautés en matière de crédit populaire en sont un exemple. Les salariés, en particulier ceux du secteur public, et les retraités titulaires de pensions qui ont des revenus fixes garantis (formalizados) parviennent à obtenir des prêts La domination de la Finance au Brésil 3 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 dont les mensualités de remboursement seront prélevées directement sur leurs revenus mensuels(le « crédit consigné). De cette façon l’éventualité du non paiement est réduite à presque zéro et les taux d’intérêt sont beaucoup moins élevés que les taux normalement pratiqués par les entreprises de financement qui opèrent avec les clientèles populaires. 2 Tandis que les dites « sociétés de financement populaire » exigent des taux d’intérêt qui vont de 3,5 à 10% par mois, les taux du crédit consigné, accordé aux titulaires de revenus sur lesquels les mensualités de remboursement peuvent être débitées directement, tournent autour de 2,3 à 3% par mois (SOFIA 11/02/2008).Ces taux sont très élevés comparés aux modèles internationaux et rémunèrent grassement les banquiers, mais même ainsi ils restent bas par comparaison avec ceux auxquels la clientèle qui en use était habituée par le passé. Cette configuration à la fois grotesque et compréhensible engendre une profonde acceptation du système qui, au moins à court terme, favorise à la fois les titulaires de rentes et ceux qui ont besoin d’emprunter. 3 En somme, vue de l’intérieur, la relation de la société brésilienne avec son système financier parait s’être améliorée ces derniers temps, encore que la situation puisse surprendre un regard familier d’autres latitudes ou d’autres relations de force entre agents économiques. Le national et l’international dans les finances Dans une perspective internationale, quand on regarde les finances à partir des acteurs les plus en vue dans les media, on observe dans le langage des marchés un modèle semblable à Sao Paulo, Kuala Lumpur, Paris ou New York. Surgit alors la tentation de considérer seulement cette fonction homogénéisante des marchés sur les pratiques des champs 2 L’unique possibilité de non-paiement, non encore réalisée à ce jour, serait l’éventualité dans laquelle l’emprunteur obtiendrait une sentence juridique interdisant au créancier de récupérer son prêt directement sur le bulletin de salaire ou le bulletin de pension. 3 Elle aussi met en lumière des changements significatifs dans la sphère familiale des familles dont un des membres peut prétendre à ce type de prêt. Le cas est de plus en plus fréquent du retraité qui sollicite un prêt en réalité destiné à un fils ou un petit-fils qui sans cela n’auraient pas accès à cette source de financement bon marché par comparaison avec les sources auxquelles ils auraient accès par eux-mêmes. Ce procédé devient même progressivement une nouvelle obligation familiale qui a des conséquences importantes dans la structuration des noyaux familiaux et les relations de force en leur sein. La domination de la Finance au Brésil 4 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 économiques et politiques des diverses sociétés. Mais je crois que cette logique cache plutôt qu’elle ne révèle la logique sociale selon laquelle les marchés opèrent et les influences qu’ils exercent sur le reste de la société. Un autre piège pour la sociologie de cet espace social réside dans la tendance universitaire dans les sciences humaines de réaliser des études ethnographiques systématiques et rigoureuses de groupes spécifiques d’agents qui opèrent sur ces marchés comme, par exemple, les courtiers en marchandises ou en actions qui sont utiles pour montrer comment ces groupes se comportent et pourquoi, mais fonctionnent moins bien pour évaluer la dynamique de l’espace social pris comme un tout étant donné qu’ils finissent par incorporer les arguments et les théodicées du groupe qui est toujours en conflit de juridiction avec d’autres segments de l’espace. Pour éviter, ou au moins relativiser les effets de ces deux pièges, je pense qu’un bon procédé consiste à analyser la forme donnée au Brésil à quelques instruments financiers de base qui promeuvent la « financérisation » de la société brésilienne. Ainsi les capitaux et les stratégies qui s’affrontent dans l’espace des finances seront analysés « d’arrière en avant » à partir des instruments et des institutions qui apparaissent et, éventuellement, ceux qui avortent. La « jeunesse » de cet espace et de ses institutionnalités permet une analyse plus rapide, étant donné que les traces de sa constitution peuvent être retrouvées par l’analyse de l’activité du gouvernement brésilien et des organes multilatéraux tels le FMI, la Banque Mondiale et l’OCDE, des acteurs individuels et collectifs qui y agissent, dans les actions et les réactions dans les espaces d’action des dirigeants syndicaux et, plus récemment, aussi les dirigeants des diverses ONGs qui s’occupent des causes sociales, environnementales ou de genre, ainsi qu’à travers leurs reflets dans la presse politique, environnementale et d’affaires. Les dispositifs financiers les plus amples qui sont importés, retravaillés et dotés de significations nouvelles dans la société brésilienne sont la gouvernance corporative et l’émission de fonds communs privée de placement en actions (private equity funds). Tous deux ont la caractéristique d’être une architecture construite à partir d’ensemble d’instruments