Céline Froissart
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Ethique et normativité
L’éthique comme discipline ?
Si l’éthique est une partie de la philosophie depuis les premiers développements
théoriques politiques, et notamment à partir d’Aristote, son champ d’investigation, comme
beaucoup de ceux que renferme la démarche philosophique, reste dans les faits, souvent
restreint à celui de la théorie philosophique elle-même. Et, si elle s’insère, de fait, dans les
développements politiques les plus éminents de l’histoire de la philosophie, comme ceux de
Locke, Hobbes ou Rousseau, pour ne citer qu’eux, elle ne semble pas sortir de son
intrication conceptuelle. Si l’intention philosophique de tels auteurs peut tendre vers la
rencontre entre éthique et politique, l’approche peut rester, pour nos préoccupations
présentes, un peu trop systémique. Il faudra alors tâcher de comprendre le cheminement
effectué par cette presque discipline qu’est l’éthique, dans l’histoire de la pensée.
S’il est un philosophe qui a décidé de faire de l’éthique un passage nécessaire et premier
dans le processus de réflexion sur l’action, il s’agit de Kant, qui n’a eu de cesse de présenter
la réflexion éthique comme absolument nécessaire à la pensée de l’action, et à l’action elle-
même. La meilleure illustration de ce parti pris consiste dans l’assimilation cruciale des
notions de « morale » et de « raison pratique ». Cela permet en effet de situer
immédiatement le choix moral et l’action dans la même démarche, et quasiment, pourrait-on
dire, au même niveau chronologique. Notons que ce qui ici distingue Kant des autres auteurs
cités plus haut, c’est que si son approche est systémique, elle aussi, ses développements sur
la morale notamment, se concentrent sur des éléments applicables à différentes situations
politiques, sociales ou autres, possibles.
Or, il importe de noter à la lumière notamment du développement sur les postulats de la
raison pratique dans sa Critique de la Raison Pratique, d’une part, mais surtout, d’autre part,
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dans la Religion dans les limites de la simple raison, qu’il y a une nette distinction à
effectuer entre la morale religieuse (historique et spirituelle), et une morale immanente, que
nous appelons aujourd’hui « éthique ». Si, globalement, selon Kant, les actions moralement
bonnes prennent la même forme, lorsqu’elles sont dictées par les textes sacrés, et
lorsqu’elles nous viennent de notre raison, elles n’ont pas la même valeur, au sens elles
ne prennent pas leur source dans les mêmes intentions1.
Or, cette confusion semble aujourd’hui encore avoir un effet sur la situation de
l’éthique, tant dans la façon dont on la considère que dans la façon dont on la met en
pratique.
Ethique appliquée et choix stratégiques
La question qui revient relativement à l’éthique en général, et qui survient relativement
aux différents sujets abordés lors de la journée mondiale de la philosophie, consacrée à
l’éthique, en particulier, est la suivante : quelle place est accordée (et quelle place peut
l’être) à l’éthique, dans les différentes sphères des affaires humaines ? Par suite, peut-elle
trouver une place définie ? Et si le développement éthique constitue une réelle source de
conseil pour l’action, l’éthique n’a, du moins en son origine, comme le signifie Bentham
dans sa Déontologie, pas de vocation normative et encore moins coercitive. Elle est ce sur
quoi l’on peut s’appuyer pour agir.
Et, toute action humaine, susceptible de conséquences sur une société, implique de fait,
d’être organisée autour d’un choix. Or comment envisager ce choix lorsqu’il y a un enjeu
pour celui qui doit y procéder ?
Il ne faut pas perdre de vue que la considération éthique aujourd’hui, vient s’interposer
entre celui qui agit, et le but qu’il s’est assigné. Le généticien veut performer, le chef
1 Voir aussi à ce sujet dans les Fondements de la taphysique des Mœurs, l’agir
« conformément à la loi morale » et l’agir « par respect pour la loi morale ».
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d’entreprise veut faire du profit, l’Etat veut prospérer : il existe donc pour toute entreprise
humaine un facteur de déclenchement (le scientifique, l’entrepreneur ou le chef d’Etat),
un but (faire avancer la recherche, faire du bénéfice etc.), une action, à savoir un
moyen. C’est précisément sur le moyen, c’est-à-dire sur l’action, que va devoir porter le
choix éthique. En ce sens, l’éthique vient se positionner en élément ralentisseur d’activité.
C’est en ce sens que la mise en pratique d’un choix éthique issu d’une réflexion aboutie est
plus volontiers plébiscitée par ceux qui ne se sentent pas concernés par les conséquences au
premier degré, et qui, s’ils n’ont pas le pouvoir au niveau économique, l’ont potentiellement
par le nombre qu’ils représentent.