pas toujours homogènes plutôt que des outils clairement définis quant à l’heuristique, l’usage et les objectifs. De cette manière ils peuvent, du point de vue de l’analyse, être considérés à la fois comme institutions et comme artefacts culturels. Comme institutions parce que la logique de leur implantation dans la société brésilienne dépend de réarrangements dans divers secteurs et espaces sociaux, tels les champs économique, juridique et politique. Et une fois installés ils produisent des effets irréversibles dans ces trois La domination de la Finance au Brésil 5 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 sphères. Comme artefacts culturels, parce qu’ils se révèlent d’une grande plasticité. Cette dernière caractéristique qui normalement, dans une approche positive ou opérationnelle, peut être considérée comme une circonstance perturbatrice ou comme un résidu que le temps ou la raison devront corriger, devient une piste fondamentale pour l’analyse sociologique étant donné qu’elle constitue la fenêtre par laquelle nous pouvons observer avec plus de clarté les idées et les relations entre les groupes en concurrence et en compétition pour donner sa forme au champ financier dans sa spécificité brésilienne. Il s’agit donc d’une tentative pour rendre compte de la dynamique culturelle qui sert de base à la domination financière, qui ainsi doit être traitée comme un mode de domination au sens wébérien, dans lequel il faut chercher et comprendre les formes de légitimation de l’ordre que les finances imposent à la société. En ce sens, l’étude de l’empire que les finances ont constitué dans le Brésil contemporain peut aussi être considérée comme une tentative de sociologie du pouvoir et comme l’exploration d’une piste différente pour la discussion, qui dure depuis des décennies, sur « les » « ideias fora do lugar » qui donneraient sa forme propre à la dynamique culturelle de la société brésilienne, encore que son espace empirique spécifique soit une zone très prosaïque de l’espace social (Schwarz 1977). Chronologiquement, la gouvernance corporative arrive au Brésil avant et promet le cycle vertueux tant espéré de capitalisation des entreprises brésiliennes par le biais des marchés de capitaux ouverts, qui devrait les rendre beaucoup plus aptes à se développer, innover et entrer dans la compétition nationale et internationale. Le corollaire, et peut-être est-ce pour expliquer la dynamique sociale plus important que la prétendue fonctionnalité de l’ensemble des dispositifs, est que ce cycle augmente drastiquement le fond de commerce de tous les circuits d’intermédiaires (agents, financiers, avocats, économistes financiers, agences et agents comptables, medias spécialisés) qui opèrent sur le marché financier. Comme dans d’autres phénomènes de diffusion culturelle d’instruments économiques ou organisationnels, surgit au niveau international une discussion sur la possibilité réelle de la gouvernance corporative, l’instrument qui a été l’aboutissement des discussions spécifiques du champ économique nord-américain, de fonctionner dans d’autres environnements dont les particularités de l’histoire économique et sociale rendraient les outils nord-américains exotiques et inefficaces (Roe 1994, Hollingworth et Boyer 1997). A l’exemple de ce qui arriva dans la décade de 1980 à propos de l’administration industrielle japonaise, et particulièrement de la « qualité totale », cette première discussion, nécessairement générique et doctrinaire, est La domination de la Finance au Brésil 6 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 progressivement dépassée par ue autre plus précise qui considère les exemples concrets déjà plus ou moins constitués et concrets et visent les hybridations qui rendent compte à la fois de la tendance internationale et des spécificités nationales ou locales (Jackson 09/2001 Grün 1992, Cole 1995, Grün 2003). Les fonds privés de placement en actions arrivent au Brésil un peu après, initialement pour rendre viables les consortiums d’entreprises qui participèrent aux privatisations des années 1990. dans cette évolution le fond de commerce est plus restreint au monde financier et jusqu’à très récemment seuls les financiers plus internationaux et intellectuellement bien préparés à leur fonction parvenaient à se risquer avec désinvolture dans cet espace. En l’occurrence il s’agissait d’accoutumer la société et de créer un cadre juridique pour isoler la fonction d’entrepreneur, confiée normalement à de nouveaux groupes financiers, de la fonction de capitaliste-rentier que les fonds de pension furent obligés de développer au cours de cette série d’épisodes (Grün 2007) Les jeunes banquiers d’investissements devenus très internationaux créèrent cet espace au cours de ces épisodes de la décennie 1990 et, plus récemment, il a bénéficié d’une énorme impulsion grâce au boom de l’éthanol et des énergies renouvelables en général. C’est tout sauf un hasard si ce boom brésilien a coïncidé avec un intense mouvement de même nature sur les marchés des pays centraux, alimenté tant par les ressources des investisseurs externes que par la légitimité attachée aux instruments développés par leur usage intense et qui faisait l’objet d’une vive publicité dans les pays centraux. De cette manière , la nouveauté financière dans laquelle les investisseurs confient leurs capitaux aux soins des gestionnaires de fonds en contrepartie d’un ensemble de garanties considéré comme moins sûr que les investissements traditionnels finit par être considérée comme un miroir de ce qui se passe sur les marchés plus développés et est bien acceptée dans l’espace économique brésilien. Ainsi l’utilisation de ce dispositif financier réussit à mobiliser avec succès des capitaux considérables chez les investisseurs privés. La logique de la centralisation des capitaux et de la dispersion du risque qu’on retrouve dans les fonds de private equity (fonds communs de placement en actions) est vieille comme le capitalisme (Braudel 1979). Mais dans le passé brésilien, son utilisation restait informelle et restreinte à la concentration de capitaux d’individus appartenant à de petits cercles sociaux homogènes, tels les élites locales des municipes ou les groupes ethniques caractérisés comme « nations commerçantes » (les Juifs, Arménies, Libannais). Typiquement, le mécanisme était utilisé dans la construction civile comme forme de financement d’entreprises immobilières La domination de la Finance au Brésil 7 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 telles que la construction d’édifices à étages, ou pour l’achat d’un taureau reproducteur destiné à féconder les vaches de plusieurs éleveurs ou dont le sperme devait être congelé et vendu et les profits réalisés partagés entre tous. Dans la configuration créée par les novateurs financiers récents ce mode de financement augmente considérablement ses objectifs jusqu’à se transformer en un dispositif d’usage généralisé et beaucoup plus largement que par le passé. En atteignant cet objectif il est probable que l’instrument subit un changement qualitatif étant donné que la quantité des liquidités rassemblées permet la réalisation d’opérations beaucoup plus audacieuses quant au nombre des partenaires, au volume de capital engagé et à la diversité des objectifs. 4 Mais on ne rendrait pas compte de la dynamique sociologique de la financérisation brésilienne si on n’était pas attentif aux processus micro-sociologiques, particulièrement au niveau de l’entreprise et et des « unités commerciales » qui ont commencé à apparaître un peu et qui ont préparé le terrain pour les innovations qui viennent explicitement des marchés financiers. Le sens commun des « diagnostics sur le Brésil » affirme que nous sommes les héritiers d’une caractéristique négative des sociétés ibériques qui engendre des bureaucraties particulièrement pesantes, coûteuses et inefficaces. De la sorte, la recherche de solutions organisationnelles modernes pour « révolutionner » l’espace de l’administration publique et privée est une constante depuis le début du XXème siècle au moins , ce qui garantit le succès des gouvernements qui « s’attaquent à ce problème « et assure une couverture médiatique complaisante aux entreprises qui affirment réaliser des expériences novatrices dans ce domaine. C’est ainsi que le terrain économique et politique brésilien est une terre fertile où 4 Mais il faut aussi rappeler le rôle de la BNDES –Banque nationale du développement économique et social, la banque de développement la plus importante et aussi la plus respectée appartenant au gouvernement fédéral, comme acheteuse de private equities. Ce faisant, la BNDES garantit les entreprises sur deux plans : en faisant l’acquisition initiale des papiers elle réunit rapidement les capitaux nécessaires aux affaires et par le choix des entreprises qu’elle appuie elle les légitime aux yeux des investisseurs particuliers. Aussi plusieurs analyses sont-elles possibles ici. D’abord, quels investissements sont sélectionnés par la BNDES et comment se réalise ce processus de décision, quels sont les critères utilisés –est-ce d’abord la viabilité financière, ou l’impact sur l’activité économique nationale, sectorielle ou régionale , ou des critères étroitement politiques sont-ils également pris en compte dans la prise de décision ? Et, sur un plan plus général, la question sur le quand et le comment la BNDES en est venue à accepter les PEs comme alternatives et comme modalités adéquates pour exercer son activité de moteur et de financeur du développement. La domination de la Finance au Brésil 8 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 poussent toutes sortes de nouveautés internationales dans l’espace des organisations facilitant la vie des entreprises de consultation et des gourous qui offrent des solutions pour réaliser ce désir. Sur cette toile de fond et selon le schème classique des possibilités organisationnelles inhérentes au capitalisme proposé par (Weber 1995) et développé par Douglas (1996), nous pouvons proposer une caractérisation rapide de la chronologie récente de l’espace organisationnel brésilien. Après une période de prédominance de présupposée de la « qualité totale » dans les entreprises, caractérisé par une logique sociale et cognitive de compromis entre les raisonnements de marché et les principes hiérarchiques, nous assistons à la progressive colonisation de l’espace des entreprises par les idées du premier groupe. Le processus commence de façon claire avec la diffusion de système comptable ABC (Activity Based Costing) dans la deuxième moitié des années 1980 (Armstrong 2002). L’objectif explicite de « l’outil » est de mesurer séparément la contribution de chaque unité de l’entreprise à ses résultats financiers et, implicitement commence la reconquête de l’espace