Il apparaît alors en effet, que c’est celui qui produit l’action que motive un choix
éthique, qui sera le moins concerné par les conséquences favorables issues de ce dernier
choix. D’où la difficulté, d’une part à accepter de s’en remettre à une tierce autorité pour
élaborer ce choix (que cette autorité soit physique ou seulement théorique), d’autre part à
procéder à l’action éthique déterminée à la fin. Le choix éthique et l’effort même de
considérer la possibilité d’un tel choix ne semble alors en effet soumis à rien d’autre qu’à
l’intérêt des acteurs en cause. L’expertise éthique en tant que telle trouve alors sa situation
fragilisée par la neutralité même de sa situation.
La notion d’intérêt, loin d’être en recul dans les problématiques éthiques, y est
étroitement liée. Or s’il n’est pas possible de faire contre l’intérêt, et si faire pour
uniquement conduit à négliger la dimension éthique de l’action, il doit pouvoir être possible
de faire avec ou malgré lui. Or c’est cette tendance à la rupture théorique entre cette notion
d’intérêt et celle d’éthique, qui semble aujourd’hui être significative dans les
développements (et donc, dans les esprits) des économistes ou autres théoriciens des
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relations commerciales1 : La problématique éthique, de fait, vient en sus par rapport à la
problématique d’intérêt, au lieu d’y être liée a priori.
Dans la tripatition du processus d’action effectuée plus haut « facteur-but-moyen », on
voit que le choix éthique se situe, dans les configurations que nous connaissons aujourd’hui,
au niveau du moyen. L’agent doit pouvoir obtenir le résultat escompté à l’origine, tout en
ajoutant au passage, pour sa réalisation, le facteur éthique. Cet effort ne le désavantage
aucunement tant qu’il n’est pas mis en concurrence avec un autre, qui lui, déciderait de ne
pas considérer la dimension éthique de sa problématique d’action. Et, de fait, aucun acteur
n’est tenté de se soustraire à l’action éthique, tant qu’il n’est pas mis en concurrence avec un
autre. C’est, de façon appliquée aux problématiques concrètes de l’entreprise la question du
dilemme du prisonnier, que l’on retrouve dans la théorie des jeux. L’enjeu ne se situe donc
pas tant dans la volonté ou non de prendre en compte le facteur éthique d’une action en tant
que telle, mais bien dans la conséquence exogène possible de l’absence de cette
considération par les autres acteurs potentiels.
L’éthique : notion insaisissable
Si l’éthique semble avoir des difficultés à trouver ses marques dans les différentes
sphères de l’action aujourd’hui, c’est que la liberté d’action s’est trouvée augmentée
notamment, par l’abandon de la référence à la morale religieuse. L’intérêt ne se trouve plus
pour l’agent dans le bien-agir, mais dans l’agir utile. Il ne se trouve plus dans une promesse
future, mais dans un résultat immédiat. Mais en dehors de la notion d’intérêt qui transparaît
à nouveau ici dans ce constat, il faut noter la difficulté à rendre des principes éthiques
indiscutables, fixes.
1 Voir à ce sujet les remarques très intéressantes de A. Sen, dans les conférences de
Berkeley, parues dans l’ouvrage Ethique et économie.
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Les problèmes d’ordre éthique qui viennent se poser prennent des formes différentes,
selon les sphères dans lesquelles ils interviennent. Plus que jamais aujourd’hui et depuis le
XXe siècle, le monde est en perpétuelle et rapide évolution, tant au niveau scientifique qu’au
niveau politique et économique. Cette évolution n’est pas sans lien avec le nombre toujours
croissant des rapports entre les différents groupes humains, phénomène que l’on traduit
couramment par le terme de « mondialisation »1. Par là viennent se poser, de manière
permanente de nouveaux problèmes d’éthique, de plus en plus difficiles à résoudre, par la
grande variété des problématiques qui se posent à chacun des groupes, concernés par la
relation de commerce avec les autres groupes.
En effet, l’un des problèmes rencontrés ici, semble notamment lié à celui de la rencontre
culturelle, inévitablement induite par le rapport politique et économique établi, toujours de
plus en plus complexe. On ne peut pas ignorer le fonctionnement politique et social du ou
des pays avec lesquels on traite. Aussi le nombre de paramètres à considérer est-il augmenté
par le nombre de niveaux, de sphères qui coexistent. Il devient donc difficile de poser des
principes éthiques viables sur le long terme, du fait du manque de fixité des data, dans le
temps et dans l’espace.
De fait, il doit y avoir un réajustement permanent des principes éthiques, qu’il n’est pas
possible de produire comme on produit des lois. A quelle instance peut-on demander
aujourd’hui de faire suffisamment autorité, pour rendre obligatoire la mise en pratique de
l’analyse éthique ?
La notion d’intérêt évoquée plus haut doit être ici réexaminée. S’il est vrai qu’il est
difficile de rendre attractive l’éthique et la mise en pratique des principes qu’elle met en
évidence, par le fait même qu’elle est perçue comme un frein par ceux dont les
préoccupations premières se situent à un autre niveau (le profit, la concurrence), il semble
1 Lire à ce propos l’article de H. Poltier et J.-M. Bigler, « L’éthique en entreprise : une
nécessaire instrumentalisation ? » in. Revue économique et sociale, Mars 2003.
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