cognitif interne des organisations jusque là croyant dans les idées selon lesquelles les collectifs de travailleurs produisent plus de valeur que l’action isolée de chacun d’eux. Alors cette éventuelle potentialité collective devient moins évidente éclipsée par le succès de la mesure de plus en plus exhaustive de la contribution marginale de chaque unité de travail ou de capital aux résultats financiers de l’organisation (Grün 1999). La diffusion des présupposés cognitifs et sociaux individualisants initiée par notre ABC va être grandement renforcée au début des années 1990 par la fameuse « ré-ingénierie » qui déborde les limites des entreprises, impulse les processus de réorganisation interne, principalement des entreprises néoprivatisées, et va être , cognitivement, suivie par par des outils plus spécifiques comme le Balanced Score Card (BSC), le Six Sigma et l’Economic Value Added (EVA) qui continuent et approfondissent la catéchèse (Lordon 2000 ; Norreklit 2000 ; Grün 2004). On peut trouver une bifurcation significative de ces « techniques d’évangélisation » : il y a une séquence, qui passe par le BSC et le Seis Sigma, qui indique clairement un type de composition avec la vague antérieure de la qualité totale ; tandis que le EVA indique l’instauration complète du point de vue financier sur l’entreprise. Et, évidemment, chacun de ces instruments autorise des mouvements sémantiques qui peuvent faire coexister, encore que de manière limitée, des La domination de la Finance au Brésil 9 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 visions divergentes. 5 La séquence d’application des artefacts organisationnels dans cet espace où la concurrence professionnelle a pour effet de rendre frénétique la recherche de nouveautés a pour effet de produire des altérations comportementales et cognitives au sens de diminuer les présupposés collectivistes sous-jacents à l’organisation du travail et ,ainsi, en familiarisant les populations avec les présupposés de la financérisation, en particulier celui qui affirme que l’individu est toujours plus important que le collectif, préparent l’avènement des nouveautés financières (Grün 2004). Le piège social de la financiarisation La financiarisation finit par être également la résultante de tensions dans d’autres espaces sociaux apparemment moins enclins à suivre cette voie. La première surprise vient de l’espace de la représentation syndicale. Le déclin de la dictature militaire à la fin des années 1970 et au début des années 1980 conduisit a la renaissance de la contestation ouvrière. La série dramatique d’événements survenus dans cet espace social a fini par produire toute une nouvelle génération : un grand nombre de militants de base dans les syndicats et aussi de dirigeants confirmés. Le reflux de ces mobilisations, qui se produisit dans les années 1990 avec le succès du contrôle de l’inflation, a poussé ce nouveau groupe doté d’une forte dynamique ascensionnelle à chercher d’autres espaces d’action. Les fonds de pension des entreprises publiques étaient un des possibles. A ce niveau ils étaient confrontés aux cadres 5 Le EVA est internationalement considéré comme le principal vecteur de la financérisation aiguë des entreprises (Lordon , F. 2000). « La ‘création de valeur’ comme rhétorique et comme pratique. Généalogie et sociologie de la ‘valeur actionnariale’ ». L’année de la régulation :Economie, Institutions, Pouvoirs 4 : 117-170. Williams, J.F.a.K. (2007) Private equity and the culture of value extraction. CRESC Working Paper Series CRESC, The Universiity of Manchester Volume, DOI : Normalement ce processus est produit par le biais d’une transformation organisationnelle importante qui se réalise sociologiquement à partir d’une lutte de générations, dans laquelle une nouvelle génération de cadres impose ses points de vue et déloge les anciens de leurs postes d’ commandement et de prestige. Mais le premier cas d’implantation de cet outil au Brésil (le premier que j’ai pu répertorier, ce qui signifie que très probablement il en existe d’autres qui peuvent ou non referendar os insights du premier) n’a pas suivi le scenario attendu. Soares, J.P.R.F. 2006, A influência da orientação à geração de valor ao acionista na praticas de gestão de pessoas. Escola Politécnica da Universidade de São Paulo. Mestrado em Engenharia de Produção. La domination de la Finance au Brésil 10 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 traditionnels des cet espace et aussi aux nouveaux banquiers d’investissement apparus à la même époque. Dans le nouvel espace social et politique d’action, les cadres issus du mouvement syndical se trouvèrent disputer la couronne de champions de la gouvernance corporative, cet ensemble de dispositifs financiers, comptables et légaux qui premièrement visaient à restaurer la suprématie des actionnaires au détriment des directions professionnelles des entreprises de capital ouvert mais qui finirent par se transformer en cadres de référence pour des mouvements de beaucoup plus grande ampleur. Dans une première lecture, la gouvernance corporative se révèle un excellent véhicule pour conduire les prétentions de ce groupe jusque là peu familiers des particularités de l’espace financier. La gouvernance corporative parle du marché financier comme d’une arène comparable à la sphère civique, dans laquelle il doit y avoir de la transparence, du respect pour le droit des minorités et démocratie (Ocasio et Joseph, 2005 ). Du moment que les dirigeants syndicaux étaient déjà familiarisés avec ce langage et le considéraient comme une expression positive, , sans parler de la possibilité de, à travers lui, établir une position légitime dans le monde financier, il n’est pas surprenant de les voir marcher derrière cette bannière dans divers sous-espaces auxquels ils ont accès et, en outre, grâce à ce drapeau étendre l’objectif de leur légitimité dans des zones sociales dans lesquelles leur présence antérieure n’était pas reconnue (Grün 2003, Jardim 2007). En termes étroitement économiques, la gouvernance corporative est habituellement vue comme un remède efficace pour un problème considéré comme crucial pour l’économie brésilienne : la difficulté de canaliser le capital de tiers pour financer les entreprises. Comme celles-ci ne disposent pas de capital propre pour financer leur expansion à la mesure de ce qui est requis par le potentiel de l’économie brésilienne et que le crédit bancaire est depuis des siècles considéré comme très cher et rare, l’absence d’un marché des capitaux efficace dans cette fonction est vue comme une déficience majeure du capitalisme brésilien qui serait condamné à une croissance modeste tant que cette question resterait sans solution. Une fois instaurée la bonne gouvernance corporative les investisseurs auraient une plus grande confiance pour investit leurs ressources en actions au lieu des traditionnels investissements immobiliers ou des dépôts à l’étranger et nos entreprises auraient accès à un pool d’épargne beaucoup plus large et à des coûts moins élevés. Et, de la plus grande importance pour justifier le comportement des syndicalistes, quand ceci se produira, nous aurons également des augmentations au niveau de l’emploi et des salaires. La domination de la Finance au Brésil 11 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 Mais ce n’est pas seulement dans la question de l’emploi que l’impact de la gouvernance corporative se fait sentir : une autre caractéristique attribuée au capitalisme brésilien est son caractère « sauvage ». En l’absence d’un système de contrepoids efficace, les capitalistes brésiliens exacerberaient la tendance à la cupidité qui est inhérente au système. Chevauchant le destrier de la gouvernance corporative les dirigeants syndicaux reconvertis en viennent à revendiquer le rôle de « dompteurs de la sauvagerie du capitalisme brésilien » (Grün 2007, Jardim 2007). Dans un premier temps, cette tendance tenta de s’imposer dans les années 1990 sur le théâtre des chambres régionales et de secteurs industriels qui furent instituées à ce moment-là. Celles-ci eurent alors leur heure de gloire comme mécanismes de coordination et de coopération entre des acteurs sociaux jusque là en conflit ouvert ou latent, principalement dans le processus de redressement de l’industrie automobile locale, pour bientôt après perdre leur aura de solution aux problèmes des régions et des branches d’industrie et être dénoncées comme mécanismes « corporatifs », héritiers de la tradition varguiste (Vargas, dictateur entre 1930 et 1945 et Président du Brésil élu pour la période 195054) , qui en vint à faire l’objet d’attaques systématiques durant le mandat de FHC à la présidence de la République (1995-2001). Pendant cette période l’ « éradication du néfaste héritage varguiste » en vint à constituer l’essentiel de la politique économique et sociale. Sur ses pas arriva la prédominance des financiers, étant donné qu’ils sont porteurs à la fois des instruments économiques nécessaires pour la privatisation des entreprises publiques, qui, selon cette interprétation du Brésil et de ses problèmes, fournissent la base sociale et économique des « corporativistes » ; et des justifications idéologiques nécessaires pour l’acceptation des nouveaux modèles de coexistence - le credo néo-libéral selon lequel les entreprises privées sont toujours plus efficaces que les entreprises publiques. Dans cette niche culturelle néo-libérale, il était difficile pour les chambres régionales et de secteurs de trouver les conditions pour rester actives et, de fait, elles disparurent pratiquement du paysage national. Et, dans la trame politique c’est là qu’intervient la gouvernance corporative se constituant en fonds de commerce des dirigeants syndicaux au sein de l’espace autorisé par la prédominance financière. Entre les mains et dans la bouche des dirigeants syndicaux, la gouvernance corporative promet d’être un instrument de contrôle social de l’action des financiers. Dans ce cadre, parés de la légitimité conférée par leurs mandats syndicaux, ils se posent en agents légitimes du contrôle social dans le milieu des finances. En ce sens ces agents brésiliens seraient en passe de réaliser un désir que leurs La domination de la Finance au Brésil 12 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 collègues français et nord-américains ont longtemps cherché à réaliser, encore que de manière différente. Mais le type de sociabilité créé par les finances attire de nouveaux groupes d’individus, eux aussi jusque là très éloignés de ce monde et en opposition avec lui. Il s’agit de groupes de dirigeants et de militants des ONGs, organisations non gouvernementales consacrées aux causes sociales et environnementales qui depuis le début du XXIème siècle ont donné son impulsion à la politique de responsabilité sociale et de soutienabilité des entreprises. Dans un premier temps, on assiste à la diffusion rapide au Brésil du concept de responsabilité des entreprises propulsé aussi par les échos des scandales entrepreneuriaux des États-unis, en particulier celui de l’Enron. L’entreprise qui suscite de bonnes actions de la part de ses collaborateurs paraît moins encline à commettre des fraudes comme celles qui furent révélées au début du XXIème siècle. D’une manière plus générale, la responsabilité sociale et environnementale constituerait un bon antidote au risque de déclin moral » : la possibilité que l’entreprise se laisse aller à des pratiques dommageables pour sa survivance ou sa valorisation à long terme étant considérée comme responsable d’accidents écologiques de grand impact comme celui de Bophal en Inde ou les déversements de pétrole sur les côtes de l’Alaska ou du Canal de la Manche. Partant de là, les théoriciens de la gouvernance corporative d’inciter aux pratiques bienfaisantes censées diminuer les risque couru par les actionnaires quand ils confient leurs ressources à la gestion des membres de l’entreprise. Le succès du Forum Social de Porto Alegre consacra une série d’ONGs et leurs dirigeants comme porte-parole légitimes de diverses causes et préoccupations sociales brésiliennes. Nos agents sociaux et environnementaux finissent par entrer dans ce halo prenant l’initiative de proposer à l’adoption des entreprises des formes d’action sociale et environnementale ainsi que les instruments de mesure pour contrôler les résultats de ces actions. Apparaît au Brésil et gagne très vite de la légitimité, le « bilan social entrepreneurial » proposé par « Betinho », un militant des ONGs déjà fortement légitimé par son action passée dans le combat contre la faim et dans la campagne en faveur de la politique de santé relative à la prévention et au traitement du SIDA. Un des effets de ce développement a été que l’ensemble de pratiques analogues que cet exemple a mis en lumière finit par déclencher un processus systématique de traduction des préoccupations et des sensibilités sociales et environnementales en un langage intelligible et utilisable par le monde des finances. Ce processus est très visible, tant dans ses résultats que dans ses contradictions et ses limites, La domination de la Finance au Brésil 13 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 dans le processus auquel nous assistons en ce moment de construction de l’ « indice de durabilité entrepreneuriale » - l’ISE – autour duquel se réunissent , et se séparent, les acteurs financiers, sociaux, syndicaux ainsi que des acteurs traditionnels qui jusque là avaient le monopole de proposition et de manipulation de normes techniques à suivre par la société, en particulier l’ABNT – Association Brésilienne de Normes Techniques, outre d’autres acteurs et agents liés directement ou indirectement à l’Etat, comme la CVM –Commission des Valeurs Mobilières, une des agences gouvernementales brésiliennes chargées de contrôler les marchés financiers. On le voit, le mouvement qui a commencé au sein du marché financier conduit à un ensemble de transformations qui traversent une bonne partie du tissu social, en particulier dans le champ du pouvoir, impliquant les nouvelles élites qui en viennent à briguer des positions dans cet espace toujours disputé. Mais la dynamique sociologique de ce processus serait bien pauvrement décrite si nous ne prenions pas en compte que ces élites n’agissent pas isolément (en ordre dispersé) dans l’espace social. Elles doivent se confronter avec des groupes qui occupaient jusque là des positions analogues et aussi avec des groupes qui, dans leurs espaces d’origine éloignés du champ du pouvoir et généralement en opposition avec lui, contestent les nouvelles relations et les considèrent avant tout comme des processus de cooptation au bénéfice des classes dominantes traditionnelles et de leurs agents dans le champ du pouvoir. Les vicissitudes de l’implantation de l’ISE au Brésil révèlent plusieurs de ces phénomènes. Premièrement, la discussion sur l’acceptation ou non dans l’indice d’entreprises comme les producteurs de cigarettes a fini par provoquer une désertion considérable qui fut le retrait de l’Ibase, l’ONG fondée par Betinho qui ne fut pas d’accord avec cette inclusion. Les arguments des partisans de l’inclusion étaient que si le produit était légal sa vente ne pouvait pas être tenue pour immorale en principe, et qu’un ensemble spécifique de pratiques bienfaisantes patronnées par les entreprises pouvait constituer un contrepoids acceptable aux dommages que les cigarettes causent à la santé de leurs consommateurs. Les représentants de l’Ibase quant à eux alléguaient que le caractère intrinsèquement préjudiciable à la santé de la consommation de cigarettes constituait un obstacle absolu à l’acceptation de ces entreprises dans l’ensemble à évaluer. Sur un autre plan, l’ABNT revendique le monopole des systèmes de mesure qui constitueraient l’ISE et tente d’écarter les acteurs représentant des secteurs de l’action bienfaisante. Et, pour ce faire, elle tente d’utiliser le soutien légal qu’elle obtenait en La domination de la Finance au Brésil 14 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 d’autres temps et qui n’a pas encore été formellement annulé, encore qu’elle ait été dépassée par la dynamique sociale ? Et au sein même du mouvement syndical, la CUT –Centrale Unique des Travailleurs, qui a regroupé la majeure partie des militants des années 1970 et 1980, commence à craindre un possible débordement sur sa gauche à cause de l’apparition et du succès relatif du « Conlutas », un nouveau groupement syndical formé en grande partie de militants de sensibilité trotskyste qui jusque là faisaient partie de la CUT mais qui a progressivement rompu avec elle. Et ce nouvel acteur collectif tient avec la « capitulation des dirigeants de la CUT devant le marché financier » une de ses principales bannières de contestation et d’attraction des militants mécontents des innovations que les directions syndicales acceptent bien plus facilement que les militants de la base (Leal 04/02/08). Le surgissement et l’évolution des Private Equities. Comme je l’ai signalé plus haut, l’évolution des fonds² privés de placement en actions (private equity funds) au Brésil est une histoire plus récente et moins sujette à des hétéronomies explicites que la gouvernance corporative. Mais sa chronologie aussi est révélatrice du substrat culturel et politique qui est à la base de l’activité financière dans le Brésil actuel. Au début de leur configuration actuelle, ils parurent être un instrument d’imposition des intérêts des banquiers d’investissement aux administrateurs des fonds de pension. Cette caractéristique se manifesta publiquement dans les luttes pour le contrôle des entreprises récemment privatisées dans le secteur des télécommunications qui opposèrent le banquier Daniel Dantas aux grands fonds de pension : les « joint-ventures » qui se constituèrent pour enchérir dans les enchères de privatisation puis pour administrer ces entreprises étaient constituées d’apports relativement petits de capitaux des banquiers et de leurs proches associés et d’investissements beaucoup plus significatifs des fonds de pension. Mais les contrats qui furent solennellement établis plaçaient la gestion de ces emprunts dans la main des banquiers, une situation qui serait tout à fait impossible si les dispositions avaient la forme des traditionnelles sociétés anonymes à capital ouvert. Évidemment ces arrangements étaient avantageux pour les banquiers et préjudiciables aux fonds de pension. Par la suite sous le gouvernement de Lula les dirigeants des fonds de pension et, pour la plupart, répudièrent la forme « private equity » dans sa généralité (Santos 18/06/2007 ; Grün 2007). Mais cette situation ne devait pas durer. Au sein des fonds de pension il commence à y La domination de la Finance au Brésil 15 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 avoir débat sur les Fonds de private equity. Au début un seul des grands fonds de pension accepte d’y investir (Martins 27/04/06). Plus tard le groupe entier adhère au système, encore que de manière différenciée (Travaglini 11/02/08). Comment peut-on comprendre ces changements d’opinion et de manière de faire ? Un des intérêts majeurs de la réponse à cette question est de mettre en évidence une caractéristique importante du champ financier au Brésil. Tandis que Daniel Dantas maintenait par le fer et par le feu sa prééminence dans les entreprises qu’il avait créées, d’autres « jeunes » banquiers d’investissement s’en distinguaient en proposant à divers investisseurs, parmi lesquels principalement les fonds de pension, des fonds de placement en actions différents dont faisaient valoir qu’ils auraient des « indices élevés de gouvernance corporative ». Parmi les principaux tenants de cette nouvelle tendance on peut distinguer Arminio Fraga et Antonio Kandir, qui réalisèrent eux aussi des opérations financières de grande envergure qui finirent par aller dans le sens des intérêts des fonds de pension et d’autres grands investisseurs. 6 Une fois en place, eux aussi devinrent des exemples à suivre pour d’autres « players » du marché, les contraignant à adopter des clauses de sauvegarde analogues. On voit ainsi apparaître une différenciation au sein du pôle novateur du champ financier, qui montre en même temps sa vitalité – il est en effet suffisamment plastique pour incorporer et absorber des critiques – et sa capacité à régler des différends qui jusque là paraissaient séparer les pôles de manière permanente. Cette évolution du processus de mise en place des fonds de private equity dans la société et dans l’économie brésiliennes revêt un intérêt particulier parce qu’elle parait aller en sens contraire de ce qui se passe dans les pays du « 1er Monde ». Aux Etats-Unis en particulier, les fonds de PE sont considérés comme un antidote organisationnel aux excès régulateurs de 6 Les trois acteurs se situent dans la tranches des cinquante ans, sont docteurs en économie et viennent de familles sans investissements préalables sur le marché financier. Je pense que la principale caractéristique sociale qui distingue Daniel Dantas de ses collègues/concurrents est que, tandis qu’il a fait toute sa carrière dans le secteur privé de l’économie, les deux autres ont occupé des postes importants dans l’administration économique et la politique. Dantas semble avoir lancé l’importation des fonds de private equity tandis que les deux autres ont profité de la tendance déjà établie. Mais pour y trouver leur place ils ont du créer un sous-espace qui les différencie positivement. Les formes de capital accumulées au cours de leurs parcours politiques les ont dotés des ressources politiques et culturelles nécessaires pour formuler et rendre crédible leur approche des préoccupations plus larges de la société. La domination de la Finance au Brésil 16 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 la législation « post-Enron » sur les sociétés (Sorkin 08/01/2007 ;Economist 27/11/2004). Des entreprises dont la structure de propriété se ferme par l’action des fonds de private equity sont considérés comme plus efficaces et plus intéressants pour leur dirigeants que celles dites « ouvertes « qui doivent rendre des comptes méticuleux à leurs actionnaires. Dans un tel contexte, la gouvernance corporative, considérée jusqu’à récemment comme la principale caractéristique positive des marchés financiers et même de l’économie nord-américaine par comparaison avec les autres économies du »1er Monde », en vient à être honnie comme un ensemble de régulations excessives qui bureaucratisent les entreprises et les moins compétitives que celles qui ont leur siège à Londres, cette ville reprenant ainsi la couronne (le titre) de Mecque du capitalisme (Conway 05/07/2007 ; Poston 09/01/2006). Conclusion Au bout du compte, qu’est-ce qui est international et qu’est-ce qui est national dans le mode de domination qui tient la société brésilienne ? Il est certainement un reflet brésilien d’un phénomène mondial, mais il n’est pas non plus possible de l’expliquer uniquement par les conditionnements extérieurs (externes). Les idées financières seraient-elles déplacées ici ? Nous avons soupesé les nuances de ce jugement et nous avons constaté à quel point il est difficile de répondre sans équivoque à cette question. Et les mots alors –le discours sur la suprématie financière ? Celui-ci certainement est à sa place et fournit la base des divers remaniements au sein des élites brésiliennes actuelles, remaniements qui permettent les compositions entre les secteurs traditionnels et les secteurs plus récents de même qu’entre les divers groupes qui ont accédé récemment au champ du pouvoir. En ce sens, les finances fournissent un cadre de référence adéquat pour le processus de transformation sociale et économique par lequel passe le Brésil en ce moment. Au cœur du discours des finances se situe l’austérité dans la conduite de l’économie. Il est intéressant de noter que même le gouvernement « de gauche » de Lula a maintenu cette règle fondamentale qui balise les limites de ses audaces. Dans la conjoncture du deuxième gouvernement de Lula cela signifie un énorme apport de dollars étrangers investis sur le marché financier brésilien, dollars qui produisent une forte valorisation de la monnaie nationale et la perte corrélative de compétitivité des produits industriels fabriqués au Brésil face à leurs concurrents venus de l’étranger, de la Chine en particulier. Une justification habituellement utilisée pour convertir à cette attitude les politiques issus de l’aile gauche du La domination de la Finance au Brésil 17 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 spectre politique affirme que les importations de produits étrangers de consommation et de production abaissent le coût de la vie améliorant ainsi le niveau de vie des groupes salariés. Ce discours satisfait le monde de la finance qui voit dans la stabilité monétaire la base sûre pour les rentes, dans les taux d’intérêt élevés un attrait pour attirer les investisseurs étrangers et cet édifice économique et culturel reçoit la caution de la référence au courant principal de la pensée économique du « 1er Monde ». On voit que si les mots viennent de l’extérieur, les débats sont internes. La domination de la Finance au Brésil 18 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 Annexe : Taux d’intérêt pratiqués au Brésil (annualisées, sauf indication ; soruce – Banque Centrale du Brésil) Capital (Déficit sur circulant compte) Année Acquisitions Vendor Hot Money Duplicata Escomptable provenant de transactions commerciaux Promissory Note 1999 47,64 58,65 40,67 28,24 52,42 53,81 58,15 2000 32,53 54,34 30,72 20,76 39,38 44,66 50,20 2001 37,70 63,74 34,43 25,10 46,11 50,14 56,13 2002 42,28 77,31 43,04 32,90 51,99 56,12 50,89 2003 35,80 69,67 29,29 22,37 53,61 44,15 55,52 2004 36,71 66,53 29,02 22,84 51,08 40,46 49,62 2005 34,68 70,30 28,16 22,47 47,44 39,52 49,02 2006 31,08 64,79 24,18 18,26 53,81 36,58 48,38 32,10 58,80 17,80 18,10 50,70 39,40 48,00 2007 07/2008 Année (Deficit bancaire personnel) Emprunt Personnel Achat de voiture 1999 138,82 86,56 - 2000 152,71 67,72 35,05 2001 160,18 84,25 38,24 2002 163,93 91,84 55,53 2003 144,63 80,32 36,85 2004 143,97 68,37 35,63 2005 147,45 67,28 34,80 2006 142,04 57,18 32,32 07/2008 162,70 53,60 33,50 La domination de la Finance au Brésil 19 COLÓQUIO SABER E PODER Focus, Unicamp, 10/2008 Financial Spread 2006 (year) and Aug 2008 General Corporate Loans Personal Loans 27,2 13,5 39,6 25,6 14,5 36,6 Source: Brazilian Central Bank Taux d’intérêt (% au mois) Consigné Crédit personnel (autres modalités) Crédit personnel (moyenne) Fonte: Banco Central Août 2007 Juillet 2008 Août 2008 2,27 4,22 2,10 4,40 2,11 4,55 3,43 3,64 3,69 Pendant août 2008, le total de “emprunt consigné” a atteint R$ 74,127 milliards (Euro 25 Milliards), c’est-à-dire une croissance de 23,7% face à Août 2007 et de 0,9% face à Juillet 2008. Ça a fait monter le pourcentage du “emprunt consigné ” dans le total de le stock de crédit personnel à 54,9% . La domination de la Finance au Brésil 20